mercredi 10 janvier 2024

En pleurant... Gaultier Bès, Nauru île-martyre


Loin de « l'Europe aux anciens parapets », il existe un exemple contemporain, abondamment documenté, de l'effondrement aussi brutal que complet d'une société qui, pourtant, aurait pu suivre des voies bien différentes. Comment une île paradisiaque, aux ressources exceptionnelles, peut-elle devenir un enfer ? Soumettez-la quelques décennies au système productivisme le plus débridé, et vous verrez le résultat. C'est cette histoire incroyable et vraie, édifiante et terrible, d'une puissance allégorique hors du commun, que raconte Luc Foliet dans Nauru, l'île dévastée.

Imaginez : un minuscule ilot, perdu au beau milieu de l'océan Pacifique, où quelques centaines de personnes réunies en douze tribus vivent, depuis des siècles, de fruits et de pêche. Un explorateur britannique accoste en 1798, suivi par des groupes d'hommes armés. Ils y découvrent une matière abondante et précieuse, le phosphate, formé par le guano (les fientes d'oiseaux) accumulé depuis des millénaires, qui attirera de plus en plus de colons venus d'Allemagne, lesquels occidentaliseront les indigènes à marche forcée. À l'issue d'un sanglant conflit tribal, l'île est annexée par le Reich en 1888, puis passera sous domination australienne de 1914 à 1968, avec une période d'occupation japonaise entre 1942 et 1945. L'extraction et l'exportation de phosphate décolle pendant l'entre deux guerres, l'île devenant une énorme mine à ciel ouvert. Le phosphate fournit le phosphore, troisième élément des composants de base des engrais minéraux (NPK), indispensables à l'agriculture mécanisée. La demande ne cessera de croître au cours du XXe siècle, pour alimenter les besoins de l'agro-industrie australienne et néo-zélandaise. L'exploitation massive de minerai de phosphate, l'un des plus purs au monde, bouleversera à jamais la vie de l'ile.

Indépendante en 1968, Nauru devient rapidement l'un des pays les plus riches au monde. L'exploration du gisement est nationalisée, les habitants jouissant dès lors d'une prospérité inimaginable. Le travail est délégué à des immigrés chinois. L'eau et l'électricité deviennent gratuites ; des femmes de ménage (étrangères) sont embauchées par l'État pour ses administrés. L'île se couvre de boutiques de luxe, de fast-food et de 4x4 (dans les années 1970-1980, chaque foyer nauruan possède six ou sept voitures). La richesse écologique de la forêt tropicale, ses récifs coralliens, sont saccagés. Le paysage, creusé, raviné, arasé, prend des airs de désolation. L'extraction atteint son pic dans les années 1970 : deux cent vingt-cinq millions d'euros de bénéfices en 1974. Le PIB par habitant est le plus élevé au monde, après celui de l'Arabie saoudite. Les gouvernants, largement corrompus, lancent le petit État dans la spéculation immobilière. Un immense gratte-ciel, le Nauru House à Melbourne, symbolise ces excès.

La situation se maintient bon an mal an jusque dans les années 1990 : comme prévu, les gisements s'épuisent, la production s'effondre, la richesse s'évapore. Les pouvoirs publics font de l'île un paradis fiscal pour tenter d'attirer de nouveaux capitaux. Las ! La dégringolade sera inexorable.

Aujourd'hui, Nauru est exsangue et ruinée. Le PIB est l'un des trois plus faibles au monde. L'espérance de vie est en chute libre. Le chômage atteint 90%. La population est elle-même minée par l'obésité, le diabète et la passivité. La culture traditionnelle est en lambeaux. Les jeunes générations doivent tout réapprendre : à pêcher, à s'occuper d'une maison, à marcher cent mètres même. De la beauté de l'île, il ne reste rien. Pour nourrir le sol de ses grands voisins, le monticule a été dévasté.

Tout dans cette histoire ressemble à une fable : les phénomènes y sont concentrés avec une puissance inouïe dans le temps et dans l'espace. Chaque trait semble à la fois hyperbolique et familier. Ce microcosme est un miroir grossissant de l'état de notre monde. Cette évolution déploie en un siècle trois cents ans de développement industriel (et colonial), jusqu'à l'effondrement définitif d'un territoire assassiné. À Nauru, « le futur a déjà eu lieu»1.

Gaultier Bès, in Nos futurs, Que faire quand tout se défait ?

 

1. Titre d’un excellent article publié par Grégoire Quévreux sur philitt.fr, le 23 avril 2018.

mercredi 13 décembre 2023

En advisant... Saint François de Sales, Pour les gens mariés

 


ADVIS POUR LES GENS MARIÉS

Le mariage est honorable à tous

Le Mariage est un grand Sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Église : il est honorable à tous, en tous et en tout, c'est-à-dire en toutes ses parties. À tous, car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité ; en tous, car il est également saint entre les pauvres comme entre les riches ; en tout, car son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa matière sont saintes. C'est la pépinière du christianisme, qui remplit la terre de fidèles pour accomplir au ciel le nombre des élus ; si bien que la conservation du bien du mariage est extrêmement importante à la société, car c'est sa racine et la source de tous ses ruisseaux.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces comme il le fut à celles de Cana : le vin des consolations et bénédictions n'y manquerait jamais, car s'il n'y en a pour l'ordinaire qu'un peu au commencement, c'est qu'au lieu de Notre-Seigneur on y fait venir Adonis, et Vénus au lieu de Notre-Dame. Qui veut, comme Jacob, avoir des agnelets beaux et mouchetés, doit présenter aux brebis, quand elles s'assemblent pour s'accoupler, de belles baguettes de diverses couleurs ; et qui veut avoir un heureux succès en mariage, devrait en ses noces se représenter la sainteté et dignité de ce Sacrement ; mais au lieu de cela il y arrive mille dérèglements en passe-temps, festins et paroles : ce n'est donc pas merveille si les effets en sont déréglés.

J'exhorte les mariés à l'amour

J'exhorte surtout les mariés à l'amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l'Écriture. Ô mariés, ce n'est rien de dire : Aimez-vous l'un l'autre de l'amour naturel, car les couples de tourterelles font bien cela ; ni de dire : aimez-vous d'un amour humain, car les païens ont bien pratiqué cet amour-là ; mais je vous dis, après le grand Apôtre : Maris, aimez vos femmes comme Jésus-Christ aime Son Église ; ô femmes, aimez vos maris comme l'Église aime son Sauveur. Ce fut Dieu qui amena Ève à notre premier père Adam et la lui donna pour femme : c'est aussi Dieu, mes amis, qui de Sa main invisible a fait le nœud sacré de votre mariage, et qui vous a donné l'un à l'autre ; pourquoi ne vous chérissez-vous d'un amour tout saint, tout sacré, tout divin ?

Plutôt l'âme se doit séparer du corps

Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble de vos cœurs. Si on colle deux pièces de sapin ensemble, pourvu que la colle soit fine, l'union en sera si forte qu'on fendrait bien plutôt les pièces en d'autres endroits qu'à celui de leur réunion ; mais Dieu réunit le mari et la femme en son propre sang, c'est pourquoi cette union est si forte que l'âme de l'un et de l'autre devrait plutôt se séparer de son corps, que le mari de la femme. Or cette union ne s'entend pas principalement du corps, mais du cœur, de l'affection et de l'amour.

Le cœur scellé

Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable de l'un à l'autre. Les cachets étaient anciennement gravés dans les anneaux que l'on portait aux doigts, comme l'Écriture sainte elle-même en témoigne ; voici donc le secret de la cérémonie que l'on fait dans les noces : l'Église, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le donnant premièrement à l'homme, témoigne qu'elle scelle et cachette son cœur par ce Sacrement, afin que jamais plus ni le nom ni l'amour d'aucune autre femme y puisse entrer tant que vivra celle qui lui a été donnée ; puis l'époux remet l'anneau en la main de la même épouse, afin que réciproquement elle sache que jamais son cœur ne doit recevoir d'affection pour aucun autre homme, tandis que vivra sur la terre celui que Notre-Seigneur vient de lui donner.

L'enfant, ce grand honneur

Le troisième fruit du mariage c'est la production et légitime nourriture des enfants. Ce vous est grand honneur, ô mariés, que Dieu voulant multiplier les âmes qui le puissent louer de toute éternité, vous rende les coopérateurs d'une si digne besogne par la production des corps dans lesquels il répand comme gouttes célestes, les âmes en les créant, ainsi qu'il les crée en les infusant dans les corps.

Gardez-vous de jalousie

Conservez donc, ô maris, un tendre, constant et cordial amour envers vos femmes : pour cela la femme fut tirée du côté plus proche du cœur du premier homme, afin qu'elle fût aimée de lui cordialement et tendrement. Les faiblesses et infirmités, soit du corps soit de l'esprit, de vos femmes ne vous doivent provoquer à aucune sorte de dédain, mais plutôt à une douce et amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles afin que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d'honneur et de respect, et que vous les eussiez tellement pour compagnes que vous en fussiez néanmoins les chefs et supérieurs. Et vous, ô femmes, aimez tendrement, cordialement, mais d'un amour respectueux et plein de révérence, les maris que Dieu vous a donnés ; car vraiment Dieu pour cela les a créés d'un sexe plus vigoureux et prédominant, et a voulu que la femme fût une dépendance de l'homme, un os de ses os, une chair de sa chair, et qu'elle fût produite d'une de ses côtes, tirée de dessous ses bras, pour montrer qu'elle doit être sous la main et conduite du mari ; et toute l'Écriture sainte vous recommande étroitement cette sujétion, que néanmoins la même Écriture vous rend douce, non seulement voulant que vous vous y accommodiez avec amour, mais ordonnant à vos maris qu'ils l'exercent avec grande dilection, tendreté et suavité : Maris, dit saint Pierre, comportez-vous discrètement avec vos femmes, comme avec un être plus fragile, leur portant honneur. Mais tandis que je vous exhorte à agrandir de plus en plus cet amour réciproque que vous vous devez, prenez garde qu'il ne se convertisse point en aucune sorte de jalousie ; car il arrive souvent que, comme le ver s'engendre en la pomme la plus délicate et la plus mûre, aussi la jalousie naît en l'amour le plus ardent et pressant des mariés, dont il gâte et corrompt la substance, car petit à petit il engendre les noises, dissensions et divorces. Certes, la jalousie n'arrive jamais où l'amitié est réciproquement fondée sur la vraie vertu, c'est pourquoi elle est une marque indubitable d'un amour quelque peu sensuel, grossier et qui s'est adressé où il a rencontré une vertu imparfaite, inconstante et sujette à défiance. C'est donc une sotte prétention d'amitié que de la vouloir exalter par la jalousie, car la jalousie est vraiment marque de la grandeur et grosseur de l'amitié, mais non pas de sa bonté, pureté et perfection ; puisque la perfection de l'amitié présuppose l'assurance de la vertu de la chose qu'on aime, et que la jalousie en présuppose l'incertitude.

Si vous voulez, ô maris, que vos femmes vous soient fidèles, faites-leur en voir la leçon par votre exemple. « Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous exiger la pudicité de vos femmes, si vous-mêmes vivez en impudicité ? Comment leur demandez-vous ce que vous ne leur donnez pas ? » voulez-vous qu'elles soient chastes ? comportez-vous chastement envers elles, et, comme dit saint Paul, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect. Que si au contraire vous-mêmes leur apprenez les friponneries, ce n'est pas merveille que vous ayez du déshonneur en leur perte.

Ô femmes, vos oreilles

Mais vous, ô femmes, dont l'humeur est inséparablement joint à la pudicité et honnêteté, conservez jalousement votre gloire et ne permettez pas qu'aucune sorte de dissolution ternisse la blancheur de votre réputation. Craignez toutes sortes d'attaques, si petites qu'elles soient, ne permettez jamais aucune muguetterie autour de vous. Quiconque vient louer votre beauté et votre grâce doit vous être suspect, car quiconque loue une marchandise qu'il ne peut acheter est pour l'ordinaire grandement tenté de la dérober. Mais si à votre louange quelqu'un ajoute le mépris de votre mari, il vous offense infiniment, car la chose est claire que non seulement il vous veut perdre, mais vous tient déjà pour demi-perdue, puisque la moitié du marché est faite avec le second marchand quand on est dégoûté du premier. Les dames tant anciennes que modernes ont accoutumé de pendre des perles en nombre à leurs oreilles pour le plaisir, dit Pline, qu'elles ont à les sentir grilloter, s'entretouchant l'une l'autre. Mais quant à moi qui sais que le grand ami de Dieu Isaac envoya des pendants d'oreilles pour les premières arrhes de ses amours à la chaste Rébecca, je crois que cet ornement mystique signifie que la première chose qu'un mari doit avoir d'une femme, et que la femme lui doit fidèlement garder, c'est l'oreille, afin que nul langage ou bruit n'y puisse entrer, sinon le doux et aimable grillotis des paroles chastes et pudiques, qui sont les perles orientales de l'Évangile : car il faut toujours ressouvenir que l'on empoisonne les âmes par l'oreille, comme le corps par la bouche.

Beaucoup de réciproques caresses

L'amour et la fidélité jointes ensemble engendrent toujours la privauté et confiance ; c'est pourquoi les Saints et Saintes ont usé de beaucoup de réciproques caresses en leur mariage, caresses vraiment amoureuses mais chastes, tendres mais sincères. Ainsi Isaac et Rébecca, le plus chaste couple des mariés de l'ancien temps, furent vus par la fenêtre se caresser en telle sorte, qu'encore qu'il n'y eût rien de déshonnête, Abimelech connut bien qu'ils ne pouvaient être que mari et femme. Le grand saint Louis, également rigoureux à sa chair et tendre en l'amour de sa femme, fut presque blâmé d'être abondant en telles caresses, bien qu'en vérité il méritât plutôt louange de savoir abaisser son esprit martial et courageux à ces menus offices requis à la conservation de l'amour conjugal ; car bien que ces petites démonstrations de pure et franche amitié ne lient pas les cœurs, elles les rapprochent néanmoins, et servent de disposition agréable à la conversation mutuelle.

Dédiez les fruits du ventre

Sainte Monique étant grosse du grand saint Augustin, le dédia par plusieurs offres à la religion chrétienne et au service de la gloire de Dieu, ainsi que lui-même en témoigne disant que déjà il avait goûté « le sel de Dieu dans le ventre de sa mère ». C'est un grand enseignement pour les femmes chrétiennes d'offrir à la divine Majesté les fruits de leurs ventres, même avant qu'ils en soient sortis, car Dieu qui accepte les oblations d'un cœur humble et volontaire, seconde pour l'ordinaire les bonnes affections des mères en ce temps-là : témoin Samuel, saint Thomas d'Aquin, saint André de Fiesole et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d'un tel fils, prenant ses enfants dans ses bras aussitôt qu'ils étaient nés, les offrait à Jésus-Christ, et dès lors les aimait avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ; ceci lui réussit si heureusement qu'à la fin ils furent tous les sept très saints.

La crainte de Dieu au cœur

Mais les enfants étant venus au monde et commençant à se servir de la raison, les pères et mères doivent avoir un grand soin de leur imprimer la crainte de Dieu au cœur. La bonne reine Blanche fit ardemment cet office à l'endroit du roi saint Louis son fils, car elle lui disait souvent : « J'aimerais mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel » ; ce qui demeura tellement gravé en l'âme de ce saint fils que, comme lui-même racontait, il ne fut aucun jour de sa vie qu'il ne s'en souvint, faisant effort, autant qu'il lui était possible, pour bien garder cette divine doctrine. Certes, les races et générations sont appelées en notre langage, maisons, et les Hébreux eux-mêmes appellent la génération des enfants, édification de maison, car c'est en ce sens qu'il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages-femmes d'Égypte. Or c'est pour nous montrer que ce n'est pas faire une bonne maison que d'y mettre beaucoup de biens mondains, mais de bien élever les enfants dans la crainte de Dieu et la vertu ; en quoi on ne doit épargner aucune sorte de peine ni de travaux, puisque les enfants sont la couronne du père et de la mère. Ainsi sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de saint Augustin, que l'ayant suivi par mer et par terre, elle le rendit plus heureusement enfant de ses larmes, par la conversion de son âme, qu'il n'avait, été enfant de son sang par la génération de son corps.

La femme dévote, bonheur de la maison

Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison, c'est pourquoi plusieurs ont cette véritable opinion, que leur dévotion est plus fructueuse à la famille que celle des maris qui, séjournant ordinairement moins parmi les familiers, ne peuvent pas par conséquent les diriger si aisément vers la vertu.

L'homme sans dévotion, animal sévère

Il est dit en la Genèse qu'Isaac, voyant sa femme Rébecca stérile, pria le Seigneur pour elle, ou, selon les Hébreux, il pria le Seigneur vis-à-vis d'elle, parce que l'un priait d'un côté de l'oratoire et l'autre de l'autre : aussi l'oraison du mari faite de cette façon fut exaucée. C'est la plus grande et fructueuse union du mari et de la femme que celle qui se fait en la sainte dévotion, à laquelle ils se doivent entreporter l'un l'autre à l'envi. Il y a des fruits, comme le coing, qui pour l'âpreté de leur suc ne sont guère agréables qu'en confiture ; il y en a d'autres qui pour leur tendreté et délicatesse ne peuvent durer, s'ils ne sont aussi confits, comme les cerises et les abricots. Ainsi les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l'homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude ; et les maris doivent souhaiter que leurs femmes soient dévotes, car sans la dévotion la femme est grandement fragile et sujette à déchoir ou ternir en la vertu. Saint Paul a dit que l'homme infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle par l'homme fidèle, parce qu'en cette étroite alliance du mariage, l'un peut aisément tirer l'autre à la vertu. Mais quelle bénédiction est-ce, quand l'homme et la femme fidèles se sanctifient l'un l'autre en une vraie crainte du Seigneur.

Au demeurant, le support mutuel de l'un pour l'autre doit être si grand, que jamais tous deux ne soient courroucés ensemble et tout à coup, afin qu'entre eux il ne se voie ni dissension ni discussion. Les mouches à miel ne peuvent s'arrêter dans le lieu où se font entendre échos, retentissements, précipitations de voix, ni le Saint-Esprit certes en une maison où il y a des discussions, des répliques, des criailleries ou altercations.

Reprendre haleine en Notre-Seigneur

Saint Grégoire de Nazianze témoigne que de son temps les mariés faisaient fête au jour anniversaire de leur mariage. Certes j'approuverais que cette coutume s'introduisît, pourvu que ce ne fût point avec l'appareil des récréations mondaines et sensuelles, mais que les maris et femmes, confessés et communiés en ce jour-là, recommandassent à Dieu avec plus de ferveur qu'à l'ordinaire le progrès de leur mariage, renouvelant les bons propos de le sanctifier de plus en plus par une réciproque amitié et fidélité, et reprenant haleine en Notre-Seigneur pour le support des charges de leur vocation.

Saint François de Sales, in L’Anneau d’or

 

vendredi 10 novembre 2023

En préfaçant... Sylvain Tesson, Raspail, ou le crépuscule de la désolation

 


Lecteurs ! Vous allez embarquer sur un navire étrange, un bâtiment littéraire. Il a largué les amarres il y a cinquante ans, à moins que ce ne fussent cinquante siècles (mais les faire-part de naissance importent-ils, en littérature ?). C'est un vaisseau de légende. L'équipage ? Des hommes inaptes à la vie moderne. Son port d'attache ? La mélancolie ou la lucidité, ce qui revient au même. Sa destination ? Tout horizon perdu.

Vous vous apprêtez à voguer là-bas, au loin, si loin… vers des horizons dissous dans la lumière. Vous croiserez des ciels de pluie, des mers labourées, des steppes sans contours, des forêts harassées. Vous rencontrerez des spectres, errant dans les brumes. Le monde n'a plus besoin de ces hommes. Pour eux, finalement, c'est une chance. Chassés par leurs semblables, ils échappent au pire.

Dans chacun des six volumes de ce recueil, en Patagonie, au bord des toundras septentrionales, dans les confins du silence, la même atmosphère vous enveloppera. Le soleil y sera angoissant, les ciels crépusculaires, la pression étouffante. N'est-ce pas cela le style chez l'écrivain ? Non pas l'art d'enfiler de belles phrases en chapelet, mais la capacité à architecturer un univers propre, un climat, et à les déployer, jusqu'à l'obsession, de livre en livre. « Je fus un homme à idée fixe », avoue Antoine de Tounens, roi autoproclamé de la Patagonie. Que Jean Raspail le sache : lui aussi.

Raspail s'est étourdi de voyages avant d'écrire son premier roman. Il a regardé les nuages  transhumer au-dessus des forêts, les steppes australes, les chenaux et les océans blêmes. Il a vu les vieux peuples, les anciennes cultures tirer leur révérence. Son siècle, le vingtième, le pire de tous, fut celui du nettoyage par le vide. Les dieux s'en sont retirés. « Tout doit disparaître ! » semble avoir été le slogan du Progrès. Et de ce spectacle tragique, à force de scruter le brouillard au cas où s'y cacherait un vestige, Raspail a gardé un stigmate : deux très beaux yeux délavés, couleur bleu Baltique. Ils lui donnent le regard de ceux qui ont croisé les fantômes.

Mais attention ! Nulle part, trace de nostalgie. Une pratique distraite – hostile peut-être ? – des œuvres de Raspail a laissé croire à des lecteurs pressés que l'auteur s'opiniâtrait dans le regret. Il était le grincheux passéiste, l'homme du révolu, cramponné aux mondes disparus. Ne saisissant rien à la marche de son époque, il appelait au vain retour des temps. Devant l'effroyable désagrégation de toute chose sous la roue de l'Histoire, Jean Raspail, au contraire, a inventé un comportement incomparablement plus original que la nostalgie : il a choisi de veiller sur les ruines. De se faire leur serviteur. Il ne s'agit pas là de les réédifier, d'appeler à leur Restauration. Il s'agit de se tenir au chevet de l'agonie, comme une bonne fée penchée sur un mourant. Les Vieux-Russes et les animaux partagent cette attitude devant la mort. Les premiers ont inventé le personnage fort raspailien de la sistra miloserdnaia, à mi-chemin entre l'ange et l'aide-soignante. Les seconds, souvent, bravent le danger pour se tenir près du corps blessé de l'un des leurs. Ils le caressent, ils l'escortent, immobiles, vers le dernier soupir. Hubert Robert, après tout, faisait-il autre chose quand il peignait ses ruines ? Il ne se livrait pas à l'apologie de ce qu'elles n'étaient plus. Il nous conviait plutôt à saluer leur beauté, leur grandeur. Les ruines sont belles parce qu'elles continuent de rayonner, d'exhaler l'atmosphère de ce qu'elles furent. En général elles pourrissent, seules, oubliées. C'est là que Raspail intervient. Il envoie dans les décombres ses escouades de gardiens, sentinelles des royaumes de solitude, à l'affût d'un dernier écho.

D'où écrit-il? Où se situe la géographie de Raspail ? Quelque part dans un désert de Scythes, sur un rivage des Tartares, sous des falaises de marbre, dans un de ces non-lieux de la littérature où les hommes meurent mais le mystère demeure. Les géographes donnent le nom de « zones grises » à ces territoires qui constituent le décor des romans de l'auteur. Ce sont des étendues désolées. L'esprit rationnel tente vainement de s'assujettir leurs confins impalpables. Les tentacules du pouvoir central n'y parviennent plus. L'ordre n'y règne pas. Des conquérants essaient de les soumettre. Ils s'y font anéantir non par les forces d'une armée de résistance ni par l'hostilité de la nature, mais par quelque chose qui leur échappe, un rayonnement, une pulsation mantique. Les héros de Raspail ressemblent à des personnages de Graham Greene chevauchant dans la géographie de Buzzati. Comme le curé de La Puissance et la Gloire traquant son impossible rédemption, ils cherchent une issue où il n'y en a pas. Ils avancent mais les frontières reculent. Ils continuent mais l'horizon s'efface. La voie ferrée de Septentrion disparaît à mesure que le train avance ! Que le lecteur se rassure. Ils s'en moquent, les héros, de ce retrait de toute réalité ! «L'échec est encore plus grand et plus beau que la victoire », dira Antoine de Tounens pour se consoler de la faillite.

Parlons-en, du réel. Les héros de Raspail – et leur auteur avec eux – le tiennent en horreur. Qu'ils soient capitaine des hussards, pilote d'hélicoptère, pêcheur de Patagonie ou conducteur de train fantôme, ils ont contracté le dégoût pour le monde tel qu'il est. Sa lourdeur, sa vulgarité. Sa laideur érigée en horizon limite. Et surtout cette plaie de la modernité : l'impératif imposé aux hommes de se montrer efficaces, utiles, rentables. Pour échapper à ce cauchemar il n'y a pas tellement de choix.

Les uns se mettent en fuite. Ils emportent au profond d'eux-mêmes les débris d'un monde évanoui. Ils font les gestes liturgiques, prononcent les paroles mémorielles, revêtissent les habits consacrés. Ils jouent la farce, entretiennent l'illusion que tout n'est pas oublié. Ce sont des passagers du train qui bat la forêt vers le Septentrion alors que leur ville mère succombe aux forces du mal : le totalitarisme de l'uniformité.

Les autres survivent au bord du précipice. Ils n'en ont plus pour longtemps. Ils s'apprêtent à vaciller : on ne tient pas longtemps, en équilibre, sur les parapets du temps. La vie, effroyable sursis. La modernité va les broyer bientôt. Ils conservent dans le cœur l'éclat d'un astre mort Une lueur brille encore dans leurs yeux et il y a même une flamme, entretenue, à la proue de leur canot. Ce sont les Alakalufs, les errants de la Terre de Feu. Et qui se souvient d'eux ? Raspail.

Les troisièmes préfèrent inventer leur propre monde. Ils brandissent les armes de l'Imaginaire. Ils « rêvent les yeux ouverts ». Ils construisent leur sortie. Ils ne commettent pas cette faute : grandir pour se traîner jusqu'à la mort dans les habits de l'adulte. « Parfois je me demandais si j'étais jamais sorti de l'enfance », dit Antoine de Tounens, petit avoué de province qui se crut roi de la Patagonie et rencontra deux choses le sarcasme de ses compatriotes et l'indifférence de ceux qu'il pensait ses sujets. Au moins celui-là régna-t-il sur son rêve.

Les derniers, on les rencontrera par exemple dans La Miséricorde, ce roman inédit et « inachevé ». Dans ce livre qui clôt le recueil, le héros, prêtre coupable, compte sur la miséricorde, s'appuie sur l'Espérance. En bref, il se replie au ciel. Il se projette hors de sa province aussi triste qu'un décor de Mauriac et hors de sa faute encore plus noire qu'un cauchemar de Bernanos.

Monde perdu, monde halluciné, monde dont on se souvient, monde que l'on emporte, monde que l'on imagine, monde que l'on espère dans le panthéon raspailien, chaque personnage s'enfuit quelque part. On a les portes de secours que l'on peut. Aucun n'hésite à partir. « On ne peut rien contre ceux qui viennent. Sinon s'enfuir encore plus loin » apprend-on de l'un d'eux.

Et chacun dans sa fuite implore un peu de lumière, donnant au voyage le sens d'une quête. Au moins le héros raspailien réussit-il son ratage. « Ce qui ne peut se traduire en termes de mystique ne mérite pas d'être vécu », écrit Cioran dans ses Fluctuations de 1975. Chacun des personnages de Raspail a lu la phrase du vieux fou des Carpates.

mardi 31 octobre 2023

En testant… Louis XVI, Je suis prêt à paraître devant Lui

Au nom de la très Sainte Trinité, du Père, du fils et du Saint Esprit. Aujourd’hui vingt-cinquième de décembre mil sept cent quatre vingt douze. Moi, Louis, XVIe  du nom, Roi de France, étant depuis plus de quatre mois enfermé avec ma famille dans la Tour du Temple à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque, même depuis le onze du courant avec ma famille. De plus impliqué dans un Procès dont il est impossible de prévoir l’issue à cause des passions des hommes, et dont on ne trouve aucun prétexte ni moyen dans aucune loi existante, n’ayant que Dieu pour témoin de mes pensées, et auquel je puisse m’adresser. Je déclare ici en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments.

Je laisse mon âme à Dieu mon créateur, et je le prie de la recevoir dans sa miséricorde, de ne pas la juger d’après ses mérites, mais par ceux de Notre Seigneur Jésus Christ qui s’est offert en sacrifice à Dieu son Père, pour nous autres hommes, quelque indignes que nous en fussions, et moi le premier.

Je meurs dans l’union de notre sainte Mère l’Église Catholique, Apostolique et Romaine, qui tient ses pouvoirs par une succession non interrompue de Saint Pierre auquel Jésus-Christ les avait confiés. Je crois fermement et je confesse tout ce qui est contenu dans le Symbole et les commandements de Dieu et de l’Église, les Sacrements et les Mystères tels que l’Église Catholique les enseigne et les a toujours enseignés. Je n’ai jamais prétendu me rendre juge dans les différentes manières d’expliquer les dogmes qui déchirent l’Église de Jésus-Christ, mais je m’en suis rapporté et rapporterai toujours, si Dieu m’accorde vie, aux décisions que les supérieurs Ecclésiastiques unis à la Sainte Église Catholique, donnent et donneront conformément à la discipline de l’Église suivie depuis Jésus-Christ. Je plains de tout mon cœur nos frères qui peuvent être dans l’erreur, mais je ne prétends pas les juger, et je ne les aime pas moins tous en Jésus-Christ suivant ce que la charité Chrétienne nous l’enseigne.

Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés, j’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester et à m’humilier en sa présence, ne pouvant me servir du Ministère d’un Prêtre Catholique. Je prie Dieu de recevoir la confession que je lui en ai faite, et surtout le repentir profond que j’ai d’avoir mis mon nom, (quoique cela fut contre ma volonté) à des actes qui peuvent être contraires à la discipline et à la croyance de l’Église Catholique à laquelle je suis toujours resté sincèrement uni de cœur. Je prie Dieu de recevoir la ferme résolution où je suis, s’il m’accorde vie, de me servir aussitôt que je le pourrai du Ministère d’un Prêtre Catholique, pour m’accuser de tous mes péchés, et recevoir le Sacrement de Pénitence.

Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés par inadvertance (car je ne me rappelle pas d’avoir fait sciemment aucune offense à personne), ou à ceux à qui j’aurais pu avoir donné de mauvais exemples ou des scandales, de me pardonner le mal qu’ils croient que je peux leur avoir fait.

Je prie tous ceux qui ont de la Charité d’unir leurs prières aux miennes, pour obtenir de Dieu le pardon de mes péchés.

Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont fait mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner, de même que ceux qui par un faux zèle, ou par un zèle mal entendu, m’ont fait beaucoup de mal.

Je recommande à Dieu, ma femme, mes enfants, ma Sœur, mes Tantes, mes Frères, et tous ceux qui me sont attachés par les liens du sang, ou par quelque autre manière que ce puisse être. Je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants et ma sœur qui souffrent depuis longtemps avec moi, de les soutenir par sa grâce s’ils viennent à me perdre, et tant qu’ils resteront dans ce monde périssable.

Je recommande mes enfants à ma femme, je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle pour eux ; je lui recommande surtout d’en faire de bons Chrétiens et d’honnêtes hommes, de leur faire regarder les grandeurs de ce monde ci (s’ils sont condamnés à les éprouver) que comme des biens dangereux et périssables, et de tourner leurs regards vers la seule gloire solide et durable de l’Éternité. Je prie ma sœur de vouloir bien continuer sa tendresse à mes enfants, et de leur tenir lieu de mère, s’ils avaient le malheur de perdre la leur.

Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union, comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.

Je recommande bien vivement à mes enfants, après ce qu’ils doivent à Dieu qui doit marcher avant tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et obéissants à leur mère, et reconnaissants de tous les soins et les peines qu’elle se donne pour eux, et en mémoire de moi. Je les prie de regarder ma sœur comme une seconde mère.

Je recommande à mon fils, lorsqu’il deviendra Roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses sujets, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve. Qu’il ne peut faire le bonheur des Peuples qu’en régnant suivant les Lois, mais en même temps qu’un Roi ne peut les faire respecter, et faire le bien qui est dans son cœur, qu’autant qu’il a l’autorité nécessaire, et qu’autrement, étant lié dans ses opérations et n’inspirant point de respect, il est plus nuisible qu’utile.

Je recommande à mon fils d’avoir soin de toutes les personnes qui m’étaient attachées, autant que les circonstances où il se trouvera lui en donneront les facultés, de songer que c’est une dette sacrée que j’ai contractée envers les enfants ou les parents de ceux qui ont péri pour moi, et ensuite de ceux qui sont malheureux pour moi. Je sais qu’il y a plusieurs personnes de celles qui m’étaient attachées, qui ne se sont pas conduites envers moi comme elles le devaient, et qui ont même montré de l’ingratitude, mais je leur pardonne, (souvent, dans les moment de troubles et d’effervescence, on n’est pas le maître de soi) et je prie mon fils, s’il en trouve l’occasion, de ne songer qu’à leur malheur.

Je voudrais pouvoir témoigner ici ma reconnaissance à ceux qui m’ont montré un véritable attachement et désintéressé. D’un côté si j’étais sensiblement touché de l’ingratitude et de la déloyauté de gens à qui je n’avais jamais témoigné que des bontés, à eux et à leurs parents ou amis, de l’autre, j’ai eu de la consolation à voir l’attachement et l’intérêt gratuit que beaucoup de personnes m’ont montrés. Je les prie d’en recevoir tous mes remerciements ; dans la situation où sont encore les choses, je craindrais de les compromettre si je parlais plus explicitement, mais je recommande spécialement à mon fils de chercher les occasions de pouvoir les reconnaître. 

Je croirais calomnier cependant les sentiments de la Nation, si je ne recommandais ouvertement à mon fils MM de Chamilly et Hue, que leur véritable attachement pour moi avait portés à s’enfermer avec moi dans ce triste séjour, et qui ont pensé en être les malheureuses victimes. Je lui recommande aussi Cléry des soins duquel j’ai eu tout lieu de me louer depuis qu’il est avec moi. Comme c’est lui qui est resté avec moi jusqu’à la fin, je prie MM de la Commune de lui remettre mes hardes, mes livres, ma montre, ma bourse, et les autres petits effets qui ont été déposés au Conseil de la Commune.

Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient, les mauvais traitements et les gênes dont ils ont cru devoir user envers moi. J’ai trouvé quelques âmes sensibles et compatissantes, que celles-là jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser.

Je prie MM de Malesherbes, Tronchet et de Sèze, de recevoir ici tous mes remerciements et l’expression de ma sensibilité pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi.

Je finis en déclarant devant Dieu et prêt à paraître devant Lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi.

Louis