Pour
Joseph Ratzinger, les laïcistes ont beau jeu de poser la question suivante :
« Existe-t-il une religion révélée où foi et tolérance sont compatibles ? »
Et puisqu'on met aujourd'hui un tel accent sur la tolérance, on pourrait tout
aussi bien dire : « Est-ce que le christianisme est compatible avec
la modernité ? » En 2006, l'islam paraît la religion la moins
tolérante. Mais le christianisme et le judaïsme ne sont pas épargnés par les
critiques des modernes en ce domaine. Toutes choses égales par ailleurs, la
citation suivante de Joseph Ratzinger aurait pu avoir été écrite par un
éditorialiste du Guardian, un quotidien anglais connu pour son laïcisme :
Alors que la
tolérance appartient aux fondements du monde moderne, l'affirmation d'une
vérité essentielle n'est-elle pas une prétention dépassée ? Ne convient-il
pas de l'écarter pour briser la spirale de la violence qui traverse l'histoire
des religions ?
Ici, Joseph Ratzinger prend comme
interlocuteur l'égyptologue Jan Assmann, pour qui le monothéisme de Moïse, en
faisant brèche dans un univers polythéiste, introduisait de manière nécessaire
(mais désastreuse) la question de l'idolâtrie — l'adoration du faux dieu —
précisément parce qu'il se proposait de distinguer entre vérité et erreur en
matière de foi. Assmann a une idée fixe. Inverser l'exode et retourner en
Égypte, pas tant l'Égypte historique, la terre des pharaons, la vallée du Nil,
que l'« Égypte » plus large d'une religiosité cosmique universelle
qui ne pose pas tant de problèmes. Ce n'est qu'ainsi que la foi pourrait
devenir tolérante, et donc acceptable pour l'esprit moderne. Et ce retour à
Ramsès, incidemment, aurait l'avantage de faire disparaître cette obsession
juive pour le péché et la rédemption. Il suffirait de prendre exemple sur l'« optimisme
moral » des divinités égyptiennes. Démarche logique, commente Joseph
Ratzinger, puisque dès que l'on cesse de distinguer entre le vrai et le faux,
la distinction entre bien et mal perd son fondement.
En historien, Joseph Ratzinger
attaque le bien-fondé de la thèse de Assmann : il nie que les polythéismes
aient toujours été si arrangeants et leurs panthéons toujours composés de
divinités si bien interchangeables. Au contraire, la guerre entre les dieux a
su générer des conflits entre les hommes. Saint Athanase n'exagérait pas
lorsqu'il disait, dans ce contexte précisément, que la mission des chrétiens
consistait entre autres choses à apporter aux peuples une paix sans précédent.
En philosophe, Joseph Ratzinger fait
remarquer que la « question mosaïque », telle qu'elle est formulée
aujourd'hui, n'est pas différente de la « question socratique »
d'autrefois. Ce qui a permis à la Grèce d'illuminer l'esprit humain et
d'initier la quête de la philosophie occidentale, ce fut précisément cette
aptitude à poser la question de la vérité. Dans le monothéisme des Pères, qui
est en même temps biblique et hellénique, il découvre une double fidélité :
à Moïse et à Socrate (et au disciple de Socrate, Platon), et de ce fait la
possibilité d'une réconciliation réelle entre la religion et la raison. Alors
que la répudiation du monothéisme au nom d'une tolérance marquée par le
multiculturalisme conduit (n'en déplaise à Assmann) à l'irrationnel, nous
voyons dans les Pères comment « la divinité tendant vers la raison est identique au
Dieu qui se manifeste dans la Révélation ». Joseph
Ratzinger est bien convaincu que l'idée qu'il défend — à savoir qu'à travers la
rencontre entre la rationalité qui émane du Logos et la révélation du Logos en
personne, le christianisme authentique permet d'accéder à une vérité plus vaste
que tout ce que l'on peut concevoir—, cette idée est loin d'être à la mode.
Face à un esprit moderne excessivement sceptique, parce que fondé sur la
surestimation du paradigme épistémologique qu'offrent les sciences dites
exactes, « la fuite devant ce Dieu-là et son ambition » semble devoir
se poursuivre. Pourtant, si la vérification expérimentale est le seul critère
de vérité acceptable aux yeux des hommes aujourd'hui, les saints, eux,
constituent notre preuve expérimentale. Posons-les comme « garants »
de la vérité.
Si Joseph Ratzinger a démonté l'une
des théories, hautement hasardeuse, qui prétend régir les relations entre
tolérance et religion, il n'a encore rien dit sur la manière dont,
positivement, le christianisme et la tolérance pourraient, en principe,
coexister. Il apparaîtra très vite que c'est la notion de liberté responsable
qui nous offre le concept-clef pour y parvenir. Comment ?
Il fait d'abord remarquer que la
liberté prend place au sommet de la hiérarchie des valeurs dans la conscience
moderne. C'est « le bien le plus précieux, auquel tous les autres
biens sont subordonnés ». Ironiquement, et en se rappelant
sans doute les combats menés dans les années quatre-vingt avec la théologie de
la libération, il écrit ceci :
La religion peut
s'affirmer dans la mesure où elle représente une force libératrice pour l'homme
et l'humanité.
Et passant brillamment en revue la
pensée politique moderne et contemporaine, ainsi que ses bases (ou absence de
bases) métaphysiques, Joseph Ratzinger fait observer que la complexité de la
question de la liberté ne peut être réduite au droit de faire ce que je sens
quand je le sens. Notre vouloir est-il ou non marqué par la rationalité ?
Une liberté irrationnelle mérite-t-elle vraiment le nom de liberté ?
La définition de la
liberté issue d'un « pouvoir vouloir » et d'un « pouvoir faire »
ce dont on a envie ne doit-elle pas être complétée par le lien avec la raison,
avec la globalité de l'être humain, afin de ne pas en arriver à une tyrannie de
l'irrationnel ?
Heureusement, les formes proposées
ici ou là ne sont pas aussi extrêmes que celle de Jean-Paul Sartre qui,
déclarant que la liberté ne peut vouloir autre chose qu'elle-même, condamne
celui qui se veut vraiment libre à une vie vide de contenu, un véritable enfer
sur la terre. Pour Joseph Ratzinger, la liberté est bonne, certes, mais
seulement « en lien avec d'autres biens dont elle est inséparable ».
Ce qui constitue une critique obvie de la philosophie européenne des Lumières.
Encore une fois, la liberté confère
des droits, mais réduire la liberté aux droits individuels et subjectifs, c'est
la dépouiller de sa « vérité humaine ». Ce qui constitue
une critique, cette fois, de la tradition anglo-saxonne. Soit la liberté est
mesurée par la personne humaine, soit elle perd sa vérité. Soit c'est une
liberté partagée, coexistant avec d'autres libertés qui à la fois la limitent
et la soutiennent, soit c'est l'anarchie. La liberté s'exerce au sein « de
l'ordonnancement des libertés par un être-avec » et c'est la raison pour
laquelle elle implique, dans sa notion même, un véritable ordre juridique. On
ne peut plus voir dans la croissance de la liberté qu'une simple destruction
des limites des droits individuels (« ce qui conduit à l'absurdité et même
à l'anéantissement des libertés personnelles » ). Elle grandit à mesure
que mûrit la responsabilité. Celle-ci suppose « une histoire continue de
purification de la vérité ». Et cette affirmation en conduit à une autre,
capitale : « La raison se doit d'écouter les grandes traditions
religieuses, à moins de se vouloir aveugle et sourde à ce qui fait l'essentiel
de l'existence humaine ».
Cette écoute, dans les sociétés
occidentales, ce sera d'abord et avant tout celle de la tradition
judéo-chrétienne dans l'une de ses formes : catholique, orthodoxe ou
protestante. Les défenseurs de l'Évangile peuvent donc être également les
défenseurs de la tolérance si l'on admet que la liberté n'est pas par essence
indéterminée, mais pénétrée par une raison elle-même ouverte à la vérité
spirituelle. Joseph Ratzinger est conscient— qui ne le serait pas au tournant
du millénaire ? — de la difficulté que présente l'islam. Alors que dans la
chrétienté existait une distinction vitale entre la sphère civile et la sphère
sacerdotale et donc, dès le début, une « séparation entre le politique et
le religieux », dans l'islam le Coran est une loi religieuse
totalisante, qui règle la totalité de la vie politique et sociale et exige que
toute l'organisation de la vie soit dictée par l'islam. La charia impose sa
marque à la société du commencement à la fin. L'islam peut certes user de
libertés partielles, comme notre Constitution en accorde, mais son but final
n'est pas de dire : Oui, maintenant nous sommes aussi une personne morale
de droit public, maintenant nous sommes présents comme les catholiques et les
protestants. S'il en arrivait là, ce statut ne correspondrait pas à sa nature
profonde. Ce serait pour lui s'aliéner.
Cela rend naturellement le dialogue
avec l'islam « bien plus compliqué ». Joseph Ratzinger ne pense pas
qu'il faille chercher à isoler le problème
de l'islam dans les sociétés occidentales en occultant la différence musulmane
par le biais de politiques sociales ou culturelles, ou de prétendre que dans la
manière dont les chrétiens — et historiquement les sociétés chrétiennes — se
rapportent à l'islam, la question du primat de la vérité ne se poserait plus. Il
faut au contraire s'efforcer de chercher en commun la vérité des choses. Tâche
ardue, même avec des musulmans modérés, pour ne rien dire des islamistes
militants, car ni les uns ni les autres ne sont habitués à considérer leur
religion de manière dépassionnée.
Aidan Nichols - Benoît XVI,
coopérateur de la Vérité