samedi 14 février 2015

En musant... Catulle Mendès, Ballade de l'âme de Paul Verlaine

Tous, dès que la mort les déleste,
Les rois, les prélats en rochet,
Les gueux, frappent à l’Huis céleste !
Notre-Dame ouvre le guichet,
De la colombe à l’émouchet,
Chaque âme est une madeleine
Qui se souvient qu’elle péchait...
Et voici l’âme de Verlaine.
« Pleine de Grâce ! un propos leste
Souvent moussa dans mon pichet ;
Je vaux que me happe et me moleste
L’âpre Iblis aux dents de brochet ».
Mais Elle : « Rien ne te tachait !
Je sens comme la pure haleine
D’un grain d’encens dans un sachet ;
Et voici l’âme de Verlaine.
« Tes fautes, dont plus rien ne reste,
Furent la boue et le souchet
Où la violette modeste
De ton doux rêve se cachait.
Ce qui naguère t’empêchait
De t’épanouir dans la plaine
N’est plus qu’ombre, cendre, déchet !
Et voici l’âme de Verlaine ».
                                ENVOI
                À Notre-Seigneur Dieu.
Seigneur ! plus d’un banquier trichait
Voici pour Vous la marjolaine
Et le lys qui s’effarouchait,
Et voici l’âme de Verlaine.

Catulle Mendès, in Les Braises du cendrier

lundi 9 février 2015

En sauvant... Dom Chautard, Dieu veut les Œuvres et la Vie intérieure


Ex quo omnia,
per quem omnia,
in quo omnia 1.
Ô Dieu très grand et très bon, admirables et éblouissantes sont les vérités que la Foi nous découvre sur Votre vie intime.
Père Saint, Vous Vous contemplez éternellement dans Votre parfaite image, le Verbe, – Votre Verbe tressaille ravi de Votre Beauté, – et de Votre commune extase jaillit un embrasement d'amour, l'Esprit-Saint.
Vous seule, ô Trinité adorable, êtes la Vie intérieure parfaite, surabondante, infinie.
Bonté sans limites, Vous voulez répandre au dehors Votre Vie intime. Vous dites, et Vos œuvres s'élancent du néant pour manifester vos perfections et chanter Votre gloire.
Un abîme existe entre Vous et la poussière animée par Votre souffle, Votre Esprit d'amour veut le combler ; Il aura ainsi le moyen de satisfaire son immense besoin d'aimer et de se donner.
Il provoque donc en Votre Sein le décret de notre divinisation. Cette boue façonnée par Vos Mains pourra, ô prodige, être déifiée et avoir part à Votre bonheur éternel.
Votre Verbe s'offre pour accomplir cette œuvre. « Et Il se fait chair pour que nous devenions des dieux »2.
Et pourtant, ô Verbe, Vous n'avez pas quitté le Sein de Votre Père. Là, subsiste Votre Vie essentielle, et c'est de cette Source que découleront les merveilles de Votre Apostolat.
Ô Jésus, Emmanuel, Vous confiez à Vos Apôtres Votre Évangile, Votre Croix, Votre Eucharistie, et Vous leur donnez mission d'aller engendrer à Votre Père des fils d'adoption.
Puis Vous remontez vers Votre Père.
C'est à Vous, Esprit divin, qu'incombe désormais le soin de sanctifier et de gouverner le Corps mystique de l'Homme-Dieu 3.
Pour faire descendre du Chef dans les membres la Vie divine, Vous daignez choisir pour Votre Œuvre des collaborateurs. Embrasés par les feux de la Pentecôte, ils iront semer partout dans les intelligences le verbe qui éclaire et dans les cœurs la grâce qui enflamme, et ainsi communiquer aux hommes cette Vie divine, dont vous êtes la Plénitude.
* * *
Ô Feu divin, excitez en tous ceux qui participent à Votre Apostolat les ardeurs qui transformèrent les heureux retraitants du Cénacle. Ils seront alors non plus de simples prédicateurs du dogme et de la morale, mais des « transfuseurs » vivants du Sang divin dans les âmes.
Esprit de lumière, gravez cette vérité en traits indélébiles dans leurs intelligences, à savoir : que leur apostolat ne sera efficace que dans la mesure où ils vivront eux-mêmes de cette Vie surnaturelle intime dont Vous êtes le Principe souverain, et Jésus-Christ la Source.
Ô Charité infinie, allumez dans leurs volontés une soif ardente de la Vie intérieure. Pénétrez leurs cœurs de vos suaves et puissants effluves, et faites-leur sentir que, même ici-bas, il n'y a de vrai bonheur que dans cette Vie, imitation et participation de la Vôtre et de celle du Cœur de Jésus dans le Sein du Père de toutes les miséricordes et de toutes les tendresses.
* * *
Ô Marie Immaculée, Reine des Apôtres, daignez bénir ces modestes pages. Obtenez à tous ceux qui les liront de bien comprendre que, s'il plaît à Dieu de se servir de leur activité comme d'un instrument régulier de sa Providence, pour répandre ses biens célestes dans les âmes, cette activité, pour amener quelque résultat, devra participer en quelque façon de la nature de l'Acte divin, tel que Vous le contempliez dans le Sein de Dieu, lorsque s'incarna dans Vos entrailles virginales Celui à qui nous (levons de pouvoir Vous appeler notre Mère.
* * *
1. Les Œuvres et dès lors le Zèle sont voulus par Dieu
Être souverainement libéral est un apanage de la nature divine. Dieu est Bonté infinie. La Bonté n'aspire qu'à se répandre et à communiquer le bien dont elle jouit.
La vie mortelle de Notre-Seigneur ne fut qu'une continuelle manifestation de cette inépuisable libéralité. L'Évangile montre le Rédempteur semant sur son chemin les trésors d'amour d'un Cœur avide d'attirer les hommes à la vérité, à la vie.
Cette flamme d'apostolat, Jésus-Christ l'a communiquée à l'Église, don de son amour, diffusion de sa vie, manifestation de sa vérité, resplendissement de sa sainteté. Animée des mêmes ardeurs, l'Épouse mystique du Christ continue à travers les siècles l'œuvre d'apostolat de son divin Exemplaire.
Admirable dessein, loi universelle établie par la Providence ! « C'est par l'homme que l'homme doit connaître le
chemin du salut »4. Jésus-Christ seul a versé le sang qui rachète le monde. Seul aussi, il aurait pu en appliquer la vertu et agir sur les âmes d'une façon immédiate, comme il le fait par l'Eucharistie. Mais il a voulu des coopérateurs à la dispensation de ses bienfaits. Pourquoi ? Sans doute la majesté divine l'exigeait ainsi, mais non moins l'y poussaient ses tendresses pour l'homme. Et s'il convient au plus éminent des monarques de ne gouverner le plus souvent que par ses ministres, quelle condescendance de la part d'un Dieu de daigner associer de pauvres créatures à ses labeurs et à sa gloire !
Née sur la croix, sortie du côté transpercé du Sauveur, l'Église par le ministère apostolique perpétue l'action bienfaisante et rédemptrice de l'Homme-Dieu. Voulu par Jésus-Christ, ce ministère devient le facteur essentiel de la diffusion de cette Église parmi les nations et l'instrument le plus ordinaire de ses conquêtes.
Pour cet apostolat, figure au premier rang le clergé dont la hiérarchie forme le cadre de l'armée du Christ ; clergé illustré par tant d'Évêques et de Prêtres saints et zélés, et honoré si glorieusement par la récente béatification du saint Curé d'Ars.
À côté de ce clergé officiel, se sont levées, dès l'origine du christianisme, des compagnies de volontaires, véritables corps d'élite dont la perpétuelle et luxuriante végétation sera toujours l'un des phénomènes les plus manifestes de la vitalité de l'Église.
Ce sont d'abord, aux premiers siècles, les Ordres contemplatifs dont la prière incessante, les rudes macérations contribuèrent si puissamment à la conversion du monde païen. Au moyen âge, surgissent les Ordres prêcheurs, les Ordres mendiants, les Ordres militaires, les Ordres voués à l'héroïque mission du rachat des captifs au pouvoir des infidèles. Enfin les temps modernes voient naître en foule : Milices enseignantes, Instituts, Sociétés de Missionnaires, Congrégations de toutes sortes, dont la mission est de répandre le bien spirituel et corporel sous toutes ses formes.
En outre, à toutes les époques de son histoire, l'Église a rencontré des collaborateurs précieux dans les simples fidèles, tels ces fervents catholiques, aujourd'hui légion, « personnes d'œuvres » suivant l'expression consacrée, cœurs ardents, qui, sachant unir leurs forces, mettent sans réserve au service de notre Mère commune, temps, capacités, fortune, souvent sacrifient leur liberté, et parfois leur sang.
Spectacle admirable, certes, et fortifiant, que celui de cette providentielle efflorescence d'œuvres naissant au jour voulu et si merveilleusement adaptées aux circonstances ! L'histoire de l'Église le prouve : tout besoin nouveau à satisfaire, tout péril à conjurer, a vu invariablement apparaître l'institution réclamée par les nécessités d'alors.
Ainsi à notre époque, nous voyons s'opposer à des maux d'une particulière gravité, une foule d'œuvres à peine connues hier : Catéchismes préparatoires à la première communion, Catéchismes de persévérance, Catéchismes pour les enfants abandonnés, Congrégations, Confréries, Réunions et Retraites pour hommes et jeunes gens, pour dames et jeunes filles, Apostolat de la prière, Apostolat de la charité, Ligues pour le repos dominical, Patronages, Cercles catholiques, Œuvres militaires, Écoles libres, Bonne Presse, etc., toutes formes d'apostolat, suscitées par cet esprit qui embrasait l'âme d'un saint Paul : Pour moi bien volontiers je dépenserai et je me dépenserai encore moi-même tout entier pour vos âmes (2 Co 12,15), et qui veut répandre partout les bienfaits du sang de Jésus-Christ.
Que ces humbles pages aillent aux soldats, qui, tout zèle, tout ardeur pour leur noble mission, s'exposent, en vertu même de l'activité qu'ils déploient, au péril de n'être point, avant tout, des hommes de vie intérieure, et qui, s'ils en étaient un jour punis par des insuccès en apparence inexplicables, autant que par de graves dommages spirituels, seraient alors tentés d'abandonner la lutte et de rentrer découragés sous la tente.
Les pensées développées dans ce livre nous ont aidé nous-mêmes à lutter contre l'extériorisation par les œuvres. Puissent-elles éviter à quelques-uns ces déboires, et mieux guider leur courage, en leur montrant que jamais le Dieu des œuvres ne doit être délaissé pour les œuvres de Dieu, et que le : Malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile (1 Co 9,16) ne nous donne pas le droit d'oublier le : Que sert à l'homme de gagner le monde entier s'il vient à perdre son âme ? (Mt 16,26).
Les pères et mères de famille pour qui l'Introduction à la vie dévote n'est pas un livre suranné, les époux chrétiens qui se considèrent comme obligés l'un envers l'autre à un apostolat qu'ils exercent en même temps sur leurs enfants pour les former à l'amour et à l'imitation du Sauveur, peuvent eux aussi s'appliquer facilement l'enseignement que donnent ces modestes feuillets. Puissent-ils mieux comprendre la nécessité d'une vie non seulement pieuse mais intérieure pour rendre leur zèle efficace, et pour embaumer leur foyer de l'esprit de Jésus-Christ et de cette paix inaltérable qui, en dépit des épreuves, restera toujours l'apanage des familles foncièrement chrétiennes.
2. Dieu veut que Jésus soit la Vie des Œuvres
La science, à juste titre d'ailleurs, est fière de ses immenses succès. Une chose cependant lui a été jusqu'à ce jour et lui sera à jamais impossible : créer la vie, faire sortir du laboratoire d'un chimiste un grain de blé, une larve. Les défaites retentissantes des défenseurs des générations spontanées nous ont instruits sur ces prétentions. Dieu garde le pouvoir de créer la vie.
Dans l'ordre végétal et animal les êtres vivants peuvent croître et se multiplier ; encore leur fécondité ne se réalise-t-elle que dans les seules conditions établies par le Créateur. Mais dès qu'il s'agit de la vie intellectuelle, Dieu se la réserve et c'est Lui qui directement crée l'âme raisonnable. Toutefois il est un domaine dont il est encore plus jaloux, c'est celui de la Vie surnaturelle, puisqu'elle est une émanation de la vie divine communiquée à l'Humanité du Verbe incarné.
L'Incarnation et la Rédemption établissent Jésus Source et Source unique de cette Vie divine à laquelle tous les hommes sont appelés à participer :
Par Notre Seigneur Jésus-Christ.
Par Lui, avec Lui et en
Lui.
L'action essentielle de l'Église consiste à la répandre par les Sacrements, la Prière, la Prédication et toutes les œuvres qui s'y rattachent.
Dieu ne fait rien que par son Fils : tout a été fait par Lui et rien n'a été fait sans Lui (Jn 1,3). Cela est vrai dans l'ordre naturel, mais combien plus dans l'ordre surnaturel, quand il s'agit de communiquer sa Vie intime et de faire participer les hommes à sa propre nature pour les rendre Enfants de Dieu.
Je suis venu afin qu'ils aient la vie (Jn 10,10). En Lui était la vie (Jn 1,4). Je suis la Vie (Jn 14,6). Quelle précision dans ces paroles ! Quelle lumière dans cette parabole du Cep et des branches où le Maître développe cette vérité ! Quelle insistance il met pour graver dans l'esprit de ses Apôtres ce principe fondamental que Lui seul, Jésus, est la Vie, et cette conséquence que, pour participer à cette Vie et la communiquer aux autres, ils doivent être entés sur l'Homme-Dieu.
Les hommes appelés à l'honneur de collaborer avec le Sauveur pour transmettre aux âmes cette Vie divine doivent donc se considérer comme de modestes canaux chargés de puiser à cette Source unique.
L'homme apostolique qui méconnaîtrait ces principes et croirait qu'il peut produire le moindre vestige de vie surnaturelle sans l'emprunter totalement à Jésus, donnerait à penser que son ignorance théologique n'a d'égale que sa sotte suffisance.
Si tout en reconnaissant théoriquement que le Rédempteur est la cause primordiale de toute vie divine, l'apôtre dans son action oubliait cette vérité, et aveuglé par une folle présomption injurieuse pour Jésus-Christ, ne comptait guère que sur ses propres forces, ce serait un désordre moindre que le précédent, mais tout aussi insupportable au regard divin.
Rejeter la vérité ou en faire abstraction en agissant, constitue toujours un désordre intellectuel, doctrinal ou pratique. C'est la négation d'un principe qui doit informer notre conduite. Le désordre s'accentue encore évidemment si la vérité au lieu de rayonner, trouve le cœur de l'homme d'œuvres en opposition, par le péché ou la tiédeur volontaire, avec le Dieu de toute lumière.
Or, se conduire pratiquement en s'occupant des œuvres comme si Jésus n'en était pas seul le principe de vie est qualifié par le cardinal Mermillod d’Hérésie des Œuvres. Par cette expression, il stigmatise l'aberration d'un apôtre qui oubliant son rôle secondaire et subordonné, n'attendrait que de son activité personnelle et de ses talents les succès de son apostolat. N'est-ce pas en pratique la négation d'une grande partie du Traité de la Grâce ? Cette conséquence révolte au premier abord. Cependant pour peu qu'on y réfléchisse, elle n'est que trop vraie.
Hérésie des Œuvres ! L'activité fiévreuse prenant la place de l'action de Dieu, la grâce méconnue, l'orgueil humain voulant détrôner Jésus, la vie surnaturelle, la puissance de la prière, l'Economie de la Rédemption reléguées, au moins dans la pratique, au rang des abstractions, c'est là un cas qui est loin d'être imaginaire, et que l'analyse des âmes révèle comme très fréquent, quoique à des degrés divers, dans ce siècle de naturalisme où l'homme juge surtout d'après les apparences, et agit comme si le succès d'une œuvre dépendait principalement d'une ingénieuse organisation.
À la simple lueur de la saine philosophie, abstraction faite de la Révélation, on ne peut retenir sa pitié à la vue d'un homme admirablement doué, qui refuserait de reconnaître Dieu comme le principe des merveilleux talents que tous remarquent en lui.
Qu'éprouverait un catholique instruit dans sa religion, au spectacle d'un apôtre qui afficherait, du moins implicitement, la prétention de se passer de Dieu pour communiquer aux âmes ne fût-ce que le moindre degré de vie divine ?
« Ah ! l'insensé ! » dirions-nous en entendant un ouvrier évangélique tenir ce langage : « Mon Dieu, ne suscitez pas d'obstacle à mon entreprise, ne venez pas l'enrayer, et je me charge de la mener à bonne fin ».
Notre sentiment serait un reflet de l'aversion que provoque en Dieu la vue d'un tel désordre, la vue d'un présomptueux poussant l'orgueil jusqu'à vouloir donner la vie surnaturelle, produire la Foi, faire cesser le péché, porter à la vertu, engendrer les âmes à la ferveur, par ses seules forces et sans attribuer ces effets à l'action directe, constante, universelle et débordante du Sang Divin, prix, raison d'être et moyen de toute grâce et de toute vie spirituelle.
Aussi Dieu doit-il à l'Humanité de son Fils de confondre ces faux christs en paralysant leurs œuvres d'orgueil ou en permettant qu'elles ne causent qu'un mirage éphémère.
Réserve faite pour tout ce qui agit sur les âmes ex opere operato, Dieu doit au Rédempteur de soustraire à l'apôtre plein de suffisance les meilleures de ses bénédictions pour les réserver à la branche qui humblement reconnaît ne tirer sa sève que du Cep divin.
Autrement, s'il bénissait par des résultats profonds et durables une activité empoisonnée par ce virus que nous avons appelé Hérésie des Œuvres, Dieu semblerait encourager ce désordre et en permettre la contagion.
3. Qu'est-ce que la Vie intérieure ?
Les mots vie d'oraison, vie contemplative s'appliquent dans ce volume, comme dans l'Imitation de Jésus-Christ, à l'état des âmes qui s'adonnent sérieusement à une vie chrétienne non commune et cependant accessible à tous, et, en substance, obligatoire pour tous 5.
Sans nous attarder a une étude d'ascétisme, bornons-nous à rappeler ce que chacun pour le gouvernement intime de son âme est obligé d'accepter comme absolument certain.
1ère VÉRITÉ. La vie surnaturelle, c'est en moi la Vie de Jésus-Christ Lui-même, par la Foi, l'Espérance et la Charité, car Jésus est la cause méritoire, exemplaire et finale, et comme Verbe, avec le Père et le Saint-Esprit, la cause efficiente de la grâce sanctifiante dans nos âmes.
La présence de Notre-Seigneur par cette Vie surnaturelle n'est pas la présence réelle propre à la sainte Communion, mais une présence d'Action Vitale comme l'action de la tête ou du cœur sur les membres ; Action intime que Dieu cache le plus ordinairement à mon âme pour augmenter le mérite de ma foi ; Action donc insensible habituellement à mes facultés naturelles et que seule la foi m'oblige à croire formellement ; Action divine qui laisse subsister mon libre arbitre et utilise toutes les causes secondes, événements, personnes et choses, pour me faire connaître la volonté de Dieu et m'offrir l'occasion d'acquérir ou d'accroître ma participation à la vie divine.
Cette Vie inaugurée au Baptême par l'état de grâce, perfectionnée par la Confirmation, recouvrée par la Pénitence, entretenue et enrichie par l'Eucharistie, est ma Vie chrétienne.
2ème VÉRITÉ. Par cette vie, Jésus-Christ me communique son Esprit. Et ainsi il devient principe d'activité supérieure qui me porte, si je n'y mets obstacle, à penser, à juger, à aimer, à vouloir, à souffrir, à travailler avec Lui, en Lui, par Lui, comme Lui. Mes actions extérieures deviennent la manifestation de cette vie de Jésus en moi. Je tends ainsi à réaliser l'idéal de Vie intérieure formulé par saint Paul : Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Gal 2,20).
Vie chrétienne, Piété, Vie intérieure, Sainteté ne diffèrent pas essentiellement, ce sont les divers degrés d'un seul amour ; ce sont le crépuscule, l'aurore, la lumière, la splendeur d'un même soleil.
Lorsque dans cet ouvrage nous employons le mot Vie intérieure, nous visons moins la vie intérieure habituelle, c'est-à-dire si nous pouvons ainsi parler, « le capital de vie divine » qui est en nous par la grâce sanctifiante, que la Vie intérieure actuelle, c'est-à-dire la mise en valeur de ce capital par l'activité de l'âme et par sa fidélité aux grâces actuelles.
Je puis donc la définir l'état d'activité d'une âme qui réagit pour régler ses inclinations naturelles et s'efforce d'acquérir l’habitude de juger et de se diriger en tout d'après les lumières de l'Évangile et les exemples de Notre-Seigneur.
Donc deux mouvements. Par le premier, l'âme se retire de ce que le créé peut avoir de contraire à la vie surnaturelle, et elle cherche à être sans cesse présente à elle-même : Aversio a creaturis. Par le second l'âme se porte vers Dieu et s'unit à Lui : Conversio ad Deum.
Cette âme veut ainsi être fidèle à la grâce que Notre-Seigneur lui offre à chaque moment. En somme, elle vit unie à Jésus et réalise sa parole : Celui qui demeure en Moi et en qui Je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit (Jn 15,5).
3ème VÉRITÉ. Je me priverais de l'un des plus puissants moyens d'acquérir cette vie intérieure, si je ne m'efforçais d'avoir de cette présence active de Jésus en moi une foi précise et certaine et surtout d'obtenir que cette présence me soit une réalité vivante, très vivante même, qui pénètre de plus en plus l'atmosphère de mes facultés. Jésus devenant par là ma lumière, mon idéal, mon conseil, mon appui, mon recours, ma force, mon médecin, ma consolation, ma joie, mon amour, en un mot ma vie, j'acquerrai toutes les vertus. Alors seulement je pourrai proférer sincèrement l'admirable prière de saint Bonaventure que l'Église me propose comme action de grâces après la messe 6.
4ème VÉRITÉ. Dans la proportion d'intensité de mon amour pour Dieu, ma vie surnaturelle peut croître à chaque moment par une nouvelle infusion de la grâce de présence active de Jésus en moi ; infusion produite : 1/ À l'occasion d'Actes méritoires (vertu ; travail ; souffrance sous ses diverses formes : privation des créatures, douleur physique ou morale, humiliation, abnégation ; prière, messe, acte de dévotion envers Notre-Dame, etc.). 2/ Par les Sacrements, l'Eucharistie surtout.
Il est donc certain, et cette conséquence m'écrase par sa sublimité et sa profondeur mais surtout me réjouit et m'encourage, il est donc certain que par chaque événement, personne ou chose, Vous, ô Jésus, Vous-même, Vous Vous présentez objectivement à moi et à toute minute. Vous cachez sous ces apparences votre sagesse et votre amour, et sollicitez ma coopération pour accroître votre vie en moi.
Ô mon âme, c'est chaque fois Jésus qui se présente à toi par la grâce du moment présent, prière à dire, messe à célébrer ou à entendre, lecture à faire, actes de patience, de zèle, de renoncement, de lutte, de confiance, d'amour à produire. Oserais-tu détourner ton regard ou te dérober ?
5ème VÉRITÉ. La triple concupiscence causée par le péché originel et augmentée par chacun de mes péchés actuels établit en moi des éléments de mort opposés à la vie de Jésus. Or, dans la mesure même où se développent ces éléments, ils diminuent l'exercice de cette vie. Hélas ! ils peuvent même arriver à la supprimer.
Toutefois inclinations et sentiments contraires à cette vie, tentations même violentes et prolongées ne peuvent lui nuire tant que ma volonté s'y oppose. Et alors, vérité consolante, ils contribuent même, comme tout élément de combat spirituel, à l'augmenter, et cela dans la mesure de mon zèle.
6ème VÉRITÉ. Sans l'emploi fidèle de certains moyens, mon intelligence s'aveuglera et ma volonté deviendra trop faible pour coopérer avec Jésus à l'accroissement et même au maintien de sa vie en moi. Dès lors, diminution progressive de cette vie et marche vers la tiédeur de volonté 7 par dissipation, lâcheté, illusion, aveuglement, je pactise avec le péché véniel. Par conséquent, insécurité pour mon salut, puisque disposition facile au péché mortel.
Si j'avais le malheur de tomber dans cette tiédeur (et a fortiori si j'étais plus bas encore), je devrais tout essayer pour en sortir. 1/ Raviver ma crainte de Dieu en me mettant d'une façon saisissante en présence de ma fin, de la mort, des jugements de Dieu, de l'enfer, de l'éternité, du péché, etc. 2/ Faire revivre ma componction par la science amoureuse de vos Plaies, ô Miséricordieux Rédempteur. En esprit au Calvaire, je me prosternerais à vos pieds sacrés afin que votre Sang vivant, coulant sur ma tête et sur mon cœur, dissipe mon aveuglement, fonde la glace de mon âme et secoue l'engourdissement de ma volonté.
7ème VÉRITÉ. Je dois craindre sérieusement de n'avoir pas le degré de vie intérieure que Jésus exige de moi :
1/ Si je cesse d'accroître ma soif de vivre de Jésus, soif qui me donne et le désir de plaire en tout à Dieu et la crainte de lui déplaire en quoi que ce soit. Or je cesse forcément, si je n'emploie plus les moyens, notamment : oraison du matin, messe, sacrements et office, examens particulier et général, lecture pieuse, ou si par ma faute ils ne me profitent pas.
L'âme tiède de cette manière a deux vouloirs opposés, l'un bon, l'autre mauvais ; l'un chaud, l'autre froid. D'un côté elle veut le salut, c’est pourquoi elle évite les péchés mortels évidents ; d'un autre côté elle ne veut pas les exigences de l'amour de Dieu, elle veut, au contraire, les aisances d'une vie libre et facile ; et c'est pourquoi elle se permet des péchés véniels délibérés...
Quand cette tiédeur n'est pas combattue, par le fait même, il y a dans l'âme mauvaise volonté, non pas totale, mais partielle : c'est-à-dire qu'il y a une partie de la volonté qui dit à Dieu : « Sur tel ou tel point, je ne veux pas cesser de vous déplaire »8.
2/ Si je n'ai pas le minimum de recueillement qui me permette au cours de mes occupations, de garder mon cœur dans une pureté et une générosité assez grandes pour que ne soit pas étouffée la voix de Jésus me signalant les éléments de mort qui se présentent et m'invitant à les combattre. Or, ce minimum me fera défaut si je m'abstiens des moyens qui peuvent l'assurer : Vie liturgique, oraisons jaculatoires surtout en forme de supplication, communions spirituelles, exercice de la présence de Dieu, etc.
Sans lui les péchés véniels arriveront à pulluler dans ma vie, et je pourrais même ne pas m'en douter. Pour les voiler et même me dérober un état plus lamentable, l'illusion utilisera apparence de piété plus spéculative que pratique, zèle pour les œuvres, etc. Mon aveuglement me sera cependant imputable, puisque par l'absence de ce recueillement indispensable, j'en aurai posé et entretenu la cause.
8ème VÉRITÉ. Ma vie intérieure sera ce qu'est ma Garde du cœur : Garde ton cœur avant tout, car de lui jaillit la vie. (Pr 4,23).
Cette garde du cœur n'est autre chose que la sollicitude habituelle ou du moins fréquente pour préserver tous mes actes, à mesure qu'ils se présentent, de tout ce qui pourrait vicier leur mobile ou leur accomplissement.
Sollicitude calme, aisée, sans contention, mais forte cependant puisque basée sur le recours filial à Dieu.
C'est un travail du cœur et de la volonté plus que de l'esprit, qui doit rester libre pour l'accomplissement de ses devoirs. Loin de gêner l'action, la garde du cœur la perfectionne en la réglant par l'esprit de Dieu et en l'ajustant aux devoirs d'état.
Cet exercice se pratique à toute heure. C'est une vue, par le cœur, des actions présentes et une attention modérée aux diverses parties d'une action à mesure qu'on la fait. C'est l'observation exacte de l'Age quod agis. L'âme comme une sentinelle vigilante exerce sa sollicitude sur tous les mouvements de son cœur, sur tout ce qui se passe dans son intérieur : impressions, intentions, passions, inclinations, en un mot sur tous ses actes intérieurs et extérieurs, pensées, paroles, actions.
La garde du cœur exige un certain recueillement, elle ne peut se faire par une âme dissipée.
Par la fréquence de cet exercice on en acquiert peu à peu l'habitude.
Où vais-je et à quoi ? Que ferait Jésus ; comment se comporterait-il à ma place ? Que me conseillerait-il ? Que demande-t-il de moi en ce moment ? Telles sont les questions qui viennent spontanément à l'âme avide de vie intérieure.
Pour l'âme qui va à Jésus par Marie, cette garde du cœur revêt un caractère plus facilement affectif encore, et recourir à cette bonne Mère devient comme un besoin incessant pour son cœur.
9ème VÉRITÉ. Jésus-Christ règne dans l'âme, lorsque celle-ci aspire à l'imiter sérieusement, universellement, affectueusement. Deux degrés dans cette imitation : 1/ L'âme s'efforce de devenir indifférente aux créatures prises en elles-mêmes, qu'elles soient conformes ou contraires à ses goûts. À l'exemple de Jésus, elle ne veut comme règle en tout que la Volonté de Dieu : Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé (Jn 6, 38). 2/ Le Christ n'a pas eu de complaisance pour lui-même (Rm 15,3). L'âme se porte plus volontiers à ce qui contrarie la nature et lui répugne. Elle réalise alors l'Agendo contra dont parle saint Ignace dans sa célèbre méditation du Règne du Christ. C'est l'action contre la nature pour aller de préférence vers ce qui imite la pauvreté du Sauveur et son amour des souffrances et des humiliations. Suivant l'expression de saint Paul, l'âme connaît alors vraiment le Christ : Elle l'a appris (Ep 4, 20).
10ème VÉRITÉ. Quel que soit mon état, Jésus m'offre, si je veux prier et devenir fidèle à sa grâce, tous les moyens de revenir à une vie intérieure qui me rende Son intimité et me permettre de développer Sa vie en moi. Alors, au cours de ses progrès, mon âme ne cessera de posséder la joie, même au sein des épreuves, et se réaliseront pour elle les paroles d'Isaïe : Alors ta lumière éclatera comme l'aurore, et ta guérison germera promptement ; ta justice marchera devant toi ; la gloire de Jéhovah sera ton arrière-garde. Alors tu appelleras et Jéhovah répondra ; tu crieras et il dira : Me voici... Et Jéhovah sera ton guide continuel ; il rassasiera ton âme dans les lieux arides et il donnera de la vigueur à tes os ; tu seras comme un jardin bien arrosé, comme une source dont les eaux ne tarissent jamais (Is 58,8).
11ème VÉRITÉ. Si Dieu me demande d'appliquer mon activité non seulement à ma sanctification, mais aussi aux Œuvres, je formerai avant tout dans mon âme cette conviction ferme : Jésus doit être et veut être la vie de ces œuvres.
Mes efforts à eux seuls ne sont rien, absolument rien : Sans moi, vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5). Ils ne seront utiles et bénis de Dieu que si, par une vraie Vie intérieure, je les unis constamment à l'action vivifiante de Jésus. Ils deviendront alors tout puissants : Je puis tout en Celui qui me fortifie (Ph 4,13). S'ils provenaient d'une orgueilleuse suffisance, de la confiance en mes talents, du désir des succès, ils seraient rejetés de Dieu, car ne serait-ce pas sacrilège folie de ma part, de ravir à Dieu, pour m'en parer, quelque chose de sa gloire ?
Loin d'engendrer en moi la pusillanimité, cette conviction sera ma force. Et quel besoin de prière elle me donnera pour obtenir cette humilité, trésor pour mon âme, assurance du secours de Dieu et gage de succès pour mes œuvres !
Pénétré de l'importance de ce principe, je m'examinerai sérieusement pendant mes retraites pour reconnaître – si ma conviction de la nullité de mon action lorsqu'elle est seule et de sa force lorsqu'elle est unie à celle de Jésus, ne m'émousse point, – si j'exclus impitoyablement toute complaisance et vanité, tout retour sur moi dans ma vie d'apôtre, – si je me maintiens dans une défiance absolue de moi-même, – et si je prie Dieu de vivifier mes œuvres et de me préserver de l'orgueil, premier et principal obstacle à son concours.
Ce Credo de la Vie intérieure, devenu pour l'âme la base de son existence, lui assure dès ici-bas une participation au bonheur céleste.
Vie intérieure, vie des prédestinés.
Elle répond à la fin que Dieu s'est proposée en nous créant 9.
Elle répond à la fin de l'Incarnation : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui (Jn 4,9).
État bienheureux : La fin de la créature humaine est de s'attacher à Dieu : toute sa félicité est 10. Contrairement aux joies du monde, si des épines existent au dehors, les roses subsistent au dedans. Qu'ils sont à plaindre les pauvres gens du monde ! dit le saint curé d'Ars. Ils ont sur les épaules un manteau doublé d'épines ; ils ne peuvent pas faire un mouvement sans se piquer ; tandis que les vrais chrétiens ont un manteau doublé de peau de lapin. On voit la croix, mais on ne voit pas l'onction 11.
État céleste ! L'âme devient un ciel vivant 12.
Comme la bienheureuse Marguerite-Marie, elle chante :
Je possède en tout temps et je porte en tout lieu
Et le Dieu de mon cœur et le Cœur de mon Dieu.
C'est le commencement de la béatitude 13. La grâce, c'est le ciel en germe.
4. Combien cette Vie intérieure est méconnue
Saint Grégoire le Grand, aussi habile administrateur et zélé apôtre que grand contemplatif, caractérise d'un mot : Il vivait avec lui-même, l'état d'âme de saint Benoît, qui jetait à Subiaco le fondement de sa Règle devenue l'un des plus puissants leviers d'apostolat dont Dieu se soit servi sur la terre.
C'est bien le contraire qu'il faut prononcer de la grande majorité de nos contemporains, Vivre avec soi, en soi, vouloir se gouverner soi-même et ne pas se laisser gouverner par le dehors, réduire l'imagination, la sensibilité et même l'intelligence et la mémoire au rôle de servantes de la volonté, et conformer sans cesse cette volonté à celle de Dieu, est un programme que l'on accepte de moins en moins en ce siècle d'agitation qui a vu naître un idéal nouveau : l'amour de l'action pour l’action.
Pour éluder cette discipline des facultés, tous les prétextes sont jugés bons : affaires, sollicitudes de famille, hygiène, bonne renommée, amour de la patrie, prestige de la corporation, prétendue gloire de Dieu… tentent à l'envi de nous empêcher de vivre en nous-mêmes. Cette sorte de délire de la vie hors de soi arrive même à exercer sur nous un attrait irrésistible.
Faut-il s'étonner dès lors que la vie intérieure soit méconnue ?
Méconnue, c'est trop peu dire ; elle est souvent méprisée et ridiculisée, et par ceux-là même qui devraient le plus en apprécier les avantages et la nécessité. Il a fallu la lettre mémorable adressée par Léon XIII au cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, pour protester contre les conséquences périlleuses d'une admiration exclusive pour les Œuvres.
Afin d'éviter le labeur de la vie intérieure, l'homme d'Église en arrive à méconnaître l'excellence de la vie avec Jésus, en Jésus, par Jésus, à oublier que, dans le plan de la Rédemption, tout est non moins fondé sur la vie eucharistique que bâti sur le roc de Pierre. Reléguer au second plan l’essentiel, c'est à quoi travaillent inconsciemment les partisans de cette spiritualité moderne désignée par le mot : Américanisme. Pour eux, l'église n'est pas encore un temple protestant. Le tabernacle n'est pas encore vide. Mais la vie eucharistique ne peut guère s'adapter, d'après eux, ni surtout suffire aux exigences de la civilisation moderne, et la vie intérieure qui découle forcément de la vie eucharistique a fait son temps.
Pour les personnes, et elles sont légion, imbues de ces théories, la communion a perdu le vrai sens que lui trouvaient les premiers chrétiens. Elles croient à l'Eucharistie, mais n'y voient plus un élément de vie aussi nécessaire pour elles que pour leurs œuvres. Il ne faut plus s'étonner que, le tête-à-tête intime avec Jésus-Hostie n'existant presque plus pour elles, la vie intérieure ne soit considérée que comme un souvenir du moyen âge.
En vérité, à entendre ces hommes d'œuvres parler de leurs exploits, on croirait que le Tout-Puissant qui a créé les mondes en se jouant et devant qui l'univers n'est que poussière et néant, ne peut se passer de leur concours !
Subtilement, nombre de fidèles, et même des prêtres et des religieux, en arrivent par le culte de l'action à s'en faire une sorte de dogme qui inspire leur attitude, leurs actes, et les fait se livrer sans frein à la vie hors de soi. L'Église, le diocèse, la paroisse, la congrégation, l'œuvre ont besoin de moi, serait-on heureux de pouvoir dire... Je suis plus qu'utile à Dieu. Et si on n'ose manifester une telle fatuité, cependant existent latentes au fond du cœur, et la présomption qui en est la base, et l'atténuation de foi qui l'a engendrée.
On ordonne souvent au neurasthénique de s'abstenir, et quelquefois assez longtemps, de tous travaux. Remède insupportable pour lui, car précisément sa maladie le jette dans une excitation fiévreuse, qui, devenue comme une seconde nature, le pousse à se procurer sans relâche de nouvelles dépenses de forces et d'émotions qui aggravent son mal.
Ainsi en est-il fréquemment de l'homme d'œuvres par rapport à la vie intérieure. Il la dédaigne d'autant plus, que dis-je ? il a pour elle d'autant plus de répugnance que dans sa pratique seule se trouve le remède à son état morbide. Bien plutôt cherchant à s'étourdir de plus en plus sous l'avalanche de travaux croissants et mal dirigés, il écarte toute possibilité de guérison.
Le navire file à toute vapeur. Et tandis que celui qui le dirige admire la vitesse de la marche, Dieu juge que, faute de sage timonier, ce bateau va à l'aventure et risque d'échouer. Des adorateurs en esprit et en vérité, voilà ce que Notre-Seigneur réclame avant tout. L'américanisme, lui, se figure qu'il apporte une grande gloire Dieu en visant principalement les résultats extérieurs. Cet état d'esprit explique comment de nos jours, si écoles, dispensaires, missions, hôpitaux, sont encore appréciés, par contre le dévouement dans sa forme intime, par la pénitence et la prière, est de moins en moins compris. Ne sachant plus croire à la vertu de l'immolation cachée, on ne se contentera pas de traiter de lâches et d'illuminés ceux qui s'y adonnent dans la solitude du cloître sans le céder en ardeur pour le salut des âmes aux plus infatigables missionnaires, mais on tournera en dérision les personnes d'œuvres qui jugent indispensable de dérober quelques instants aux occupations les plus utiles, pour aller purifier et réchauffer leur zèle auprès du Tabernacle, et obtenir de l'Hôte divin de meilleurs résultats pour leurs travaux.
5. Réponse à une première objection : la Vie intérieure est-elle oisive ?
Ce volume ne s'adresse qu'aux hommes d'œuvres animés d'un ardent désir de se dépenser, mais exposés à négliger les mesures nécessaires pour que leur dévouement soit fécond pour les âmes sans être pour eux-mêmes un dissolvant de vie intérieure.
Stimuler les prétendus apôtres qui ont le culte du repos, galvaniser les âmes que l'égoïsme illusionne parce qu'il leur montre dans l'oisiveté un moyen de favoriser la piété, secouer l'indifférence de ces indolents, de ces endormis qui dans l'espoir de quelques avantages ou honneurs accepteront certaines œuvres, pourvu qu'elles ne troublent en rien leur quiétude et leur idéal de tranquillité, tel n'est point notre but. Cette tâche exigerait un ouvrage spécial.
Laissant donc à d'autres le soin de faire comprendre à cette catégorie d'apathiques les responsabilités d'une existence que Dieu voulait active et que le démon d'accord avec la nature rend inféconde par manque d'activité et par défaut de zèle, revenons aux chers et vénérés confrères à qui nos pages sont réservées.
Aucune comparaison ne peut rendre l'intensité infinie de l'activité qu'il y a au sein de Dieu. La Vie intérieure du Père est telle qu'elle engendre une Personne divine. De la Vie intérieure du Père et du Fils procède le Saint-Esprit. La Vie intérieure communiquée aux Apôtres au Cénacle a aussitôt enflammé leur zèle. Pour toute personne instruite qui ne s'évertue pas à la défigurer, cette vie intérieure est un principe de dévouement.
Mais alors même qu'elle ne se révélerait point par des manifestations extérieures, la vie d'oraison est en soi et intimement une Source d’activité à nulle autre comparable. Rien ne serait plus faux que de voir en elle une sorte d'oasis où l'on se réfugie pour couler paisiblement son existence. Il suffit qu'elle soit le chemin qui mène plus directement au Royaume des cieux pour que le texte : Le Royaume des cieux est emporté de force, et ce sont des violents qui s'en emparent (Mt 11,12), lui doive être spécialement appliqué.
Dom Sébastien Wyart qui avait connu aussi bien les labeurs de l'ascète que les fatigues du métier militaire, le travail de l'étude et les soucis inhérents à la charge de supérieur, aimait à redire qu'il y avait trois genres de travaux :
1/ Le travail presque exclusivement physique de ceux qui exercent une profession manuelle, du laboureur, de l'artisan, du soldat. Ce travail, affirmait-il, est, quoi qu'on en pense, le moins rude des trois.
2/ Le travail intellectuel du savant, du penseur, à la recherche si souvent ardue de la vérité, celui de l'écrivain, du professeur, qui mettent tout en œuvre pour la faire pénétrer dans d'autres intelligences, celui du diplomate, du négociant, de l'ingénieur, etc., les efforts de tête du général pendant le combat pour prévoir, diriger et décider. Ce labeur en soi, dit-il, est autrement pénible que le premier, et l'adage La lame use le fourreau, exprime cette priorité.
3/ Enfin le travail de la vie intérieure. Des trois (et il n'hésitait pas à le proclamer), c'est le plus assujettissant lorsqu'on le prend au sérieux 14. Mais c'est aussi celui qui offre le plus de consolations ici-bas. C'est également le plus important. Il fait non plus la profession de l'homme, mais l'homme lui-même. Combien qui se glorifient d'être courageux dans les deux premiers genres de travaux, qui mènent à la fortune et au succès, ne sont plus qu'inertie, paresse et lâcheté quand il s'agit du travail pour la vertu !
S'efforcer de dominer sans cesse et soi-même et ce qui nous environne pour n'agir en toutes choses que pour la gloire de Dieu est l'idéal de l'homme décidé à acquérir la vie intérieure. Pour le réaliser, il s'efforce dans toutes les circonstances de rester uni à Jésus-Christ et ainsi d'avoir l'œil fixé sur le but à atteindre et de tout peser à la lumière de l'Évangile. Où vais-je ? et pour quoi ? répète-t-il avec saint Ignace. Tout en lui donc, intelligence et volonté aussi bien que mémoire, sensibilité, imagination et sens, relève d'un principe. Mais au prix de quel labeur arrive-t-il à ce résultat ! Qu'il se mortifie ou qu'il s'accorde quelque jouissance permise, qu'il réfléchisse ou qu'il exécute, qu'il travaille ou qu'il se repose, qu'il aime le bien ou qu'il éprouve de l'aversion pour le mal, qu'il désire ou qu'il craigne, qu'il accepte la joie ou la tristesse, plein d'espoir ou de crainte, indigné ou paisible, en toutes choses et toujours il s'efforce de maintenir avec opiniâtreté la barre du gouvernail dans la direction du Bon plaisir divin. Dans la prière, près de l'Eucharistie surtout, plus complètement encore il s'isole des objets visibles, afin d'arriver à traiter avec Dieu invisible comme s'il le voyait (He 11,27). Même au cours de ses travaux apostoliques, il tend à réaliser cet idéal que saint Paul admire en Moïse.
Adversités de la vie, orages soulevés par les passions, rien n'est capable de le faire dévier de la ligne de conduite qu'il s'est imposée. Par ailleurs, s'il faiblit un instant, il se ressaisit bientôt et reprend plus vigoureusement sa marche en avant.
Quel travail ! Et comme l'on comprend que Dieu récompense dès ici-bas par des joies spéciales celui qui ne recule pas devant l'effort que ce labeur exige.
Oisifs, concluait Dom Sébastien, oisifs les vrais Religieux, les Prêtres intérieurs et zélés ! Allons donc ! Qu'ils viennent donc analyser, les mondains les plus affairés, si leur travail est comparable au nôtre.
Qui n'en a fait l'expérience ? On serait porté à préférer parfois de longues heures d'une occupation fatigante à une demi-heure d'oraison bien faite, à une assistance sérieuse à la messe, à la récitation suivie d'un office 15. Le P. Faber exprime sa désolation de constater que, pour certains, « le quart d'heure qui suit la communion est le quart d'heure le plus ennuyeux de la journée ». S'il s'agit d'une courte retraite de trois jours, que de répugnances pour certains ! S'abstraire pendant trois jours de la vie facile, bien que très occupée, et vivre dans le surnaturel en l'infiltrant pendant cette retraite dans tous les détails de l'existence ; forcer son esprit à tout voir durant ce temps aux seules lueurs de la Foi, et son cœur à tout oublier pour n'aspirer que Jésus et sa vie ; rester en tête à tête avec soi, et mettre à nu ses infirmités et ses faiblesses d'âme ; jeter cette âme dans le creuset, sans pitié pour ses récriminations : c'est là une perspective qui fait reculer nombre de personnes prêtes cependant à toutes les fatigues, dès qu'il ne s'agit que d'une dépense d'activité purement naturelle.
Et si trois jours d'une semblable occupation paraissent déjà si pénibles, qu'éprouve la nature à l'idée d'une vie entière que l'on veut soumettre graduellement au régime de la vie intérieure ?
Sans doute, dans ce travail de dégagement, la grâce entre pour une large part, et rend le joug suave et le fardeau léger. Mais combien l'âme y trouve matière à efforts ! Il lui en coûte toujours pour se remettre dans le droit chemin et revenir à la parole de saint Paul : Notre conversation est dans les cieux (Ph 3,20). Saint Thomas explique cela fort bien : l'homme, dit-il, est placé entre les objets d'ici-bas et les biens spirituels, dans lesquels réside l'éternelle béatitude. Plus il adhère aux uns, plus il s'éloigne des autres, et vice versa 16. Dans la balance, si l'un des plateaux s'abaisse, l'autre s'élève d'autant.
Or, la catastrophe du péché originel ayant bouleversé l'économie de notre être, a rendu ce double mouvement d'adhérence et d'éloignement pénible à effectuer. Pour rétablir et garder par la vie intérieure l'ordre et l'équilibre dans ce « petit monde » qu'est l'homme, il faut depuis, travail, peine et sacrifice. Il y a un édifice écroulé à rebâtir et à préserver ensuite d'une ruine nouvelle.
Arracher constamment aux pensées de la terre, par la vigilance, le renoncement et la mortification, ce cœur pesant (Psaume 4) de tout le poids de la nature corrompue ; réformer son caractère en particulier sur les points où il est le plus dissemblable à la physionomie d'âme de Notre-Seigneur, dissipation, emportement, complaisance en soi ou hors de soi, manifestations de l'orgueil ou du naturalisme, dureté, égoïsme, défaut de bonté, etc., résister à l'appât du plaisir présent et sensible par l'espérance d'un bonheur spirituel dont on ne jouira qu'après une longue attente ; se détacher de tout ce qui peut faire aimer l'ici-bas ; faire de l'ensemble des créatures, désirs, convoitises, concupiscence, biens extérieurs, volonté et jugement propres, un holocauste sans réserve..., quelle tâche !
Et ce n'est là pourtant que la partie négative de la vie intérieure. Après cette lutte corps à corps qui faisait gémir saint Paul (Rm 7,22-24), et que le Père de Ravignan exprimait par ce mot : « Vous me demandez ce que j'ai fait pendant mon noviciat ? Nous étions deux, j'en ai jeté un par la fenêtre et je suis resté seul », après ce combat sans trêve contre un ennemi toujours prêt à renaître, il faut protéger des moindres retours de l'esprit naturel un cœur qui, purifié par la pénitence, est maintenant consumé du désir de réparer les outrages faits à Dieu, déployer toute son énergie pour le tenir uniquement attaché aux beautés invisibles des vertus à acquérir pour imiter celles de Jésus-Christ, s'efforcer de conserver jusque dans les moindres particularités de l'existence une confiance absolue dans la Providence ; c'est le côté positif de la vie intérieure. Qui ne devine le champ illimité du travail qui se présente !
Travail intime, assidu et constant. Et cependant c'est précisément par ce travail que l'âme acquiert une facilité merveilleuse et une étonnante rapidité d'exécution pour les travaux apostoliques. Seule la vie intérieure possède ce secret.
Les œuvres immenses accomplies, malgré une santé précaire, par un Augustin, un Jean Chrysostome, un Bernard, un Thomas d'Aquin, un Vincent de Paul, nous jettent dans l'étonnement. Mais plus encore sommes-nous émerveillés de voir ces hommes, malgré leurs travaux presque incessants, se maintenir dans l'union la plus constante avec Dieu. Se désaltérant plus que d'autres par la contemplation à la source de la Vie, ces Saints y puisaient de plus vastes capacités de travail.
C'est ce qu'exprimait un de nos grands évêques, surchargé de besogne, à un homme d'État accablé lui-même d'affaires, et qui lui demandait le secret de sa sérénité constante et des admirables résultats de ses œuvres. « À toutes vos occupations, cher ami, ajoutez encore une demi-heure de méditation chaque matin. Non seulement vos affaires seront expédiées, mais vous trouverez encore le loisir d'en réaliser de nouvelles ».
Enfin, ne voyons-nous pas le saint roi Louis IX trouver, dans les huit ou neuf heures qu'il consacrait habituellement aux exercices de la vie intérieure, le secret et la force de s'appliquer avec tant de sollicitude aux affaires de l'État et au bien de ses sujets, que, de l'aveu d'un orateur socialiste, jamais, même à notre époque, il n'a été fait autant en faveur des classes ouvrières que sous le règne de ce prince.
6. Réponse à une autre objection : la Vie intérieure est-elle égoïste ?
Ne parlons pas du paresseux ni du gourmand spirituel qui font consister la vie intérieure dans les joies d'une agréable oisiveté et cherchent beaucoup plus les consolations de Dieu que le Dieu des consolations. Ils n'ont qu'une fausse piété. Mais celui qui, à la légère ou de parti-pris, déclare égoïste la vie intérieure ne la comprend pas mieux.
Nous avons déjà dit que cette vie est la source pure et abondante des œuvres les plus généreuses de la charité  envers les âmes et de la charité qui va au soulagement des souffrances d'ici-bas. Examinons l'utilité de cette vie d'un autre point de vue.
Égoïste et stérile la vie intérieure de Marie et de Joseph ? Quel blasphème et quelle absurdité ! Et pourtant nulle œuvre extérieure ne leur est attribuée. La seule irradiation sur le monde d'une vie intérieure intensive, les mérites des prières et des sacrifices appliqués à l'extension des bienfaits de la Rédemption ont suffi à constituer Marie, reine des apôtres, et Joseph, patron de l'Église universelle »17.
Ma sœur me laisse servir seule (Lc 10,40), dit en empruntant les paroles de Marthe le sot présomptueux qui ne voit que ses propres œuvres extérieures et leurs résultats.
Sa fatuité et son peu d'intelligence des voies divines ne vont pas jusqu'à lui faire supposer que Dieu ne saurait guère se passer de lui. Volontiers il répète cependant encore avec Marthe incapable d'apprécier l'excellence de la contemplation de Madeleine : Dites-lui donc de m'aider (Lc 10,40) et va jusqu'à s'écrier : A quoi bon cette perte ? (Mt 24,8) en reprochant comme un gaspillage de temps les moments que ses confrères en apostolat, plus intérieurs que lui, se réservent afin d'assurer leur vie intime avec Dieu.
Je me sacrifie moi-même pour eux afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité (Jn 17,19), répond l'âme qui a senti toute la portée de ce mot du Maître afin que, et qui, connaissant la valeur de la prière et du sacrifice, unit aux larmes et au sang du Rédempteur les larmes de ses yeux et le sang d'un cœur se purifiant de jour en jour davantage.
Avec Jésus, l'âme intérieure entend la voix des crimes du monde monter vers le ciel et appeler sur leurs auteurs un châtiment dont elle retarde la sentence par la toute-puissance de la supplication, capable d'arrêter la main de Dieu prête à lancer la foudre.
Ceux qui prient, disait après sa conversion l'éminent homme d'État, Donoso Cortès, font plus pour le monde que ceux qui combattent, et si le monde va de mal en pis, c'est qu'il y a plus de batailles que de prières.
« Les mains levées, dit Bossuet, enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent ». Et au milieu de leurs déserts, les solitaires de la Thébaïde avaient souvent au cœur le feu qui animait saint François-Xavier : Ils semblaient, dit saint Augustin, avoir abandonné le monde plus qu'il ne fallait. Mais on ne fait pas réflexion, ajoute-t-il, que leurs prières rendues plus pures par ce grand éloignement du monde n'en étaient que plus influentes et plus nécessaires pour ce monde corrompu.
Une courte mais fervente prière avancera d'ordinaire bien plus une conversion que de longues discussions et de beaux discours. Celui qui prie, traite avec la Cause première. Il agit directement sur elle. Il a ainsi en main toutes les causes secondes, puisque celles-ci ne reçoivent que de ce Principe supérieur leur efficacité. Aussi l'effet désiré est-il alors obtenu et plus sûrement et plus promptement.
Dix mille hérétiques, au dire d'une respectable révélation, furent convertis par une seule prière enflammée de la séraphique sainte Thérèse d’Avila, dont l'âme de feu pour le Christ ne pouvait comprendre une vie contemplative, une vie intérieure qui se désintéressât des sollicitudes passionnées du Sauveur pour le rachat des âmes. « J'accepterais, dit-elle, le purgatoire jusqu'au jugement dernier pour délivrer une seule d'entre elles. Et que m'importent les longueurs de mes souffrances, si je puis ainsi affranchir une seule âme, et surtout plusieurs pour la plus grande gloire de Dieu ! » Et s'adressant à ses religieuses : « Rapportez à ce but tout apostolique, mes filles, vos oraisons, vos disciplines, vos jeûnes, vos désirs ».
Et telle est bien l'œuvre, en effet, des Carmélites, des Trappistines, des Clarisses. Voyez-les suivre la marche des apôtres, les alimenter de la surabondance de leurs oraisons et de leurs pénitences. Leurs prières s'abattent de haut, aussi loin que marche la croix et que brille l’Évangile, sur les âmes, ces proies divines ! Ou mieux, c'est leur amour caché, mais agissant, qui réveille, partout dans le monde des pécheurs, les voix de la miséricorde.
Nul ne sait ici-bas le pourquoi de ces lointaines conversions de païens, de l'endurance héroïque de ces chrétiens persécutés, de la joie céleste de ces missionnaires martyrisés. Tout cela est invisiblement relié à la prière de cette humble cloîtrée. Le doigt sur le clavier des pardons divins et des lumières éternelles, son âme silencieuse et solitaire préside au salut des âmes et aux conquêtes de l’Église 18.
« Je veux des Trappistes dans ce vicariat apostolique, disait Mgr Favier, évêque de Pékin. Je désire même qu'ils s'abstiennent de tout ministère extérieur, afin que rien ne les distraie du travail de la prière, de la pénitence et des saintes études. Car je sais quel secours apportera aux missionnaires l'existence d'un monastère fervent de contemplatifs au milieu de nos pauvres Chinois ». Et plus tard : « Nous avons enfin réussi à pénétrer dans une région jusqu'à ce jour inabordable. J'attribue ce fait à nos chers Trappistes ».
« Dix Carmélites priant, disait un évêque de Cochinchine au gouverneur de Saigon, me seront d'un plus grand secours que vingt missionnaires prêchant ».
Prêtres séculiers, religieux et religieuses voués à la vie active, mais aussi à la vie intérieure, participent à la même puissance que les âmes du cloître sur le cœur de Dieu. Un Père Chevrier, un Don Bosco, un Père Marie-Antoine en sont de frappants exemples. La vénérable Anne-Marie Taïgi 19, était apôtre, tout comme saint Benoît-Joseph Labre fuyant les chemins battus. M. Dupont, le saint homme de Tours, le colonel Paqueron, etc., dévorés de la même ardeur, étaient puissants dans leurs œuvres parce qu'intérieurs. Et le général de Sonis entre deux batailles trouvait dans l'union à Dieu le secret de son apostolat.
Égoïste et stérile la vie d'un Curé d'Ars ? Le silence est tout ce que mériterait une pareille affirmation. Tout esprit judicieux attribue précisément à la perfection de son intimité avec Dieu le zèle et les succès de ce prêtre dépourvu de talents, mais qui, aussi contemplatif qu'un Chartreux, éprouvait une soif des âmes que ses progrès dans la vie intérieure avaient rendue inextinguible, et recevait de Notre-Seigneur dont il vivait, comme une participation à la puissance divine pour opérer les conversions.
Inféconde, sa vie intime ? Mais supposons un saint Jean-Marie Vianney dans chacun de nos diocèses. Avant dix ans, la France serait régénérée, et bien plus profondément que par des multitudes d'œuvres insuffisamment édifiées sur la vie intérieure et à l'organisation desquelles viendraient concourir, avec force ressources pécuniaires, le talent et l'activité de milliers d'apôtres.
N'en doutons pas, la principale raison d'espérer la résurrection de notre France, c'est qu'à nulle autre époque peut-être, il n'y a eu, ce que l'on constate depuis quelques années, même parmi les simples fidèles, une proportion d'âmes aussi ardemment désireuses de vivre unies au Cœur de Jésus et d'étendre son Règne en faisant germer autour d'elles la vie intérieure. Infime minorité, ces âmes d'élite, soit. Mais qu'importe le nombre, s'il y a l'intensité. Le relèvement de notre patrie après la Révolution, doit s'attribuer à ce groupe de prêtres mûris dans la vie intérieure par la persécution. Par eux, un courant de Vie divine vint réchauffer une génération que l'apostasie et l'indifférence semblaient avoir vouée à une mort qu'aucun effort humain n'était capable de conjurer.
Après cinquante ans de liberté d'enseignement en France, après ce demi-siècle qui a vu l'éclosion d'œuvres sans nombre et pendant lequel nous avons eu entre nos mains toute la jeunesse du pays et l'appui presque complet des gouvernants, comment, malgré des résultats en apparence glorieux, n'avons-nous pu former dans la nation une majorité assez profondément chrétienne pour lutter contre la coalition des suppôts de Satan ?
Sans doute l'abandon de la vie liturgique et la cessation de son rayonnement sur les fidèles ont contribué à cette impuissance. Notre spiritualité est devenue étroite, sèche, superficielle, extérieure ou toute sentimentale, et n'a plus cette pénétration et cet entraînement d'âme que donne la liturgie, cette grande force de vitalité chrétienne.
Mais n'y a-t-il pas une autre cause dans ce fait que, manquant de vie intérieure intense, nous n'avons pu, prêtres, éducateurs, engendrer que des âmes d'une piété de surface, sans idéal puissant et sans convictions fortes ? Professeurs, n'avons-nous pas été plus zélés pour obtenir le succès des diplômes et le prestige de l'œuvre que pour donner aux âmes une très solide instruction religieuse ? Ne nous sommes-nous pas dépensés, sans viser surtout la formation des volontés, pour frapper sur des caractères trempés l'empreinte de Jésus-Christ ? Et cette médiocrité n'a-t-elle pas eu souvent pour cause la banalité de notre Vie intérieure ?
À prêtre saint, a-t-on dit, correspond peuple fervent ; à prêtre fervent, peuple pieux ; à prêtre pieux, peuple honnête ; à prêtre honnête, peuple impie. Toujours un degré de moins de vie dans ceux qui sont engendrés.
Nous n'irions pas jusqu'à admettre cette proposition, mais nous considérons que les paroles suivantes de saint Alphonse expriment suffisamment à quelle cause il faut rattacher les responsabilités de notre situation actuelle :
« Les bonnes mœurs et le salut des peuples dépendent des bons pasteurs. Si à la tête d'une paroisse il y a un bon curé, on y verra bientôt la dévotion fleurir, les sacrements fréquentés, l'oraison mentale en honneur. D'où le proverbe : Tel pasteur telle paroisse, suivant ce mot de l'Ecclésiastique (10, 2) : Tel est le chef de la cité, tels sont les habitants en elle »20.
7. Objection tirée de l'importance du salut des âmes
Mais, dira l'âme extérieure en quête de prétextes contre la vie intérieure, comment oser limiter mes œuvres de zèle ? Puis-je jamais trop me dépenser surtout lorsqu'il s'agit de sauver les âmes ? Mon activité ne remplace-t-elle pas tout, et avantageusement par le sublime exercice du dévouement ? Qui travaille prie. Le sacrifice prime l'oraison. Et saint Grégoire n'appelle-t-il pas le zèle des âmes le sacrifice le plus agréable qu'on puisse offrir à Dieu 21 ?
Précisons d'abord le vrai sens de cette parole de saint Grégoire, en empruntant la voix du Docteur angélique. Offrir spirituellement à Dieu un sacrifice, dit-il, c'est lui offrir quelque chose qui le glorifie. Or, de tous les biens le plus agréable que l'homme puisse offrir au Seigneur, c'est sans contredit le salut d'une âme. Mais chacun doit d’abord offrir son Âme propre, selon ce que dit l'Écriture : Voulez-vous plaire à Dieu, ayez pitié de votre âme. Ce premier sacrifice accompli, il nous sera alors permis de procurer aux autres un bonheur semblable. Plus l'homme unit étroitement à Dieu son âme d'abord, puis celle d'un autre, mieux son sacrifice est agréé. Mais cette union intime et généreuse autant qu'humble  ne peut se contracter que par l’oraison. S'appliquer soi-même ou appliquer les autres à la Vie d’oraison, à la contemplation, plaît donc davantage au Seigneur que de se livrer ou d'engager les autres à l'action, aux œuvres. Ainsi donc, conclut-il, quand saint Grégoire affirme que le sacrifice le plus agréable à Dieu, c'est le salut des âmes, il n'entend pas donner à la vie active la préférence sur la contemplation, mais il veut dire qu'offrir à Dieu une seule âme Lui est infiniment plus glorieux et pour nous beaucoup plus méritoire, que de lui présenter tout ce que la terre renferme de plus précieux »22.
La nécessité de la vie intérieure doit tellement peu détourner des œuvres de zèle les âmes généreuses, si la volonté clairement connue de Dieu leur fait un devoir d'en accepter la charge, que se soustraire à ce labeur ou ne s'y adonner qu'avec négligence, déserter le champ de bataille sous prétexte de mieux cultiver son âme et d'arriver à une union plus parfaite avec Dieu, serait pure illusion et dans certains cas source de vrais dangers. Malheur à moi, dit saint Paul, si je n'annonce pas l'Évangile (1 Co 9,16).
Cette réserve faite, hâtons-nous de dire que se dévouer à la conversion des âmes en s'oubliant soi-même engendre une illusion plus grave. Dieu veut que nous aimions le prochain comme nous-mêmes, mais jamais plus que nous-mêmes, c'est-à-dire jamais jusqu'au point de nous nuire personnellement, ce qui en pratique équivaut à exiger plus de soin de notre âme que de celle d'autrui, puisque notre zèle doit être réglé par la charité. Or, Charité bien ordonnée commence d'abord par soi-même reste un adage théologique.
« J'aime Jésus-Christ, disait saint Alphonse de Liguori, et c'est pourquoi je brûle du désir de lui donner des âmes, d’abord la mienne, puis un nombre incalculable d'autres ». C'est la mise en acte du Sois à toi-même partout 23 de saint Bernard : « Il n'est pas sage celui qui n'est pas à lui-même ».
Le saint abbé de Clairvaux, vrai phénomène de zèle apostolique, suivait cet ordre. Godefroi, son secrétaire, nous le dépeint : Tout à lui-même d'abord, et ainsi tout aux autres 24.
Je ne vous dis pas, écrit ce même saint au pape Eugène III, de vous soustraire complètement aux occupations séculières. Je vous exhorte seulement à ne pas vous y livrer tout entier. Si vous êtes l'homme de tout le monde, soyez donc aussi à vous-même. Autrement, que vous servirait de gagner tous les autres si vous veniez à vous perdre ? Réservez-vous donc quelque chose pour vous-même, et si tout le monde vient boire à votre fontaine, ne vous privez pas d'y boire aussi. Quoi, vous seul demeureriez altéré ? Commencez toujours par vous considérer vous-même. C’est en vain que vous vous donneriez à d’autres soins si vous vous négligiez. Que toutes vos réflexions commencent donc par vous et finissent de même. Soyez pour vous le premier et le dernier, et souvenez-vous que, dans l'affaire de votre salut, personne ne vous est plus proche que le Fils unique de votre mère 25.
Bien suggestive cette Note de retraite de Mgr Dupanloup : « J'ai une activité terrible qui ruine ma santé, trouble ma piété et ne sert point à ma science. Cela est à régler. Dieu m'a fait la grâce de reconnaître que ce qui s'oppose surtout en moi à l'établissement d'une vie intérieure, paisible et fructueuse, c'est l'activité naturelle et l'entraînement des occupations. J'ai reconnu, en outre, que ce défaut de vie intérieure est la source de toutes mes fautes, de mes troubles, de mes sécheresses, de mes dégoûts, de ma mauvaise santé.
J'ai donc résolu de tourner tous mes efforts à l'acquisition de cette vie intérieure qui me manque et, pour cela, j'ai, avec la grâce de Dieu, réglé les points suivants :
1/ Je prendrai toujours plus de temps qu'il n'en faut pour faire chaque chose, c'est le moyen de n'être jamais pressé et entraîné ;
2/ Comme j'ai toujours plus de choses à faire que de temps pour les faire, et que cette vue me préoccupe et m'entraîne, je ne considérerai plus les choses que j'ai à faire, mais le temps que j'ai à employer. Je l'emploierai sans rien perdre, en commençant par les choses les plus importantes, et pour celles qui ne seront point faites, je ne m'en inquiéterai pas, etc. »...
À plusieurs saphirs, le joaillier préfère le moindre fragment de diamant. Ainsi, de par l'ordre établi par Dieu, notre intimité avec lui le glorifie-t-elle davantage que tout le bien possible procuré par nous à un grand nombre d'âmes, mais au détriment de notre progrès. Notre Père céleste qui s'applique davantage au gouvernement d'un cœur où il règne, qu'au gouvernement naturel de tout l'univers et au gouvernement civil de tous les empires »26, veut cette harmonie dans notre zèle.
Il préfère quelquefois laisser disparaître une œuvre s'il la voit devenir un obstacle au développement de la parité de l'âme qui s'en occupe.
Satan, lui, tout au contraire, n'hésite pas à favoriser des succès tout superficiels s'il peut, à la faveur de cette réussite, empêcher l'apôtre de progresser dans la vie intérieure, tant sa rage devine où sont les vrais trésors aux yeux de Jésus-Christ. Pour supprimer un diamant, volontiers il accorde quelques saphirs.
Dom Jean-Baptiste Chautard, in L’Âme de tout Apostolat

1. Liturgie de la fête de la Sainte Trinité.
2. Factus est homo ut homo fieret Deus (S. Augustin, sermon 9 de Nativité).
3. Deus cujus Spiritu totum corpus sanctificatur et regitur (Liturgie).
4. Lettre de Léon XIII, 22 janvier 1899, au cardinal Gibbons.
5. Bien que ne visant jamais les phénomènes qui accompagnent certains états extraordinaires d'union à Dieu, nous restons persuadés que Dieu accorde souvent, en dehors de ces phénomènes, des grâces spéciales d'oraison aux âmes généreuses qui ont soif de vivre d'intimité avec Lui.
6. [ndvi] « Transpercez, ô très doux Seigneur Jésus, la moelle et l’intime de mon âme de la très suave et très salutaire blessure de votre amour, de la vraie, sereine, apostolique et très sainte charité, afin que mon âme ne languisse et ne s’écoule jamais qu’en votre seul amour et dans le désir de vous posséder et qu’elle désire mourir pour être avec vous. Donnez à mon âme d’avoir faim de vous chaque jour. Que mon cœur ait faim et se nourrisse toujours de vous, que l’intime de mon âme soit toujours rempli de la douceur de votre saveur ; que toujours elle ait soif de vous, source de vie, source de sagesse et de science, source d’éternelle lumière, en sorte que vous seul soyez toujours mon espérance, toute ma confiance, ma richesse, ma paix en qui soient fixés, affermis, et pour toujours immuablement enracinés mon âme et mon cœur. Ainsi soit-il ».
7. Cette tiédeur est bien distincte de la sécheresse et même du dégoût qu'éprouvent parfois et malgré eux les fervents. Les fautes vénielles qui échappent à la fragilité et sont combattues et aussitôt détestées que commises ne révèlent pas non plus la tiédeur de volonté.
8. Père Desurmont, C. SS. R., Le retour continuel à Dieu.
9. « L'homme a été créé pour contempler son Créateur afin qu'il cherche sans cesse sa présence et vive dans la solidité de son amour » (Saint Grégoire, Morales L. VIII, C. XII).
10. Saint Thomas.
11. Saint Bernard.
12. « Souviens-toi toujours de Dieu, afin que ton âme devienne un paradis » (Saint Ephrem). « L'âme est un paradis lorsqu'elle médite les choses célestes et se trouve ainsi dans un océan de délices » (Hugues de saint Victor).
13. Saint Thomas, Somme, 2 q. 180, a. 4.
14. « Il est plus difficile de résister aux vices et aux passions que d'effectuer un pénible travail corporel » (Saint Grégoire).
15. « Quelles que soient les difficultés de la vie active, il n'y a que les inexpérimentés qui osent nier les épreuves de la vie intérieure. Beaucoup d'actifs, d'ailleurs sincèrement pieux, avouent que, bien souvent, ce qui leur coûte le plus dans leur vie, ce n'est pas l'action, c'est la part obligatoire de l'oraison. Ils sont comme soulagés quand l'heure de l'action sonne » (D. Festugière).
16. Somme, 1a, q. 108, a. 4.
17. Dans un autre chapitre, nous verrons que c'est cette vie intérieure qui donne aux œuvres leur fécondité.
18. Père Léon, Lumière et flamme.
19. Dans ses fonctions de pauvre ménagère.
20. Saint Alphonse de Liguori, Homo apostolicus VII, 16.
21. Saint Grégoire, Homélie 12 sur Ézéchiel.
22. Saint Thomas, Somme, 2a 2e q. 182 a. 2 ad. 3.
23. Saint Bernard, 1. II, de Consideratione, C. m.
24. Godefroi, Vita S. Bernardi.
25. Saint Bernard, 1. II, de Consideratione, C. m.
26. Père Louis Lallemant, Doctrine Spirituelle.