mardi 25 juin 2013

En appelant... André Charlier, Soyez des hommes libres !

Nous voici réunis pour une nouvelle fête de Pentecôte à l'heure où la France se trouve profondément divisée, et même déchirée, au point de plonger dans le désespoir certains de ses meilleurs fils. Sur les graves problèmes de l'heure présente, mon rôle n'est pas de prendre parti. D'ailleurs, il est difficile de juger des choses lorsqu'on baigne au milieu des événements ; l'histoire, pour être sereine, exige du recul. Mais avant de juger, il faut tout de même vivre, et vivre suppose des choix qu'on est contraint de faire.
Le découragement, le dégoût ou le désespoir conseillent facilement à des jeunes un faux détachement de leurs devoirs les plus importants, et ce détachement n'est souvent qu'une basse complaisance à l'égard de leurs faiblesses. Parce qu'on trouve que les choses autour de soi vont très mal, on se résigne à orienter sa vie vers les buts les plus médiocres — et au fond de soi on en éprouve une satisfaction secrète. Mais cette lâcheté ne trompe personne. Ce n'est pas le monde qui est médiocre — ou plutôt si, il l'est, mais il l'a toujours été, en cela rien n'est changé — c'est nous qui le sommes. Il y a toujours eu dans l'histoire, dans la nôtre, des hommes qui ont dominé leur temps et qui ont entraîné la masse des médiocres. Est-ce qu'aujourd'hui ces hommes manqueraient ? C'est à vous qu'il appartient de montrer comment il faut répondre à cette question. En attendant, je vous livrerai simplement quelques réflexions sur la position du chrétien dans le temps présent.
Le problème pour le chrétien est de donner à sa vie un sens qui dépasse les vicissitudes temporelles. S'il ne le fait pas, il est perdu. Sans doute nous avons à vivre au milieu d'elles et souvent à prendre parti dans un sens ou dans l'autre. C'est un devoir de s'engager, pour reprendre une expression à la mode. Mais enfin le but de la vie est au-delà, et il faut passer à travers ces vicissitudes pour l'atteindre.
Les choses du monde ont toujours marché assez mal et notre temps n'est sans doute pas pire qu'un autre. Il nous réserve cependant une épreuve particulière : c'est que jamais la confusion du vrai et du faux, du bien et du mal, n'a atteint ce degré. C'est là une corruption de l'esprit, la pire de toutes, qui empoisonne la vie de l'homme moderne. C'est un grand triomphe du démon, qui est le prince du mensonge, de donner au mal et à l'erreur des séductions qui nous les font préférer au bien et au vrai. Mais nous devons savoir qu'il n'y a aucun moyen de concilier les contraires. C'est un des traits de la jeunesse de croire qu'il faut avoir tout essayé avant de choisir, mais c'est la plus grave des erreurs. Ce n'est pas quand l'esprit et le cœur sont corrompus qu'on est capable de faire un choix. On finit simplement par croire que la suprême élégance ou même que la seule solution raisonnable est de ne pas choisir. C'est là le vrai chemin de la perdition. La vérité est exigeante, et elle réclame tout de nous.
Je crois qu'au fond l'homme est le plus souvent conduit par un besoin secret d'échapper à lui-même et d'échapper surtout à cette image, qu'il a constamment devant les yeux, de ce qu'il sait qu'il devrait être et qu'il ne consent pas à être. Alors le monde présent nous offre avec une véritable profusion des moyens innombrables pour échapper à nous-mêmes. Du fait que la figure du monde change sous nos yeux au point d'en devenir presque fluide, nous nous imaginons que notre propre condition s'en trouve radicalement changée. Il n'y a presque plus de distance, presque plus de durée, l'espace et le temps perdent leur profondeur : on fait le tour de la terre en 83 minutes. Ce qui naguère était réputé impossible devient miraculeusement possible. Pourquoi tout ne le serait-il pas ? Voilà l'homme qui va échapper à la pesanteur. Pourquoi n'échapperait-il pas à d'autres pesanteurs, celles qui jusqu'à présent alourdissaient l'âme ?
Bien mieux, la matière même se dissout et s'évanouit. Que voilà bien périmé le vieil antagonisme de la matière et de l'esprit. Et s'il n'y a plus de matière il n'y a plus de péché. On nous fabrique ainsi un nouveau spiritualisme qui est bien l'invention la plus dangereuse du monde moderne, et la plus redoutable illusion. Car jamais la différence entre la personne morale et le monde physique n'a éclaté de façon aussi tranchante, nous avons beau faire, nous avons toujours notre poids à soulever et il n'est pas moins lourd. La figure du monde peut changer, notre propre figure ne change pas.
Dieu est Dieu, et Il veut entrer dans nos vies et Il y entre malgré nous, et Il ne cesse de nous imposer cette loi suprême, qui est que nous devons Lui ressembler. Comment une telle exigence ne paraîtrait-elle pas insupportable à l'homme moderne ? Et pourtant elle seule nous apporte la vraie libération. Mais nous ne tenons pas à être libres. Je suis effrayé de voir comme l'histoire des trente deniers de Judas se répète dans toutes les vies. On abandonne Dieu pour l'ombre la plus dérisoire, un peu de métal au creux de la main ou même moins que cela.
Dans les malheurs présents de la France, vous ne pouvez peut-être rien, ni moi non plus. Il y a là une conjonction étonnante de forces, qui tendent à détruire l'âme de ce peuple. Mais il y a au moins une chose que nous pouvons et qui a beaucoup plus de valeur positive que vous ne pensez, et c'est souffrir. Quand on ne peut plus rien, il reste toujours cette ressource, et c'est peut-être la seule efficace sur un plan qui évidemment n'est pas celui de l'action humaine.
La souffrance a une vertu inspiratrice : c'est elle qui inspire les vertus héroïques, et c'est elle qui inspire la prière. Ce mot d'héroïsme sonne étrangement en notre siècle : pourtant jamais siècle n'en a eu plus besoin. Je ne sais pas si votre génération est capable de recevoir une inspiration de cette sorte ; il faudrait pourtant que vous y songiez sérieusement, car, si vous en êtes capables, c'est que le génie de votre race n'est pas mort. Et si vous avez l’impression que ce que je vous dis ne s'adresse pas à vous, alors c'est que la France est morte. Nous portons sur nous tout le poids de notre race et nous ne pouvons le rejeter. Nous sommes responsables avec elle de plus que notre destinée ; nos gestes ont de l'importance pour le monde entier, à la condition qu'ils nous expriment vraiment. Mais je ne sais pas si vous savez qui vous êtes, quel peuple vous êtes. Vous ne savez pas d'histoire, j'entends de l'histoire vivante. Vous n'avez pas le goût de ce qui sonne français. Vous ignorez que vous appartenez à un peuple qui n'est pas meilleur qu'un autre, qui même par certains côtés est plus coupable que les autres, mais qui tout de même à certains moments de son histoire a pris conscience de ceci : qu'il y avait le monde à sauver et que c'était sa vocation la plus certaine. J'avoue que je me sens plein de mépris pour les Français qui portent allégrement des événements qui devraient leur entrer dans la chair, ou plutôt ils ne les portent pas du tout, ils font comme si cela ne les concernait pas. En 1911, Péguy écrivait : « Je ne parle jamais des Alsaciens Lorrains et je n'aime pas qu'on m'en parle — Quand on a vendu son frère, mieux vaut ne pas en parler ».
Si j'en juge par ce que je vois de vous et par les conversations que j'ai avec vous, vous n'aimez pas vous battre. C'est dommage que vous soyez ainsi fragiles ; vous vous cassez un peu au ski pour faire comme tout le monde, ou parfois en voiture. Mais vous n'aimez pas du tout les batailles de l'esprit et celles de l'âme. Or toutes les batailles de ce monde sont au commencement — et même à la fin — des batailles spirituelles. Et notre siècle est le siècle de la plus grande bataille de tous les temps.
Et vous, vous cherchez un petit diplôme, mais pas la bagarre ; mon Dieu que ne feriez-vous pas pour acheter votre petit diplôme ! Avec de l'argent, j'entends, votre sacrifice ne va pas au-delà. Je me demande si vous avez encore du sang français, ou si le sang français est en train de tourner en jus de navet.
Si vous étiez Français — mais j'ai peur que les belles pages de Péguy sur les Français de Saint Louis et de Joinville ne soient plus que de la littérature — si vous étiez Français, je vous dirais : soyez des hommes libres — c'est par là que vous reproduirez cette image de Lui-même que Dieu voudrait imprimer en vous. Être libre, cela suppose qu'on a choisi une fois pour toutes, sans jamais se reprendre, de ne pas tricher avec la Vérité, de la préférer, quoi qu'il arrive, à tous les honneurs, à tous les profits, à tous les conforts, à toutes les puissances, et même à toutes les délices intellectuelles. Être libre, cela veut dire qu'on s'est placé dans le plan de la création, qu'on a compris ce que Dieu attend d'un homme et c'est simplement de continuer la Rédemption ; à cette condition nos œuvres acquièrent une incroyable fécondité, une fécondité particulière, en ceci que nous ne pouvons jamais être tentés de nous en attribuer le mérite. Être libre, c'est se réaliser soi-même et assumer le rôle créateur dévolu à l'homme par Dieu, se réaliser dans une véritable allégresse poétique.
Mais sans doute la liberté ne vous intéresse pas : vous rêvez d'être de petits ou grands fonctionnaires, c'est-à-dire les rouages d'une énorme mécanique dont vous serez prisonniers. C'est une des astuces les plus diaboliques du monde moderne : faire de l'homme quelque chose comme une roue dentée ou un levier, ou une poulie, bref, une pièce mécanique qui ne peut sortir de l'engrenage étroit dans lequel elle est emboîtée, insérée.
Je vous en prie, faites éclater le système, soyez des hommes libres, laissez les carrières de fonctionnaires de la vie à ceux qui ont des âmes un peu serviles, ayez le goût de créer quelque chose de personnel ; parlez un langage d'hommes libres et non ce langage administratif qui est en train de devenir une langue universelle. La raideur est tout ce qu'il y a de plus contraire au génie français.
Alors qu'est-ce que peut nous faire la médiocrité du monde ? C'est à nous de ne pas en être. Dans l'Évangile, Jésus prononce des paroles que nous devrions méditer en ce moment : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et comme je voudrais que déjà il fût allumé. Pensez-vous que je sois apparu pour faire régner la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la division ». Tous nos rêves de paix sur la terre sont des illusions. Nous ne pouvons pas faire que la Vérité ne soit pas un signe de contradiction. Il faut vous battre, et l'issue du combat n'a pas d'importance. Jeanne d'Arc disait : « Je durerai un an, guère plus ».
Le feu dont parle l'Évangile, c'est le feu de la Pentecôte, le feu de l'exaltation de l'Amour. Comme le feu naturel, il faut qu'il ait quelque matière pour prendre. Je souhaite donc que le feu de la Pentecôte puisse trouver en vous quelque atome de générosité et de fidélité pour qu'il prenne et consume tout ce qui est impur. Demain nous prierons ensemble pour qu'il élève votre cœur à la hauteur des grands devoirs de notre temps.
André Charlier, in Lettres aux Capitaines

Ce texte est un des « appels » qu'André Charlier avait l'habitude d'adresser le soir aux élèves de l'École. Il fut prononcé à la veille d'un dimanche de Pentecôte, pour la fête de l'École des Roches.

lundi 17 juin 2013

En interprétant... Michel Hubaut, Jésus sur le chemin de nos désespérances

Jésus, interprète de toute la Bible
Les disciples d'Emmaüs (Luc 24, 13-35)
Sur le chemin de nos désespérances.
Ce récit n'est ni un conte édifiant ni un reportage journalistique, mais à partir d'une source particulière — ici le modeste témoignage personnel de Cléopas —, Luc écrit une véritable catéchèse pour aider des croyants, qui « n'ont pas vu le Christ ressuscité », à discerner sa nouvelle présence.
Verset 13 — « Et voici que deux d'entre eux ce même jour, faisaient route vers un village, distant de soixante stades de Jérusalem, du nom d'Emmaüs ».
En quelques mots, Luc nous donne avec précision, le cadre, les personnages, le lieu et les circonstances de son récit. « Deux d'entre eux », c'est dire qu'ils font partie d'un groupe de disciples élargi (voir verset 9 : « les Onze et tous les autres »). Ces deux disciples rentrent probablement dans leur village pour reprendre leurs occupations antérieures. La difficile localisation d’Emmaüs nous permet de dire qu'il symbolise le village « de nulle part », car, pour Luc, le voyage de ces deux hommes est surtout un voyage intérieur.
Versets 14-15 — « Ils s'entretenaient l'un l'autre de tout ce qui s'était passé. Et il arriva, tandis qu'ils s'entretenaient et discutaient, que Jésus lui-même s'étant approché, faisait route avec eux ».
Sur ce chemin, les deux disciples sont en pleine discussion sur les faits récents de la pâque de Jésus. Le verbe s'approcher est familier à Luc (dix-huit fois dans son évangile et six fois dans les Actes). Pour lui, à travers Jésus, c'est toujours le règne de Dieu qui s'approche des disciples, de notre humanité. Sur la route d'Emmaüs, Jésus fait les premiers pas, il s'approche.
Mais il est perçu comme un étranger, un simple pèlerin venu, comme eux, célébrer la Pâque à Jérusalem. « Il faisait route avec eux ». Le thème symbolique du chemin est cher à Luc : Jésus est né sur la route à Bethléem. C'est le lieu habituel des dialogues de Jésus avec ses disciples tout au long de l'évangile, spécialement le chemin qui monte à Jérusalem.
La mission des apôtres sera aussi un itinéraire depuis Jérusalem jusqu'aux extrémités de la terre. Au point que la Voie va devenir l'un des premiers noms donnés à la communauté chrétienne naissante. Le Christ est d'abord, pour Luc, un compagnon de route. Leur chemin est en fait un itinéraire spirituel, qui est le temps du dialogue avec Jésus. C'est tout ce que Jésus leur a dit en chemin qui va être éclairé au moment de la fraction du pain.
Verset 16 — « mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître ».
L’emploi du verbe au passif a une connotation théologique. Il signifie que Jésus est maintenant entré dans sa condition nouvelle de Ressuscité 1. Le Christ ressuscité n'est pas reconnaissable par les seuls yeux de la chair. Nos évangélistes soulignent toujours à la fois la réalité du corps de Jésus ressuscité et la rupture avec sa condition terrestre antérieure. Ils ne séparent pas sa dimension historique et sa dimension transhistorique. Jésus s'est manifesté, a signifié sa nouvelle présence qui est un événement inscrit dans notre histoire, et en même temps il est entré dans l'aujourd'hui de Dieu pour être présent à toutes les générations.
Ils le voient de leurs yeux de chair, mais comme leur regard intérieur, celui de la foi, n'est pas encore éveillé, ils ne reconnaissent pas immédiatement Jésus. La route d'Emmaüs est le chemin de la pédagogie du regard de foi qui doit apprendre à passer de l'absence physique à cette nouvelle présence discrète de Jésus sur les chemins de notre vie. Les signes, les traces de sa nouvelle présence sont nombreux, mais nous ne savons pas les voir.
Verset 17 — « Il leur dit : "De quoi causiez-vous donc, tout en marchant ?" Alors, ils s'arrêtèrent, l'air sombre ».
Ils parlent en marchant. Combien de fois, comme les deux disciples d'Emmaüs, nous commentons, tristement, sur le chemin de notre existence, les événements qui nous ont déçus, peinés. Jésus les rejoint donc, nous rejoint toujours, au creux de notre désespérance, de nos interrogations, de nos peines. Le premier geste de Jésus ressuscité, quand il vient à notre rencontre, est de cheminer à nos côtés pour nous écouter quand nous ruminons nos déceptions, nos échecs.
Jésus comprend que, parfois, nous avons besoin de vider notre sac et même d'interroger le ciel. Puis, Jésus prend l'initiative du dialogue : « De quoi discutiez-vous ? » Il les invite à parler. Notons que, lorsque Jésus leur parle, ils s'arrêtent. Nous aussi nous devons parfois nous arrêter pour écouter Jésus qui nous questionne.
Versets 18-19 « L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit : "Tu es bien le seul de tous ceux qui étaient à Jérusalem à ignorer les événements de ces jours-ci". Il leur dit : "Quels événements ?" "Ceux qui concernent Jésus le Nazarénien" ».
À la question de l'inconnu, l'un d'eux, nommé Cléopas, répond. Celui-ci était probablement connu des premiers chrétiens. En le nommant, Luc donne une référence historique contrôlable de son récit. Le deuxième disciple est anonyme : c'est peut-être une invitation discrète au lecteur à se mettre à sa place ! C'est encore Jésus qui ouvre le débat.
Versets 19-20 « Cet homme était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple, [...] nos grands prêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié ».
Les disciples retracent alors les principales étapes de la vie de Jésus. Ils racontent leur espérance déçue. Car ce Jésus de Nazareth avait, par ses actes, manifesté le caractère messianique de son ministère. Tous les prophètes avaient présenté le Messie comme le libérateur d'Israël. Et si les disciples sont si déçus, c'est qu'ils étaient bien convaincus que Jésus était ce messie espéré, le libérateur de leur peuple.
Ils se font aussi l'écho de la manière dont Jésus a été perçu par les autorités religieuses. On devine très bien que les disciples d'Emmaüs n’arrivent pas à tenir ces deux réalités ensemble : Jésus le prophète, le thaumaturge, accrédité par Dieu par ses actes, et le Crucifié. Or ce que Luc veut nous faire entendre, c'est que la vocation de Jésus a nécessairement les deux versants.
Jésus avait pourtant annoncé ce lien entre ces actes de puissance et la souffrance, mais les disciples n'avaient pas voulu entendre. Ce lien est pourtant la clé du messianisme tel que Jésus l'a interprété et vécu. Le but de ce dialogue est bien de percer l'identité véritable de Jésus.
Cœurs sans intelligence spirituelle !
Verset 21 « Or nous, nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël. Mais avec tout cela, voilà déjà le troisième jour que cela est arrivé ».
Ils attendaient un messie libérateur, victorieux, et probablement politique. Mais, avec sa mort, tout s'est écroulé. Et Dieu n'est pas intervenu en faveur de ce prophète ! Et cela fait maintenant trois jours.
Versets 22-23 « De plus aussi, quelques femmes, d'entre nous, nous ont stupéfiés. Elles sont allées de grand matin au tombeau et, n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues nous dire qu'elles avaient même eu une vision d'anges disant qu'il est vivant ».
Malgré leur profonde désespérance, les disciples mentionnent quand même ces événements bizarres qui ont eu lieu le matin même : la constatation du tombeau vide par les femmes, avec la vision des deux hommes (Luc 24, 4) que Luc identifie ici comme des anges. Ce qui a été rapporté par les femmes les a stupéfiés, bouleversés même. Mais pas au point de les convaincre.
Verset 24 « Pierre et Jean sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l'avaient dit ; mais Lui, ils ne l'ont pas vu ! »
La grande difficulté, pour eux, réside dans le fait que personne n'a pas trouvé le corps, ni vu Jésus. Et pourtant, la Bonne Nouvelle de la résurrection est bien là, au centre du passage et de tout le texte, comme une source, encore cachée, prête à jaillir.
Car la grande nouvelle pour Luc c'est bien ce que disent les messagers : « il est vivant ! » Formule par laquelle Luc aime exprimer la Résurrection. Mais il faut adhérer à la parole des femmes qui relaie la parole des messagers. Cela fait beaucoup trop d'intermédiaires pour ne pas demeurer plus que sceptique. Ils ont toute l'information  sur Pâques, mais cela n'a pas suffi à réveiller leur foi. Le fossé entre l'information et l'adhésion demeure. Luc prépare ainsi l'intervention éclairante du Christ.
Versets 25-26 « Il leur dit alors : "Ô cœurs sans intelligence et lents à croire à tout ce qu'ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? »
Nous sommes ici à l'axe charnière du récit. Jésus n'est plus l'étranger qui s'est introduit discrètement dans l'échange, il devient le Maître qui conduit la discussion. La réprimande de Jésus est directe et sévère. Il reproche aux disciples leur manque de foi, d'intelligence spirituelle. Les deux disciples s'étonnaient de l'ignorance de Jésus. Jésus s'étonne, lui, de leur peu d'intelligence des Écritures.
Pourtant les disciples se référaient à ces Écritures en espérant un messie libérateur, mais ils négligeaient un autre aspect de ce messie : le Messie souffrant du prophète Isaïe (Is 53) qui était manifestement occulté dans les messianismes ambiants de l'époque. Aucun scénario messianique du vivant de Jésus n'avait envisagé un Messie souffrant.
Les disciples vont passer progressivement de l'obscurité à la lumière de la foi. Jésus ne se révèle pas tout de suite lui-même. Il commence par éclaircir ce scandale de la Croix qui leur obscurcit l'esprit, et pourtant inscrit dans le dessein d'amour de Dieu, annoncé par les Écritures. « Ne fallait-il pas que le Messie souffrît cela et qu'il entre dans sa gloire ? » Jésus a bien repéré la difficulté des disciples, qui est aussi celle des croyants de tous les temps : ils ne peuvent pas penser ensemble l'échec et la réussite, la souffrance et la gloire. En fait, si les Écritures annoncent le mystère de Jésus, ce n'est que dans la lumière de sa Passion et de sa Résurrection que les premières générations chrétiennes découvriront le sens profond des Écritures. Ce que Jésus a vécu a obligé ces judéo-chrétiens à chercher le sens de cet événement insolite. Pourquoi Dieu a-t-il permis la Passion de son Fils ?
« Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ? » Cela ne signifie pas que Jésus a été victime de la fatalité. Cette expression : il faut que, répétée dans les annonces de la Passion, est le fruit d'une longue réflexion de la jeune communauté chrétienne qui a creusé, à la lumière de Pâques, le sens du scandale de la Passion du Christ-Messie, pour comprendre comment cet itinéraire insolite s'inscrivait dans la cohérence du dessein d'amour de Dieu. Pour libérer l'homme de la souffrance et de la mort, il devait s'identifier à l'homme pécheur et en assumer les conséquences, ses souffrances et sa mort.
Christ ressuscité, interprète vivant de toutes les Écritures.
Verset 27 — « Et, commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur interpréta, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait ».
Jésus se livre maintenant à un exercice d'interprétation. Luc ne cherche pas des citations précises. L'interprétation de Jésus englobe l'ensemble des Écritures : tous les Prophètes et toutes les Écritures. Jésus leur reproche leur lenteur à croire tout ce que les prophètes ont annoncé. Toutes les Écritures le concernent, parlent de lui ; elles sont une longue préparation pédagogique à sa venue. Il est l'exégèse vivante, la Clé d'interprétation de toutes les Écritures. Sa vie, et surtout sa résurrection, donnent un sens à toute l'histoire biblique du salut. Elle est un accomplissement.
Comme à chaque Eucharistie, l'Évangile éclaire les textes bibliques. Jésus, ici à travers son exégèse, ne se révèle pas directement. Ce réveil de la Parole n'est pas suffisant, mais il prépare à la manifestation qui va suivre.
Versets 28-29 — « Quand ils approchèrent du village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d'aller plus loin. Ils le pressèrent en disant "Reste avec nous parce que c'est le soir et déjà le jour décline". Il entra donc pour rester avec eux ».
Le soir venu, Jésus fait semblant d'aller plus loin, c'est une manière de provoquer leur liberté. Il ne s'impose pas, mais se laisse inviter. Il a éveillé la curiosité des deux hommes. Les disciples le pressent de s'arrêter avec eux, ou peut-être même chez eux. Il n'est nullement question ici de l'auberge retenue par la Tradition. Ils souhaitent poursuivre l'échange avec cet homme dont la présence les pacifie. Le texte insiste sur le rester avec ou être avec. Dans son évangile, Luc a accordé une place spéciale à l'accueil ou au non-accueil de Jésus, car l'hospitalité est la première réponse humaine positive à l'appel de Dieu qui ouvre à la foi 2.
Le signe de la fraction du pain.
Verset 30 — « Et il arriva, quand il se fut mis à table avec eux qu'ayant pris le pain il le bénit, le rompit et le leur donna. »
Le thème du repas est aussi important chez Luc que celui de la route. Jésus aime faire table commune avec ses disciples, avec ses amis, mais aussi avec les pécheurs. Car le repas symbolise la participation au règne de Dieu, au salut que Jésus offre à tout homme qui l'accueille. Tous les gestes accomplis par Jésus ici se retrouvent dans d'autres passages de Luc, en particulier celui de la multiplication des pains qui a lieu aussi au déclin du jour (Lc 9, 14-16) et celui de la sainte Cène (Lc 22, 14-19) où nous retrouvons les mêmes verbes : prendre le pain, dire la bénédiction, rompre et donner.
On s'est souvent demandé si le repas d'Emmaüs était une eucharistie ou pas. Même si Jésus n'a pas renouvelé la dernière Cène avec les disciples d'Emmaüs, il a au moins fait les gestes familiers qu'il avait coutume de faire lorsqu'il mangeait avec ses disciples... Mais on ne peut douter, compte tenu de la solennité des formules employées, que le souvenir de l'Eucharistie soit présent à l'esprit de Luc, et qu'il soit même essentiel à l'interprétation de son récit.
Il faut donc distinguer ce qui a pu être perçu par Cléopas et son compagnon et ce que Luc veut faire percevoir à son lecteur. Pour lui, il est clair que Jésus se révèle par les gestes de la fraction du pain, à la table eucharistique des communautés chrétiennes. Pour Luc, Emmaüs est la toute première assemblée eucharistique de l'Église.
Il a recomposé cette scène dans l'ambiance et le cadre des assemblées chrétiennes, en distinguant les deux temps de la liturgie : la liturgie de la Parole (Écriture expliquée) et la liturgie du Pain. La table eucharistique assure à tous les disciples, instruits par les Écritures, la même rencontre personnelle que la table d'Emmaüs. Jésus s'identifie à la fois au Pain et à la Parole. Il est don de Dieu aux hommes comme Parole de vie et Pain de vie, inséparablement.
Verset 31 « Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent. Et lui devint invisible d'eux [il disparut à leurs regards] ».
Après la relecture des Écritures sur la route et la fraction du pain, les yeux des disciples furent ouverts. C'est encore une manière de dire que la capacité de voir la nouvelle présence de Jésus, la foi, est un don de Dieu, une œuvre de son Esprit qui ouvre les yeux du cœur, l’intelligence spirituelle. Enfin, pour la première fois, dans l'évangile de Luc, Jésus est reconnu comme le Christ ressuscité : « et ils le reconnurent ». Nous sommes ici à la pointe du récit et même de tout l'évangile de Luc. Cette ouverture des yeux et la reconnaissance symbolisent la foi.
Les disciples d'Emmaüs sont devenus des croyants en Jésus crucifié et ressuscité. C'est pourquoi Luc ajoute : « Et lui devint invisible d'eux », littéralement sans apparence, selon un mot rare qui n'est utilisé qu'ici dans le Nouveau Testament. Jésus disparaît à leurs yeux de chair. Autrement dit, désormais, la foi remplace la vue. Et, seule, la foi peut confesser la présence spirituelle du Christ ressuscité à notre monde. Jésus n'est plus à côté d'eux mais présent au plus intime d'eux-mêmes.
Dans notre récit, il y a une sorte de simultanéité entre la reconnaissance et le devenir invisible de Jésus. Dès que celui-ci est présent spirituellement et qu'il est reconnu par la foi, une foi éveillée par la Parole et les signes du pain partagé, Jésus peut disparaître physiquement. À partir du moment où la nouvelle présence de Jésus est reconnue, sa présence physique n'est plus nécessaire, elle ferait même obstacle à la rencontre de son identité véritable. Désormais, on ne peut accéder à la personne du Christ que si l'on renonce à le voir, à le toucher, à l'enfermer dans nos limites humaines contraignantes.
Si les disciples étaient empêchés de reconnaître Jésus ressuscité ce n'est pas simplement parce qu'il avait changé de forme mais surtout parce qu'ils étaient incapables de reconnaître le Ressuscité de Pâques dans le Crucifié du vendredi saint. La difficulté était surtout en eux. Au long de ce cheminement pascal, ce n'est pas Jésus qui a changé, mais le regard des disciples à la lumière des Écritures. La foi est une conversion spirituelle du regard.
Pourquoi la compréhension spirituelle de l'événement pascal ne s'est-elle pas faite plus vite, après les explications de Jésus sur les Écritures ? Luc tient à montrer que la foi pascale se fait par étapes. La première, la nouvelle lecture des Écritures, est nécessaire mais pas suffisante. L'hospitalité, l'accueil de Jésus, est aussi nécessaire mais ce n'est pas suffisant non plus. Il faut aussi le signe de la fraction du pain. C'est l'ensemble de ces étapes qui est signifiant pour la foi.
Verset 32 « Et ils se dirent l'un à l'autre : "Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous, lorsqu'il nous parlait sur la route, lorsqu'il nous ouvrait les Écritures ?" ».
Les disciples échangent à nouveau entre eux, mais cette fois-ci non pas à propos de leur désespérance, mais de la transformation intérieure qu'ils viennent de vivre. Ils sont passés de l'air sombre au cœur brûlant. Les disciples d'Emmaüs ont pu resituer le scandale de la Passion du Christ dans le mystérieux dessein d'amour de Dieu 3.
Une communauté disloquée et retrouvée.
Versets 33-35 « Et se levant à cette heure même, ils retournèrent vers Jérusalem et trouvèrent rassemblés les Onze et ceux qui étaient avec eux, disant que "réellement le Seigneur est ressuscité et il s'est fait voir à Simon". Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain ».
Leur premier geste est de se lever. Verbe peu banal, puisqu'il s'agit d'un des deux verbes du Nouveau Testament qui expriment la Résurrection. La résurrection de Jésus est source de résurrection pour les disciples qui ont retrouvé leur raison de vivre. Cléopas et son ami ne veulent pas garder pour eux la Bonne Nouvelle, ils désirent la communiquer et partager leur joie. À Jérusalem, ils retrouvent le cercle élargi des Onze et ceux qui étaient avec eux. S'ils sont rassemblés – et non plus dispersés – c'est qu'eux aussi sont passés de l'incrédulité à la foi. C'est leur commune confession de foi qui les a réunis en Église.
Le Seigneur les a donc devancés auprès des apôtres, et de Pierre en particulier, car leur témoignage a priorité sur les disciples d'Emmaüs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne peuvent apporter leur expérience pascale qu'après cette première proclamation ecclésiale de la foi en Jésus ressuscité. La progression des appellations de Jésus au fil du récit : Jésus le Nazarénien, homme prophète, Christ (Oint) et Seigneur, est une manière pour Luc de montrer la progression de la foi chrétienne.
« Le Seigneur est réellement ressuscité (fut réveillé) ». Le verbe au passif signifie que cette action est le propre de Dieu créateur. C'est lui qui a arraché Jésus à la mort. Et Luc ajoute réellement pour souligner la solidité de l'affirmation. « Et il s'est fait voir à Simon ! » Pierre à été le premier à être gratifié d'une apparition pascale. Dans toutes les prédications apostoliques, Pierre est le premier témoin pascal officiel, mais il se situe toujours dans un groupe apostolique qui se reconstitue grâce à cette Bonne Nouvelle. La foi de l’Église est à la fois communautaire et personnelle.
Verset 35 « Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain ».
Le témoignage des disciples d'Emmaüs n'est pas fondateur mais complémentaire. À leur place, les disciples d'Emmaüs racontent leur expérience pascale, en respectant bien les deux étapes de la route et de la table. Événement où parole et geste sont indissociables. Luc veut donc clairement indiquer qu'Emmaüs peut être revécu à chaque Eucharistie et que chaque Eucharistie culmine dans le geste de la fraction du pain 4 qui signifie à la fois mort et vie, rupture et partage. Accueillir le Christ eucharistique, c'est accepter de partager son itinéraire pascal et sa mission. Jésus est vivant, comment identifier sa nouvelle présence ? Dans cette catéchèse greffée sur un témoignage historique, Luc propose donc trois éléments nécessaires :
-  La relecture des événements de sa vie à la lumière des Écritures ;
-  le geste de la fraction du pain dans l'Eucharistie partagée ;
-  l'échange et la confirmation dans la communauté de l’Église.
Ce parcours de reconnaissance qui s'adresse à des croyants qui ne voient plus Jésus de leurs yeux de chair a donc une dimension ecclésiale évidente. Une reconnaissance à partir non pas d'une apparition éblouissante du Christ ressuscité mais d'un patient cheminement. Jésus est maintenant vivant dans la dimension de Dieu. Il est cependant toujours avec les hommes. Telle est la leçon de l'Écriture. Tel est le témoignage de l'Eucharistie. Et la résurrection du Christ devient lisible dans la transformation des disciples.
Mais l'identité divine de Jésus n'éclipse pas son identité humaine : aucun texte pascal n'insiste autant que celui du récit d'Emmaüs sur la réalité corporelle de Jésus. Il marche, il parle et il mange. L'invisible de la présence ne signifie pas une absence irrémédiable. La relation est toujours possible, car la foi reconnaît le Christ comme compagnon de route, vrai chemin de vie. Croire, c'est cheminer au côté du Christ qui nous rejoint et nous écoute.
Michel Hubaut, in Un Dieu qui parle ! (cerf)


1. Marc écrit : « Il se manifesta sous un autre aspect à deux d'entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne » (Mc 16, 12).
2. Jésus, le Ressuscité, dit dans l'Apocalypse : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui et je prendrai la cène avec lui et lui avec moi » (Ap 3, 20).
3. « Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous ? » Jésus dit de lui-même qu'il est venu « apporter le feu » (Le 12, 49) de sa Parole, de sa présence et de son amour.
4. Cette expression qui décrit le geste du début du repas domestique Juif va désigner pour Luc, dans les Actes des Apôtres, l'Eucharistie de l'Église naissante (voir Ac 2, 42 ; 20, 7.11 ; 1 Co 10, 16), ce que Paul appelle « le repas du Seigneur ».

dimanche 16 juin 2013

En imaginant... Don Carlo Cecchin, L'humanité de Jésus


« Demeurez dans mon amour » (Jn 15,9)
La fête du Sacré-Cœur vient à peine de passer, mais qui s’en est aperçu ? Puisqu’elle tombe toujours en semaine, on l’a un peu oubliée. Pourtant tout le mois de juin est traditionnellement consacré à cette dévotion, qui, en France, avait une place privilégiée parmi les fidèles en raison des apparitions à sainte Marguerite-Marie Alacoque. Oh, je ne vais pas faire ici une étude sur le sujet, mais simplement quelques considérations spirituelles.
Le Fils de Dieu incarné nous a révélé que Dieu est Amour, ce mystère caché en Dieu depuis toujours (Eph 8,3), rendu visible par Jésus Christ, et révélé non pas aux sages et aux intelligents, mais aux tout petits (Mt 11,25) : amour inimaginable, indicible qui a été déversé par l’Esprit Saint dans nos cœurs, qui nous a mérité le salut et nous a réconcilié avec le Père.
Saint Jean, lors de la dernière Cène, qui fut aussi la première Messe, a eu le privilège unique de reposer sa tête sur le Cœur de Jésus et d’en entendre les battements mystérieux. Il y a en effet un lien très étroit entre le Cœur de Jésus et l’Eucharistie, car ce sacrement est celui de l’Amour de Dieu. Si l’objet ultime de cette dévotion est donc l’Amour de Dieu et non pas, à proprement parler, le cœur physique de Jésus – bien que l’humanité de Jésus soit à adorer, car étroitement unie à Sa divinité – c’est cependant vers Jésus, Homme et Dieu, que je voudrais me tourner ici, car Il a rendu Dieu si proche de nous, il a révélé Sa vraie nature.
Essayons de considérer l’humanité de Jésus, son visage, son allure, ses gestes, sa voix et vous vous apercevrez que notre vision est quelque peu brouillée… Ses traits nous échappent, bien que le Saint-Suaire et l’iconographie chrétienne nous en donnent de belles images. En ce qui concerne les icônes, c’est encore moins évident, car l’image sensible semble s’estomper au profit de l’image spirituelle. Essayez d’imaginer ses yeux fixant avec sévérité les pharisiens ou avec douceur et miséricorde les pauvres, les malades, les pécheurs : c’étaient les yeux de Dieu ! Les mains qui ouvraient les oreilles aux sourds et guérissaient les lépreux étaient également celles de Dieu ; ses pieds, divins bien que poussiéreux, parcourant inlassablement la Palestine à la recherche de la brebis perdue, ont été lavés par les larmes de repentance de la pécheresse et oints par le nard précieux de sa reconnaissance et de son amour. La voix de ses prédications, celle qui soulageait et consolait, était parole divine. Et puis c’est son regard d’une profondeur toute surnaturelle que j’imagine le plus souvent : admiratif devant la foi du centurion, déçu face au jeune homme riche, compatissant en croisant la veuve de Naïm, pleurant son fils unique, miséricordieux face à l’adultère, peut-être un peu amusé en voyant Zachée perché sur un arbre.
Nous nous faisons tous, à raison, une image idéalisée de Jésus, mais qui ose se l’imaginer tombant de fatigue, transpirant, assoiffé, assis par terre partageant avec ses apôtres un maigre repas, supportant aussi leurs… enfantillages. Toujours et partout c’était le « Cœur » de Dieu qui agissait. Pourquoi vous avoir dit tout cela ? Parce qu’en raison de son Incarnation, je sens Jésus près de moi, je sens sur moi son regard plein de miséricorde, je ressens sa beauté divine. Parce que l’amour de Dieu n’est pas une simple intuition intellectuelle, mais une réalité sensible, une vérité concrète, la Vérité. Dieu ne s’est-il pas montré ? En vérité, » Il a paru sur la terre et a conversé avec les hommes » (Bar 3,38). Jésus nous dit alors : » Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes » (Mt 11,28). Comment refuser cette invitation ?
Ce Cœur transpercé par la lance est à tout jamais ouvert, prêt à nous accueillir, à nous abreuver de son amour, refuge et repos pour notre âme meurtrie. « Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». C’est Jésus qui nous le dit : « Demeurez dans mon amour ! ».
Don Carlo Cecchin

samedi 15 juin 2013

En promouvant... Bernard-Marie, l'agenouillement dans le rite latin


Au sens fort et approprié du terme, une prière ne peut s'adresser qu'à Dieu. S'il arrive que l'on prie un ange ou un saint, fût-ce la Reine des cieux, on ne fait alors que demander à une sainte créature d'intercéder pour nous auprès du Créateur, qui seul est parfaitement bon et peut tout. Si donc en cette vie une créature pécheresse s'agenouille au pied d'une autre perçue comme sainte, ainsi que le fit un chef samaritain devant le prophète Élie (2R 1, 13) ou l'apôtre Jean devant l'ange de l'Apocalypse (Ap 22, 8), ce geste ne traduit pas un soudain accès d'idolâtrie, mais manifeste de façon visible que, dans cet homme juste ou cet ange, se révèle de manière prégnante l'ineffable mystère de Dieu. On ne s'agenouille jamais que devant Dieu seul, mais on peut le faire en s'inclinant en même temps devant son tabernacle du moment. C'est un tel mouvement révérenciel qui avait saisi un avocat lyonnais venu se confesser au saint curé Vianney. De retour à Lyon, on lui demanda : « Qu'avez-vous vu à Ars ? », et il ne put que répondre : « J'ai vu Dieu dans un homme ! » Ainsi, à sa façon, ce pèlerin avait fait une expérience de Thabor comme l'apôtre Pierre qui confessa à la fin de sa vie : « Nous avons été témoins oculaires (epoptaï) de sa Majesté » (2P 1, 16). Pour notre propos, il est intéressant de noter qu'au moment où la voix du Père céleste se fit entendre sur la montagne, les trois témoins de la transfiguration « tombèrent la face contre terre, epesan epi prosôpon autôn » (Mt 17, 6). Comment, effectivement, auraient-ils pu rester debout alors que s'abattait sur eux la  "pesante" gloire divine (en hébreu kavod, dérivé d'une racine signifiant lourd) ?
Scrutons davantage les deux principales attitudes physiques pouvant exprimer visiblement et, à leur façon, favoriser la prière chrétienne. Elles correspondent à deux mouvement essentiels de l'âme : l'adoration aimante qui fait sortir de soi pour louer et rendre grâce, et la supplication révérante et humble qui fait quelque peu retour sur soi pour confesser le dénuement de la créature blessée (Rm 5, 12) face aux puissances de mal et de mort. La station debout semble humainement la plus naturelle, la plus conforme à la dignité d'une créature très bonne en elle-même (Gn 1,31). Sans doute mieux qu'une autre, elle signifie l'être adulte, libre, sauvé, déjà ressuscité en espérance. Au sortir d'un siècle doloriste, janséniste et traumatisé par de terribles conflits mondiaux, les Pères du Concile Vatican II souhaitèrent privilégier cette attitude de l'homme responsable, debout et vainqueur du mal par et dans le Christ ressuscité. Du coup, la réforme liturgique prit ses distances par rapport à l'attitude d'abaissement de l'agenouillement. Concrètement, cela se traduisit par la disparition progressive des agenouilloirs accolés aux bancs d'églises et des tables de communion (surtout en France). Les liturges en appelaient aux recommandations de la Constitution sur la Liturgie : « On conservera fidèlement la substance des rites, on les simplifiera et l'on omettra ce qui, au cours des âges, a été ajouté sans grande utilité (toute la question est là !) » (Sacra Liturgia, II, 50). Pour ce qui est des fidèles, l'agenouillement disparut des rituels, car ce geste d'humilité n'était plus perçu comme d'une grande utilité. Au lieu de sauvegarder la station debout en alternance avec la station assise (pour la méditation de la Parole) et celle à genoux, on ne conserva que les deux premières. Cette réduction à la bipolarité fut perçue par les fidèles davantage comme une perte que comme un gain (sauf au niveau du confort corporel). Peut-être aurait-on pu alors se souvenir du sage conseil du Christ : « Il fallait pratiquer ceci sans négliger cela » (Lc 11, 42). Quoi qu'il en soit, ce fut la tendance minimaliste qui l'emporta et, durant l'après-Concile (1965-1975), on supprima beaucoup, on simplifia comme l'avaient fait les premiers Réformateurs protestants, mais personne ne répondit vraiment à la question du moment (et qui perdure encore) : pourquoi, surtout durant l'Eucharistie, devait-on tellement privilégier le mouvement priant de l'adoration debout au point d'en oublier le mouvement suppliant du pécheur à genoux ? À Gethsémani, selon l'évangile de Luc, Jésus lui-même plia les genoux, theïs ta gonata pour prier son Père du ciel (Lc 22, 41). Matthieu (26, 39) précise même que ce fut sur sa face, epi prosôpon autou). À ce niveau des gestes, la liturgie rénovée a-t-elle réellement fait progresser le peuple chrétien en ne l'invitant plus directement, du moins dans les rites sacramentels, à imiter l'attitude humble et suppliante du Sauveur lui-même ? Désormais, la plupart des fidèles communient debout et se confessent assis. Les rhumatisants s'en réjouissent, mais ce sont bien les seuls. Qui donc dira le chagrin des anciens qui, le dimanche matin à la télévision, voient l'Église d'Orient continuer de pratiquer avec ferveur ses inclinations (ou métanies) et prosternations ?
À l'époque agitée des réformes conciliaires, certains prétendirent que l'Écriture ne préconise nulle part une attitude corporelle particulière dans la prière, même si elle mentionne partout les trois principales (Lc 19, 8 ; Ap 19, 17 ; Esd 9, 5 ; Lc 10, 39 ; Ps 5, 8). En fait, il existe bien une attitude recommandée bibliquement, car réservée à l'adoration du Dieu unique, c'est celle de la prosternation : « Prosternez-vous sur sa sainte montagne (du Temple) ! » (Ps 99, 9), ou bien : « Tu ne te prosterneras devant aucun autre dieu (que Dieu) ! » (Ex 34, 14), ou encore : « De sabbat en sabbat, toute chair viendra se prosterner devant Moi, dit le Seigneur » (Is 66, 23). Quant à l'agenouillement, il n'est pas non plus oublié dans le culte israélite (du moins ancien 1) et chrétien, car devant Dieu ploiera tout genou (Is 45, 23) ainsi qu'au nom de Jésus (Ph 2, 10). C'est en effet à genoux que prie le roi Salomon devant l'autel du tout nouveau Temple de Jérusalem (1R 8, 54) ; c'est également ainsi que prie le prophète Daniel trois fois par jour (Dn 6, 11) ; à la crèche, les rois mages tombent à genoux devant l'Enfant (Mt 2, 11) ; c'est à genoux que le diacre Étienne offre sa vie à Dieu tout en pardonnant à ses meurtriers (Ac 7, 60) ; c'est encore de cette manière que prie habituellement l'apôtre Paul quand il invoque la puissance du Très-Haut : « je fléchis les genoux en présence du Père » (Ep 3, 14). Au IIe siècle, Tertullien précise que les chrétiens évitent généralement de prier à genoux le dimanche pour ne pas jeter une ombre de tristesse sur le jour de la Résurrection, mais il ajoute aussitôt : « Le reste du temps, qui peut hésiter à se prosterner chaque jour devant Dieu… d'autant qu'il ne s'agit pas que de prier, mais d'appeler avec force la miséricorde de Dieu » (De oratione, §23). Ensuite, et surtout au Moyen Âge, l'agenouillement dans la prière, privée comme liturgique, deviendra omniprésent pour marquer, en des temps particulièrement difficiles, une supplication plus ardente et pénitente. C'est l'époque où, par exemple, François d'Assise préconise à ses Frères : « Dès que vous entendez le nom du Seigneur Jésus Christ, adorez-le avec crainte et respect, prosternés jusqu'à terre (proni in terra) » (3L 4). Au XVIIe siècle, Pascal souligne l'importance de joindre l'extérieur à l'intérieur, c'est-à-dire que l'on se mette à genoux (Br. 250). Plus près de nous, Thérèse de l'Enfant-Jésus confesse sa joie d'avoir pu s'agenouiller à la Sainte Table (MsA 36, 9). Et vers la même époque, Louis Veuillot ose écrire : « L'homme n'est grand qu'à genoux ! ».
Au seuil du XXIe siècle, le cardinal Ratzinger écrira avec pertinence : « Dans la Bible, le verbe proskynein - s'incliner jusqu'à terre après avoir ployé les genoux - apparaît 59 fois dans le N.T., dont 24 fois dans l'Apocalypse, signe de l'importance que l'Écriture attribue à ce geste. [...] Une liturgie qui ne connaîtrait plus l'agenouillement serait historiquement malade. Il faut réapprendre à nous agenouiller, réintroduire ce geste partout où il a disparu »2.
L'agenouillement, même à l'église et même à certains moments de la messe, semble donc une cause juste, méritant attention. Mais comment la promouvoir aujourd'hui non pas contre, mais au cœur même de la liturgie conciliaire ? Certes, en en parlant sans polémiquer, mais aussi, quand on est assuré de ne pas gêner l'entourage immédiat, en n'hésitant pas soi-même à s'agenouiller pour mieux signifier la solennité de certains moments d'adoration et de supplication communs (comme la consécration, le non sum dignus, l'action de grâce). Ainsi, avec discrétion et ferveur sera mise en pratique cette parole inspirée de saint Basile le Grand (IVe siècle) : « Chaque fois que nous plions les genoux et que nous nous relevons, nous démontrons en acte avoir été jetés à terre par notre péché et rappelés au ciel par la miséricorde du Créateur » (À Amphilo que d'Iconium, c. 91).
Bernard-Marie, ofs, in Questions insolites sur la foi catholique (Salvator)


1. Selon Claude Mezrahi, « l'agenouillement et la prosternation ont été abandonnés dans la tradition juive en raison de l'adoption de ces positions par les chrétiens et les musulmans » (Actualité Juive, 2 septembre 2010).
2. L'esprit de la liturgie, Éd. Ad Solem, 2001, p. 147 & 153, traduit du texte allemand original datant de 2000.

samedi 8 juin 2013

En donnant... Paul Claudel, Jeanne d'Arc au bûcher

[ndvi : C’était en juin 1989. Un souvenir musical qui reste gravé dans mon vieux cerveau de piaf. Jeanne était Marthe Keller, Dominique était George Wilson, Rouen était la Basilique de Saint-Denis, Seiji Ozawa animait, Claudel et Honegger régnaient. Un instant de grâce.]

SCÈNE III
LES VOIX DE LA TERRE

FRÈRE DOMINIQUE, lisant :
Jeanne           Jeanne                 Jeanne
Hérétique     Sorcière                Relapse
Ennemie de Dieu — Ennemie du Roi — Ennemie du Peuple. Qu'on l'enlève ! — qu'on la tue ! — qu'on la brûle !
JEANNE. — Hérétique — Sorcière — Relapse — Frère Dominique !
Tout cela, c'est Jeanne d'Arc ?
Est-ce vrai ? Est-ce moi qui suis tout cela ?
LE CHŒUR, en bas, mezzovoce. — Hérétique — Sorcière — Relapse
JEANNE. — Eh quoi ! ces prêtres que je vénérais — ce pauvre peuple que j'aimais,
Leur Jeanne — leur pauvre enfant avec eux — c'est vrai qu'ils veulent la brûler ? C'est vrai qu'ils veulent me brûler vive ?
LE CHŒUR. — Assez ! assez ! assez !
Hérétique — Sorcière — Relapse
FRÈRE DOMINIQUE. — Tu as entendu les voix du Ciel et maintenant écoute en bas ce qu'ils ont fait — écoute ce qu'ils en ont retenu.
Écoute les voix de la terre !
BASSE PROFONDE, à la Bach. — Mulier spiritum pythonis habens, anima quae declinaverit ad magos et ariolos et fornicata fuerit cum eis...
LE CHŒUR, violemment. — Joanna !
BASSE PROFONDE, de même. — Ponam — ponam — ponam faciem meam contra eam et interficiam eam de medio populi mei !
LE CHŒUR, violemment. — Lex est !
UNE AUTRE VOIX, impérieuse. — Joanna !
LE CHŒUR. — Hic hic hic hic est Joanna.
Hic hæc hoc
hic hæc hoc
Hic est Joanna peccatrix !
LA VOIX. — Stryga !
LE CHŒUR. — Pereat !
LA VOIX. — Haeretica !
LE CHŒUR. — Pereat !
LA VOIX. — Relapsa !
LE CHŒUR. — Pereat !
LA VOIX. — Malis artibus addicta inimica rosis et populi !
LE CHŒUR. — Morte moriatur !
LA VOIX. — Prostibulum inferni ! instrumentum Satanae !
LE CHŒUR. — Comburatur igne !
JEANNE. — C'est vrai ! C'est vrai ! Je me souviens ! Le feu qui brûle ! cette fumée qui étouffe ! Oh comme cela fait mal !
Prêtres ! prêtres de Jésus-Christ !
C'est vrai que je faisais tant de mal ? c'est vrai que vous la détestiez tellement, votre pauvre Jeanne ?
LE CHŒUR, sourdement. — Pereat !
DOMINIQUE. — Non, Jeanne, ce ne sont pas des prêtres qui t'ont jugée. Quand ces bêtes féroces se sont réunies autour de toi, la rage au cœur et l'écume aux crocs, ces prêtres, ces politiques,
L'Ange du Jugement qui tient les hautes balances
D'un soufflet 
il a fait tomber de leurs têtes et de leurs épaules la mitre, le capuchon et le froc.
(Entrent les Juges en botte dans un coin).
Les voici dépouillés comme des forçats ! Qu’ils reçoivent la coiffure qui leur est appropriée !
Il faut que Jeanne 
comme jadis ses sœurs
 
sur l'arène de Rome
Soit livrée aux bêtes ! L'élue de Dieu, la sainte de Dieu,
Ce ne sont pas des prêtres, ce ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes qui vont la juger.

[…]
SCÈNE IX
L'ÉPÉE DE JEANNE
Le jour se lève.

MARGUERITE, dans le Ciel. — Spira — spera — spira — spera — spira — spera !
JEANNE. — J'entends Marguerite dans le Ciel mélangée à l'exhalation des rossignols et les douces petites étoiles à la voix de cette active sœur sacristine 
s'éteignant l'une après l'autre.
FRÈRE DOMINIQUE. — Les pages de nuit, de sang, d'outremer et de pourpre 
se sont effeuillées
sous mes doigts
 
et il ne reste plus sur le parchemin virginal
 
qu'une initiale dorée.
JEANNE. — Que c'est beau 
cette Normandie toute rouge et rose,
 
toute rouge
 
de bonheur,
 
toute rose d'innocence,
 
qui se prépare
 
à faire avec moi la sainte communion dans l'étincelante rosée ! Que c'est beau pour Jeanne la Pucelle de monter au Ciel au mois de mai.
Que tu es belle, ô ma belle Normandie, mais que dirais-tu, frère Dominique, si, Marguerite et moi, nous pouvions t'expliquer notre Lorraine.
FRÈRE DOMINIQUE. — Parle, Jeanne, car je sais qu'il y a des choses qu'une petite fille peut m'expliquer, moi, qui, ceint de fer et de cuir et les yeux fermés, ai marché de bonne heure dans les sentiers de la pénitence.
JEANNE. — Et que puis-je t'expliquer, quand il y a encore au Ciel une douzaine d'étoiles au moins qui en savent plus que moi ?
FRÈRE DOMINIQUE. — Explique-moi ton épée ! Est-ce vrai que tu as trouvé ton épée, cette terrible épée devant laquelle se sauvaient Anglais et Bourguignons, dans une chapelle en ruines ?
JEANNE. — Non, ce n'est pas une chapelle en ruines !
C'est à Domrémy qu'on me l'a donnée. Ma bannière dans la main gauche, mon épée dans la main droite, ah ! qui m'aurait résisté ? Jhésus Marie ! Jhésus Marie !
MARGUERITE, dans le Ciel. — Jhésus Marie ! Jhésus Marie ! Jhésus Marie !
Levée progressive de la musique.
LES VOIX. — Jeanne ! Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu, va ! va ! va !
JEANNE. — Je vais ! Je vais ! J'irai ! Je suis allée !
FRÈRE DOMINIQUE. — À qui est-ce que tu parles ainsi ?
JEANNE. — Es-tu sourd ?
N'entends-tu pas les voix qui disent : Jeanne ! Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu, va ! va ! va !
Ah ! ce n'est plus sorcière
maintenant qu'elles disent, c'est mon petit nom de chrétienne, celui que j'ai reçu au baptême, Jeanne !
Ce n'est plus hérétique et relapse 
et je ne sais quoi, et tous ces vilains noms.
C'est fille de Dieu ! C'et beau d'être la fille de Dieu ! Et ce n'est pas seulement Catherine et Marguerite, c'est tout le peuple ensemble des vivants et des morts qui dit fille de Dieu !
Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu (vavava) va ! va ! va ! Fille de Dieu ! Bien sûr que j'irai !
LES VOIX, tendrement et s'affaiblissant. — Jeanne ! Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu !
FRÈRE DOMINIQUE. — Mais tu ne m'as pas expliqué l'épée !
JEANNE. — Mais pour que tu comprennes l'épée, frère tondu, il faudrait que tu sois une petite fille Lorraine ! Je peux pas faire de toi une petite fille Lorraine ! Je ne peux pas te prendre la main, prendre la main et t'amener avec nous pour chanter Trimazô avec Aubin et Rufine !
VOIX D'ENFANT, au dehors. — Trimazô !
JEANNE. — Écoute ce qu'ils disent !
VOIX D'ENFANT :
En revenant de ces verts champs 
J'avons trouvé les blés si grands
 
Les aubépines fleurissant.
JEANNE. — Écoute ! Écoute !
VOIX D'ENFANT. — Trimazô !
AUTRES VOIX :
Belle dame de céans
En revenant parmi les champs
 
J'avons trouvé les blés si grands
 
Et les avoines à l'avenant
Trimouzettes !
C'est le gentil mois de mai, 
C'est le joli mois de mai !
 
Un petit brin de vot' farine !
 
Un petit œuf de vot' géline,
C'est pas pour boire ni pour manger,
C'est pour avoir un joli cierge
 
Pour lumer la Sainte Vierge.
Trimouzettes !
C'est le gentil mois de mai, 
C'est le joli mois de mai.
JEANNE. — As-tu compris, frère Dominique ? Ah ! moi, il n'y a pas eu besoin de Coupequesne et Tout-mouillé pour me l'expliquer ! C'est le tilleul devant la maison de mon père, comme un grand prédicateur en surplis blanc dans le clair de lune, qui m'a tout expliqué !
FRÈRE DOMINIQUE. — Explique, et moi j'écoute.
JEANNE. — Quand il fait bien froid en hiver et que le froid et la gelée resserrent tout et on dirait que tout est mort et les gens sont morts de froid et il y a de la neige et la glace sur tout comme un drap et comme une cuirasse 
et on croit que tout est mort
 
et que tout est fini.
VOIX, au dehors. — Mais il y a l'espérance qui est la plus forte.
JEANNE. — On croit que tout est fini 
mais alors il y a un rouge-gorge qui se met à chanter.
VOIX. — Fille de Dieu ! (vavava) va ! va ! va !
JEANNE. — Il y a un certain petit mauvais vent venu d'on ne sait où qui se met à souffler ! il y a une certaine petite pluie chaude qui se met à tomber sur vous.
LE CHŒUR. — Il y a toute la forêt qui se met en mouvement !
AUTRE CHŒUR. — Il y a l'espérance qui est la plus forte.
CHŒUR. — Fille de Dieu ! va ! va ! va !
JEANNE. — Et alors le temps de fermer les yeux et de compter jusqu'à trois 
et tout est changé ! Le temps de compter jusqu'à quatre
 
et tout est changé !
Tout est blanc ! tout est rose ! tout est vert !
LE CHŒUR.  Il y a toute la forêt là-bas qui se met en mouvement !
JEANNE.  Celui qui voudrait empêcher les mirabelliers de fleurir il faudrait qu'il soit bien malin ! Celui qui voudrait empêcher les cerisiers de ceriser tellement que tout est plein de belles cerises, 
Mon père dit qu'il faudrait qu'il se lève matin de bonne heure !
 C'est alors que Catherine et Marguerite se mettent à parler.
LE CHŒUR.  Coupequesne — Jean Midi — Malvenu — Toutmouillé — Anatole France —
Ils disent que tu t'es trompée !
JEANNE (clair et triomphal). — Et quand Jeanne au mois de Mai monte sur son cheval de bataille,
 il faudrait qu'il soit bien malin celui qui empêcherait toute la France de partir. Les entends-tu
 ces chaînes de tous les côtés qui éclatent et qui cassent ? Ah ! ces chaînes que j'ai aux mains, elles me font rire ! Je ne les aurai mie toujours ! On a vu ce que Jeanne peut faire avec une épée. La comprends-tu maintenant, cette épée, que Saint Michel m'a donnée ? Cette épée ! Cette claire épée ! Elle ne s'appelle pas la haine, elle s'appelle l'amour !
(Quelques mesures de Trimazô. — Puis Catherine qui dit : « Rouen ! Rouen ! Rouen ! »)
Rouen ! Rouen ! Tu as brûlé Jeanne d'Arc, mais je suis plus forte que toi 
et tu ne m'auras mie toujours !
VOIX EN BAS.  Jean Midi — Coupequesne — Tout-mouillé... Malvenu.
JEANNE. — II y a l'espérance qui est la plus forte !
VOIX. — Fille de Dieu ! va ! va ! va !
JEANNE.  Il y a la foi qui est la plus forte !
LE CHŒUR.  Il y a l'espérance qui est la plus forte ! il y a la joie qui est la plus forte ! il y a l'espérance qui est la plus forte ! Fille de Dieu, va ! va ! va ! il y a la joie, il y a la joie, il y a la joie qui est la plus forte !
MARGUERITE. — Spira — spera — spira — spera — spira — spera.
JEANNE. — Il y a DIEU ! il y a Dieu qui est le plus fort !

SCÈNE X
TRIMAZÔ
Répétition du chant de Trimouzette :

En revenant de ces verts champs 
J'avons trouvé les blés si grands
 
Les aubépines fleurissant.
Belle dame de céans
En revenant parmi les champs
 
J'avons trouvé les blés si grands
 
Et les avoines à l'avenant
Trimouzettes !
C'est le gentil mois de mai, 
C'est le joli mois de mai !
 
Un petit brin de vot' farine !
 
Un petit œuf de vot' géline,
C'est pas pour boire ni pour manger,
C'est pour avoir un joli cierge
 
Pour lumer la Sainte Vierge.
Trimouzettes !
C'est le gentil mois de mai, 
C'est le joli mois de mai.
JEANNE :
Un petit brin de vot' farine ! 
Un petit œuf de vot' géline,
Une petite larme pour Jeanne ! une petite prière pour Jeanne ! une petite pensée pour Jeanne
C'est pas pour boire ni pour manger,
C'est pour avoir un joli cierge
 
Pour lumer la Sainte Vierge,
C'est moi qui vais faire le joli cierge.

SCÈNE XI
JEANNE D'ARC EN FLAMMES

LA VIERGE, au-dessus, sur le pilier de Jeanne. — J'accepte cette flamme pure.
Cependant dès les scènes précédentes la foule lentement s'est rassemblée devant l'échafaud, hommes, femmes et enfants, formant transition avec le Chœur et le Public.
DEMI-CHŒUR, lisant. — C'est écrit 
Jeanne — c'est écrit
 
la sorcière — c'est écrit
hérétique — c'est écrit — sorcière — c'est écrit
 
ennemie de tout le monde
 
c'est écrit — c'est écrit — c'est écrit !
DEMI-CHŒUR. — Jeanne la Sainte ! Jeanne la Vierge ! Jeanne la Pucelle !
DEMI-CHŒUR. — C'est bien fait ! C'est elle qui a fait tout le mal ! C'est bien fait ! De quoi c'est qu'a s'est mêlée ! C'est bien fait ! Sans elle on s'rait tranquille ! C'est bien fait ! C'est bien fait !
DEMI-CHŒUR. — C'est elle qui a battu les Anglais ! C'est elle qui a ramené not' Roi à Rheims !
DEMI-CHŒUR. — C'est elle qui a ramené le roi à Rheims,
Avec le secours du diable.
DEMI-CHŒUR. — Avec le secours de Dieu.
DEMI-CHŒUR. — Qui en cette Jeanne au juste...
DEMI-CHŒUR. — Et si elle est de Dieu ou du diable...
CHŒUR. — Le feu va en décider.
( Tout bas : )
Loué soit notre frère le feu qui est sage, 
fort,
 
vivant,
ardent,
 
acéré,
 
incorruptible.
Loué soit 
notre frère le feu qui est savant à séparer l'âme de la chair, l'âme de la chair et de l'esprit
 
la cendre.
JEANNE. — Eh quoi ! mon peuple ! peuple de France ! Il est vrai ! il est vrai que tu veux me brûler vive.
LE PEUPLE. — Elle se réveille comme d'un rêve...
JEANNE. — Et ce prêtre qui était là tout à l'heure et qui me tenait à lire ce livre où je lisais ?
Il n'est plus là. Il me quitte, il est descendu.
Il n'est plus là et je suis seule.
LA VIERGE, au-dessus d'elle. — Jeanne, Jeanne, tu n'es pas seule.
JEANNE. — J'entends une voix au-dessus de moi qui dit : Jeanne, tu n'es pas seule !
LE PEUPLE. — Jeanne, Jeanne, tu n'es pas seule ! Il y a ce peuple en bas qui te regarde !
JEANNE. — Je ne veux pas mourir !
LE PEUPLE. — Elle dit qu'elle ne veut pas mourir (d'un seul coup).
JEANNE. — J'ai peur !
LE PEUPLE. — Elle dit qu'elle a peur ! Ce n'est qu'une enfant après tout ! ce n'était qu'une pauvre enfant. Elle dit qu'elle a peur.
UN DES PRÊTRES. — Signe donc ! signe ce papier ! avoue, avoue que tu as menti !
JEANNE. — Et comment signerai-je 
lorsque, mes mains sont liées ?
LE PRÊTRE. — On va t'enlever tes chaînes.
JEANNE. — Il y a d'autres chaînes, plus fortes qui me retiennent.
LE PRÊTRE. — Et quelles chaînes plus fortes ?
JEANNE. — Plus fortes que les chaînes de fer, les chaînes, de l'amour ! C'est l'amour qui me lie les mains et qui m'empêche de signer. C'est la vérité qui me lie les mains et qui m'empêche de signer.
Je ne peux pas ! je ne peux pas mentir.
LA VIERGE. — Jeanne, Jeanne, confie-toi donc au feu qui te délivrera.
LE CHŒUR. — Loué soit notre frère le feu qui est pur…
VOIX, saccadées, partant de tous les côtés. — Ardent — Vivant — Pénétrant — Acéré — Invincible — Irrésistible — Incorruptible.
LE CHŒUR. — Loué soit 
notre frère le feu
 
qui en puissant à rendre l'esprit et cendre — cendre — cendre,
 
ce qui est cendre à la terre.
JEANNE. — Mère ! Mère au-dessus de moi ! Ha ! j'ai peur du feu qui fait mal !
LA VIERGE. — Tu dis que tu as peur du feu et déjà tu l'as foulé aux pieds.
JEANNE. — Cette grande flamme, 
cette grande flamme
 
horrible
c'est cela
 
qui va être mon vêtement de noces ?
LA VIERGE. — Mais est-ce que Jeanne n'est pas une grande flamme elle-même ? Ce corps de mort 
est-ce qu'il sera toujours
 
puissant à retenir ma fille Jeanne ?
LE CHŒUR. — Jeanne
au-dessus de Jeanne
 
Flamme au-dessus de la flamme !
Louée soit 
notre sœur la flamme
 
qui est pure —
 forte — vivante — acérée — éloquente — invincible — irrésistible — !
Louée soit 
notre sœur la flamme
 
qui est vivante !
LA VIERGE. — Le Feu 
est-ce qu'il ne faut pas qu’il brûle !
Cette grande flamme 
au milieu de la France,
 
est-ce qu'il ne faut pas,
 
est-ce qu'il ne faut pas
 
qu'elle brûle ?
LE CHŒUR. — Louée soit 
notre sœur Jeanne
 
qui est
 Sainte — Droite — Vivante — Ardente — Éloquente — Dévorante — Invincible — Éblouissante — !
Louée soit 
notre sœur Jeanne
 
qui est debout
 
pour toujours comme une flamme
 
au milieu de la France !
VOIX DANS LE CIEL. — Jeanne ! Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu ! Viens ! Viens ! Viens ! (tendrement).
JEANNE. — Ce sont ces chaînes encore qui me retiennent !
VOIX. — Il y a la joie qui est la plus forte ! Il y a l'amour qui est le plus fort ! Il y a Dieu qui est le plus fort !
JEANNE. — Je viens ! je viens ! j'ai cassé ! j'ai rompu ! Il y a la joie qui est la plus forte !
Elle rompt ses chaînes.
LE CHŒUR. — La chaîne qui reliait Jeanne à Jeanne ! La chaîne qui reliait l'âme au corps.
JEANNE. — Il y a l'amour qui est le plus fort ! Il y a Dieu qui est le plus fort !
MARGUERITE, dans le Ciel. — Hi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi !
Diminuendo.
Le Rideau descend.
VOIX DANS LE CIEL. — Personne n'a un plus grand amour, que de donner sa vie pour ceux qu'il aime.
VOIX SUR LA TERRE, comme si elles épelaient une inscription. — Personne — n'a — un plus grand amour que de donner — sa vie — pour ceux qu'il aime.
(Plus bas et solennel comme si elles méditaient le sens : )
Personne n'a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'il aime.

FIN.

Paul Claudel, in Jeanne d’Arc au bûcher
Oratorio dramatique,
mis en musique par Arthur Honegger