mardi 27 mars 2012

En souffrant... Carlo Carretto, Moi, François d'Assise


LA NUIT OBSCURE
Plus les années passaient, plus je recherchais l'obscurité.
D'abord, j'attribuais cela à un mal d'yeux atroce dû, selon les médecins, au diabète qui m'affaiblissait ; mais, ensuite, je compris qu'il s'agissait d'autre chose qui gagnait peu à peu tout mon pauvre corps.
C'était comme si le froid de l'hiver me pénétrait jusqu'au tréfonds de l'être.
Je n'avais plus soif de voir quoi que ce fût. Même le soleil ne m'attirait plus comme autrefois. Ce signe et révélation du Très-Haut qui avait tant de fois frappé mes pupilles ne me touchaient plus. J'avais l'impression désormais qu'il était au-dedans de moi et qu'il n'avait plus d'éclat.
Je priais presque toujours les yeux fermés et je comprenais de mieux en mieux mes frères, surtout les plus âgés, qui recherchaient les grottes pour leurs retraites et plus encore les ténèbres de la nuit.
Si la lumière avait été pendant tant d'années le lieu le plus évident de mon entretien avec Dieu, c'était désormais l'obscurité qui m'attirait avec son mystère diffus.
Puis, la parole avait laissé place au silence, et si je la retrouvais c'était selon le rythme des choses répétées, coulée au fil de ma respiration et scandée par les battements du cœur.
« Mon Dieu et mon tout », répétais-je indéfiniment.
Et c'était vraiment tout ce que je pouvais dire, tant je souffrais.
Et j'avais des raisons ! Tout n'allait pas bien chez mes compagnons...
Ma famille spirituelle était divisée.
Les chevaliers de Dame Pauvreté trahissaient de plus en plus leur épouse.
J'avais le sentiment de n'être plus capable de faire quoi que ce soit pour mes frères, de me tromper sur tout et qu'avec le temps mon beau rêve s'évanouirait...
Chaque jour, un frère venait me demander s'il ne vaudrait pas mieux changer la règle, ou me dire qu'il fallait être plus raisonnable.
Moi qui voulais des huttes, je voyais s'élever partout des couvents grands comme des forteresses.
J'avais tant désiré vivre comme les oiseaux des champs, sans rien mettre de côté, et voilà que nos réserves se faisaient chaque jour plus considérables.
J'avais recherché et aimé des compagnons comme Guenièvre, Massée, Léon, Gilles, ces vraies « brebis de Dieu », simples comme l'eau claire ! et voilà qu'il entrait chaque jour dans l'Ordre des hommes toujours plus savants et habiles.
Je n'en pouvais plus.
Quand j'allais chercher du réconfort à Saint-Damien, où Claire vivait dans une parfaite pauvreté, je renouvelais mes forces pour la lutte. Mais, malgré tout, j'allais m'affaiblissant et me sentais emporté par les événements, sans pouvoir leur résister.
Je souffrais beaucoup de voir ceux qui semblaient avoir le plus de sagesse dans l'Église être d'accord pour soutenir qu'il était impossible de vivre selon notre règle de parfaite pauvreté.
C'était comme si l'on m'avait dit que l'Évangile ne pouvait être vécu en ce monde dans son intégralité et « sine glossa », comme je l'avais toujours répété à mes compagnons.
Cela m'avait tout l'air d'une trahison à l'égard de Jésus : comme si l'on avait mis en doute sa parole.
Une fois, à l'approche de Noël, je voulus revivre vraiment la vie de Jésus pauvre, si pauvre, si totalement pauvre : alors, à Greccio, j'imaginai une représentation vivante de la Grotte de Bethléem.
Vous voyez bien, disais-je, vous voyez bien que c'est possible. Jésus Lui-même a vécu ainsi.
Dieu s'est fait pauvre, faible, petit et s'est abandonné à l'histoire, ne se fiant qu'à son Père. Mais la plupart ne voyaient là que du sentiment et tout risquait de finir par de belles phrases.
Devant les faits on me disait : il faut être raisonnable. Vois-tu, François, il est nécessaire de mettre en réserve des provisions pour l'hiver ; vois-tu, François, le couvent doit être agrandi. Il faut un minimum de prudence. Et puis, il faut des livres, beaucoup de livres...
Les frères doivent être instruits.
Alors, il ne suffit plus de lire l'Évangile ? C'était peut-être vrai, cela aussi : mais moi, je n'en pouvais plus.
C'était d'une tout autre façon que j'avais pensé et vécu la parole de Jésus, et je ne pouvais arracher de mes oreilles ce refrain « Regardez les oiseaux du ciel... ».
Douter de l'idéal dont j'avais tant rêvé ; discuter la pauvreté selon l'Évangile ; voir des frères devenir sages selon la sagesse du monde m'était insupportable et moi, cela me minait.
Il est certain que la douleur de voir ruiné le plus beau rêve de ma vie était bien plus cruelle que la douleur que me causaient mes yeux malades.
Je me sentais vaincu, défait, anéanti.
* * *
L'amertume pour moi dépassait tout quand force m'était de constater la fracture qui s'agrandissait dans l'Ordre, et les luttes intestines qui désormais gagnaient du terrain entre les innovateurs et ceux qui se voulaient scrupuleusement fidèles à la règle.
Devant ces discussions sur la règle, je me sentais paralysé. Pour moi, l'unité, c'était tout ; et c'était surtout le signe de la grâce et la réponse de l'amour de Dieu à notre effort pour lui être fidèles.
Voir naître des divisions entre nous, entendre interpréter les phrases de l'Évangile et s'éloigner de la simplicité des premiers temps m'anéantissait.
J'avais vraiment l'impression que les ténèbres étaient tombées sur ce qui me tenait le plus à cœur : ma famille de frères.
Au Chapitre des nattes, qui se tint en mai 1221, le triomphe même du nombre — nous étions plus de cinq mille — n'était pas fait pour me rassurer.
Je me sentais incapable de guider l'Ordre et, en même temps, je voulais être présent partout.
Par bonheur, on me mit à l'écart, et l'on nomma ministre général frère Élie.
Et cela me réconforta tout de suite, parce que je me sentis comme dégagé d'une responsabilité qui me pesait tant : mais la paix ne dura guère.
Les plus intransigeants, ceux qui se disaient mes vrais fidèles, revinrent à la charge et les rapports s'envenimèrent.
François, tu dois revenir. Tu dois reprendre les rênes... Tu dois t'imposer.
Oh, père, tu dois chasser les plus dangereux...
Et, d'autre part, on apprenait que ceux qui se considéraient comme les purs, les spirituels, sous le prétexte d'être fidèles à la première règle, se montraient excessifs, exagéraient, vivaient d'une façon telle qu'ils s'attiraient les reproches des évêques par leurs pénitences inhumaines et leur aspect extérieur étrange et repoussant.
Oui, je m'étais vraiment trompé sur tous les points.
* * *
J'étais dans la nuit.
La nuit la plus sombre de ma vie.
Une nuit d'où semblait absent, désormais, mon Dieu.
« Oh, mon Dieu ! mon Dieu : pourquoi m'as-tu abandonné ? » continuais-je à répéter, comme une plainte.
Même l'approbation officielle de l'Église, que le Pape Honorius III eut la bonté de me faire parvenir, par sa bulle Solet annuere, ne m'apporta aucun réconfort.
Je continuais d'aller de couvent en couvent sans pouvoir trouver la paix.
Je prêchais un peu, puis je m'enfuyais dans quelque ermitage solitaire, pour reprendre aussitôt la route.
L'endroit qui m'attirait le plus, en ces années-là, c'était la montagne de l'Alverne, où les frères avaient construit un modeste couvent et aménagé à l'entour quelques petits ermitages en plein silence.
La montagne de l'Alverne était recouverte de grands bois, et nous avait été offerte, pour nos temps de prière, par le comte Roland.
Je voulus passer, là-haut, le Carême de la Saint-Michel, dans une des énormes failles du rocher qui m'avaient toujours tant impressionné et que l'on disait s'être produites à l'heure de la Passion du Christ où, selon l'Évangile, les rochers se fendirent.
Le souvenir de la Passion me hantait et j'eus le pressentiment que je devrais alors affronter l'ultime bataille de ma vie, et que je me trouverais alors libéré par une identification exacte de mes propres souffrances avec celles du Christ.
J'avais avec moi frère Léon, frère Massée et frère Ange. Frère Massée faisait fonction de gardien de nous tous.
Avec leur délicatesse habituelle, mes fidèles compagnons m'avaient préparé la place la mieux adaptée à mes goûts qu'ils connaissaient bien.
Ils avaient carrément jeté un ponceau au dessus d'une large fente du rocher pour que je puisse aisément gagner l'endroit choisi qui était extrêmement solitaire et silencieux.
Frère Léon était chargé de venir me voir chaque jour : il apportait du pain et de l'eau et s'arrêtait à l'entrée du pont.
La parole convenue était la prière « Domine labia mea aperies » ; et si moi, je répondais par d'autres paroles du psaume, cela signifiait qu'il pouvait traverser et entrer dans ma cellule ; sinon, il devait s'en retourner.
* * *
C'était l'aube du 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Croix.
La nuit avait été terrible et ma prière amère comme la mort.
La tentation de quitter cette montagne et de revenir à Assise reprendre la direction de l'Ordre m'avait assailli avec sa violence habituelle.
Mais j'avais désormais compris qu'il me fallait vivre en moi-même le sacrifice d'Abraham. « Sacrifie ton enfant », me répétait ma conscience, tandis que le sursaut de mon vouloir mauvais me poussait toujours à l'action.
Sacrifie ton enfant !
Sacrifie ce que tu as de plus cher, ton Ordre, le rêve de ta vie.
Alors, ce qui me sauva, ce fut de méditer la passion de Jésus.
Tant il est vrai que, pour résoudre nos problèmes, il nous faut toujours sortir de nous-mêmes.
Je me jetai hors de moi-même et me retrouvai sur le chemin du Calvaire de Jésus.
Qu'était donc ma douleur devant la sienne ?
Et ma défaite en comparaison de la sienne ?
Et qui étais-je, pauvre pécheur insignifiant et vil, avec mon misérable cœur endurci devant la majesté du Fils de Dieu, devant la sainteté du Verbe Incarné !
Devant Lui, ma pauvre échelle de valeurs se renversait, mon histoire perdait toute importance, et mes souffrances en devenaient d'autant plus insignifiantes.
Et sa présence apparaissait gigantesque. Et plus forte sa parole.
Il me disait : « François, accepte tout comme moi j'ai tout accepté. »
J'accepte, Seigneur !
« François, sacrifie ton œuvre comme moi, j'ai sacrifié la mienne !
« Tous m'ont trahi à l'heure de l'épreuve.
« Je suis resté seul, plus seul que toi qui as encore, sur cette montagne, quelques amis ».
Oui, je sentis alors comme une nécessité de ne plus penser à mes souffrances, mais de me vouloir tout entier abandonné dans la participation à celles de Jésus Christ.
Alors, jaillit de moi cette prière que je voudrais encore sentir naître avec la même force en mon cœur :
« Seigneur Jésus, je te demande de me faire ces deux grâces avant que je ne meure.
« La première, d'éprouver dans mon âme et dans mon corps, autant qu'il me sera possible, la douleur que toi, Jésus bien-aimé, as endurée à l'heure de ta très cruelle passion ; la seconde, de sentir en mon cœur, autant qu'il me sera possible, cet extraordinaire amour dont toi, le Fils de Dieu, tu brillais, au point de vouloir endurer une aussi dure passion pour nous, pécheurs ».
Hors de moi-même, par un pur don fait à Lui, j'étais entré dans le mystère de vie qui domine l'univers invisible, j'accueillais, comme peut l'accueillir un pauvre, la révélation du véritable amour.
Dans la vie, ce qui comptait, ce n'était pas d'agir, mais c'était d'aimer.
Ce qui sauvait le monde, ce n'était pas notre sagesse, non plus que nos actes : c'était la puissance de l'amour de Dieu vécu en chacun de nous.
Sur le plan de l'humain, la vie du Christ était une faillite ; mais sur le plan de son amour, ç'avait été le chef-d'œuvre qui donnait une lumière nouvelle à toute la Création.
En mourant par amour, le Christ avait élevé le monde tout entier.
La mort avait été vaincue.
* * *
Je fermai les yeux et me laissai faire par Lui. Le silence était total et même les oiseaux se taisaient, bien que l'aube fût toute ensoleillée. Et c'est alors qu'insensiblement je me sentis retenu, pris, enserré dans une étreinte inouïe, absolue, totale.
Montèrent à ma mémoire les versets du psaume 139 : « Seigneur, tu me presses de toutes parts. Et sur moi ta main se pose ».
Un temps s'écoula et je sentis que, devant moi, une lumière intense brillait : alors mes yeux s'ouvrirent.
Je vis un séraphin de feu déployant ses six ailes, qui me fixait comme nul jamais ne m'avait fixé.
Et moi, qui si souvent avais ainsi imaginé les séraphins, je me réjouissais de le voir ainsi me regarder.
Même lorsque je songeais à ce que devait être la contemplation comme révélation de Dieu, ce n'était jamais ainsi.
Et voilà que quelque chose en ma chair s'imprimait : je n'aurais su dire où,
ni même comment,
ni même pourquoi, et de cette façon ?
Je savais pourtant que c'était Jésus.
Et que j'étais uni à sa passion.
Et qu'il me dévoilait les secrets de Dieu.
Non, il n'était pas possible qu'il y eût une révélation plus vraie que celle-ci.
Si le monde avait été créé, c'était à cela qu'on le devait.
Si Jésus nous avait rachetés, c'était à cela qu'on le devait.
Si le Père nous pardonnait toujours, c'était à cela qu'on le devait.
L'étreinte se fit plus forte et plus poignante.
Je sentis un élancement me percer les mains et les pieds, et plus violemment me traverser le cœur.
Je sentis la chaleur de mon sang couler.
Je n'en pouvais plus de douleur, mais une présence me soutenait et j'étais envahi de bonheur. Je compris alors que j'avais trouvé le lieu où l'on atteint l'exacte mesure de la félicité. La solution de toute angoisse.
La porte ouverte sur le paradis.
* * *
Qu'il y eut les stigmates, cela n'avait aucune importance.
Qu'il y eut ces plaies ouvertes, ou ces clous noirs, cela ne comptait pas.
Ce n’étaient là que des signes qu'il me faudrait tenir cachés le mieux possible. Ce qui seul avait un sens, c'était qu'au creux de ma chair était passé le feu de l'Esprit Saint, ce même feu qui avait consacré le Christ au Calvaire.
Et qui m'avait ainsi à jamais fait sien.
Et alors je comprenais pourquoi le monde m'apparaissait si étrange, tant que je n'avais pas subi cette même épreuve et éprouvé l'ardeur de ce même feu.
Mais je comprenais aussi que tout et que tous seraient sauvés.

C'EST PÂQUES
La mort ne pouvait plus être loin, et il m'était facile désormais de répéter :
« Si grand est le bien auquel j'aspire
que toute peine m'est dilection ».
Le passage du feu de l'Esprit sur ma chair avait rendu évidente, au-delà de toute mesure, la réalité des choses invisibles.
Et tout était normal, dorénavant. Le monde naturel était vraiment le signe extérieur des choses que j'avais vues.
Le cours des saisons, la naissance et la mort, le lever du soleil et son coucher, tout était le rappel exact de ce que le feu avait manifesté et qui était le signe essentiel de tout le réel.
La vie et la mort étaient les deux aspects d'une seule et même réalité, comme l'étaient la douleur et
la joie, la lumière et les ténèbres, le froid et le chaud.
Le réel était comme coupé en deux par une porte.
Ce n'est pas pour rien que le Christ avait trouvé cette image justement, lorsqu'il dit : « Moi, je suis la porte. »
La porte est un en deçà, et un au-delà.
La terre, le monde des choses visibles et sensibles, le temps, l'espace, voilà l'en deçà ; le ciel, le monde invisible, l'éternité, l'infini, voilà l'au-delà.
Mais tout est uni, relié, logique, vrai.
Cette porte qu'est le Christ domine en même temps l'en deçà et l'au-delà, par son amour qui, en deçà, est crucifié, et au-delà glorieux.
Pour gagner l'immortalité et entrer dans la gloire du Christ Ressuscité, tout homme doit franchir cette porte, et celui seul qui l’ouvre et la referme, c'est le Seigneur, comme le dit l'Apocalypse : « Si moi, j'ouvre, personne ne referme ».
Ce passage s'appelle la Pâque, et le premier qui l'a ouvert, ce fut le Christ Seigneur. En effet, on dit : « Voilà la Pâque du Seigneur ».
Tout l'en deçà de la porte a un sens, mais on ne peut le comprendre qu'en fonction et en considération de l'au-delà.
Sans cette relation, sans cette continuité, on ne peut saisir le réel, on brûle sa vie sans voir.
Les choses qui sont dans le temps, sans référence à l'éternel, n'acquièrent nulle signification : elles sont comme le néant, comme feuilles qui se dessèchent. Jésus Lui-même l'a dit :
« À quoi sert d'accumuler des richesses que les voleurs dérobent et les vers rongent ? »
Et il a ajouté : « Accumulez des trésors dans le ciel, où les voleurs ne vont pas, où les vers ne rongent point ».
La résurrection du Christ donne sa signification et la vie à toute créature créée par le Père et qui se réalise pour Lui et par Lui.
Et même pour elle, la créature, il y a deux visages : le visage crucifié d'en deçà, le visage glorieux d'au-delà.
Nul homme ne peut échapper à cette vérité, et c'est pourquoi la mort de tout homme prend un visage douloureux dans la réalité et glorieux par l'espérance.
Le passage est toujours une épreuve terrible, comme de voir une mer inaccessible, et un jaillissement de joie en voyant la mer s'ouvrir.
Ainsi en fut-il pour le Peuple de Dieu ; ainsi en est-il pour nous.
Il y a toujours une attente douloureuse et une soudaine lumière.
L'attente, c'est notre fait ; la lumière appartient à Dieu.
Et elle est gratuité.
On ne peut jamais dire qu'on l'ait méritée... Oh, certes non !
Nul mérite n'a pouvoir d'ouvrir la porte.
C'est seulement la gratuité de l'amour de Dieu qui peut quelque chose sur cette infranchissable fermeture.
« S'Il ferme, personne n'ouvre » (Ap. 3, 7).
Pourtant, sa volonté est toujours prête à ouvrir, puisqu'il a dit : « C'est pour cela que je suis venu en ce monde, afin qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient en abondance ».
Vous arrive-t-il de demander pourquoi vous en êtes encore en deçà ?
Et la réponse est toujours la même.
On doit apprendre à aimer, parce qu'au-delà il n'est plus rien d'autre que l'amour.
* * *
Lorsque je constatai que j'avais les mains et les pieds transpercés et le flanc ouvert, je compris ce que voulait dire aimer vraiment pour de bon.
Il n'y a rien de plus sérieux et c'est un terrible engagement.
En repensant à ma vie, depuis l'enfance et jusqu'à ce moment-là, je ne pouvais faire moins que de me sentir un bien pauvre homme et un si grand pécheur.
Pauvre, cela voulait dire être pauvre de cœur. Pécheur, cela signifiait « avoir ri de qui souffrait pour toi ».
Il était terrible le poids de cette vision des choses.
Et pourtant, ces choses sont vraies et nous ne devons pas les oublier aussi facilement.
Passerait-on sur le cadavre de quelqu'un qui serait mort pour nous ; chanterait-on à côté de quelqu'un qui pour nous souffrirait ?
La loi de l'amour exige la réparation et nous, au contraire, nous oublions tout.
Ne nous étonnons donc point si parfois Dieu nous arrête et nous fait trembler devant sa porte.
Après le Carême de la fête de saint Michel, à l'automne 1224, je sentis que mon heure, allait venir : le moindre mouvement me le rappelait.
Ne pouvant plus voyager à pied, je me faisais transporter à dos d'âne et, devant moi, marchait frère Léon, toujours aussi prévenant et fidèle : c'était le seul à qui j'avais permis de voir mes plaies.
Je n'aimais pas que l'on se montre trop curieux à mon égard. Il me semblait manquer à un secret que seul je devais connaître et partager avec frère Léon qui s'était trouvé avec moi au Roc Fendu, et m'avait pris dans ses bras comme un pauvre blessé.
Ainsi, sur ma monture, je pus revoir avec tant de joie mon Ombrie et la belle province des Marches, et il m'était doux de pouvoir adresser quelque parole de réconfort à qui venait à ma rencontre.
Naturellement, je fus reçu par Claire à Saint-Damien où je demeurai quelque temps.
Je me sentais si bien dans la hutte de branchages que je m'étais fait construire à l'abri d'un mur. Et avec, à mes côtés, cette femme aussi forte que bonne et qui, jusqu'à la fin, serait fidèle à la pauvreté évangélique.
À sa vue, les problèmes s'évanouissaient ; les perpétuelles complications des frères concernant la pauvreté, et si elle pouvait ou ne pouvait pas être vécue dans la réalité quotidienne, trouvaient leur réponse dans la vie même de cette créature de Dieu.
Vivez donc, ne discutez point, semblait-elle dire de toute sa personne si douce.
Et il y eut aussi autre chose qui me fit beaucoup de bien durant cette période.
C'était la réponse à une prière que, depuis longtemps, je faisais et que je savais devoir être exaucée. Dieu est si compatissant envers nous !
Il s'agissait d'une vieille rancune entre l'évêque et le podestat d'Assise.
Que n'avais-je souffert du scandale que cela causait pour beaucoup ; et, de plus, j'aurais toujours voulu qu'Assise soit une cité de paix.
Un matin, j'avais ressenti le besoin d'aller en ville, et frère Léon avait sellé mon âne.
Mes plaies me faisaient mal, mais je sentais que je devais pourtant y aller.
Quelle affluence de gens autour de moi, alors que j'approchais d'Assise !
Comme je sentais l'affection des miens si compatissants à mes souffrances !
Que l'amitié est donc une grande chose ! Et combien est douce la compassion !
Lorsque j'arrivai à l'évêché, on m'invita à entrer : l'âne franchit le porche et pénétra dans la cour.
Quelle ne fut pas ma surprise ! Devant moi, debout l'un près de l'autre, l'évêque et le podestat me regardaient.
Je compris qu'ils avaient fait la paix et qu'ils voulaient me le dire.
C'était magnifique, et la plupart des gens pleuraient de joie.
Alors, avec le peu de voix qui me restait, je chantai, soutenu en chœur par mes compagnons :
Loué sois-Tu, mon Seigneur,
par et pour ceux qui pardonnent pour l'amour de Toi !
et supportent infirmités et tribulations.
Heureux, qui les supporteront en paix !
car par Toi, le Très-Haut, ils seront couronnés.
Alors le temps était venu de franchir l'autre porte.
Le Christ ne m'avait jamais fait peur et, après la révélation de Saint-Damien, je le sentais plus proche, si proche, en toute vérité.
Je pouvais désormais dire, qui me paraissait si vrai :
Pour moi, vivre c'est le Christ,
et mourir m'est un gain.
Ces paroles de saint Paul aux Philippiens m'avaient toujours soutenu ; mais aujourd'hui plus que jamais elles étaient mon réconfort.
Je me sentais tellement plus faible chaque jour.
Les médecins m'entouraient de plus en plus, comme une ville assiégée.
L'évêque voulut me prendre dans son palais et, pour moi précisément, il partit en pèlerinage au mont Gargan qui était alors, très renommé pour son sanctuaire dédié à saint Michel.
Mais moi, je sentais bien que la porte commençait à s'entrouvrir.
J'aimais réciter le psaume 142, surtout pour ce verset dont la force vive soutenait ma prière quotidienne :
Et maintenant libère-moi
de cette noire prison.
Oui, c'est ainsi que je voulais prier à l'heure du passage.
Mais voilà que me revint, irrésistiblement, mon psaume à moi, le psaume de ma vie, celui que j'avais composé en trempant ma plume dans la pure beauté de ma terre, mon « Cantique des créatures ».
Il lui manquait sa dernière strophe : le moment était venu de la chanter.
Loué sois-Tu, mon Seigneur,
par et pour sœur notre mort corporelle !
à qui nul vivant ne peut échapper.
Malheureux, ceux qui mourront
en état de péché mortel !
Heureux, ceux qu'elle trouvera
en Ta très sainte volonté !
car la seconde mort ne leur fera de mal.
Louez-Le et bénissez-Le, mon Seigneur !
et remerciez-Le !
et servez-Le avec grande humilité.
Quand je sentis que l'heure était venue, je demandai à être transporté à la Portioncule... mon église mère, le lieu de prédilection, la Bethléem de mon Ordre, où j'avais eu l'intuition de ce que sont le pardon et la miséricorde de Dieu.
En traversant Assise, je voulus m'arrêter un moment auprès de l'hôpital des lépreux.
Quand mon brancard fut déposé à terre, je voulus que l'on me tourne vers la ville.
Je désirais la bénir. Je pleurais, je souffrais : mais j'étais heureux.
« Bénie sois-tu de Dieu, cité sainte, parce que, grâce à toi, bien des rimes seront sauvées ; et en toi de nombreux serviteurs de Dieu habiteront ; et beaucoup d'entre les tiens seront élus pour le royaume de la vie éternelle ».
Quand je laissai retomber ma main, une pensée très douce me vint.
Je ne voyais pas les tours de la cité, mais j'en sentais comme la vie.
Je ne voyais pas le mont Soubase, mais j'en devinais la couleur.
Et je songeai.
Mon très-haut Seigneur a fait, pour moi François, une exception... et quelle exception !
Dans l'Écriture il est dit : « Nul n'est prophète en son pays ».
Et cela est dit pour rappeler le mystère du rejet dont sont victimes la plupart.
Jésus Lui-même avait connu la douleur d'être rejeté de Nazareth, sa patrie.
Pour moi, Jésus avait fait une exception. Assise non seulement ne m'avait pas rejeté, mais elle m'avait aimé. Et moi aussi je l'aimais tant cette petite ville si belle, si paisible, si accueillante.
À la Portioncule où l'on me transporta, je me trouvais si bien, entouré de tant d'affection que c'était là, précisément, que je désirais accomplir ma Pâque.
Et en effet...
C'était un samedi ; ce qui était pour moi de bon augure : on était le 3 octobre.
Je ne voyais presque plus rien, parce que mes yeux étaient définitivement éteints.
Mes compagnons m'entouraient qu'ils étaient donc nombreux ! Quelle affluence ! Quelle attente !
Il me semblait assister à une cérémonie liturgique solennelle, comme j'en avais tant vécu dans notre cathédrale.
Comme si j'avais été moi-même le cérémoniaire, je demandai à être transporté dehors, en plein air, sous les arbres.
Et l'on m'y transporta.
Tout à l'entour les créatures que je ne voyais plus doucement me parlaient.
J'aurais cru qu'elles aussi priaient en même temps que mes frères brisés par l'émotion.
Quand je sentis le moment venu, j'ordonnai que l'on me déposât nu sur la terre nue.
Je dis bien « j'ordonnai », car il ne me fut pas facile de me faire obéir.
Il en est toujours pour trouver que ce « passage » est une chose étrange, impossible, indue, et qu'il faut toujours fuir. Et moi, j'y étais parvenu, et je désirais l'accomplir.
L'humidité de la terre me rafraîchit : c'était comme une étreinte connue et retrouvée qui se faisait plus forte.
Mais moi, je ne la recherchais plus.
La véritable étreinte, c'était de Lui, désormais, que je l'attendais, de mon Seigneur, le Très-Haut.
Je franchis la porte et crus entendre comme un chœur.
Sans doute étaient-ce les anges, de cette petite église dédiée à sainte Marie et aux « Anges », que j'avais toujours préférée.
Carlo Carretto, in Moi, François d’Assise

Prière devant le Crucifix
Ô Dieu très-haut et glorieux,
illumine mon cœur.
Donne-moi une foi droite,
une espérance ferme,
une charité parfaite,
une humilité profonde,
et l'intelligence et la connaissance
nécessaires pour faire ta volonté.
Amen.

* * *

Première Considération sur les Stigmates
Ô mon Seigneur Jésus Christ, je te rends grâce
pour tout l'amour et la charité que tu manifestes envers moi ;
c'est le signe d'un grand amour
que le Seigneur punisse durement son serviteur
pour tous ses défauts en ce monde,
afin qu'il n'en soit point puni dans l'autre.
Et moi, je suis prêt
à soutenir joyeusement toute peine et toute adversité que toi,
ô Dieu,
tu voudras m'envoyer pour mes péchés commis.