L'entrée dans l'ordre rédempteur
S'il n'y avait
pas eu le péché, Marie aurait pu entrer dans la gloire par la consommation de
l'holocauste inspirant sa consécration virginale 1.
En fait, Marie
est née dans un monde pécheur, et au terme de l'histoire sainte du peuple
juif... sainte et douloureuse. Protégée de la maladie, protégée de nombreuses
souffrances 2, elle n'a pas été protégée de toute
souffrance : elle a partagé le poids de la condition humaine, elle a connu
le froid, la fatigue et la chaleur.
Elle a su
progressivement l'histoire de son peuple et sa situation humiliée. Malgré une
protection familiale analogue à celle de Thérèse Martin, les voyages à
Jérusalem et au Temple ont dû lui faire soupçonner très vite le mystère du
péché, même chez les prêtres juifs — comme Thérèse découvrit à Rome celui des
prêtres chrétiens. Je crois pourtant que tout cela restait enveloppé dans la
douceur et la force du Saint-Esprit, à travers la douceur familiale — mais bien
au-delà de la douceur familiale.
La souffrance ne
devant prendre vraiment son envol qu'à l'heure de Jésus, les premières années
de sa vie apparaissent comme le printemps
de la gloire : le temps des fiançailles d'une nature intègre plongée
dans un monde de ténèbres, mais protégée par la royauté de la grâce contre la
morsure du serpent.
Peu à peu se
développa la grande épreuve : à partir de six ou sept ans, la Sainte
Vierge a dû être enseignée, initiée au mystère d'Israël... et des désirs
explicites ont commencé à dévorer son cœur — désirs incompréhensibles pour elle
qui l'installèrent dans une sorte de torture (analogue à celle que décrit
Thérèse, mais bien plus profonde encore).
Ces désirs
étaient en effet le point de convergence ultime de l'Avent — l'attente
d'Israël. Cette longue attente de deux mille ans s'est trouvée portée dans son
cœur au niveau d'incandescence où Dieu avait décidé de ne plus lui résister. La
Sainte Vierge a donc été portée par la joie du Saint-Esprit, dans une douceur
qui était déjà celle de l'éternité, vers une soif unique au monde — qui fut
très vite pour Marie la source d'une souffrance, insondable elle aussi, due en
grande partie à l'obscurité de cette soif.
Non seulement
Marie ne savait pas comment cette soif pourrait être rassasiée (car elle était
multiple et contradictoire, comme celle de Thérèse et bien plus encore) mais
elle ne savait même pas, à la lettre, ce qu'elle voulait : tous ses désirs
venant du Saint-Esprit, elle ne pouvait savoir « d'où ils venaient ni où
ils allaient »...
Ce que nous
pouvons en soupçonner tourne autour de la maternité divine. Marie voulait la venue du Messie : cela,
elle le savait bien, même si elle ne comprenait pas la portée de cette exigence
dont elle découvrit progressivement la profondeur avec un certain effroi.
Nous ne savons
pas ce qu'aurait pu être exactement, dans une telle situation, le péché de
Marie si elle n'avait pas été fidèle. Nous n'avons à son sujet aucune
indication analogue au fruit défendu ou à la révolte des anges. Je sais
seulement que ce péché était parfaitement possible, qu'il eût été profondément
spirituel et libre — de la même nature que celui de nos premiers parents, et
plus profond encore. C'est de ce péché qu'elle a été préservée en fait par une
prédestination gratuite et infaillible, respectant cependant — et portant même
à sa plénitude — le mystère de la liberté. Marie a choisi Dieu à toutes les étapes
de sa vie — et ce fut un véritable choix, auquel à chaque fois elle aurait pu
dire non, comme elle l'a très clairement compris. C'est particulièrement net au
moment du Fiat de l'Annonciation, mais ce n'est pas la seule occasion où
Marie a dû choisir de dire : Ecce ancilla Domini.
De quelque façon
qu'on le comprenne, c'eût été un péché contre le renoncement. Et c'est pourquoi
je suis tenté de me le représenter comme un refus de la maternité rédemptrice,
un refus de tout l'ordre rédempteur et une obstination à prolonger le mouvement
qui l'emportait vers la gloire sans permettre au péché de venir le perturber.
Certains Pères de l'Église ont expliqué la chute des anges par le refus de l'Incarnation rédemptrice : je
verrais beaucoup mieux un tel refus prendre place dans le cœur de Marie, si
elle n'avait pas su renoncer au désir même de la gloire qui brûlait son cœur et
son corps — pour se plonger avec son Fils dans la folie de la Croix...
La Sagesse
éternelle et le Saint-Esprit ont ainsi entraîné la Sainte Vierge dans un abîme
d'abandon, par le seul jeu des désirs contradictoires qu'Ils lui inspiraient.
Il faut seulement reconnaître à ces désirs une intensité suffisante pour
s'imposer à la fois comme irrésistibles
et incompatibles. La seule clé d'une
telle situation, c'est évidemment le renoncement : non pas le refoulement
du désir (qui serait une résistance à la grâce même), mais le renoncement à
savoir « quomodo fiet istud »3
— comment chacun de ces désirs pourra être exaucé.
Apparemment,
Marie avait choisi la virginité, et renoncé à la fécondité. La parole de l'Ange
semble l'inviter à renverser son choix — d'où le quomodo fiet istud ?
En réalité, dans
sa souplesse, elle avait déjà renoncé à tout... ce qui est la seule façon de
« choisir tout », comme le fit Thérèse, fille de Marie, deux mille
ans après.
Marie désirait
autant la fécondité que la virginité. Ne pouvant abdiquer aucun de ces désirs,
et ne voyant pas comment ils pouvaient se concilier, elle avait choisi de ne rien
choisir et de s'en remettre à Dieu (avant même la parole de l'Ange) sur le quomodo
fiet istud. L'ampleur illimitée de sa soif exigeait justement, par sa folie
même, qu'elle ne prenne aucune initiative pour l'assouvir 4.
Incapable de sortir des contradictions où la plongeait le Saint-Esprit, elle
s'en remettait à Lui, dans une obscurité totale, du soin de les dénouer.
Il n'y aura plus
d'autre épreuve dans la vie de Marie, c'est-à-dire de circonstance où sa
liberté pourrait dire Non. À partir
du moment où on entre dans l'équilibre affectif de la gloire, il n'y a plus de
péché possible, même s'il y a encore des combats et des tentations comme nous
le voyons assez dans la vie de Jésus, pourtant considéré comme impeccable par
l'unanimité des Pères.
Jamais un Père
de l'Église n'a d'ailleurs évoqué chez Marie au pied de la Croix la moindre
tentation de dire Non : s'ils
ont admiré sa Compassion, c'est plutôt comme un mystère divin ou une souffrance
humaine que comme un acte de vertu — alors qu'ils ne cessent pas d'admirer le Fiat,
dont notre grossièreté saisit mal le mérite : car difficile ou pas, ce
Fiat fut plus méritoire et au moins aussi libre
que le consentement d'Abraham au sacrifice d'Isaac — l'obéissance de nos
premiers parents s'ils l'avaient offerte — et la conversion de Caïn avant son
crime s'il y avait consenti.
Il fut précédé
bien entendu, parce que Marie était une créature humaine et non un ange, d'un
certain nombre de Fiat déjà vertigineusement méritoires, même s'ils
n'impliquaient pas la lucidité métaphysique explicite que Thérèse répugne à
mettre dans l'esprit de Marie.
Mais là-dessus,
Thérèse me paraît un peu marquée par les contradictions féminines, car elle
fait preuve elle-même de la plus grande vigueur métaphysique dès sa plus tendre
enfance ; seulement, comme toute femme (et par conséquent, je le lui
accorde volontiers, comme Marie elle-même), elle préfère exprimer ses
intuitions sans les abstraire de l'expérience humaine concrète et très simple
qui les provoque : en sorte que, dans sa bouche, on pourrait croire qu'il
s'agit d'une perception banale à force d'être ordinaire.
Marie est
peut-être allée au temple la première fois, dit Thérèse, « tout simplement
pour obéir à ses parents ». Mais quand Thérèse et Marie obéissent à leurs
parents, c'est peut-être tout simple et ordinaire dans leur conscience — c'est
beaucoup plus simple encore, mais pas du tout ordinaire dans les profondeurs de
leur âme : c'est un choix métaphysique, celui d'obéir à Dieu à travers leurs
parents, et de se livrer à Son Amour à travers l'obéissance.
Il faut situer ce
Fiat au sommet des grandes options angéliques qui commandèrent
l'histoire du monde — il s'oppose à ce qui aurait pu être un Non serviam 5 analogue à celui
de Satan, et s'élève bien au-dessus du Mik-a-el 6
de l'archange à qui l'on donne ce nom.
Ainsi Marie
fut-elle préparée, de désir en désir, de renoncement en renoncement, de clarté
en clarté, d'obscurité en obscurité, au moment crucial de l'Annonciation. À
cette heure, la Parole de Dieu qui, chez les êtres convenablement préparés,
revient toujours à dire : « Veux-tu entrer dans l'ordre de la
gloire ? » reçoit de Marie la réponse droite, le Oui qui met un terme à son épreuve,
sinon à son combat.
Au moment de
l'Incarnation, réponse divine au Fiat de Marie, le Verbe fait chair
entraîne immédiatement celle-ci dans l'ordre de la gloire : l'équilibre
affectif dont j'ai parlé. Je ne m'interrogerai pas sur la manière dont elle en
a pris conscience, car je n'en sais rien et cela importe peu. Notons seulement
qu'il s'agissait d'un début : on grandit encore dans l'ordre de la gloire
tant que l'on reste soumis à l'obscurité de la foi.
Avec
l'Incarnation se produit donc en Marie — et par conséquent dans tout le genre
humain — quelque chose d'entièrement nouveau : c'est cette nouveauté
(l'Évangile) dont nous essayons en ce moment de définir la nature exacte.
Toutes les grâces depuis la chute sont rédemptrices, le Christ nous les a
méritées par sa Passion — mais en outre
Sa venue a changé la situation du genre humain, même par rapport à la grâce rédemptrice.
En quoi consiste
ce changement ? Je le définis d'une manière très simple en disant qu'à partir de l'Incarnation le genre humain a
retrouvé — au moins et d'abord dans la Personne du Christ — le pouvoir de mourir sous l'aiguillon de la
gloire, redevenu assez fort pour nous emporter dans les cieux.
Nous allons nous
demander quelles lois président à la communication de ce privilège à partir du
Christ. Mais je tiens à en souligner tout de suite le caractère inouï. Avant
Lui, les hommes ne pouvaient pas
mourir sous le seul aiguillon de la gloire, dont la grâce est le germe :
ils ne le pouvaient pas, ou plutôt ne le pouvaient plus — ce trait étant
caractéristique de la nature déchue, même
rachetée. La nature rachetée avait donc besoin, pour entrer dans la vie
éternelle méritée par la grâce, d'une sorte d'appoint — venant de la mort dont l'aiguillon est le péché — pour
suppléer à l'inefficacité du seul désir de la gloire.
À partir de
Jésus-Christ, la nature humaine baignée dans son Sang n'a plus besoin d'un tel appoint : elle est redevenue capable,
comme Jésus lui-même et Marie à sa suite, de mourir sous le seul aiguillon du
désir de la gloire — mourir d'holocauste ou, comme on disait dans l'entourage
de Thérèse de Lisieux, mourir d'amour.
Cependant la
mort, dont l'aiguillon est le péché, continue à exercer son pouvoir, dans un
climat apocalyptique plus écrasant qu'avant Jésus-Christ — mais ce n'est plus du tout pour la même raison
: le Christ a retrouvé le privilège de la mort de gloire dans les conditions
paradoxales du mystère de la Croix, où la mort dont l'aiguillon est le péché ne
disparaît pas sans subir une destruction effarante.
Il est offert
aux chrétiens d'entrer dans ce mystère, qui dépasse leurs désirs mais les
déconcerte douloureusement. Le Felix culpa chanté par l'Église est celui
de l'Épouse parfaitement initiée au mystère de l'Époux mystère auquel les
pécheurs que nous restons longtemps (et parfois toute notre vie) sont loin
d'être accordés. Tant que nous ne sommes pas au niveau de l'Épouse, nous
risquons de céder à l'illusion de croire que rien n'est changé, que tout
continue comme avant, que le Christ en un mot n'a pas détruit la mort... alors
que, précisément, la difficulté vient de ce qu'Il l'a vraiment détruite (avec les douleurs de l'enfantement que cela
implique) et qu'Il nous propose la force de la détruire à Sa suite (cette force
que S. Paul appelle la « puissance de Dieu »).
Que nous n'en
soyons pas là, c'est normal. Mais j'essaie en un premier temps de dissiper au
moins l'illusion doctrinale qui nous ferme les yeux sur les splendeurs de la
grâce chrétienne, laquelle est en vérité déjà la gloire. Nous essaierons plus
tard d'en tirer une morale, c'est-à-dire une ligne de conduite adaptée à la
situation : il faut tout de même la comprendre au moins un peu, si l'on veut avoir quelque
chance de s'y adapter vraiment.
La première
bénéficiaire de cette plénitude nouvelle est la Vierge Marie : c'est elle
que nous devons regarder d'abord à ce point de vue.
Si j'écrivais
une vie de la Sainte Vierge, il y aurait lieu bien entendu de nous attarder sur
nombre de mystères ou d'épisodes fascinants : les fiançailles avec Joseph,
leur amour réciproque, la crise déroutante et douloureuse qui a suivi
l'Annonciation, les épisodes de la Nativité, le recouvrement au temple,
etc. 7
Mais on pourrait
s'attendre au moins à ce que je m'arrête davantage au mystère de
l'Annonciation, le plus grand après celui de la Sainte Trinité...
Le mystère de
l'Incarnation est bien le plus grand des dogmes chrétiens, mais sa profondeur
éternelle ne se laisse pas découvrir au seul instant de l'Annonciation :
si dès cette heure elle a pu adorer le fruit de ses entrailles, Marie elle-même
n'a certainement pas connu aussitôt toutes les profondeurs du mystère dont elle
était porteuse 8.
Placée devant
des théologiens qui l'eussent cuisinée
à la manière de Jeanne d'Arc, elle se serait défendue comme elle en recevant
l'inspiration d'en-Haut. Poussée dans ses retranchements, initiée par les
bourreaux de la théologie aux distinctions de celle-ci, elle eût reconstitué
infailliblement la structure fondamentale des dogmes de Chalcédoine et d’Éphèse.
Inversement,
c'est en recevant une participation à l'intuition confuse de Marie dans toute
sa profondeur — celle de l'intelligence principale
dont j'ai souvent parlé, qui demeure et s'exerce parfois magnifiquement chez
les simples et les débiles mentaux — que les Pères de l’Église ont su déjouer, comme Jeanne
d'Arc, les pièges de l'hérésie et les sophismes des ténèbres.
Certes Marie n'a
pas saisi dès l'Annonciation les profondeurs de l'Incarnation rédemptrice comme rédemptrice : ce mystère l'a
cependant habitée aussitôt, et par la porte du Cœur du Christ la persécution
des ténèbres a eu dès ce jour accès dans le cœur immaculé de Marie 9.
Il sera donc
plus clair d'envisager à son sommet l'initiation de Marie au mystère de la
Rédemption — c'est-à-dire de nous transporter tout de suite avec elle au pied
de la Croix 10.
C'est là qu'elle
nous ressemble le plus, et qu'elle apparaît le modèle éminent de nos
purifications passives : initiée à la manière de Jésus (qui est
secrètement la nôtre) au combat entre la lumière et les ténèbres, évangélisée
comme nous, c'est-à-dire initiée comme nous au mystère de la Croix en pleine
obscurité de la foi — et introduite par la Croix, non plus au printemps de la
gloire mais à une maturité qui lui permet de contenir dans sa personne (et à ce
moment-là seulement, pas avant) le mystère total de l'Église, Épouse mystique
du Christ et Mère des croyants.
Cette méditation
est fort difficile. Je ne parle pas ici des préjugés rationalistes qui la
rendent pratiquement inintelligible à la mentalité présomptueuse de ce qu'on appelle l'homme d'aujourd'hui 11. La théologie
dite moderne, en méprisant ouvertement l'intériorité mariale de la Croix, en la
traitant comme une µώρια (môria), une ineptie
méprisable, lui offre seulement la consécration de la huitième béatitude, qui
ne lui a d'ailleurs jamais manqué : cela n'est pas une difficulté.
La vraie
difficulté reste théologique : il s'agit des profondeurs divines, en tant
qu'elles assument et digèrent la
profondeur des ténèbres, selon un mode aussi mystérieux que Dieu Lui-même. En
abordant cette terre sacrée, nous affrontons vraiment la sagesse cachée,
inaccessible aux yeux de la chair, dont parle saint Paul 12.
Quand on étudie
le mystère trinitaire, on se contente de mettre en place, de façon aussi
cohérente que possible, les notions analogiques offertes par la Révélation pour
nous parler des Trois. C'est difficile, mais encore à la portée d'une
intelligence humaine éclairée par la foi.
Lorsque nous
abordons la Rédemption, nous contemplons de quelle manière Dieu nous emporte concrètement, dès ici-bas, dans le
mystère trinitaire. Les cœurs humains que cette sagesse entraîne dans ces
profondeurs sont affrontés, à travers l'obscurité de la foi, au visage de Dieu
qui ne ressemble à rien en tant même qu'il ne ressemble à rien. De cela, il est
beaucoup plus difficile de parler que du dogme trinitaire...
J'ai déjà essayé
dans le volume sur la Rédemption. Nous reprendrons cet effort à nouveaux frais
en passant par la Sainte Vierge... en attendant de l'examiner à l'œuvre dans
nos cœurs de pierre. Et ce sera plus difficile à chaque fois, parce que ce sera
plus concret — plus concrètement divin. La méditation sur Dieu reste
nécessairement abstraite 13. La méditation sur le Christ l'est
déjà moins, celle sur la Sainte Vierge moins encore (car elle intègre
l'obscurité de la foi) — celle qui porte sur les pécheurs que nous sommes
encore moins : mais toutes ces méditations, correctement conduites, ne
sont pas moins divines que la
méditation sur Dieu même.
À travers la
manière concrète dont la Miséricorde affronte les ténèbres de notre cœur, Dieu
nous murmure le chant de son visage inconnu, le plus inassimilable pour nous...
le plus sacré, le plus divin par conséquent. Nous aboutissons ainsi à ce
paradoxe : si nous pouvions contempler le péché avec le regard de
Dieu 14, nous serions bien plus proches de Lui qu'en regardant
Sa splendeur.
Le dialogue
pathétique d'Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe est exemplaire à ce sujet.
Le visage inconnu de Dieu (la Miséricorde) pénètre par derrière dans le cœur d'Abraham, où il demeure caché. Et
Abraham ne sait pas que c'est Dieu qui parle par sa bouche, lorsqu'il s'oppose
humblement au seul visage divin qu'il puisse comprendre : celui de la
Justice. Ce dialogue est exemplaire, il se répétera maintes fois dans la Bible
sous diverses formes, il se poursuit dans l'Église depuis deux mille ans :
à chaque fois que, non par peur mais par bonté, nous prenons en quelque sorte
le parti des pécheurs contre la Justice divine, nous ne savons pas de quel
Esprit nous sommes... nous ignorons que cela ne vient pas de nous et que nous
risquons de nous réveiller comme Jacob, après avoir cherché Dieu toute la nuit,
en nous écriant : « Ce lieu (mon cœur de pierre) est
redoutable : car Dieu était là et je ne le savais pas ».
On raconte, chez
les Pères du désert, l'histoire du petit cordonnier d'Alexandrie qu'un ange
avait présenté au grand saint Antoine comme plus avancé que lui, malgré les
efforts héroïques de l'ermite passionné, fort inquiet de ses progrès.
Très déconcerté
par cette révélation, Antoine se rendit aussitôt dans la ville de perdition
pour y apprendre de la bouche même du petit cordonnier le secret de sa
perfection :
― Que peux-tu bien faire d'extraordinaire pour te
sanctifier dans un milieu pareil ?
― Moi ? Je fais des chaussures...
― Sans doute. Mais tu dois bien avoir un secret. Comment
vis-tu ?
― Je partage ma vie en trois parts (les trois huit
d'aujourd'hui !) : la prière, le travail et le sommeil.
― Bof ! Moi, je prie tout le temps... ça ne doit pas
être ça. Et la pauvreté ?
― Trois parts encore : une pour l'Église, une pour
les pauvres et une pour moi.
― Oui. Moi, j'ai tout donné... Il doit y avoir autre
chose. Tu ne vois pas ?
― Non.
― Et tu réussis à supporter ces gens qui ne savent plus
distinguer leur droite de leur gauche, qui manifestement vont en enfer ?
― Ah, ça, je ne m'y fais pas... Non, je ne le supporte
pas, ça me bouleverse trop, et je demande à Dieu de me faire descendre vivant
en enfer, mais qu'ils soient sauvés...
Antoine se retira
sur la pointe des pieds en disant : Évidemment je comprends... et j'avoue
que je n'en suis pas là !
Non seulement
notre méditation doit s'accomplir dans l'Église, mais c'est l'Église seule qui
vit cette méditation par toutes les fibres de son être, depuis la Pentecôte
jusqu'à la fin des temps et pour l'éternité. Le Saint-Esprit fait vivre à
l'Épouse, en chacun de ses membres fidèles, selon des modes infiniment variés,
quelque chose de ce que Marie a connu au pied de la Croix. Et l'Église, en même
temps, à travers ses docteurs authentiques, réfléchit sur sa vie la plus
profonde, ce mystère de compassion et de transfixion. À travers ce qu'elle
éprouve elle-même, elle essaie d'entrevoir ce qu'a pu éprouver Marie.
Ce qu'elle
éprouve elle-même en regardant Jésus... La compassion des mystiques, réfléchie
dans l'intelligence des docteurs, peut seule nous conduire à quelque
intelligence du mystère de Marie, nous qui sommes tous, en tant que fils de
l'Église, un peu mystiques et un peu docteurs — et devons le devenir de plus en
plus afin d'appartenir mieux à l'Église.
Inversement,
lorsque l'Épouse essaie de comprendre ce qui lui arrive — le mystère de ses
noces avec l'Agneau s'accomplissant lentement, et pourtant sans retard, à
travers une immense purification dont le déroulement est celui des derniers
temps — elle regarde d'abord dans le Cœur de Marie le mystère de transfixion
qui s'accomplit avec moins de profondeur et de pureté dans le cœur souillé de
ses enfants : car c'est le même mystère qui se prolonge, et la transparence
immaculée du Cœur de Marie lui permet de réfléchir avec beaucoup plus de force que
le nôtre l'affrontement mortel de la lumière et des ténèbres dans le Cœur de
Jésus. L'Épouse de l'Agneau est composée de pécheurs qui gémissent dans les
douleurs de l'enfantement : en regardant Marie, ces pécheurs comprennent
mieux leur propre douleur — et c'est dans leur propre douleur qu'ils
contemplent le mystère de Marie au pied de la Croix.
Marie-Dominique
Molinié, in Un Feu sur la Terre, VII La Sainte Vierge et la gloire
1. Sa nature
féminine n'aurait pas été vaine pour autant, puisque c'était l'holocauste de sa
féminité même.
2. Elle était
comme son Fils à l'abri des maladies, par conséquent de la vieillesse et d'une
mort analogue à celle de saint Joseph. Elle ne pouvait mourir que de Croix ou de Gloire... et nous verrons
qu'en fait elle a connu successivement ces deux morts, aucune n'étant naturelle
mais totalement surnaturelle.
3. Comment cela
se fera-t-il ?
4. C'est
pourquoi je ne suis pas sûr qu'elle ait fait vœu de virginité. Elle a consacré
à Dieu, tout simplement, les forces de son âme et de son corps.
5. Je ne
servirai pas !
6. Qui est comme
Dieu ?
7. Je ne le fais
pas car mon but est : Marie première chrétienne, Mère de la divine grâce
et modèle des purifications passives.
8. Le Verbe s'est
incarné dès l'instant de l'Annonciation : à ce niveau ontologique, aucun progrès n'est concevable dans la
divinité de Jésus. Marie est devenue à ce même instant la Mère de Dieu :
toujours à ce niveau, aucun progrès non plus n'est concevable – elle appartient
désormais à l'ordre hypostatique, sa personne est liée aux Trois selon une
telle profondeur que des mystiques ont pu parler de Trinité mariale.
La conscience
que Jésus avait de ces choses fut parfaite dès le début au plan de la vision
face à face (voir sur ce point La Vision face à face, Troisième Partie).
La connaissance de Marie en face des mêmes mystères, mesurée par la lumière et
l'obscurité de la foi, fut certainement suffisante pour inspirer une adoration
très parfaite de Jésus – non seulement comme Messie et prophète habité par
l'Esprit (tel Jean-Baptiste), mais comme substantiellement divin ; cela ne
veut pas dire du tout qu'elle ait eu des idées claires et distinctes sur le
mystère de l'Incarnation.
9. Il n'était
pas nécessaire que la Passion soit présente à ses yeux pour qu'elle soit déjà
déchirée par le conflit entre la lumière et les ténèbres, conflit qui constitua
dès le début l'agonie de Jésus.
10. D'une façon
générale, c'est en regardant un organisme au sommet de sa croissance qu'on peut
espérer le mieux comprendre ce qu'il était dans son germe.
11. Heureusement,
dans la mesure où il souffre et meurt – dans la mesure aussi où il est encore
visité par l'intuition des cœurs simples – l'homme d'aujourd'hui reste l'homme
de toujours, plus angoissé peut-être : c'est à cet homme d'aujourd'hui que
l'Esprit parle, non aux superbes, auxquels Il résiste.
12. 1 Corinthiens,
2.
13. Je ne dis
pas l'oraison : la méditation.
14. Tout ce que
nous savons de ce regard, c'est qu'Il se nomme Miséricorde, mais cela aussi
reste bien abstrait tant que nous ne sommes pas initiés à la réalité de ce
regard par les purifications passives.