La mort de Houellebecq avait
surpris Jed alors qu'il s'attendait d'un jour à l'autre à une
nouvelle funeste concernant son père. Contrairement à toutes ses habitudes,
celui-ci lui avait téléphoné fin septembre pour lui demander de passer le voir.
Il était maintenant installé dans une résidence médicalisée au Vésinet,
aménagée dans un grand manoir Napoléon III, beaucoup plus chic et plus chère
que la précédente, une sorte d'élégant mouroir high-tech.
Les
appartements étaient spacieux, dotés d'une chambre et d'un salon, les
pensionnaires disposaient d'un grand téléviseur LCD avec un abonnement câble et
satellite, d'un lecteur de DVD et d'une connexion Internet haut débit. Il y
avait un parc avec un petit lac où nageaient des canards, des allées bien
tracées où gambadaient des biches. Ils pouvaient même, s'ils le souhaitaient,
entretenir un coin de jardin qui leur était réservé, faire pousser des légumes
et des fleurs — mais peu en faisaient la demande. Jed avait dû
batailler pour lui faire accepter ce changement, il avait insisté à de nombreuses
reprises pour lui faire comprendre que ce n'était plus la peine de se livrer à
des économies sordides — pour lui faire comprendre que, maintenant, il
était riche. Évidemment, l'établissement n'accueillait que des
gens ayant, du temps de leur vie active, appartenu aux couches les plus élevées
de la bourgeoisie française ; « des péteux et des snobs », avait
une fois résumé le père de Jed, qui restait obscurément fier de ses origines
populaires.
Jed
ne comprit pas, d'abord, pourquoi son père l'avait fait venir. Après une courte
promenade dans le parc — il marchait maintenant difficilement — ils
s'installèrent dans une pièce qui voulait imiter un club anglais, avec ses
boiseries et ses fauteuils de cuir, et où ils purent commander un café. Il leur
fut apporté dans une cafetière en métal argenté, avec de la crème et une
assiette de mignardises. La pièce était vide, à l'exception d'un très vieil
homme installé seul devant une tasse de chocolat, qui dodelinait de la tête et
semblait sur le point de s'assoupir. Ses cheveux blancs étaient longs et
bouclés, il était vêtu d'un costume clair, un foulard de soie noué autour du
cou, il faisait penser à un artiste lyrique sur le retour — un chanteur
d'opérette par exemple, qui aurait obtenu ses plus grands triomphes au festival
de Lamalou-les-Bains —, enfin on l'aurait imaginé dans un établissement du
genre « La roue tourne » plutôt que dans une maison comme celle-ci,
qui n'avait pas son équivalent en France, même sur la Côte d'Azur, il fallait
aller à Monaco ou en Suisse pour trouver aussi bien.
Le
père de Jed considéra le vieux beau silencieusement, un long moment, avant de
s'adresser à son fils. » Lui, il a de la chance... » dit-il
finalement. « Il a une maladie orpheline très rare — une demeleu-maïose,
quelque chose dans ce goût-là. Il ne souffre pas du tout. Il est épuisé en
permanence, s'endort tout le temps, même au moment des repas ; quand il
fait une promenade, au bout de quelques dizaines de mètres il s'assied sur un
banc et il s'endort sur place. Il dort un peu plus tous les jours, et à la fin
il ne se réveillera plus du tout. Jusqu'au bout, il y en a qui ont de la
chance... »
Il se tourna vers son fils, le
regarda droit dans les yeux. « Ça me paraissait mieux de te prévenir, et
je ne me voyais pas t'en parler au téléphone. Je me suis adressé à une
organisation, en Suisse. J'ai décidé de me faire euthanasier ».
Jed
ne réagit pas immédiatement, ce qui laissa le temps à son père de développer
son argumentation, laquelle se résumait au fait qu'il en avait marre de vivre.
« Tu
n'es pas bien ici ? » demanda enfin son fils d'une voix tremblante.
Si,
il était très bien ici, il n'aurait pas pu être mieux, mais ce qu'il fallait
qu'il se mette dans la tête c'est qu'il ne pouvait plus être bien nulle
part, qu'il ne pouvait plus être bien dans la vie en
général (il commençait à s'énerver, son débit devenait fort et presque
colérique, mais le vieux chanteur avait de toute façon sombré dans
l'assoupissement, tout était très calme dans la pièce). S'il devait encore
continuer il allait falloir lui changer son anus artificiel, enfin il trouvait
que ça commençait à suffire, cette plaisanterie. Et puis il avait mal, il n'en
pouvait plus, il souffrait trop.
« Ils
ne te donnent pas de morphine ? » s'étonna Jed.
Oh
si on lui donnait de la morphine, autant qu'il en voulait évidemment, ils
préféraient que les pensionnaires se tiennent tranquilles, mais est-ce que
c'était une vie, d'être constamment sous l'emprise de la morphine ?
À vrai dire Jed pensait que oui, que
c'était même une vie particulièrement enviable, sans soucis, sans
responsabilités, sans désirs ni sans craintes, proche de la vie des plantes, où
l'on pouvait jouir de la caresse modérée du soleil et de la brise.
Il soupçonnait pourtant que son père aurait du mal à partager ce point de
vue. C'était un ancien chef d'entreprise, un homme actif, ces gens-là ont
souvent des problèmes avec la drogue, se dit-il.
« Et
puis d'ailleurs, en quoi est-ce que ça te regarde ? » lança
agressivement son père (Jed prit alors conscience qu'il n'écoutait plus, depuis
un certain temps déjà, les récriminations du vieillard). Il hésita, tergiversa
avant de répondre que si, quand même, en un sens, il avait l'impression que ça
le regardait un peu. « Déjà, être un enfant de suicidé, ce n'est pas très
drôle... » ajouta-t-il. Son père accusa le coup, se tassa sur lui-même
avant de répondre avec violence : « Ça n'a rien à voir ! »
Avoir ses deux parents suicidés,
poursuivit Jed sans tenir compte de l'interruption, vous mettait forcément dans
une position vacillante, inconfortable celle de quelqu'un dont les attaches à
la vie manquent de solidité, en quelque sorte. Il parla longuement, avec une
aisance qui devait rétrospectivement le surprendre, parce qu'après tout
lui-même n'éprouvait pour la vie qu'un amour hésitant, il passait généralement
pour quelqu'un de plutôt réservé et triste. Mais il avait tout de suite compris
que le seul moyen d'influencer son père était de faire appel à son sens du
devoir — son père avait toujours été un homme de devoir, seuls le travail et le
devoir au fond avaient vraiment compté dans sa vie. « Détruire en sa
propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde, autant qu'il
dépend de soi, la moralité » se répétait-il machinalement sans
vraiment comprendre la phrase, séduit par son élégance plastique, tout en
alignant des arguments de portée générale : la régression de civilisation
que représentait le recours généralisé à l'euthanasie, l'hypocrisie et le
caractère au fond nettement mauvais de ses partisans les plus
illustres, la supériorité morale des soins palliatifs, etc.
Lorsqu'il
quitta la résidence vers cinq heures, la lumière était déjà rasante, teintée de
magnifiques reflets d'or. Des moineaux sautillaient entre les herbes
scintillantes de givre. Des nuages oscillant entre le pourpre et l'écarlate
affectaient des formes déchiquetées, étranges, en direction du couchant. Il
était impossible, ce soir-là, de nier une certaine beauté au monde. Son père
était-il sensible à ces choses ? Il n'avait jamais manifesté le moindre
intérêt pour la nature ; mais en vieillissant, peut-être, qui sait ?
Lui-même, en rendant visite à Houellebecq, avait constaté qu'il commençait à
apprécier la campagne — qui, jusque-là, lui avait toujours été indifférente. Il
pressa maladroitement l'épaule de son père avant de déposer un baiser sur ses
joues rêches — à ce moment précis il eut l'impression d'avoir gagné la partie,
mais le soir même, et plus encore dans les jours qui suivirent, il fut envahi
par le doute. Il n'aurait servi à rien de rappeler son père, ni de lui rendre
visite à nouveau — au contraire même, c'eût été prendre le risque de le
braquer. Il se l'imaginait immobile sur une ligne de crête, hésitant de quel
côté basculer. C'était la dernière décision importante qu'il avait à prendre
dans sa vie, et Jed craignait que cette fois encore, comme il le faisait
auparavant lorsqu'il rencontrait un problème sur un chantier, il ne choisisse
de trancher dans le vif.
Les
jours suivants, son inquiétude ne fit qu'augmenter ; à chaque instant
maintenant, il s'attendait à recevoir un appel de la directrice de
l'établissement : « Votre père est parti pour Zurich ce matin à dix
heures. Il vous a laissé une lettre ». Aussi, quand une femme au téléphone
lui annonça la mort de Houellebecq, il ne comprit pas immédiatement, et il crut
à une erreur (Marylin ne s'était pas annoncée, et il n'avait pas reconnu sa
voix. Elle ne savait rien de plus que ce qu'il y avait dans les journaux, mais
elle avait cru bon de l'appeler parce qu'elle avait pensé — à juste titre
d'ailleurs — qu'il n'avait pas lu les journaux). Et même après avoir raccroché
il crut encore, quelque temps, à une erreur.
[…]
Son
chauffe-eau avait finalement survécu à Houellebecq, se dit Jed en rentrant chez
lui, considérant l'appareil qui l'accueillait en ronflant sournoisement, comme
une bête vicieuse.
Il
avait également survécu à son père, put-il conjecturer quelques jours plus
tard. On était déjà le 17 décembre, Noël était dans une semaine, il n'avait
toujours pas de nouvelles du vieil homme et se décida à téléphoner à la
directrice de la maison de retraite. Elle lui apprit que son père était parti
pour Zurich une semaine auparavant, sans donner de date de retour précise. Sa
voix ne trahissait pas d'inquiétude particulière, et Jed prit soudain
conscience que Zurich n'était pas seulement la base d'opération d'une
association qui euthanasiait les vieillards, mais aussi le lieu de résidence de
personnes riches, et même très riches, parmi les plus riches du monde. Beaucoup
de ses pensionnaires devaient avoir de la famille, ou des relations, qui
résidaient à Zurich, un voyage à Zurich de l'un d'entre eux ne pouvait
que lui apparaître comme parfaitement normal. Il raccrocha, découragé, et
réserva un billet sur Swiss Airlines pour le lendemain.
En
attendant le départ de son vol dans l'immense, sinistre et elle-même assez
létale salle d'embarquement de l'aéroport de Roissy 2, il se demanda d'un seul
coup ce qu'il allait faire à Zurich. Son père était mort, de toute évidence,
depuis déjà plusieurs jours, ses cendres devaient déjà flotter sur les eaux du
lac de Zurich. En se renseignant sur Internet, il avait appris que Dignitas (c'était
le nom du groupement d'euthanasieurs) faisait l'objet d'une plainte d'une
association écologiste locale. Pas du tout en raison de ses activités, au
contraire les écologistes en question se réjouissaient de l'existence de Dignitas, ils
se déclaraient même entièrement solidaires de son combat ; mais
la quantité de cendres et d'ossements humains qu'ils déversaient dans les eaux
du lac était selon eux excessive, et avait l'inconvénient de favoriser une
espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe, au détriment de
l'omble chevalier, et plus généralement des poissons locaux.
Jed
aurait pu choisir un des palaces installés sur les rives du lac, le Widder ou
le Baur au Lac, mais il sentit qu'il aurait du mal à supporter
un luxe excessif. Il se replia sur un hôtel proche de l'aéroport, vaste et
fonctionnel, situé sur le territoire de la commune de Glattbrugg. Il était
d'ailleurs lui-même assez cher, et paraissait très confortable ; mais
existait-il, en Suisse, des hôtels bon marché ? des hôtels inconfortables ?
Il arriva vers vingt-deux heures, le
froid était glacial mais sa chambre douillette et accueillante, malgré la
façade sinistre de l'établissement. Le restaurant de l'hôtel venait de fermer ;
il étudia quelque temps la carte du room service avant
de se rendre compte qu'il n'avait pas faim ; qu'il se
sentait même incapable d'ingérer quoi que ce soit. Il envisagea un moment de
regarder un film porno, mais s'endormit avant d'avoir réussi à comprendre le
fonctionnement du pay per view.
Le
lendemain, à son réveil, les alentours étaient baignés d'une brume blanche. Les
avions ne pouvaient pas décoller, lui apprit le réceptionniste, l'aéroport
était paralysé. Il se rendit au buffet du petit déjeuner, mais ne réussit à
avaler qu'un café et la moitié d'un pain au lait. Après avoir étudié quelque
temps son plan — c'était complexe, l'association se trouvait elle aussi dans
une banlieue de Zurich, mais une banlieue différente — il laissa tomber, et
décida de prendre un taxi. Le chauffeur de taxi connaissait bien l'Ifangstrasse ;
Jed avait oublié de noter le numéro, mais il l'assura qu'il s'agissait d'une
rue courte. Elle était proche de la station de trains de Schwerzenbach,
l'informa-t-il, et d'ailleurs longeait la voie ferrée. Jed se sentit gêné en
songeant que le chauffeur voyait probablement en lui un candidat au
suicide. Pourtant, l'homme — un quinquagénaire épais, qui parlait
l'anglais avec un accent suisse-allemand à couper au couteau — lui jetait de
temps en temps dans son rétroviseur des regards égrillards et complices qui
correspondaient mal à l'idée d'une mort digne. Il comprit
lorsque le taxi s'arrêta, au début de l'Ifangstrasse, devant un bâtiment
énorme, néo-babylonien, dont rentrée était ornée de fresques érotiques très
kitsch, d'un tapis rouge élimé et de palmiers en pots, et qui était visiblement
un bordel. Jed se sentit profondément rassuré d'avoir été associé à l'idée d'un
bordel plutôt qu'à celle d'un établissement voué à l'euthanasie ; il paya,
laissant un large pourboire, et attendit que le chauffeur ait fait demi-tour
pour s'engager plus avant dans la rue. L'association Dignitas se
targuait, en période de pointe, de satisfaire à la demande de cent clients par
jour. Il n'était nullement certain que le Babylon FKK Relax-Oase puisse
se prévaloir d'une fréquentation comparable, alors que ses horaires d'ouverture
étaient plus larges — Dignitas était ouvert pour l'essentiel
aux heures de bureau, avec une nocturne jusqu'à 21 heures le mercredi — et que
des efforts de décoration considérables — d'un goût douteux certes, mais
considérables — avaient été consentis pour la décoration du bordel. Dignitas au
contraire — Jed s'en rendit compte en arrivant devant le bâtiment, une
cinquantaine de mètres plus loin — avait son siège dans un immeuble de béton
blanc, d'une irréprochable banalité, très Le Corbusier dans sa structure
poutre-poteau qui libérait la façade et dans son absence de fioriture
décorative, un immeuble identique en somme aux milliers d'immeubles de béton
blanc qui composaient les banlieues semi-résidentielles partout à la surface du
globe. Une seule différence demeurait, la qualité du béton, et là on pouvait en
être sûr : le béton suisse était incomparablement supérieur aux bétons
polonais, indonésien ou malgache. Aucune irrégularité, aucune fissure ne venait
ternir la façade, et cela probablement plus de vingt ans après son édification.
Il était certain que son père s'était fait la remarque, même à quelques heures
de mourir.
Au
moment où il s'apprêtait à sonner, deux hommes vêtus d'un blouson et d'un pantalon
de coton sortirent en portant un cercueil de bois clair — un modèle léger et
bas de gamme, probablement en aggloméré à vrai dire — qu'ils déposèrent dans
une fourgonnette Peugeot Partner qui stationnait devant l'immeuble. Sans prêter
aucune attention à Jed ils remontèrent aussitôt, laissant les portières de la
fourgonnette ouvertes, et redescendirent une minute plus tard, porteurs d'un
deuxième cercueil, identique au précédent, qu'ils rangèrent à son tour dans
l'utilitaire. Ils avaient bloqué le mécanisme de fermeture de la porte pour se
faciliter le travail. Cela se confirmait : le Babylon FKK
Relax-Oase était loin de connaître une agitation aussi considérable.
La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à
celle du plaisir et du sexe, se dit Jed, et c'est probablement pour cette même
raison que Damien Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa
place de numéro 1 mondial sur le marché de l'art. Il est vrai qu'il avait raté
le tableau qui devait retracer cet événement, qu'il n'avait même pas réussi à
le terminer, mais ce tableau restait imaginable, quelqu'un d'autre aurait pu le
réaliser — il aurait sans doute fallu, pour cela, un meilleur peintre. Alors
qu'aucun tableau ne lui paraissait capable d'exprimer clairement la différence
de dynamisme économique entre ces deux entreprises, situées à quelques dizaines
de mètres, sur le même trottoir d'une rue banale et plutôt triste qui
longeait une voie ferrée dans la banlieue est de Zurich.
Sur
ces entrefaites, un troisième cercueil fut introduit dans la fourgonnette.
Sans attendre le quatrième, Jed entra dans l'immeuble, monta quelques
marches jusqu'à un palier sur lequel s'ouvraient trois portes. Il poussa celle
de droite, où était indiqué Wartesaal, et pénétra dans une
salle d'attente aux murs crème, au terne mobilier de plastique — qui
ressemblait un peu, à vrai dire, à celle dans laquelle il avait patienté au
Quai des Orfèvres, sauf que cette fois il n'y avait pas de vue
imprenable sur le pont des Arts, et que les fenêtres n'ouvraient que
sur une banlieue résidentielle anonyme. Les haut-parleurs fixés en haut des
murs diffusaient une musique d'ambiance certes triste, mais à laquelle on
pouvait associer le qualificatif de digne — probablement du
Barber.
Les
cinq personnes réunies là étaient sans nul doute des candidats au
suicide, mais on peinait à les définir plus avant. Leur âge même était
assez indiscernable, cela pouvait être entre cinquante et soixante-dix ans —
pas très âgés donc, son père lors de sa venue avait probablement été le doyen
de sa promotion. L'un des hommes, avec ses moustaches blanches et son
teint rubicond, était manifestement un Anglais ; mais les autres, même du
point de vue nationalité, étaient difficiles à situer. Un homme émacié, au physique
latin, au teint d'un jaune brunâtre et aux joues terriblement creuses — le seul
en réalité qui donnait l'impression d'être atteint d'une grave maladie — lisait
avec passion (il avait brièvement levé la tête à l'entrée de Jed, puis s'était
aussitôt replongé dans sa lecture) un volume des aventures de Spirou en
édition espagnole ; il devait venir d'un pays sud-américain quelconque.
Jed
hésita, puis choisit finalement de s'adresser à une femme d'une soixantaine
d'années qui ressemblait à une ménagère de l'Allgâu typique, et qui donnait
l'impression de posséder des compétences extraordinaires en matière de points
de tricot. Elle lui apprit qu'il y avait, en effet, une pièce de réception, il
fallait ressortir, c'était la porte de gauche sur le palier.
Rien
n'était indiqué, Jed poussa la porte de gauche. Une fille décorative sans plus
(ils avaient certainement beaucoup mieux au Babylon FKK
Relax-Oase, se dit-il) attendait derrière son comptoir en remplissant
laborieusement une grille de mots fléchés. Jed lui expliqua sa requête, qui
parut la choquer : les gens de la famille ne venaient pas après le décès,
lui répondit-elle. Parfois avant, jamais après ». Sometimes
before... Never after... » répéta-t-elle plusieurs fois de suite,
en mâchonnant péniblement ses mots. Cette demeurée commençait à l'énerver, il
haussa le ton en répétant qu'il n'avait pas pu venir avant, et qu'il tenait
absolument à voir quelqu'un de la direction, qu'il avait le droit de consulter
le dossier de son père. Ce mot de droit parut l'impressionner ;
avec une mauvaise volonté évidente, elle décrocha son téléphone. Quelques
minutes plus tard, une femme d'une quarantaine d'années, vêtue d'un tailleur
clair, fit son entrée dans la pièce. Elle avait consulté le dossier :
en effet, son père s'était présenté au matin du lundi 10 décembre ;
l'opération s'était déroulée « tout à fait normalement »,
ajouta-t-elle.
Il
avait dû arriver le dimanche soir, le 9, se dit Jed. Où avait-il passé sa
dernière nuit ? S'était-il offert le Baur au Lac ? Il
l'espérait, sans trop y croire. Il était certain en tout cas qu'il avait réglé
sa note en partant, qu'il n'avait rien laissé derrière lui.
Il insista
encore, se fit implorant. Il était en voyage au moment où c'était arrivé,
prétendit-il, il n'avait pas pu être là, maintenant il voulait en savoir plus,
connaître tous les détails sur les derniers instants de son père. La femme,
visiblement agacée, finit par céder, l'invita à l'accompagner. Il la suivit
dans un long couloir sombre, encombré d'armoires de classement métalliques,
avant de pénétrer dans son bureau, lumineux et fonctionnel, qui donnait sur une
sorte de jardin public.
« Voilà
le dossier de votre père... » dit-elle en lui tendant une mince chemise.
Le mot de dossier paraissait un peu exagéré : il y avait une
feuille recto-verso, rédigée en suisse allemand.
D'après
ce que Jed avait pu lire dans les reportages, l'examen médical se réduisait à
une prise de tension et à quelques vagues questions, un entretien de
motivation en quelque sorte, à cette exception près que tout le monde
le réussissait, l'affaire était systématiquement bouclée en moins de dix
minutes.
C'est
bien cela, se dit Jed ; son père servait à présent de nourriture aux
carpes brésiliennes du Zürichsee.
La
femme reprit le dossier, pensant visiblement que l'entretien était terminé, et
se leva pour le ranger dans son armoire. Jed se leva aussi, s'approcha d'elle
et la gifla violemment. Elle émit une sorte de gémissement très étouffé, mais
n'eut pas le temps d'envisager une riposte. Il enchaîna par un violent uppercut
au menton, suivi d'une série de manchettes rapides. Alors qu'elle vacillait sur
place, tentant de reprendre sa respiration, il se recula pour prendre de l'élan
et lui donna de toutes ses forces un coup de pied au niveau du plexus solaire.
Cette fois elle s'effondra, heurtant violemment dans sa chute un angle
métallique du bureau ; il y eut un craquement net. La colonne vertébrale
avait dû en prendre un coup, se dit Jed. Il se pencha sur elle : elle
était sonnée, respirait avec difficulté, mais elle respirait.
Il se dirigea rapidement
vers la sortie, craignant plus ou moins que quelqu'un ne donne l'alerte, mais
la réceptionniste leva à peine les yeux de ses mots fléchés ; il est
vrai que la lutte avait été très silencieuse. La gare n'était qu'à deux cents
mètres. Au moment où il y pénétrait, un train s'arrêta sur un des quais. Il
monta sans prendre de billet, ne fut pas contrôlé et descendit en gare centrale
de Zurich.
En
arrivant à l'hôtel, il se rendit compte que cette scène de violence l'avait mis
en forme. C'était la première fois de sa vie qu'il usait de violence physique à
l'égard de quelqu'un ; et ça lui avait donné faim. Il dîna avec grand
appétit, d'une raclette à la viande des Grisons et au jambon de montagne, qu'il
accompagna d'un excellent vin rouge du Valais.
Le
lendemain matin le beau temps était revenu sur Zurich, une fine couche de neige
recouvrait le sol. Il se rendit à l'aéroport, s'attendant plus ou moins à être
arrêté au contrôle des passeports, mais rien de tel ne se produisit. Et, les
jours suivants, il n'eut pas davantage de nouvelles. Il était curieux qu'ils
aient renoncé à porter plainte ; probablement ne souhaitaient-ils pas
attirer l'attention sur leurs activités, en aucune manière. Il y avait
peut-être du vrai, se dit-il, dans ces accusations relayées sur Internet
portant sur l'enrichissement personnel des membres de l'association. Une
euthanasie était facturée en moyenne cinq mille euros, alors que la dose létale
de pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de
gamme sans doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la
Suisse était en situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se
faire des couilles en or.
Son
excitation retomba rapidement, laissant place à une vague de tristesse
profonde, qu'il savait définitive. Trois jours après son arrivée, pour la
première fois de sa vie, il passa seul la soirée de Noël. Il en fut de même le
soir du Nouvel An. Et, les jours qui suivirent, il fut également seul.
Michel Houellebecq, La Carte et le territoire – Flammarion