dimanche 28 octobre 2012

En discernant... André Manaranche, l'art de bien choisir

À partir de quelques principes fondamentaux des Exercices Spirituels de saint Ignace...
Comment se livrer aux choix dans nos vies quotidiennes, comment entendre et faire cette volonté de Dieu en toute chose ? Comment vivre dans la cohérence et la fidélité aux choix fondamentaux de notre existence ?
Quelques préliminaires majeurs...
La volonté divine ne surplombe pas celle de l'homme, elle ne se juxtapose pas non plus à elle comme un destin anonyme pour lesquels les jeux sont déjà faits, ou comme un secret à dénicher coûte que coûte par tous les moyens.
Dieu est personnel, pas un anonyme. Il est amour. Il désire se communiquer librement sans qu'on lui force la main.
Dieu est dans son éternité, pas dans l'espace-temps, c'est pourquoi on ne recourt pas à sa prescience, mais on invoque sa présence. Dieu et moi, nous travaillons, mais chacun à son niveau, Dieu fait ce qu'Il veut et moi aussi.
C'est le fameux chiasme ignatien : Fie-toi à toi comme si la suite des choses dépendait totalement de toi et en rien de Dieu. Toutefois adonne-toi à l'ouvrage comme si Dieu faisait tout et toi rien.
Cela est fondamental.
Quel choix poser ?
Si le choix s'effectue dans plusieurs domaines (doctrinal, moral, affectif, vocationnel) il se concrétise et s'oriente dans le choix de vie qui n'est pas obligatoire mais essentiel, ce pour quoi l'on voudrait des repères, des règles. La matière du choix doit être bonne, c'est-à-dire en accord avec le combat que mène l'Église. Je ne choisis pas une chose mauvaise, ni même de me perfectionner à l'intérieur même d'une existence mauvaise. Les préceptes négatifs sont absolus et non négociables : c'est ce que Jésus rappelle au jeune homme riche avant d'aller plus loin.
Le choix d'une conversion totale ou partielle. C'est le choix qui entraîne des décisions concrètes. C'est celui des commençants ou des re-commençants.
Le choix d'une vocation ou d'une première bifurcation. La prise de décision aura été préparée par un long discernement avec un accompagnement sérieux. Il faudra vérifier si ce qui semble un appel de Dieu mérite ce nom et si l'on peut tenter au moins une première démarche, sans pour autant multiplier les retraites d'élection pour harceler un Dieu qui se tait.
Le choix de mieux vivre sa vocation ou dans son état de vie. Il ne s'agit pas de revenir en arrière pour juger une décision déjà prise en refaisant une expérience passée : l'opération serait fausse car je ne me trouve plus à la même place pour la réévaluer. En revanche, je puis revitaliser des motivations anciennes qui ont suffi en leur temps. Nous pouvons enrichir des désirs antérieurs.
À quel moment ?
Dans un temps calme, pas dans la désolation où il ne faut rien décider ni changer. Un temps tranquille où le cœur n'est pas agité par divers esprits et utilise librement ses puissances naturelles. Certes l'élection, le choix se fait dans la mouvance de l'oblation du Christ à la Cène, dans l'esprit du Hoc est corpus meum, mais la Cène appartient au récit de la Passion : c'est une marche à la Croix que Jésus a commencé bien avant. La croix suit l'élection mais ne la précède pas. Le Christ ne l'a pas choisie pour elle-même.
Comment ?
Il faut préparer son cœur au choix en se remémorant toute l'économie du salut, dans laquelle nous est montré ce que le Père attend de nous à la suite de son Fils Jésus. Ne lançons pas à Dieu d'ultimatum pour "qu'il se manifeste dans les délais les plus brefs sous peine de ..."
Il faut rassembler les données. Trois alternatives sont possibles : ou bien sans douter, ni pouvoir douter, ce qui n'est pas impossible, même si nous ne devons pas rechercher l'évidence qui nous évite de choisir. Ou bien regarder la dernière tranche de vie en jugeant des alternances de consolations et de désolations (voir ci-dessous). Cette méthode de la relecture est excellente. Le temps permet ici de se repérer, il est le lieu où l'Esprit se manifeste en intervenant, en répétant, en éprouvant, en confirmant. Et cette durée est bénéfique. Elle évite de succomber à la première impression comme si elle était forcément la bonne. Elle évite donc d'avoir un jour à suspecter une décision prise à la légère et trop hâtivement. Ou bien faire appel à la raison et aux facultés naturelles qui ont elles aussi leur mot à dire. La sagesse est aussi un don de Dieu, d'un Dieu qui est lui-même Sagesse. Agir autrement, c'est de l'illuminisme.
Le choix de la foi.
Tous les choix n'ont pas la même importance. Le plus radical est celui de la foi, qui vise non pas le meilleur (par comparaison) mais l'unique et qui le choisit pour toujours sans avoir fait le tour des articles du souk du religieux, ni pris des garanties pour prévoir une reprise (satisfait ou remboursé). La foi est le risque d'un chèque en blanc : c'est tout soi pour toujours. Cette foi ne cherche pas à savoir l'avenir ; on ne donne pas sa vie après l'avoir vécue. Le temps n'est pas pour elle une menace mais une promesse.
Nos engagements absolus sont du même type. Ils se prennent après réflexion, bien sûr, mais, une fois la parole donnée, on ne se posera plus la question de savoir s'il ne faut pas revenir en arrière. C'est alors qu'on sera pleinement libre.
André Manaranche, sj, in Sub signo Martini



Le jeu des esprits en nous
Dans ses Exercices Spirituels, saint Ignace nous donne quelques repères pour discerner et sentir, dans notre vie quotidienne, les mouvements suscités dans l'âme par le bon esprit, afin de les recevoir, ou par le mauvais esprit, afin de les repousser.
Ce discernement du bon et du mauvais esprit est fondamentalement guidé par la certitude intérieure que Dieu nous aime et veut nous sauver mais que Satan nous déteste et veut notre perte. La tradition ignacienne envisage deux cas de figure : dans le premier cas, le chrétien est en progrès spirituel, dans le second, son âme est en danger, en régression.
Dans une âme qui progresse dans la vie spirituelle :
Le bon esprit :
invite doucement, attire suavement,
illumine, fait la vérité,
libère, fait progresser (ouverture, disponibilité, détermination),
encourage (diminue ou supprime difficultés et obstacles),
apaise, donne l'équilibre (ordre, réalisme, unité intérieure, sérénité),
fortifie (ardeur, courage, persévérance, constance),
aide à assumer le moment présent (confiance, abandon à la grâce, recueillement, réalisme),
nourrit et entretient la foi, l'espérance, l'amour (générosité, don, émerveillement), l'abandon, l'humilité (appui sur Dieu), la joie...
console (donne goût spirituel, dévotion, inspirations).
Le mauvais esprit :
pousse, presse, contraint (impatience, raideurs, empressement),
aveugle, embrouille, trompe,
enchaîne, enlise, fait reculer (fermeture, repli sur soi, indécision),
décourage (amplifie ou multiplie difficultés et obstacles), agite, trouble (désordre, irréalisme, éparpillements, peurs),
affaiblit, mine, sabote (paresse, laisser-aller, inconstance), fait sortir du moment présent (inquiétudes pour le passé et l'avenir, appréhensions, distractions), nourrit et entretient le doute, le pessimisme, l'égoïsme, le repli sur soi, la méfiance, l'insécurité, l'orgueil (appui sur soi, sur ses façons de voir et de faire), la tristesse, le mécontentement…
désole (dégoût, aridité, attrait vers les plaisirs sensibles).
Dans une âme en régression spirituelle :
Le bon esprit :
ronge et aiguillonne la conscience,
suscite le remords, l'insatisfaction,
incite fortement à la crainte de Dieu et à la conversion, fait voir notre misère,
incite au plus, cherche à aiguiser le sens moral, à faire voir les vraies valeurs,
vient en aide, suggère des moyens de s'en sortir,
nourrit l'espérance, la foi en la grâce toute puissante de Dieu,
incite au regret sincère de nos fautes, à la confiance et à l'aveu.
Le mauvais esprit :
séduit, captive par des plaisirs apparents, asservit (fascination de l'argent, du pouvoir, du « soi », activisme), encourage doucereusement le laisser-aller, la facilité aveugle, fait croupir dans notre misère (suffisance, endurcissement),
minimise les fautes, appelle bien ce qui est mal et mal ce qui est bien,
nuit davantage, envenime la situation, fait croire que tout est sans issue, qu'on ne peut s'en sortir,
endurcit dans nos voies erronées,
provoque le désespoir.

En illuminant... Abbé Malcor, 2012, année de la foi

Le pape BENOIT XVI, vient d’ouvrir l’année de la foi le 11 octobre au jour anniversaire de l’ouverture solennelle du Concile Vatican II par son prédécesseur le bienheureux JEAN XXIII, il y a tout juste cinquante ans.
On peut penser à son émotion ce jour-là, en se rappelant qu’il était un des théologiens experts au Concile à l’époque. Mais plus encore à son attente d’un renouveau de l’Église en cette année de la foi où il appelle les baptisés à mieux comprendre et vivre leur foi pour en témoigner, notamment grâce au fruits du Concile, en se référant en particulier au Catéchisme de l’Église catholique réalisé vingt ans après par les évêques du monde entier.
L’un des fruits du Concile a été la Constitution remarquable sur l’Église, Lumen Gentium qui souligne que l’Église dans sa relation vitale au Christ -avant d’être peuple de Dieu , Corps du Christ et Temple de l’Esprit Saint- est d’abord un mystère et comme « le sacrement du salut » pour l’humanité. Et rappelle à tous les baptisés leur vocation universelle à la sainteté.
« L’Église dont le saint concile présente le mystère, est selon notre foi, indéfectiblement sainte. En effet le Christ, Fils de Dieu, qui avec le Père et l’Esprit est célébré comme le « seul Saint » a aimé l’Église comme son épouse en vue de la sanctifier (cf Ep 5, 25-26) et il se l’est unie comme son Corps et l’a comblée du don de l’Esprit Saint pour la gloire de Dieu. C’est pourquoi dans l’Église tous, qu’ils appartiennent à la hiérarchie ou qu’ils soient conduits par elle sont appelés à la sainteté, selon les paroles de l’Apôtre : « La volonté de Dieu, c’est votre sanctification » (1Th 4, 3). Cette sainteté de l’Église se manifeste et doit se manifester par les fruits de grâce produits par l’Esprit et s’exprime sous de multiples formes en ceux qui dans la conduite de leur vie tendent à la perfection de la charité ; et de manière spécifique dans la pratique des conseils évangéliques. » Lumen Gentium n° 39.
Au moment où nous allons fêter la Solennité de la Toussaint, fête immense de « la cité du ciel, notre mère, la Jérusalem d’en haut » (Préface de la Toussaint), nous pouvons demander au Seigneur cette grâce de la sainteté pour notre communauté paroissiale en cette année de la foi. Cette grande fête manifeste la joie de l’Église du ciel et de la terre devant l’amour efficace du Seigneur qui agit dans le cœur des hommes et donne la preuve de sa présence et de son amour plus forts que la violence et le péché des hommes, plus fort que la mort.
Enfin gardons dans notre cœur la magnifique image de l’Apocalypse de cette foule immense que l’on ne peut dénombrer , de ceux qui « ont lavé leurs vêtements dans le sang de l’Agneau », purifié leur comportement grâce aux sacrements et à la Parole du Christ. Et demandons à Dieu d’imiter leurs exemples. Aidons tous ceux que nous côtoyons à faire la rencontre personnelle du Christ en nous renouvelant nous-mêmes dans notre vie avec Lui.
Abbé Malcor,
dimanche 28 octobre 2012,
30ème dimanche ordinaire.

lundi 22 octobre 2012

En donnant... Cardinal Lustiger, Le chemin du bonheur

Les béatitudes montrent le chemin du bonheur. Et cependant, leur message suscite souvent la perplexité, si ce n'est la réticence. Ce n'est pas, au fond, parce que l'hébreu et le grec sont devenus difficiles à traduire. C'est plutôt parce que ces paroles de bénédiction enseignent ce qu'est objectivement le bonheur : il a sa source en Dieu et consiste à s'unir à Son Fils. Mais comment accueillir une telle affirmation, alors que le bonheur est subjectif par essence ? On ne peut, en effet, guère être heureux sans en ressentir quelque chose ! Que valent alors ces belles et mystérieuses paroles pour trouver le bonheur quand on est malheureux ?
* * *
Les Actes des apôtres (20, 35) rapportent une phrase de Jésus qui n'est pas transcrite dans les Évangiles. Saint Paul recommande aux anciens d'Éphèse : « Il faut se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus Lui-même a prononcés : "Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir" ».
Faut-il en conclure que l'abnégation serait le secret du bonheur ? Ce serait aller contre l'expérience commune : si l'on donne tout sans rien garder pour soi, si l'on s'oublie complètement, si l'on s'interdit d'attendre quoi que ce soit en retour, le résultat n'est pas le bonheur, qui disparaît forcément avec la conscience de soi, mais une sorte d'anéantissement. Ne reste, au mieux, que l'hypothétique sérénité à laquelle peut laisser place l'effacement complet de toute subjectivité.
Or ce n'est pas à un héroïsme suicidaire ni à une dissolution de la personne que Jésus appelle. Et Il ne promet pas davantage que Dieu récompensera automatiquement dans une autre existence ou dans « l'au-delà » n'importe quel détachement ou renoncement suffisant. Le christianisme n'encourage pas l'altruisme jusqu'au masochisme et ne limite pas le désir de l'homme à un nirvana au terme d'un cycle de réincarnations !
Lorsque Jésus évoque « le bonheur de donner », Il parle selon ce qu'Il fait Lui-même et exprime ce qui à la fois unit et définit les trois Personnes de la Trinité sainte, dans la surabondance de l'Amour incréé, parfait, saint, pur, total, partagé en un échange de dons absolus. C'est, en soi, objectivement, le bonheur. Et c'est en même temps, pour le Père, le Fils et l'Esprit, une communion intérieurement vécue dans la joie.
C'est précisément cette joie — ce bonheur ressenti avec jubilation — que le Christ offre d'éprouver à ceux qui Le suivent. Dans son dernier discours après la Cène, que rapporte l'Évangile selon saint Jean (chapitres 13 à 17), le rôle du Messie est dévoilé dans sa dimension trinitaire et la joie divine est promise aux apôtres : Jésus leur redit son intimité avec le Père (14, 9-11 ; 16, 15.28.32 ; 17, 10.21, etc.), Il leur annonce la venue de l'Esprit (14, 16-17 ; 15, 26 ; 16, 7-15) et Il prie « pour qu'ils aient la joie en plénitude » (17, 13). Il leur dit aussi (15, 11) : « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite ».
Une telle allégresse est la béatitude promise aux persécutés qui répondent à la violence par la douceur et à la haine par l'amour. Jésus ne cache pas aux siens les épreuves qui les attendent (Jean 15, 18-25 ; 17, 14). Car l'affrontement au péché et la résistance à la tentation de se faire complice du mal dont on est pourtant victime peuvent mener à tout donner, jusqu'à sa vie même, et ainsi tout perdre. C'est ce à quoi Jésus consent sur la Croix.
Dans la Trinité sainte, certes, aucune des trois Personnes ne se perd ni n'est en rien diminuée en se donnant totalement. La perte est en quelque sorte la manière humaine de donner. On n'a plus ce que l'on offre. Dans la condition pécheresse, séparée de Dieu, le don devient privation, arrachement, sacrifice. Mais le renoncement n'empêche pas de ressentir déjà la joie.
L'homme, « créé à l'image et à la ressemblance de Dieu », la découvre lorsque, s'oubliant lui-même, il rejoint, malgré les doutes de son cœur, le don qui est la Vie divine même. Voilà pourquoi Jésus promet à ses apôtres : « Et votre joie, personne ne pourra vous l'arracher » (Jean 16, 22).
* * *
Jésus dit encore : « Celui qui cherche sa vie la perdra ; celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Matthieu 10, 39). Ce n'est donc pas lorsqu'il réussit, ni, à l'opposé, lorsqu'il oublie tout le reste en même temps que lui-même que l'homme découvre le sens de sa vie et sa vocation au bonheur. Mais c'est lorsqu'il se donne « à cause du Christ », à Son exemple, à Sa suite, en aimant comme Lui. La joie qui lui est alors offerte, il ne la prend pas, il ne la conquiert pas, il ne l'achète pas en ajoutant les sacrifices aux vertus. Elle lui est octroyée « en héritage », elle est participation à la joie de donner, de donner tout, de se donner, qui est la Vie même de Dieu.
Cette joie, qui anticipe la libération du mal et de la mort, est bien sûr paradoxale. Elle vient littéralement « du ciel ». Les trois paraboles que rassemble le chapitre 15 de l'Évangile selon saint Luc, conjuguent la miséricorde et la joie : le berger retrouve sa brebis, la femme sa drachme, le père son fils perdu et mort, et ils se réjouissent. L'allégresse de ces trois personnages suggère qu'en Dieu la « miséricorde », l'attachement inlassable à ce qui paraît perdu, est source de joie, car cela permet de donner gratuitement — et de partager : « Réjouissez-vous avec moi », disent le berger et la femme à leurs amis et voisins, comme Dieu à ses anges lorsqu'un seul pécheur se convertit (Luc 15, 7 et 10). Et le père du « fils prodigue » invite son aîné à se joindre au festin.
Le secret du bonheur de l'homme est donc d'avoir part à la joie de Dieu. C'est en s'associant à Sa « miséricorde », en donnant sans rien escompter en échange, en s'oubliant, même en se perdant que l'on est associé à la « joie du ciel ». L'homme ne « se trouve » — c'est-à-dire n'atteint le bonheur pour lequel il est invinciblement fait parce qu'il est créé « à l'image et à la ressemblance de Dieu » — qu'en se perdant « à cause du Christ ». Il ne se reçoit qu'en se donnant sans réserve, en acceptant de tout perdre à la suite du Fils.
* * *
La « récompense » du « bon et fidèle serviteur » est littéralement d' « entrer dans la joie du Seigneur » (Matthieu 25, 21), de partager la Vie même de Dieu. La « persécution », l'expérience de souffrance et d'arrachement, n'est pas gommée. Le Fils unique l'a connue sans tricher. Elle n'a pas altéré Sa joie de faire la volonté de son Père dans le don de Lui-même.
Est-il possible d' « entrer » déjà dans cette joie de Dieu sans être dupe de son imagination ? Les hommes peuvent-ils éprouver ici-bas ce qu'a vécu l'Homme-Dieu, partager le bonheur divin aussi bien que la Passion de Jésus de Nazareth ?
C'est possible parce que Dieu donne à l'homme de se comporter comme Lui. Si l'on accepte de s'appuyer sur Dieu même sans Le « voir », si l'on consent à être uni au Christ qui s'est livré au point de se faire la nourriture, la vie, le souffle, l'amour, le pardon, la résurrection de l'homme, si l'on se laisse entraîner dans les mouvements que suscite l'Esprit saint, voici que, dans l'obscurité d'une existence qui se consume peu à peu, apparaît une joie infiniment plus grande et plus belle que tous les rêves de réussite humaine, une joie insaisissable quoique certaine : la mystérieuse joie de communier à la joie de Dieu.
Joie d'être aimé de Dieu alors même qu'on ne L'aime pas assez. Joie de savoir, malgré son peu de foi, que Dieu garde confiance en chacun, puisqu'Il l'appelle d'un amour irrévocable. Même si l'on s'estime loin de Dieu, si l'on pense avoir avec Lui un « contentieux » insurmontable, il faut se rappeler qu' « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir » (Luc 15, 7) et que Dieu veut associer à cette joie non seulement ses anges et ses saints, mais aussi et même d'abord celui qui « était mort et perdu, et est retrouvé et revenu à la vie » (Luc 15, 32). Oui, le repentir est source de joie.
« Si tu savais le don de Dieu, dit Jésus à la Samaritaine (Jean 4, 10), c'est toi qui Lui demanderais à boire ». Il suffit de désirer ce don pour déjà y tremper les lèvres Même si l'on souffre ou si l'on se sent coupable pourvu que l'on ressente cette faim et cette soif de la « justice » de Dieu, on peut déjà goûter le bonheur. Le Christ enseigne cette joie de la vie donnée, cette logique de l'amour qui se fait don.
Le bonheur de l'homme, c'est la joie qu'il reçoit de Dieu.
* * *
Deux bénédictions que Jésus a prononcées après le Sermon sur la montagne tracent clairement ce chemin du bonheur.
Au chef des pharisiens qui L'invite à un repas, le Christ dit : « Quand tu donnes un festin, invite des pauvres [...] Heureux seras-tu parce qu'ils n'ont rien à te rendre » (Luc 14, 14) — car ainsi tu agis comme Dieu agit envers toi, et tu goûtes donc la joie de Dieu.
On se rappellera encore le lavement des pieds avant la Cène (Jean 13, 4-17). Jésus se fait l'esclave des siens. Il donne par là un signe de ce qu'Il va accomplir dans l'Eucharistie. Et Il prophétise ce qu'Il va réaliser dans Sa Passion, par amour, pour purifier ceux qu'Il aime, les sauver, leur communiquer la Vie divine et leur permettre de la recevoir. Il commente son geste en disant : « Vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres » — vous dépouiller, vous mettre au service de vos frères, de vos sœurs, les aimer humblement, pour vous comporter comme Dieu à leur égard et à votre égard, et ainsi partager Sa joie. Jésus conclut en effet : « C'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le aussi. [...] Heureux serez-vous si vous le faites » — car dès le moment où vous vivez dans le don et l'oubli de vous-même, vous agissez en enfants de Dieu et vous participez au bonheur de Dieu qui se donne à vous.
* * *
Ce don sans retour est la clé de toutes les béatitudes. Le Christ les vit en plénitude pour nous permettre de les vivre à notre tour et d'en recevoir le bonheur.
Il reste cependant, pour qui écoute ces béatitudes, une hésitation qui l'empêche de faire le pas décisif : quel bonheur réel, concret, tangible est-il offert à celui qui, à la suite du Christ, voudra tout donner, ce qu'il a et ce qu'il est ? Déjà les apôtres demandaient à Jésus : « Et nous qui avons tout quitté pour te suivre, quelle sera notre récompense ? » (Matthieu 19, 27). Le Royaume des cieux, la Terre promise, la consolation, la plénitude de la justice, la miséricorde, voir Dieu, être enfant de Dieu... En tous ces dons promis et qui sont notre bonheur brille une éblouissante lumière, celle du Christ ressuscité, en qui nous ressusciterons. Car si dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il est. Ainsi s'exprime saint Jean dans sa Première Épître (3, 2)
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Soyez heureux

dimanche 14 octobre 2012

En traînant... Georges Périé, Le jeune homme riche


Le dialogue avait mal commencé : « bon Maître » dit le jeune homme. Jésus n’aime pas trop ce titre de professeur. Mais il accepte de jouer au « maître ». Mais on dirait plutôt une conversation avec un banquier : « que dois- je faire pour gagner ? ». Obéir aux commandements est un placement. Que faire pour que ça rapporte davantage ? Jésus casse les évidences de ce jeune homme. Tu as tout et tu veux encore plus ? Alors abandonne tout et tu auras tout. On dirait que Jésus relativise les commandements.
Le jeune homme a dit « que dois-je faire pour avoir ? ». Il pense qu’on peut trouver des recettes pour avoir un meilleur héritage au ciel. Il cherche un conseiller financier ou une morale qui paye. Les commandements lui disent d’aimer son prochain. Aime-t-il son prochain au-delà des commandements ? Est ce que le prochain est un moyen pour plaire à Dieu ? Il n’a besoin de personne et voilà qu’il rencontre une personne qui lui parle comme à une personne libre. Jésus l’aime ce jeune homme, avec son ambition de gagner. Mais la seule richesse que Dieu nous donne est de nous aimer gratuitement. Et nous ne pouvons que désirer et vouloir cette grâce.
Et Jésus dit à chacun de nous : « il te manque quelque chose : tu es un chameau qui veut passer le trou d’une aiguille ». Les apôtres, ils en connaissaient des gens riches ! Ils les enviaient. Si Dieu considère les gens qui réussissent comme des chameaux qui ne peuvent plus bouger, il y avait de quoi désespérer. Les yeux de Jésus devaient briller de malice. Alors Pierre réagit avec son impétuosité : « Nous avons tout quitté pour te suivre ! Qu’est ce que nous y gagnons ? Et Jésus répond : vous gagnez cent fois plus. Et l’énumération est burlesque : cent maisons et autant de sœurs, de frères, de mères…
Mais Jésus ne dit pas qu’ils auront cent pères. Jésus redevient sérieux. « Nous n’avons qu’un Père celui qui est dans les cieux ». Et Jésus ajoute avec humour qu’ils auront par dessus le marché des persécutions. Ces paroles étaient savoureuses pour les premiers chrétiens. Oui, ils avaient une multitude de maisons amies où ils étaient accueillis et des frères partout. Ils se moquaient bien d’avoir une centaine de lits pour dormir.
Jésus s’est moqué des gens qui ont peur de perdre ce qu’ils ont. Il a regardé avec sympathie ce jeune riche. Il savait peut être que ce jeune homme ne supporterait pas longtemps d’être un chameau qui se traîne devant la petite porte de Dieu.
Abbé Georges Périé

En écrivant... Jean-Paul II, Le jeune homme riche


LETTRE APOSTOLIQUE DU PAPE
JEAN-PAUL II
À TOUS LES JEUNES DU MONDE
À L’OCCASION DE L’ANNÉE INTERNATIONALE
DE LA JEUNESSE
Chers amis,
1. « Toujours prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison ».
Tel est le vœu que je vous adresse, à vous les jeunes, depuis le début de cette année. L’an 1985 a été proclamé par l’Organisation des Nations Unies Année internationale de la Jeunesse, et ce fait a une grande portée à plusieurs titres : pour vous-mêmes d’abord, également pour les autres générations, pour chaque personne, pour les communautés et pour toute la société. Cela prend aussi un sens tout particulier pour l’Église, elle qui a la garde des vérités et des valeurs fondamentales, et qui sert la destinée éternelle que l’homme et toute la grande famille humaine ont en Dieu même.
Si l’homme est la route fondamentale et la route quotidienne de l’Église, on comprend bien pourquoi l’Église accorde une importance particulière à la période de la jeunesse : elle est une étape clé dans la vie de tout homme. Vous, les jeunes, vous incarnez précisément cette jeunesse : vous êtes la jeunesse des nations et des sociétés, la jeunesse de toute famille et celle de l’humanité entière ; vous êtes aussi la jeunesse de l’Église. Tous, nous portons notre regard sur vous, car tous, grâce à vous, nous redevenons sans cesse, pour ainsi dire, jeunes avec vous. C’est pourquoi votre jeunesse n’est pas seulement votre propriété, propriété personnelle ou celle d’une génération : elle fait partie de l’ensemble de cette durée que tout homme parcourt au long de son itinéraire pendant sa vie, et, en même temps, elle est un bien propre à tous. Elle est le bien de l’humanité elle-même.
L’espérance est en vous, parce que vous appartenez à l’avenir, comme l’avenir vous appartient. L’espérance, en effet, est toujours liée à l’avenir, elle est l’attente des « biens à venir ». En tant que vertu chrétienne, elle ne fait qu’un avec l’attente des biens éternels que Dieu a promis à l’homme en Jésus Christ. Et simultanément l’espérance, comme vertu à la fois chrétienne et humaine, est l’attente des biens que l’homme réalisera, en utilisant les talents que la Providence lui a donnés.
C’est en ce sens que l’avenir vous appartient, à vous les jeunes, comme il a appartenu avant vous à la génération des adultes et est devenu l’actualité avec eux. De cette actualité, avec ses formes multiples et sa physionomie, ce sont les adultes qui sont les premiers responsables. A vous, revient la responsabilité de ce qui deviendra actuel avec vous un jour, et qui est encore à venir pour le moment.
Quand nous disons que l’avenir vous appartient, nous pensons dans les termes des catégories transitoires propres à l’homme qui vit toujours un passage à l’avenir. Quand nous disons que l’avenir dépend de vous, nous pensons en termes de catégories éthiques, selon les exigences de la responsabilité morale qui nous impose d’attribuer à l’homme comme personne – et aux communautés ou sociétés qui sont composées de personnes – la valeur fondamentale des actes, des projets, des initiatives et des intentions humaines.
Cette dimension est aussi la dimension caractéristique de l’espérance chrétienne et humaine. Et c’est selon cette dimension que l’Église vous adresse par ma bouche, à vous les jeunes, le premier vœu, le vœu le plus important en cette année consacrée à la jeunesse : soyez « toujours prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison ».
Le Christ parle avec les jeunes
2. Ces paroles, écrites un jour par l’Apôtre Pierre à la première génération des jeunes chrétiens, sont en rapport avec tout l’Évangile de Jésus Christ. Nous nous rendrons peut-être compte de manière plus nette de ce rapport quand nous aurons médité le dialogue du Christ avec un jeune homme, que nous ont transmis les évangélistes. Parmi de nombreux textes bibliques, c’est celui-ci qui mérite d’être rappelé ici en premier lieu.
À la question : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Jésus répond d’abord par la question : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul ». Puis il continue en disant : « Tu connais les commandements : ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère ». Par ces mots, Jésus rappelle à son interlocuteur certains commandements du Décalogue.
Mais la conversation ne s’arrête pas là. Le jeune homme affirme en effet : « Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse ». Alors – comme l’écrit l’évangéliste – « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. Et il lui dit : « Une seule chose te manque : va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens, suis-moi ».
À ce point, le climat de la rencontre change. L’évangéliste écrit que le jeune homme « à ces mots, s’assombrit et il s’en alla contristé, car il avait de grands biens ».
Il y a encore d’autres passages de l’Évangile où Jésus rencontre les jeunes – deux résurrections sont particulièrement suggestives : celle de la fille de Jaïre et celle du fils de la veuve de Naïm – ; cependant nous pouvons admettre que le dialogue que nous venons de rappeler est la rencontre la plus complète et la plus riche de contenu. On peut aussi dire qu’elle a un caractère plus universel, au-delà du temps, et donc qu’elle garde, d’une certaine façon, toute sa valeur permanente et durable à travers les siècles et les générations. C’est ainsi que parle le Christ avec un jeune, avec un garçon ou une fille : il entre en dialogue dans les endroits du monde les plus divers, dans les différentes nations, les différentes races et cultures. Dans ce dialogue, chacun de vous est un de ses interlocuteurs potentiels.
En même temps, tous les éléments de la description et toutes les paroles prononcées dans cette conversation de part et d’autre ont un sens tout à fait important, possèdent un poids particulier. On peut dire que ces paroles expriment une vérité spécialement profonde sur l’homme en général et, par-dessus tout, la vérité sur la jeunesse humaine. Elles sont vraiment capitales pour les jeunes.
Permettez-moi, par conséquent, dans la présente lettre, d’ordonner ma réflexion, pour l’essentiel, autour de cette rencontre et de ce texte évangélique. Peut-être vous sera-t-il plus facile ainsi de développer votre propre dialogue avec le Christ – dialogue qui a une importance fondamentale et première pour un jeune.
La jeunesse est une richesse unique
3. Nous commencerons par ce qui se trouve à la fin du texte évangélique. Le jeune homme s’en va contristé « car il avait de grands biens ».
Assurément, cette phrase se réfère aux biens matériels dont le jeune homme était le propriétaire ou l’héritier. Peut-être est-ce là une situation propre à quelques-uns seulement, et elle n’est pas typique. C’est pourquoi les mots de l’évangéliste suggèrent une autre manière d’aborder le problème : il s’agit du fait que la jeunesse en elle-même (indépendamment de tout bien matériel) est une richesse unique de l’homme, d’un garçon ou d’une fille, et la plupart du temps elle est vécue par les jeunes comme une richesse spécifique. La plupart du temps, mais pas toujours et pas constamment, parce que le monde ne manque pas d’hommes qui pour diverses raisons ne font pas l’expérience de la jeunesse comme d’une richesse. Il faudra en reparler plus loin.
Il y a toutefois des raisons – et même de nature objective – pour considérer la jeunesse comme une richesse unique dont l’homme fait l’expérience justement dans cette période de sa vie. Celle-ci se distingue évidemment de la période de l’enfance (elle est précisément la sortie des années de l’enfance), comme elle se distingue aussi de la période de la pleine maturité. La période de la jeunesse, en effet, est le moment d’une découverte particulièrement intense du « moi » humain, des qualités et des capacités dont il est doué. En voyant se développer en son intériorité la personnalité d’un jeune homme ou d’une jeune fille, on découvre graduellement et par étapes successives les possibilités spécifiques et, en un sens, absolument uniques d’une humanité concrète dans laquelle s’inscrit pour ainsi dire tout le projet de la vie à venir. La vie se dessine comme la réalisation de ce projet : comme une « autoréalisation ».
Cela mériterait naturellement une explication selon divers points de vue ; toutefois, pour l’exprimer brièvement, ce qui apparaît, c’est en vérité le profil et la forme de cette richesse qu’est la jeunesse. Et cette richesse consiste à découvrir et en même temps à planifier, à choisir, à prévoir et à assumer les premières décisions personnelles, qui auront de l’importance pour l’avenir dans la dimension strictement personnelle de l’existence humaine. En même temps, ces décisions ont une grande importance sociale. Le jeune homme de l’Évangile se trouvait précisément dans cette phase de l’existence, comme nous pouvons le déduire des questions mêmes qu’il pose dans le dialogue avec Jésus. C’est pourquoi ces paroles de la conclusion sur ses « grands biens », c’est-à-dire sur sa richesse, peuvent être entendues à juste titre dans ce sens-là : elles désignent la richesse qu’est la jeunesse elle-même.
Il faut cependant nous demander si cette richesse qu’est la jeunesse doit éloigner l’homme du Christ. Assurément, l’évangéliste ne dit pas cela ; l’examen du texte permet plutôt de conclure autrement. En définitive, seules les richesses extérieures ont pesé sur sa décision de s’éloigner du Christ, c’est-à-dire « les biens », ce que le jeune homme possédait. Non pas ce qu’il était ! Ce qu’il était, précisément en tant que jeune homme – c’est-à-dire la richesse intérieure qui se cache dans la jeunesse humaine – , cela l’avait conduit à Jésus. Et cela l’avait amené aussi à poser cette question où il s’agit, de la manière la plus évidente, du projet de toute la vie. Que dois-je faire ? « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». Que dois-je faire afin que ma vie ait toute sa valeur et tout son sens ?
La jeunesse de chacun de vous, chers amis, est une richesse qui se manifeste précisément par ces questions. Elles demeurent tout au long de la vie d’un homme ; cependant, dans sa jeunesse, elles s’imposent d’une façon particulièrement intense, même insistante. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Ces interrogations manifestent justement le dynamisme du développement de la personnalité humaine, qui est caractéristique de votre âge. Ces questions, vous vous les posez parfois avec impatience, mais vous comprenez aussi de vous-mêmes que la réponse à leur donner ne peut être ni hâtive ni superficielle. Elle doit avoir le poids qui convient et être déterminante. Il s’agit d’une réponse qui concerne toute la vie, qui rassemble en elle-même toute l’existence humaine.
C’est d’une manière toute particulière que ces questions essentielles se posent à ceux de vos camarades dont la vie est marquée par la souffrance dès leur jeunesse : par certaines insuffisances physiques, certaines déficiences, certaines limites ou certains handicaps, par une situation familiale ou sociale difficile. Si avec tout cela leur conscience se développe normalement, l’interrogation sur le sens et la valeur de la vie devient pour eux d’autant plus essentielle et en même temps particulièrement dramatique, car dès le début elle porte la marque de la douleur dans l’existence. Et combien n’y en a-t-il pas de ces jeunes au milieu de la grande multitude des jeunes du monde entier, dans les diverses nations et toute la société, dans les familles ! Combien n’y en a-t-il pas qui, dès leur jeunesse, sont contraints à vivre dans une institution spécialisée ou un hôpital, condamnés à une certaine passivité qui peut faire naître en eux le sentiment d’être inutiles pour l’humanité !
Peut-on dire alors que pour eux aussi la jeunesse est une richesse intérieure ? A qui devons-nous le demander ? A qui doivent-ils eux-mêmes poser cette question essentielle ? Le Christ apparaît ici comme l’unique interlocuteur qui convient, celui que personne ne peut complètement remplacer.

Dieu est amour
4. Le Christ répond à son jeune interlocuteur dans l’Évangile. Il lui dit : « Nul n’est bon que Dieu seul ». Nous avons déjà entendu ce que l’autre lui avait demandé : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». Comment agir pour que ma vie ait un sens, tout son sens et toute sa valeur ? Nous pourrions traduire sa question dans le langage de notre époque. Dans ce contexte, la réponse du Christ veut dire : seul Dieu est le fondement ultime de toutes les valeurs ; Lui seul donne son sens décisif à notre existence humaine.
Dieu seul est bon, ce qui signifie qu’en lui, et en lui seul, toutes les valeurs ont leur source première et leur accomplissement dernier : il est « l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin ». En lui seul les valeurs trouvent leur authenticité et leur confirmation décisive. Sans lui – sans la référence à Dieu – , tout le monde des valeurs créées reste comme en suspens dans un vide absolu. Il perd aussi sa transparence, il n’exprime plus rien. Le mal se présente comme bien et le bien est disqualifié. Cela ne nous est-il pas montré par l’expérience de notre époque, là où Dieu a été écarté de l’horizon lorsqu’on évalue, lorsqu’on apprécie, lorsqu’on agit ?
Pourquoi Dieu seul est-il bon ? Parce qu’il est amour. Le Christ donne cette réponse par les paroles de l’Évangile et, par-dessus tout, par le témoignage de sa vie et de sa mort : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique », Dieu est bon précisément parce qu’il « est amour ».
L’interrogation sur la valeur, l’interrogation sur le sens de la vie – nous l’avons dit – fait partie de la richesse particulière de la jeunesse. Elle découle du cœur même des richesses et des inquiétudes liées à ce projet de vie qu’il faut assumer et accomplir. Plus encore quand la jeunesse connaît l’épreuve de la souffrance personnelle ou prend une profonde conscience de la souffrance des autres ; quand elle fait l’expérience d’un ébranlement profond face au mal multiforme qui est dans le monde ; enfin quand elle se trouve face à face avec le mystère du péché, de l’iniquité humaine (mysterium iniquitatis). La réponse du Christ se fait entendre ainsi : « Nul n’est bon que Dieu seul » ; seul Dieu est amour. Cette réponse peut paraître difficile, mais en même temps elle est ferme et vraie : elle porte en elle-même la solution définitive. Comme je prie, amis jeunes, afin que vous entendiez cette réponse du Christ d’une manière vraiment personnelle, afin que vous trouviez la voie intérieure pour la comprendre, pour l’accepter et pour entreprendre sa réalisation !
Ainsi se présente le Christ dans la conversation avec le jeune homme. Ainsi se présente-t-il dans le dialogue avec chacun et chacune de vous. Quand vous lui dites : « Bon Maître ... », il demande : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul ». Par conséquent, le fait que je sois bon rend témoignage à Dieu. « Qui me voit, voit le Père ». Ainsi parle le Christ, maître et ami, le Christ crucifié et ressuscité : le même toujours, hier, aujourd’hui et pour les siècles.
Tel est le cœur, le point essentiel de la réponse à ces questions que vous, les jeunes, vous lui posez en fonction de la richesse qui est en vous, qui s’enracine dans votre jeunesse. Elle ouvre devant vous diverses perspectives, elle vous propose comme tâche le projet de toute votre vie. De là, l’interrogation sur les valeurs ; de là, la question sur le sens, sur la vérité, sur le bien et sur le mal. Quand le Christ, en vous répondant, vous demande de rapporter tout cela à Dieu, en même temps il vous montre où se trouve en vous-mêmes la source et le fondement : chacun de vous, en effet, est image et ressemblance de Dieu par le fait même de la création. C’est justement cette image et cette ressemblance qui vous font poser ces questions que vous devez vous poser. Elles montrent à quel point l’homme sans Dieu ne peut se comprendre lui-même, et qu’il ne peut pas non plus s’accomplir sans Dieu. Jésus Christ est venu dans le monde avant tout pour rendre chacun de nous conscient de cela. Sans lui, cette dimension fondamentale de la vérité sur l’homme s’enfoncerait aisément dans l’obscurité. Cependant, « la lumière est venue dans le monde », « et les ténèbres ne l’ont pas saisie ».
La question sur la vie éternelle
5. Que dois-je faire pour que ma vie ait une valeur, pour qu’elle ait un sens ? Cette question passionnante s’exprime ainsi dans la bouche du jeune homme de l’Évangile : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». Un homme qui pose la question sous cette forme parle-t-il un langage encore compréhensible aux hommes d’aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas la génération pour laquelle le monde et le progrès temporel occupent totalement l’horizon de l’existence ? Nous pensons avant tout suivant les catégories terrestres. Si nous sortons des limites de notre planète, nous le faisons pour entreprendre des vols interplanétaires, pour émettre des signaux destinés aux autres planètes et envoyer dans leur direction des sondes cosmiques.
Tout ceci est devenu le contenu de notre civilisation moderne. La science alliée à la technique a découvert de manière incomparable les possibilités de l’homme face à la matière, et, d’autre part, elle a réussi à dominer le monde intérieur de sa pensée, de ses capacités, de ses tendances, de ses passions.
Mais en même temps, il est clair que lorsque nous nous plaçons devant le Christ, quand il devient le confident des interrogations de notre jeunesse, nous ne pouvons pas poser la question autrement que le jeune homme de l’Évangile : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». Toute autre question sur le sens et sur la valeur de notre vie serait, face au Christ, insuffisante et secondaire.
Le Christ, en effet, n’est pas seulement le « bon maître », qui indique la voie de la vie sur la terre. Il est le témoin de ce destin ultime que l’homme a en Dieu même. Il est le témoin de l’immortalité de l’homme. L’Évangile, qu’il annonçait par sa voix, est scellé définitivement par la Croix et par la Résurrection dans le mystère pascal. « Le Christ une fois ressuscité des morts ne meurt plus, la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui ». Par sa résurrection, le Christ est aussi devenu le « signe de contradiction » permanent, face à tous les projets incapables de conduire l’homme au-delà de la frontière de la mort. Bien plus, ces projets arrêtent à cette limite toute interrogation de l’homme sur la valeur et le sens de la vie. Face à tous ces projets, aux conceptions du monde et aux idéologies, le Christ répète constamment : « Je suis la résurrection et la vie ».
Donc si tu veux, cher frère et chère sœur, parler avec le Christ en accueillant toute la vérité de son témoignage, tu dois d’un côté « aimer le monde » – « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » – et en même temps tu dois parvenir au détachement intérieur à l’égard de toute cette réalité riche et passionnante qu’est « le monde ». Il faut te décider à poser la question de la vie éternelle. En effet, « elle passe, la figure de ce monde », et chacun de nous connaîtra son passage. L’homme naît avec la perspective du jour de sa mort, dans la dimension du monde visible ; en même temps, l’homme, dont la raison d’être intime est de se vaincre lui-même, porte en lui aussi tout ce par quoi il est le vainqueur du monde.
Tout ce par quoi l’homme est en soi-même vainqueur du monde – bien qu’enraciné en lui – s’explique par l’image et la ressemblance de Dieu, inscrite dans l’être humain dès le commencement. Et tout ce par quoi l’homme est vainqueur du monde non seulement justifie l’interrogation sur la vie éternelle, mais la rend véritablement indispensable. Telle est la question que se posent les hommes depuis longtemps, non seulement dans les milieux chrétiens mais aussi à l’extérieur. Il vous faut aussi trouver le courage de la poser comme le jeune homme de l’Évangile. Le christianisme nous apprend à comprendre le temps dans la perspective du Règne de Dieu, dans la perspective de la vie éternelle. Sans elle, la temporalité, même la plus riche, même la plus élaborée sous tous ses aspects, n’apporte finalement rien d’autre à l’homme que l’inéluctable nécessité de la mort.
Or il y a une antinomie entre la jeunesse et la mort. La mort semble éloignée de la jeunesse. C’est vrai. Cependant parce que la jeunesse signifie le projet de toute la vie, projet bâti suivant les critères du sens et de la valeur, la question sur la fin est inévitable même au temps de la jeunesse. Laissée à elle-même, l’expérience humaine dit la même chose que la Sainte Ecriture : « Les hommes ne meurent qu’une fois ». L’auteur inspiré ajoute : « Après quoi il y a un jugement ». Et le Christ dit : « Je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais ». Demandez donc au Christ, comme le jeune homme de l’Évangile : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ».

Morale et conscience
6. A cette question, Jésus répond : « Tu connais les commandements », et aussitôt il énonce ces commandements, qui font partie du Décalogue. Un jour Moïse les reçut sur le mont Sinaï, au moment de l’Alliance de Dieu avec Israël. Ils furent inscrits sur des tables de pierre et ils constituaient pour tout israélite un guide sur sa route chaque jour. Le jeune homme qui parle avec le Christ connaît naturellement par cœur les commandements du Décalogue ; il peut donc affirmer avec joie : « Tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse ».
Nous pouvons le supposer, dans le dialogue que le Christ mène avec chacun de vous, les jeunes, la même question est répétée : « Connais-tu les commandements » ? Et elle sera répétée immanquablement, car les commandements font partie de l’Alliance entre Dieu et l’humanité. Les commandements définissent les fondements essentiels du comportement, ils déterminent la valeur morale des actes humains, ils restent en rapport organique avec la vocation de l’homme à la vie éternelle, avec l’instauration du Règne de Dieu dans les hommes et entre eux. Dans la parole de la Révélation divine, le code de la moralité est inscrit clairement, les tables du Décalogue du mont Sinaï en demeurent le point de référence et son sommet se trouve dans l’Évangile : le Discours sur la montagne et le commandement de l’amour.
Ce code de la moralité revêt en même temps une autre forme. Il est inscrit dans la conscience morale de l’humanité, au point que ceux qui ne connaissent pas les commandements, c’est-à-dire la loi révélée par Dieu, « se tiennent à eux-mêmes lieu de loi ». Ainsi s’exprime saint Paul dans la Lettre aux Romains, et il ajoute aussitôt : « Ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience ».
Nous touchons là à des problèmes d’une importance capitale pour votre jeunesse et pour le projet de vie qui y apparaît.
Ce projet s’insère dans la perspective de la vie éternelle avant tout grâce à la vérité des actes sur lesquels il sera bâti. La vérité des actes se fonde sur ce double lieu de la loi morale ; ce qui est écrit sur les tables du Décalogue de Moïse et dans l’Évangile, et ce qui se trouve gravé dans la conscience morale de l’homme. Et la conscience « se présente comme témoin » de cette loi, comme l’écrit saint Paul. Cette conscience, suivant les termes de la Lettre aux Romains, ce sont « les jugements intérieurs de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres ». Chacun sait bien que ces paroles correspondent profondément à notre réalité intérieure : chacun de nous, dès sa jeunesse, a l’expérience de cette voix de la conscience.
Donc, lorsque Jésus, dans le dialogue avec le jeune homme, énonce les commandements : « Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère », la conscience droite répond en réagissant intérieurement aux différents actes de l’homme : elle accuse ou défend. Mais il faut que la conscience ne soit pas déviée ; il faut que la formulation fondamentale des principes moraux ne cède pas à la déformation qu’entraîne tout relativisme ou tout utilitarisme.
Chers amis jeunes ! La réponse que Jésus donne à son interlocuteur de l’Évangile s’adresse à chacun et à chacune de vous. Le Christ demande à quel point vous en êtes de votre discernement moral, et il demande en même temps à quel point vous en êtes dans votre conscience. C’est là une question clé pour l’homme : c’est l’interrogation fondamentale de votre jeunesse, qui compte pour tout le projet de votre vie, lequel précisément doit prendre forme au cours de la jeunesse. Sa valeur est étroitement liée à la position que chacun de vous prend face au bien et au mal moral. La valeur de ce projet dépend essentiellement de l’authenticité et de la rectitude de votre conscience, et aussi de sa sensibilité.
Ainsi nous parvenons à un point crucial, où, à chaque pas, le temps et l’éternité se rencontrent à un niveau qui est propre à l’homme. C’est le niveau de la conscience, le niveau des valeurs morales, et c’est là la dimension la plus importante du temps et de l’histoire. L’histoire, en effet, ce ne sont pas seulement les événements qui l’écrivent, en quelque sorte « de l’extérieur », mais elle est écrite avant tout « de l’intérieur » : elle est l’histoire des consciences humaines, des victoires ou des défaites morales. C’est là aussi que la grandeur essentielle de l’homme trouve son fondement : sa dignité authentiquement humaine. C’est là le trésor intérieur, grâce auquel l’homme ne cesse de se vaincre lui-même et s’oriente vers l’éternité. S’il est vrai que « les hommes ne meurent qu’une fois », il est vrai aussi que le trésor de la conscience, le dépôt du bien et du mal, l’homme l’emporte au-delà de la frontière de la mort, afin que, face à face avec Celui qui est la sainteté même, il découvre la vérité ultime et définitive sur toute sa vie : « Après quoi il y a un jugement ».
C’est justement cela qui advient dans la conscience : dans la vérité intérieure de nos actes, en un sens, la dimension de la vie éternelle est constamment présente. Et simultanément la même conscience, par les valeurs morales, marque de son sceau le plus significatif la vie des générations, l’histoire et la culture des milieux humains, des sociétés des nations et de toute l’humanité.
Et dans ce domaine, ce qui dépend de chacun et de chacune de vous est immense !
« Jésus fixa sur lui son regard et l’aima »
7. En poursuivant l’examen du dialogue du Christ avec le jeune homme, nous entrons à présent dans une autre phase. Elle est nouvelle et décisive. Le jeune homme a reçu la réponse essentielle et fondamentale à la question : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », et cette réponse s’accorde avec toute la route de sa vie, telle qu’il l’a déjà parcourue : « Tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse ». Avec quelle ardeur je souhaite à chacun de vous que la route de votre vie, déjà parcourue, s’harmonise de même avec la réponse du Christ ! Je souhaite également que la jeunesse vous apporte une base solide de principes sains, que votre conscience parvienne, dès ces années de la jeunesse, à cette transparence et cette maturité qui dans la vie permettront à chacun de vous de rester toujours « une personne de conscience », « une personne fidèle aux principes », « une personne qui inspire confiance », c’est-à-dire qui est crédible. La personnalité morale ainsi formée constitue également la contribution la plus importante que vous puissiez donner à la vie communautaire, à la famille, à la société, à l’activité professionnelle et aussi à l’activité culturelle ou politique, et, enfin, à la communauté de l’Église elle-même à laquelle vous êtes ou vous serez un jour attachés.
Il s’agit ici à la fois d’une authenticité intégrale et profonde de toute l’humanité et de cette même authenticité dans le développement de la personnalité humaine, féminine ou masculine, avec toutes les caractéristiques qui tracent les traits uniques de cette personnalité, et en même temps provoquent de multiples résonnances dans la vie de la communauté et du milieu, en commençant par la famille. Chacun de vous doit de quelque manière contribuer à la richesse de cette communauté, avant tout par ce qu’il est. N’est-ce pas dans cette direction que s’ouvre cette jeunesse qui est la richesse « personnelle » de chacun de vous ? L’homme se déchiffre lui-même, il déchiffre sa propre humanité, y voyant à la fois son monde intérieur et le terrain propre de l’être « avec les autres », « pour les autres ».
C’est là précisément que les commandements du Décalogue et de l’Évangile prennent un sens décisif, spécialement le commandement de l’amour qui ouvre l’homme à Dieu et à son prochain. La charité, en effet, est « le lien de la perfection ». C’est par elle que mûrissent en plénitude l’homme et la fraternité entre les hommes. C’est pourquoi l’amour est le plus grand, il est le premier de tous les commandements, comme l’enseigne le Christ ; en lui aussi tous les autres sont contenus et unifiés.
Je souhaite donc à chacun de vous que la route de votre jeunesse rencontre celle du Christ, afin que vous puissiez confirmer devant lui, avec le témoignage de votre conscience, ce code évangélique de la morale dont tant d’hommes de grande qualité spirituelle ont approché les valeurs d’une certaine manière au cours des générations.
Ce n’est pas ici le lieu de citer les témoignages qui confirment cela tout au long de l’histoire de l’humanité. Il est certain que dès les époques les plus anciennes, la voix de la conscience tourne tout sujet humain vers une norme morale objective qui s’exprime concrètement par le respect de la personne de l’autre et par le principe de ne pas lui faire ce que nous ne voulons pas que l’on nous fasse.
Nous voyons déjà là s’exprimer clairement cette morale objective dont saint Paul affirme qu’elle est « inscrite dans les cœurs » et qu’elle est confirmée par « le témoignage de la conscience ». Le chrétien y distingue aisément le rayonnement du Verbe créateur qui éclaire tout homme, et précisément parce qu’il est le disciple de ce Verbe fait chair, il s’élève jusqu’à la loi supérieure de l’Évangile qui positivement lui ordonne – par le commandement de l’amour – de faire à son prochain tout le bien qu’il veut qu’on lui fasse. Il confirme ainsi ce que lui suggère la voix intime de sa conscience en donnant une adhésion absolue au Christ et à sa parole.
Une fois discernés les problèmes essentiels et importants pour votre jeunesse et pour le projet de toute la vie qui se trouve devant vous, je vous souhaite de connaître l’expérience de ce que dit l’Évangile : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima ». Je vous souhaite de connaître un tel regard ! Je vous souhaite de faire l’expérience qu’en vérité, lui, le Christ, vous regarde avec amour !
Il regarde tout homme avec amour. L’Évangile le confirme sans cesse. On peut dire aussi que ce « regard aimant » du Christ résume et synthétise en quelque sorte toute la Bonne Nouvelle. Si nous cherchons l’origine de ce regard, il faut que nous revenions en arrière, au Livre de la Genèse, à cet instant où, après la création de l’homme, créé « homme et femme », Dieu vit que « cela était très bon ». Ce tout premier regard du Créateur se reflète dans le regard du Christ qui accompagne le dialogue avec le jeune homme de l’Évangile.
Nous savons que le Christ confirmera et scellera ce regard par le sacrifice rédempteur de la Croix, car c’est justement par ce sacrifice que ce « regard » a atteint une particulière profondeur dans l’amour. Il contient une affirmation de l’homme et de l’humanité dont lui seul est capable, lui, le Christ, Rédempteur et Époux. Lui seul « connaît ce qu’il y a dans l’homme » il connaît sa faiblesse, mais il connaît aussi et par-dessus tout sa dignité.
Je souhaite à chacun et à chacune de vous de découvrir ce regard du Christ, et d’en faire l’expérience jusqu’au bout. Je ne sais à quel moment de votre vie. Je pense que cela se produira au moment le plus nécessaire : peut-être au temps de la souffrance, peut-être à l’occasion du témoignage d’une conscience pure, comme dans le cas de ce jeune homme de l’Évangile, ou peut-être justement dans une situation opposée, quand s’impose le sens de la faute, le remords de la conscience : le Christ regarda Pierre à l’heure de sa chute, après qu’il eût renié son Maître par trois fois.
II est nécessaire à l’homme, ce regard aimant : il lui est nécessaire de se savoir aimé, aimé éternellement et choisi de toute éternité. En même temps, cet amour éternel manifesté par l’élection divine accompagne l’homme au long de sa vie comme le regard d’amour du Christ. Et peut-être surtout au temps de l’épreuve, de l’humiliation, de la persécution, de l’échec, alors que notre humanité est comme abolie aux yeux des hommes, outragée et opprimée : savoir alors que le Père nous a toujours aimés en son Fils, que le Christ aime chacun en tout temps, cela devient un solide point d’appui pour toute notre existence humaine. Quand tout nous conduit à douter de nous-mêmes et du sens de notre vie, ce regard du Christ, c’est-à-dire la prise de conscience de l’amour qui est en lui et qui s’est montré plus puissant que tout mal et que toute destruction, cette prise de conscience nous permet de survivre.
Je vous souhaite donc de faire la même expérience que le jeune homme de l’Évangile : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima ».
« Suis-moi »
8. De l’examen du texte évangélique il ressort que ce regard fut, pour ainsi dire, la réponse du Christ au témoignage que le jeune homme avait donné de sa vie jusqu’à ce moment, c’est-à-dire de sa fidélité aux commandements de Dieu : « Tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse ».
En même temps, ce « regard d’amour » fut une introduction à la dernière phase de la conversation. Selon le texte de Matthieu, ce fut le jeune homme lui-même qui ouvrit cette phase, car non seulement il affirma que la fidélité à observer les commandements du Décalogue avait caractérisé toute sa conduite antérieure, mais il pose également une nouvelle question. Il demanda en effet : « Que me manque-t-il encore ? ».
Cette question est très importante. Elle montre que dans la conscience morale de l’homme, et en particulier de l’homme jeune qui forme le projet de toute sa vie, il y a une aspiration à « quelque chose de plus ». Cette aspiration se manifeste de diverses manières, et nous pouvons la reconnaître aussi chez les hommes qui semblent éloignés de notre religion.
Parmi les disciples des religions non chrétiennes, surtout du Bouddhisme, de l’Hindouisme et de l’Islam, nous rencontrons, depuis des millénaires déjà, des foules de « spirituals » qui souvent quittent tout dès leur jeunesse pour adopter un état de pauvreté et de pureté à la recherche de l’Absolu qui se trouve au-delà de l’apparence des choses sensibles : ils s’efforcent d’entrer dans un état de liberté parfaite, ils se réfugient en Dieu avec amour et confiance, ils cherchent à se soumettre de toute leur âme à ses décrets cachés. Ils sont comme poussés par une voix intérieure mystérieuse qui retentit en leur esprit, faisant écho en quelque sorte à la parole de saint Paul : « Elle passe, la figure de ce monde », une voix qui les conduit à la recherche de choses plus grandes et plus durables : « Recherchez les choses d’en haut ». Ils tendent au but de toutes leurs forces ; par un sérieux apprentissage, ils s’efforcent de purifier leur esprit, parvenant parfois à faire de leur vie un don d’amour à la divinité. Ce faisant, ils se dressent comme un exemple vivant pour leurs contemporains, devant qui ils illustrent par leur conduite même le primat des valeurs éternelles sur les valeurs fugitives et parfois ambiguës qu’offre la société où ils vivent.
Mais c’est l’Évangile qui représente un point d’appui tout à fait clair pour l’aspiration à la perfection, à « quelque chose de plus ». Dans le Discours sur la montagne, le Christ confirme toute la loi morale, au centre de laquelle se trouvent les tables mosaïques des dix commandements ; en même temps, cependant, il confère à ces commandements un sens nouveau, évangélique. Et tout est ordonné – comme on l’a déjà dit – autour de l’amour, non seulement en tant que commandement, mais aussi comme don : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné ».
C’est dans ce contexte nouveau que l’on peut aussi comprendre le programme des huit Béatitudes, qui ouvre le Discours sur la montagne dans l’Évangile selon Matthieu.
Dans ce contexte, l’ensemble des commandements qui constituent le code fondamental de la morale chrétienne se trouve complété par l’ensemble des conseils évangéliques, qui exprime et concrétise d’une manière particulière l’appel du Christ à la perfection, qui est un appel à la sainteté.
Quand le jeune homme demande quelque chose « de plus » : « Que me manque-t-il encore ? », Jésus le regarde avec amour, et cet amour prend ici un sens nouveau. L’homme est entraîné intérieurement, par l’Esprit Saint, d’une vie selon les commandements à une vie consciente du don, et le regard plein d’amour du Christ exprime ce « passage » intérieur. Et Jésus dit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».
Oui, chers jeunes, mes amis ! L’homme, le chrétien, est capable de vivre la dimension du don. Et même cette dimension est non seulement « supérieure » à la dimension des seules obligations morales exprimées par les commandements, mais elle est aussi « plus profonde » qu’elles et plus fondamentale. Elle manifeste une expression plus riche du projet de vie que nous construisons dès la jeunesse. La dimension du don crée aussi la stature adulte de toute vocation humaine et chrétienne, comme il sera dit par la suite.
Pour le moment, je voudrais toutefois vous parler du sens particulier des paroles que le Christ a dites au jeune homme. Et je le fais avec la conviction que le Christ les adresse par l’Église à quelques-uns de ses jeunes interlocuteurs de toutes les générations. De la nôtre aussi. Ces paroles-là indiquent alors une vocation particulière dans la communauté du Peuple de Dieu. L’Église retrouve le « suis-moi » du Christ à l’origine de tout appel au service du sacerdoce ministériel, lié simultanément dans l’Église catholique de rite latin au choix conscient et libre du célibat. L’Église retrouve le même « suis-moi » du Christ à l’origine de la vocation religieuse, où, par la profession des conseils évangéliques (chasteté, pauvreté et obéissance), un homme ou une femme adopte le programme de vie que le Christ lui-même a réalisé sur la terre, pour le Règne de Dieu. En prononçant les vœux religieux, ces personnes s’engagent à donner un témoignage particulier de l’amour de Dieu, supérieur à tout, et également de l’appel à l’union avec Dieu dans l’éternité qui s’adresse à tous. Il faut cependant que quelques-uns en donnent, devant les autres, un témoignage exceptionnel.
Je m’en tiens à évoquer seulement ces sujets dans la présente lettre, car ils ont été déjà exposés amplement ailleurs et à plusieurs reprises. Je les rappelle parce que dans le contexte du dialogue du Christ avec le jeune homme ils reçoivent un éclairage particulier, spécialement le thème de la pauvreté évangélique. Je les évoque aussi parce que l’appel du Christ, « suis-moi », précisément dans ce sens exceptionnel et charismatique, se fait entendre le plus souvent dès la jeunesse ; et parfois cela se produit même dès l’enfance.
C’est pourquoi je voudrais vous dire, à vous tous les jeunes, en ce moment important du développement de votre personnalité masculine ou féminine : si un tel appel surgit dans ton cœur, ne le fais pas faire ! Laisse-le se développer jusqu’à la maturité d’une vocation ! Prends ta part dans son développement, par la prière et la fidélité aux commandements ! « La moisson est abondante ». Il est vraiment nécessaire que l’appel du Christ parvienne à beaucoup : « Suis-moi ». Il y a un énorme besoin de prêtres selon le cœur de Dieu – et l’Église et le monde d’aujourd’hui ont un énorme besoin du témoignage de vies données sans réserve à Dieu : du témoignage de cet amour du Christ lui-même, l’Époux, qui rende présent d’une manière particulière parmi les hommes le Règne de Dieu et le rapproche du monde.
Permettez-moi, par conséquent, de compléter encore les paroles du Christ Seigneur sur la moisson qui est abondante. Oui, elle est abondante, cette moisson de l’Évangile, cette moisson du salut !... « Mais les ouvriers sont peu nombreux ! ». Peut-être cela est-il ressenti plus aujourd’hui que par le passé, spécialement dans certains pays, et aussi dans certains Instituts de vie consacrée et autres Sociétés de ce genre.
« Priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson », poursuit le Christ. Et ces paroles, spécialement à notre époque, deviennent un thème de prière et d’action en faveur des vocations sacerdotales et religieuses. Dans cette intention, l’Église se tourne vers vous, vers les jeunes. Vous aussi : demandez ! Et si le fruit de cette prière de l’Église germe au plus profond de votre cœur, écoutez le Maître vous dire : « Suis-moi ».
Le projet de vie et la vocation chrétienne
9. Ces paroles de l’Évangile concernent assurément la vocation sacerdotale ou religieuse ; en même temps, cependant, elles nous permettent de comprendre plus profondément le problème de la vocation en un sens encore plus large et plus fondamental.
On pourrait parler ici de la vocation « pour la vie », qui d’une certaine manière s’identifie avec le projet de vie que chacun de vous conçoit au temps de sa jeunesse. Toutefois, la « vocation » dit encore quelque chose de plus que le « projet ». Dans le second cas, je suis moi-même le sujet qui conçoit ce projet, et ceci correspond mieux à la réalité de la personne qu’est chacune de vous et chacun de vous. Ce « projet » devient la « vocation » lorsque se font entendre les divers facteurs qui appellent. Ces facteurs constituent d’habitude un certain ordre de valeurs (qu’on appelle aussi « hiérarchie des valeurs »), dont résulte un idéal à réaliser qui attire le cœur d’un jeune. Dans ce processus, la « vocation » devient « projet », et le projet commence aussi à être une vocation.
Cependant, du moment que nous nous trouvons face au Christ et que nous prenons pour base de notre réflexion sur la jeunesse son dialogue avec le jeune homme, il convient de préciser mieux encore ce rapport du « projet de vie » à la « vocation pour la vie ». L’homme est une créature et il est également un fils adoptif de Dieu dans le Christ : il est fils de Dieu. La question : « Que dois-je faire ? », l’homme la pose alors pendant sa jeunesse non seulement à lui-même et aux autres hommes dont il peut attendre une réponse, particulièrement ses parents et ses éducateurs, mais il la pose aussi à Dieu, car il est son créateur et son père. Il la pose dans cet espace intérieur particulier où il a appris à être en relation intime avec Dieu, avant tout dans la prière. Il demande donc à Dieu : « Que dois-je faire ? », quel est ton plan sur ma vie, ton plan de créateur et de père ? Quelle est ta volonté ? Je désire l’accomplir.
Dans un tel contexte le « projet » prend le sens d’une « vocation pour la vie », comme quelque chose qui est confié par Dieu à l’homme comme une tâche. Une personne jeune, rentrant en soi et aussi menant un dialogue avec le Christ dans la prière, désire pour ainsi dire lire la pensée éternelle qui est celle de Dieu, Créateur et Père, à son égard. Elle se convainc alors que la tâche qui lui est assignée par Dieu est laissée entièrement à sa liberté, et qu’elle est déterminée en même temps par diverses circonstances de nature intérieure et extérieure. En y réfléchissant, la personne jeune, garçon ou fille, construit son projet de vie et en même temps, reconnaît ce projet comme la vocation à laquelle Dieu l’appelle.
Je voudrais donc vous confier, à vous tous les jeunes qui êtes les destinataires de la présente lettre, cette tâche merveilleuse qui consiste à découvrir, devant Dieu, la vocation pour la vie de chacun de vous. Et c’est un travail passionnant. C’est une tâche personnelle fascinante. En accomplissant cette tâche, vous développez et vous faites croître votre humanité, tandis que votre jeune personnalité acquiert peu à peu sa maturité. Vous vous enracinez en ce qu’est chacun et chacune de vous, pour devenir ce qu’il doit devenir : pour soi, pour les hommes, pour Dieu.
Et parallèlement au processus de découverte de sa propre « vocation pour la vie », on devrait développer la prise de conscience de la façon dont cette vocation pour la vie est. en même temps, une « vocation chrétienne ».
Il faut remarquer ici que, dans la période antérieure au Concile Vatican II, le concept de « vocation » était appliqué avant tout au sacerdoce et à la vie religieuse, comme si le Christ n’avait prononcé son « suis-moi » à l’intention des jeunes que dans ces cas. Le Concile a élargi cette perspective. La vocation sacerdotale et religieuse a gardé son caractère particulier et son importance pour la vie sacramentelle et les charismes dans la vie du Peuple de Dieu. En même temps, cependant, la conscience, renouvelée par Vatican II, de la participation universelle de tous les baptisés à la triple mission du Christ (tria munera), prophétique, sacerdotale et royale, comme aussi la conscience de la vocation universelle à la sainteté, ont pour conséquence que toute vocation pour la vie de l’homme en tant que vocation chrétienne correspond à l’appel évangélique. Le « suis-moi » du Christ se fait entendre sur diverses routes, au long desquelles cheminent les disciples et ceux qui confessent le divin Rédempteur. C’est de diverses manières que l’on peut devenir imitateur du Christ, c’est-à-dire non seulement en donnant un témoignage du Règne eschatologique de vérité et d’amour, mais aussi en s’employant à réaliser la transformation de toute la réalité temporelle selon l’esprit de l’Évangile. Et c’est là que l’apostolat des laïcs trouve aussi son point de départ, lui qui est inséparable de l’essence même de la vocation chrétienne.
Ce sont là des prémisses extrêmement importantes pour le projet de vie qui correspond au dynamisme essentiel de votre jeunesse. Il faut que vous examiniez ce projet – indépendamment du contenu concret « pour la vie » qu’il aura – à la lumière des paroles adressées par le Christ au jeune homme de l’Évangile.
Il faut aussi que vous repensiez, en l’approfondissant réellement, le sens du baptême et de la confirmation. Il y a dans ces deux sacrements, en effet, le fondement de la vie et de la vocation chrétiennes. C’est à partir d’eux qu’on est amené à l’Eucharistie, elle qui contient la surabondance des dons sacramentels accordés au chrétien : toute la richesse de l’Église se concentre dans ce sacrement de l’amour. Il faut aussi – toujours en rapport avec l’Eucharistie – réfléchir à la question du sacrement de pénitence, lequel présente une importance irremplaçable pour la formation de la personnalité chrétienne, c’est-à-dire qu’il est, surtout si on y joint la direction spirituelle, une école méthodique de vie intérieure.
Sur tout cela, je m’exprime brièvement, même si chacun des sacrements de l’Église présente une relation précise et spécifique avec la jeunesse et avec les jeunes. Je suis certain que ce thème est traité de manière circonstanciée par d’autres, en particulier par les agents pastoraux expressément chargés de collaborer avec la jeunesse.
L’Église elle-même – comme l’enseigne le Concile Vatican II – est « en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». Toute vocation pour la vie, comme vocation « chrétienne », s’enracine dans la sacramentalité de l’Église : elle prend donc forme grâce aux sacrements de notre foi. Ce sont eux qui nous permettent, dès notre jeunesse, d’ouvrir notre « moi » humain à l’action salvifique de Dieu, c’est-à-dire à l’action de la très sainte Trinité. Ils nous permettent de participer à la vie de Dieu, en vivant avec un maximum d’intensité une vie humaine authentique. De cette façon, cette vie humaine acquiert une dimension nouvelle et également son originalité chrétienne : la prise de conscience des exigences proposées à l’homme par l’Évangile est complétée par celle du don qui surpasse toute chose. « Si tu savais le don de Dieu », dit le Christ en parlant avec la Samaritaine.
« Le grand sacrement nuptial »
10. En partant de cet important arrière-plan qui enrichit le projet de vie de votre jeunesse en la liant au thème de la vocation chrétienne, je voudrais attirer l’attention avec vous, les jeunes, destinataires de la présente lettre, sur le problème qui, en un sens, se trouve au centre de la jeunesse de vous tous. C’est là un des problèmes qui sont au centre de la vie humaine et également un des thèmes essentiels de réflexion, de créativité et de culture. C’est aussi un des principaux thèmes bibliques, et personnellement j’y ai consacré beaucoup de réflexions et d’analyses. Dieu a créé l’être humain, homme et femme, introduisant ainsi dans l’histoire du genre humain la « dualité » avec une entière parité, si l’on pense à la dignité humaine, et avec une merveilleuse complémentarité, si l’on pense au partage des attributions, des qualités et des tâches, liées à la masculinité ou à la féminité de l’être humain.
Par conséquent, c’est là un thème qui de soi s’inscrit dans le « moi » personnel de chacun et de chacune de vous. La jeunesse est la période où ce grand thème affecte dans l’expérience et dans la créativité l’âme et le corps de chaque fille et de chaque garçon, et il se manifeste dans la conscience des jeunes en même temps que la découverte fondamentale du « moi » dans toute la diversité de ses potentialités. Alors, à l’horizon qui s’ouvre pour un cœur de jeune, s’ébauche une expérience nouvelle : l’expérience de l’amour qui dès son origine doit être inscrite dans le projet de vie que la jeunesse crée et conçoit spontanément.
Et tout cela, en chaque cas, a les qualités d’une expression subjective irremplaçable, d’une riche affectivité, d’une beauté proprement métaphysique. En même temps, il y a en tout cela un appel puissant à ne pas fausser cette expression, à ne pas détruire cette richesse et à ne pas dégrader cette beauté. Soyez convaincus que cet appel vient de Dieu lui-même, lui qui a créé l’homme « à son image et à sa ressemblance » et justement l’a créé « homme et femme ». Cet appel découle de l’Évangile et se fait entendre par la voix de la conscience des jeunes, pourvu qu’ils aient gardé leur simplicité et leur limpidité : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Oui, à travers l’amour qui naît en vous – et doit s’inscrire dans le projet de toute la vie – vous devez voir Dieu qui est amour.
C’est pourquoi je vous demande de ne pas rompre le dialogue avec le Christ dans cette phase extrêmement importante de votre jeunesse ; je vous demande même de vous y engager encore davantage. Quand le Christ dit « suis-moi », son appel peut signifier : « Je t’appelle à un autre amour encore » ; cependant très souvent il signifie : « Suis-moi », suis-moi, moi l’Époux de l’Église – de mon épouse... ; viens, deviens toi aussi l’époux de ton épouse..., deviens toi aussi l’épouse de ton époux. Tous deux, participez à ce mystère, à ce sacrement, dont la Lettre aux Éphésiens disait qu’il est grand : grand parce « qu’il s’applique au Christ et à l’Église ».
Que vous suiviez également le Christ sur cette voie, a beaucoup de conséquences ; ne vous écartez pas de lui au moment où vous vivez cette réalité que vous considérez à juste titre comme le grand événement de votre cœur, une réalité qui n’existe qu’en vous et entre vous. Je voudrais que vous croyiez et que vous vous convainquiez que cette grande réalité ne prend sa dimension définitive qu’en Dieu, qui est amour – en Dieu, qui dans l’unité absolue de sa divinité est également communion des personnes : Père, Fils et Esprit Saint. Je voudrais que vous croyiez et que vous vous convainquiez que ce « grand mystère » humain a son principe en Dieu qui est le Créateur, qu’il s’enracine dans le Christ rédempteur, lui qui, comme Époux, « s’est livré lui-même » et qui apprend à tous les époux et à toutes les épouses à se « livrer » avec toute la dignité personnelle de chacun et de chacune. Le Christ nous apprend l’amour nuptial.
Suivre la voie de la vocation au mariage signifie que l’on apprend l’amour nuptial jour après jour, année après année : l’amour de l’âme et du corps, l’amour qui « est patient, qui est bienveillant, qui ne cherche pas son intérêt ... et ne tient pas compte du mal » ; l’amour qui sait « mettre sa joie dans la vérité », l’amour qui « supporte tout ».
C’est justement de cet amour que vous avez besoin, vous les jeunes, si votre mariage à venir doit « franchir » l’épreuve de toute la vie. Et, de fait, cette épreuve fait partie de l’essence même de la vocation que, par le mariage, vous entendez inscrire dans le projet de votre vie.
C’est pourquoi je ne cesse de prier le Christ et la Mère du bel Amour pour l’amour qui naît dans le cœur des jeunes. Bien des fois il m’a été donné dans ma vie d’accompagner d’une certaine façon de plus près cet amour des jeunes. Grâce à cette expérience, j’ai compris à quel point le problème dont il est question ici est essentiel, à quel point il est important et grand. Je pense que l’avenir de l’homme se décide dans une large mesure sur les voies de cet amour, d’abord juvénile, que vous découvrez, toi et elle ... toi et lui, sur les routes de votre jeunesse. C’est là, peut-on dire, une grande aventure, mais c’est aussi une grande tâche.
Aujourd’hui les principes de la morale conjugale chrétienne sont présentés en beaucoup de milieux sous une image déformée. On cherche à imposer dans certains cercles, et finalement à des sociétés entières, un modèle qui s’intitule « progressiste » et « moderne ». On ne remarque pas dans ce contexte que, suivant ce modèle, la personne humaine, et peut-être surtout la femme, est transformée de sujet en objet (soumise à une véritable manipulation), et toute l’ampleur du sens de l’amour est réduite à la « jouissance » qui, même si elle était partagée à deux, ne cesserait pas d’être de nature égoïste. Enfin l’enfant, qui est le fruit et l’incarnation nouvelle de l’amour des deux, devient toujours plus « une adjonction gênante ». La civilisation matérialiste et la civilisation de la consommation pénètrent tout ce merveilleux ensemble de l’amour conjugal, paternel et maternel, et le dépouillent du contenu profondément humain qui, dès l’origine, fut marqué d’une empreinte et d’un reflet divins.
Chers amis jeunes ! Ne permettez pas que vous soit enlevée cette richesse ! N’inscrivez pas dans le projet de votre vie un sens déformé, appauvri, dévié : l’amour « met sa joie dans la vérité ». Cherchez cette vérité, là où elle se trouve réellement ! S’il le faut, soyez décidés à vous opposer aux courants d’opinion qui circulent et aux slogans de propagande ! N’ayez pas peur de l’amour, qui présente à l’homme des exigences précises. Ces exigences – telles que vous les trouvez dans l’enseignement constant de l’Église – sont précisément capables de faire de votre amour un amour vrai.
Et si je devais le faire quelque part, c’est ici spécialement que je voudrais reprendre le vœu formulé au commencement : soyez « toujours prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison » ! L’Église et l’humanité vous confient la grande question de l’amour sur lequel se fondent le mariage, la famille, et donc l’avenir. Elles vous font confiance : vous saurez le faire renaître ; elle vous font confiance : vous saurez le rendre beau humainement et chrétiennement. Humainement et chrétiennement grand, adulte et responsable.
L’héritage
11. Dans le vaste champ où le projet de vie conçu au cours de la jeunesse rencontre « les autres », nous avons évoqué le point névralgique. Retenons encore qu’en ce qui concerne cet élément central, où notre « moi » personnel s’ouvre à la vie « avec les autres » et « pour les autres » dans l’alliance matrimoniale, il y dans l’Écriture sainte une parole très riche de sens : « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ».
Ce verbe « quittera » mérite une particulière attention. L’histoire de l’humanité passe depuis ses origines – et passera jusqu’à la fin – par la famille. L’homme y entre par la naissance qu’il doit à ses parents, à son père et à sa mère, pour quitter, le moment venu, ce premier milieu de vie et d’amour et pour entrer dans un milieu nouveau. « En quittant son père et sa mère », chacun et chacune de vous, en un sens, les emmène en même temps en lui, assume l’héritage multiforme qui a son origine directe et sa source en eux et dans leur famille. Ainsi, même en quittant, chacun de vous demeure : l’héritage qu’il assume l’attache durablement à ceux qui le lui ont transmis et auxquels il doit tout. Et lui-même – elle et lui – continuera à transmettre la même hérédité. C’est pourquoi le quatrième commandement du Décalogue présente une si grande importance : « Honore ton père et ta mère ».
Avant tout, cet héritage consiste à être homme et, ensuite, à être homme dans une situation personnelle et sociale bien définie. Pour cela, même la ressemblance physique avec les parents joue un rôle. Plus important encore est tout l’héritage de la culture, au centre duquel se trouve quotidiennement la langue. Vos parents ont enseigné à chacun de vous à parler cette langue qui constitue l’expression privilégiée des liens sociaux avec les autres hommes. Ces liens s’inscrivent dans un cadre plus étendu que la famille elle-même ou un milieu déterminé. Il s’agit au moins d’une tribu et le plus souvent du cadre d’un peuple ou d’une nation où vous êtes nés.
Ainsi l’héritage familial s’étend. Par l’éducation familiale, vous participez à une culture déterminée, vous participez aussi à l’histoire de votre peuple ou de votre nation. Le lien familial signifie à la fois l’appartenance à une communauté plus grande que la famille, et une autre base encore pour l’identité de la personne. Si la famille est la première éducatrice de chacun d’entre vous, en même temps – par la famille – la tribu, le peuple ou la nation avec lesquels nous sommes liés par l’unité de la culture, de la langue et de l’histoire, ont un rôle éducatif.
Cet héritage constitue également un appel d’ordre éthique. En recevant la foi et en héritant les valeurs et les contenus qui composent l’ensemble de la culture de sa société, de l’histoire de sa nation, chacun et chacune de vous reçoit en son humanité individuelle des dons spirituels. Nous retrouvons ici la parabole des talents que le Créateur nous confie par l’intermédiaire de nos parents et de nos familles, et aussi par l’intermédiaire de la communauté nationale à laquelle nous appartenons. Face à cet héritage nous ne pouvons garder une attitude passive ou même d’indifférence, comme le fait le dernier des serviteurs évoqués dans la parabole des talents. Nous devons faire tout ce dont nous sommes capables pour assumer cet héritage spirituel, pour le confirmer, le maintenir et le développer. C’est là une tâche importante dans toutes les sociétés, peut-être plus particulièrement pour celles qui se trouvent au début de leur existence autonome, ou pour celles qui doivent défendre l’existence même et l’identité essentielle de leur nation des risques d’une destruction provoquée de l’extérieur ou d’une décomposition à l’intérieur.
En vous écrivant, à vous les jeunes, je cherche à avoir spirituellement devant les yeux la situation complexe et diversifiée des tribus, des peuples et des nations sur notre globe terrestre. Votre jeunesse et le projet de vie que chacun et chacune de vous élabore pendant sa jeunesse, tout cela s’insère, dès le début, dans l’histoire des différentes sociétés ; et cela ne vient pas « de l’extérieur » mais éminemment « de l’intérieur ». Cela devient pour vous une question d’esprit familial et aussi national : une question de cœur, une question de conscience. Le développement du concept de « patrie » est étroitement lié à celui du concept de « famille » et, en un sens, chacun en fonction de la nature de l’autre. En vous, peu à peu, en faisant l’expérience de ces liens sociaux plus larges que les liens familiaux, vous commencez aussi à participer à la responsabilité du bien commun de cette famille plus vaste qu’est la « patrie » terrestre de chacun et de chacune d’entre vous. Les grandes figures de l’histoire, passée ou contemporaine, d’une nation sont aussi les guides de votre jeunesse et elles favorisent le développement de cet amour social qu’on appelle le plus souvent « amour de la patrie ».
Talents et tâches
12. Dans ce contexte de la famille et de la société qu’est votre patrie, voici que s’insère peu à peu un thème très proche de la parabole des talents. Peu à peu, en effet, vous reconnaissez quel « talent » ou quels « talents » vous sont propres, à chacun et à chacune de vous, et vous commencez à vous en servir de manière créatrice, vous commencez à les multiplier. Et cela se fait par le travail.
Dans ce domaine, quel immense éventail d’orientations possibles, de capacités, de centres d’intérêt ! Je ne m’attacherai pas à les énumérer ici, même pas à titre d’exemple, car on courrait le risque d’en omettre plus qu’on ne peut en prendre en considération. Je présuppose donc toute cette variété et cette multiplicité d’orientations. Elle illustre aussi la richesse des multiples découvertes que la jeunesse porte en elle. En se référant à l’Évangile, on peut dire que la jeunesse est le temps du discernement des talents. Elle est également le temps où l’on commence à parcourir les multiples itinéraires au long desquels se sont développés et continuent à se développer toute l’activité de l’homme, son travail et sa créativité.
Je vous souhaite à tous de faire la découverte de vous-mêmes au long de ces parcours. Je vous souhaite d’y entrer avec intérêt, avec empressement, avec enthousiasme. Le travail – tout travail – revêt un caractère pénible. « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain », et chacun et chacune de vous fait cette expérience de la peine dès ses toutes premières années. Cependant le travail forme aussi l’homme d’une manière particulière et, en un sens, il le crée. Il s’agit donc toujours d’une peine créatrice.
Cela concerne non seulement le travail de recherche ou en général le travail intellectuel pour acquérir la connaissance, mais aussi les travaux purement matériels courants qui apparemment ne comportent rien de « créateur ».
Le travail caractéristique du temps de la jeunesse constitue, avant tout, une préparation au travail de l’âge adulte ; il est donc lié aux études. Ainsi, au moment de vous écrire ceci, à vous les jeunes, je pense à toutes les écoles qui existent partout dans le monde, auxquelles votre jeune existence est attachée pour plusieurs années, à différents niveaux successivement, selon votre degré de développement intellectuel et l’objectif que vous recherchez, depuis l’école élémentaire jusqu’à l’université. Je pense aussi à tous les adultes, mes frères et sœurs, qui sont vos enseignants, vos éducateurs, guides des jeunes esprits et des jeunes caractères. Comme leur tâche est grande ! Quelle responsabilité leur revient ! Mais comme est grand aussi leur mérite !
Je pense enfin à ces secteurs de la jeunesse, aux garçons et aux filles de votre âge qui, notamment dans certaines sociétés et certains milieux, sont privés de la possibilité de l’instruction, souvent même de l’instruction élémentaire. Cette réalité constitue un défi permanent à toutes les institutions responsables à l’échelle nationale et internationale : à un tel état de choses, il faut apporter les améliorations nécessaires. L’instruction, en effet, est un des biens fondamentaux de la civilisation humaine. Elle a une particulière importance pour les jeunes. L’avenir de toute société en dépend aussi dans une large mesure.
Cependant, alors que nous posons le problème de l’instruction, des études, du savoir et de l’école, surgit un problème d’importance fondamentale pour l’homme, et spécialement pour le jeune. C’est le problème de la vérité. La vérité est la lumière de l’intelligence humaine. Si dès la jeunesse l’intelligence cherche à connaître la réalité dans ses diverses dimensions, elle le fait pour posséder la vérité : pour vivre de la vérité. Telle est la structure de l’esprit humain. La faim de vérité constitue son aspiration et son expression fondamentales.
Le Christ dit : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera ». De toutes les paroles de l’Évangile, assurément celle-ci est parmi les plus importantes. En fait, elle se rapporte à l’homme dans sa totalité. Elle explique sur quoi se construisent de l’intérieur la dignité et la grandeur propres à l’homme, selon les caractéristiques de l’esprit humain. La connaissance qui libère l’homme ne dépend pas seulement de l’instruction, même de niveau universitaire – elle peut aussi bien être celle d’un analphabète ; cependant l’instruction, en tant que connaissance systématique de la réalité, devrait servir cette dignité et cette grandeur. Elle devrait donc servir la vérité.
Le service de la vérité s’exerce aussi par le travail, que vous serez appelés à accomplir après avoir achevé le programme de vos études. A l’école, vous devez acquérir les capacités intellectuelles, techniques et pratiques qui vous permettront de prendre utilement votre place dans le vaste monde du travail humain. Mais, s’il est vrai que l’école doit préparer au travail, y compris le travail manuel, il est vrai aussi que le travail lui-même enseigne des valeurs grandes et importantes : il a sa propre force expressive, qui apporte à la culture de l’homme une contribution appréciable.
Cependant, dans le rapport entre formation et travail qui caractérise la société actuelle, surgissent des problèmes très graves d’ordre pratique. Je pense en particulier au problème du chômage et plus généralement du manque d’emplois qui affecte diversement les jeunes générations dans le monde entier. Cela – vous le savez bien – entraîne d’autres questions qui, dès les années de l’école, projettent une ombre d’insécurité sur votre avenir. Vous vous demandez : – La société a-t-elle besoin de moi ? Pourrai-je, moi aussi, trouver un travail adapté qui me permette de me rendre indépendant ? De former une famille dans des conditions de vie convenable et, avant tout, dans un logement à moi ? En somme, est-il réellement vrai que la société compte sur ma participation ?
La gravité de ces questions m’incite à rappeler une fois encore aux gouvernants et à tous ceux qui exercent une responsabilité dans l’économie et le développement des nations que le travail est un droit de l’homme, et donc qu’il faut en assurer l’exercice en consacrant à cette fin les efforts les plus soutenus et en mettant au centre de la politique économique le souci de créer des postes de travail adaptés à tous, surtout à l’intention des jeunes qui souffrent si souvent aujourd’hui du fléau du chômage. Soyons tous convaincus que « le travail est un bien de l’homme – il est un bien de son humanité – car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, "il devient plus homme" ».
L’auto-éducation. Les menaces
13. En tant qu’institution et que milieu, L’école concerne avant tout la jeunesse. Mais je dirais que la parole du Christ sur la vérité, citée précédemment, s’applique plus encore aux jeunes eux-mêmes. Si, en effet, il n’y a pas de doute que la famille éduque, que l’école instruit et éduque, il faut dire aussi que l’action de la famille ou celle de l’école resteront incomplètes (et pourraient même être rendues tout à fait vaines), si chacun et chacune de vous, les jeunes, n’entreprenait pas par lui-même la tâche de sa propre éducation. L’éducation familiale et scolaire pourra vous fournir seulement certains éléments pour la tâche de votre auto-éducation.
Et dans ce contexte la parole du Christ : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » devient un programme essentiel. Les jeunes ont le « sens de la vérité » connaturellement – si l’on peut ainsi s’exprimer. Et si la vérité doit servir la liberté, les jeunes ont aussi spontanément le « désir de la liberté ». Et que signifie être libre ? Cela signifie être capable de faire usage de sa propre liberté selon la vérité – être « vraiment » libre. Être vraiment libre ne veut absolument pas dire faire tout ce qui me plaît, ou tout ce que j’ai envie de faire. La liberté comprend en elle-même le critère de la vérité, la discipline de la vérité. Être vraiment libre signifie faire usage de sa propre liberté pour ce qui est un vrai bien. Il s’ensuit donc qu’être vraiment libre veut dire être un homme de conscience droite, être responsable, être un homme « pour les autres ».
Tout cela se situe au cœur même de ce que nous appelons l’éducation et, d’abord, de ce que nous appelons l’auto-éducation. Oui, l’auto-éducation ! En effet une telle structure intérieure, où « la vérité nous libère », ne peut être construite seulement « de l’extérieur ». Chacun doit la construire « de l’intérieur » – l’édifier dans la peine, avec persévérance et patience (ce qui n’est pas toujours tellement facile pour les jeunes). Et c’est justement cette construction que l’on appelle auto-éducation. Le Seigneur Jésus parle aussi de cela quand il souligne que c’est seulement « par la constance » que nous pouvons « sauver nos vies ». « Sauver sa vie » : voilà le fruit de l’auto-éducation.
Tout cela suppose une nouvelle manière de voir la jeunesse. Il ne s’agit plus là simplement d’un projet de vie qui doit être réalisé à l’avenir. Il se réalise maintenant dans la phase de la jeunesse, si nous, par le travail, l’instruction, et en particulier par l’auto-éducation, nous créons la vie elle-même, en établissant le fondement du développement ultérieur de notre personnalité. En ce sens, on peut dire que la jeunesse est « le sculpteur qui sculpte toute la vie », et la forme qu’il imprime à l’humanité concrète de chacun et de chacune de vous s’affirmera tout au long de sa vie.
Si cela présente un sens positif important, malheureusement cela peut aussi présenter un sens négatif important. Vous ne pouvez pas fermer les yeux devant les menaces qui vous assaillent pendant le temps de votre jeunesse. Elles aussi peuvent imprimer leur marque sur toute votre vie.
Je pense ici, par exemple, à la tentation d’exagérer l’esprit critique au point de tout discuter et de tout remettre en question ; ou à celle du scepticisme envers les valeurs traditionnelles, d’où on glisse facilement à une sorte de cynisme sans scrupules, quand il s’agit d’affronter les problèmes du travail, de la carrière ou celui du mariage lui-même. Et comment taire ensuite la tentation qui consiste à se plonger, surtout dans les pays les plus riches, dans un marché du divertissement où l’on est détourné de prendre sérieusement ses responsabilités dans la vie et poussé à la passivité, à l’égoïsme et à l’isolement ? Chers jeunes, vous êtes menacés par un usage dangereux des techniques publicitaires lorsqu’elles favorisent l’inclination naturelle à éviter la peine, en promettant la satisfaction immédiate de tout désir, tandis que la consommation qu’elle entraîne amène l’homme à chercher la réalisation de lui-même surtout dans la jouissance des bien matériels. Combien de jeunes, conquis par l’attrait de mirages trompeurs, s’abandonnent à la force incontrôlée des instincts ou s’aventurent sur des voies apparemment riches de promesses, mais dépourvues en réalité de perspectives authentiquement humaines ! Il me paraît utile de reprendre ici ce que j’ai écrit dans le Message que je vous ai particulièrement destiné à l’occasion de la Journée mondiale de la Paix : « Certains d’entre vous peuvent connaître la tentation de fuir leurs responsabilités : dans le monde illusoire de l’alcool ou de la drogue, dans les relations sexuelles éphémères sans l’engagement du mariage pour la famille, dans l’indifférence, dans le cynisme et même dans la violence. Vous-mêmes, gardez vous de la tromperie d’un monde qui veut exploiter ou détourner votre quête énergique et forte du bonheur et du sens ».
Je vous écris tout cela pour exprimer la vive inquiétude que j’éprouve pour vous. Si en effet vous devez être « toujours prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison », tout ce qui menace cette espérance doit être source de préoccupation. Et à tous ceux qui, par toutes sortes de tentations et d’illusions, cherchent à détruire votre jeunesse, je ne peux pas ne pas rappeler les paroles du Christ à propos du scandale et de ceux qui le provoquent : « Malheur à celui par qui ils arrivent ! Mieux vaudrait pour lui se voir passer autour du cou une pierre à moudre et être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits ».
Paroles graves ! Particulièrement graves dans la bouche de celui qui est venu révéler l’amour. Mais celui qui lit attentivement ces paroles de l’Évangile doit comprendre à quelle profondeur se situe l’antithèse entre le bien et le mal, entre la vertu et le péché. Il doit saisir encore plus clairement l’importance qu’a aux yeux du Christ la jeunesse de chacun et de chacune de vous. C’est vraiment l’amour des jeunes qui lui a dicté ces paroles graves et sévères. Il y a là un écho lointain du dialogue évangélique du Christ avec le jeune homme auquel la présente lettre fait constamment référence.
La jeunesse comme « croissance »
14. Permettez-moi de conclure cette partie de mes réflexions en rappelant les expressions utilisées par l’Évangile pour parler de la jeunesse de Jésus de Nazareth. Elles sont brèves, même si elles couvrent la période de trente années qu’il a passées dans la maison familiale, auprès de Marie et de Joseph le charpentier. L’Évangéliste Luc écrit : « Quant à Jésus, il croissait (ou progressait) en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».
Ainsi la jeunesse est une « croissance ». A la lumière de tout ce qui a été dit jusqu’ici sur ce thème, cette parole évangélique paraît particulièrement synthétique et suggestive. La croissance « en âge » évoque le rapport naturel de l’homme avec le temps : cette croissance est comme une étape « ascendante » dans l’ensemble du parcours humain. A cela correspond tout le développement psychophysique : c’est la croissance de toutes les énergies par lesquelles se constitue l’individualité humaine normale. Mais il faut qu’à ce processus corresponde la croissance « en sagesse et en grâce ».
A vous tous, chers amis les jeunes, je souhaite vraiment une telle « croissance ». On peut dire que c’est par elle que la jeunesse est vraiment la jeunesse. C’est ainsi qu’elle acquiert ses caractéristiques propres, absolument uniques. C’est ainsi qu’elle est donnée à chacun et à chacune de vous, dans son expérience personnelle et également dans son expérience communautaire, comme une valeur particulière. Et de même elle se consolide aussi par l’expérience des adultes qui ont déjà leur jeunesse derrière eux, et qui de l’étape « ascendante » avancent vers l’étape « descendante » au moment de faire le bilan global de leur vie.
Il faut que la jeunesse soit une « croissance » qui porte avec soi l’intégration progressive de tout ce qui est vrai, bon et beau, jusqu’au moment où elle sera « de l’extérieur » confrontée aux souffrances, à la perte des proches et à toute l’expérience du mal qui sans cesse se fait sentir dans le monde où nous vivons.
Il faut que la jeunesse soit une « croissance ». A cette fin, le contact avec le monde visible, avec la nature, est d’une énorme importance. Ce rapport nous enrichit pendant la jeunesse d’une manière différente de la science du monde « puisée dans les livres ». Il nous enrichit d’une manière directe. On pourrait dire que, en restant en contact avec la nature, nous accueillons dans notre existence humaine le mystère même de la création, qui se découvre devant nous avec une richesse et une variété inouïes d’êtres visibles, et en même temps attire constamment vers ce qui est caché, ce qui est invisible. La sagesse – que ce soit par la voix des auteurs inspirés, comme du reste par le témoignage de nombreux hommes de génie – semble mettre en évidence de différentes manières « la transparence du monde ». Il est bon pour l’homme de lire dans ce livre merveilleux qu’est le « livre de la nature », tout grand ouvert pour chacun de nous. Ce qu’un esprit jeune et un cœur jeune y lisent semble être profondément accordé avec l’exhortation à la sagesse : « Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence ... Ne l’abandonne pas, elle te gardera ; aime-la, elle veillera sur toi ».
L’homme d’aujourd’hui, spécialement dans le cadre de la civilisation technique et industrielle hautement développée, est devenu un explorateur de la nature à une grande échelle, la traitant bien souvent de manière utilitaire, détruisant ainsi une grande partie de ses richesses et de son attrait, et polluant le milieu naturel de son existence terrestre. La nature, pourtant, est donnée à l’homme comme objet d’admiration et de contemplation, comme un grand miroir du monde. L’alliance du Créateur avec sa créature s’y reflète ; son centre se trouve dès l’origine en l’homme, créé d’emblée « à l’image » de son Créateur.
C’est pourquoi je vous souhaite, à vous les jeunes, que votre croissance « en âge et en sagesse » se poursuive grâce au contact avec la nature. Prenez-en le temps ! Ne l’épargnez pas ! Acceptez aussi la peine et l’effort que comporte parfois ce contact, en particulier quand nous désirons atteindre des objectifs spécialement importants. Cette peine est créatrice, elle constitue également un élément pour un sain repos, qui est aussi nécessaire pour l’étude que pour le travail.
Cette peine et cet effort, on les retrouve aussi parmi les thèmes de la Bible, en particulier chez saint Paul qui compare toute vie chrétienne à une course dans le stade.
Pour chacune et chacun de vous cette peine et cet effort sont nécessaires ; non seulement ils endurcissent le corps, mais tout homme y éprouve la joie de se dominer et de surmonter obstacles et résistances. Assurément, c’est là un des éléments de la « croissance » qui caractérise la jeunesse.
Je vous souhaite, d’autre part, que cette « croissance » se poursuive grâce au contact avec les œuvres de l’homme et, plus encore, avec les hommes vivants. Combien sont nombreuses les œuvres accomplies par les hommes au cours de l’histoire ! Combien grande est leur richesse et leur variété ! La jeunesse semble particulièrement sensible à la vérité, au bien et à la beauté que contiennent les œuvres de l’homme. Restant en contact avec elles dans le champ de tant de cultures différentes, de tant d’arts et de sciences, nous apprenons la vérité sur l’homme (exprimée aussi d’une manière si suggestive par le Psaume 8), la vérité qui contribue à former et à approfondir l’humanité de chacun de nous.
Cependant nous étudions l’homme d’une manière toute particulière dans ses rapports avec les autres hommes. Il faut que la jeunesse vous permette de grandir « en sagesse » par ces contacts. C’est le temps en effet où s’établissent de nouvelles rencontres, des camaraderies et des amitiés dans des milieux plus larges que la seule famille. S’ouvre ainsi le vaste champ de l’expérience, qui présente de l’importance non seulement dans l’ordre des connaissances, mais en même temps dans le domaine éducatif et moral. Toute cette expérience de la jeunesse sera utile quand elle fera naître en chacun et en chacune de vous le sens critique et, avant tout, la capacité du discernement pour tout ce qui est humain. Cette expérience de la jeunesse sera heureuse si vous y apprenez progressivement la vérité essentielle sur l’homme – sur tout homme et sur vous-mêmes – , la vérité que synthétise ce passage remarquable de la Constitution pastorale Gaudium et Spes : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même ».
Ainsi donc nous apprenons à connaître les hommes pour être plus pleinement hommes, grâce à la capacité de « nous donner » : être homme « pour les autres ». Une telle vérité sur l’homme – une telle anthropologie – trouve en Jésus de Nazareth un sommet inaccessible. C’est pourquoi son adolescence elle-même est si importante, tandis qu’il « croissait en sagesse ... et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».
Je vous souhaite aussi cette « croissance » par le contact avec Dieu. Pour cela, le contact avec la nature et avec les hommes peut être utile, indirectement ; mais c’est spécialement la prière qui y contribue directement. Priez et apprenez à prier ! Ouvrez vos cœurs et vos consciences face à Celui qui vous connaît mieux que vous-mêmes. Parlez avec lui ! Approfondissez la Parole du Dieu vivant, en lisant et en méditant la sainte Ecriture.
Ce sont là les méthodes et les moyens pour vous approcher de Dieu et entrer en contact avec lui. Rappelez-vous qu’il s’agit d’un rapport réciproque. Dieu répond d’une façon totalement gratuite par « le don de soi », que le langage biblique nomme la « grâce ». Cherchez à vivre dans la grâce de Dieu !
En vous écrivant, je me suis contenté de signaler seulement les principaux problèmes qui concernent le thème de la « croissance ». Chacun d’eux, en effet, est susceptible d’une discussion plus ample.
J’espère que cela se fait dans les différents milieux de jeunes et les groupes, dans les mouvements et les organisations, qui sont si nombreux dans les divers pays de chaque continent, où chacun d’eux s’inspire de sa propre méthode qu’il a élaborée pour travailler sur le plan de la vie spirituelle et de l’apostolat. Ces organismes, avec la participation des Pasteurs de l’Église, cherchent à montrer aux jeunes la voie de cette « croissance » qui constitue, en un sens, la définition évangélique de la jeunesse.
Le grand défi de l’avenir
15. L’Église regarde les jeunes ; et même, l’Église d’une manière toute spéciale se regarde elle-même dans les jeunes – en vous tous aussi bien qu’en chacun et chacune de vous. Il en a été ainsi dès le début, dès les temps apostoliques. Les paroles de saint Jean dans sa première Lettre peuvent en être un témoignage marquant : « Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le Mauvais. Je vous ai écrit, petits enfants, parce que vous connaissez le Père... Je vous ai écrit, jeunes gens, parce que vous êtes forts, que la Parole de Dieu demeure en vous ».
Les paroles de l’Apôtre prolongent le dialogue évangélique du Christ avec le jeune homme, et elles résonnent d’un écho puissant de génération en génération.
Dans notre génération, au terme du second millénaire après le Christ, l’Église se regarde encore elle-même dans les jeunes. Et comment l’Église se regarde-t-elle elle-même ? Que l’enseignement du Concile Vatican II en soit un témoignage particulier ! L’Église se voit elle-même comme « le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». Et donc elle se voit elle-même en lien avec toute la grande famille humaine constamment en croissance. Elle se voit dans des dimensions universelles. Elle se voit sur les chemins de l’œcuménisme, c’est-à-dire de l’unité de tous les chrétiens pour laquelle le Christ lui-même a prié et qui présente à notre époque un caractère indiscutable d’urgence. Elle se voit aussi elle-même dans le dialogue avec les disciples des religions non chrétiennes et avec tous les hommes de bonne volonté. Ce dialogue est un dialogue pour le salut qui devra contribuer aussi à la paix dans le monde et à la justice entre les hommes.
Vous les jeunes, vous êtes l’espérance de l’Église qui, justement de cette manière, se voit elle-même et voit sa mission dans le monde.
Elle vous parle de cette mission. Cela a été exprimé par le récent Message du 1er janvier 1985 pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix. Celui-ci vous a été adressé à vous, dans la conviction que « la voie de la paix est aussi la voie des jeunes » (La paix et les jeunes marchent ensemble). Cette conviction est un appel et elle exprime un devoir : encore une fois, il s’agit d’être « prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison » – l’espérance qui vous caractérise. Comme vous le voyez, cette espérance touche aux questions fondamentales qui sont universelles.
Vous vivez tous quotidiennement au milieu de vos proches. Toutefois ce cercle s’élargit peu à peu. Des personnes toujours plus nombreuses participant à votre vie, et vous-mêmes vous voyez s’esquisser la communion qui vous unit avec elles. Presque toujours ce sera une communauté différenciée dans une certaine mesure. Ces différences, le Concile Vatican II les entrevoyait et les énonçait dans sa Constitution dogmatique sur l’Église et dans sa Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Votre jeunesse se forme parfois dans des milieux homogènes du point de vue de la confession religieuse, parfois divers sur le plan religieux ou même aux confins de la foi et de l’incroyance, que celle-ci prenne la forme de l’agnosticisme ou de l’athéisme exprimé de diverses manières.
Il semble toutefois qu’en face de certains problèmes, ces communautés de jeunes, multiples et diverses, ressentent les choses, pensent et réagissent de manière très similaire. Il semble, notamment, que tous les jeunes soient unis dans une même attitude à l’égard du fait que des centaines de milliers d’hommes vivent dans une misère extrême, et même meurent de faim, tandis qu’en même temps des sommes vertigineuses sont investies dans la production des armes nucléaires dont les arsenaux, dès à présent, sont en mesure de provoquer l’autodestruction de l’humanité. Il y a d’autres tensions et d’autres menaces du même ordre, à une échelle jusqu’ici inconnue dans l’histoire de l’humanité. Le Message, déjà cité, pour le 1er janvier évoque tout cela ; c’est pourquoi je ne reviens pas sur ces problèmes. Nous sommes tous conscients qu’à l’horizon de l’existence des milliards de personnes qui forment la famille humaine à la fin du second millénaire après le Christ, semble s’annoncer la possibilité de calamités et de catastrophes d’une ampleur vraiment apocalyptique.
Dans cette situation, vous les jeunes, vous pouvez demander à bon droit aux générations précédentes : pourquoi en est-on arrivé là ? Pourquoi en est-on venu à une situation si menaçante pour l’humanité sur tout le globe terrestre ? Quelles sont les causes de l’injustice qui blesse notre regard ? Pourquoi y a-t-il tant d’hommes qui meurent de faim ? Tant de millions de réfugiés aux frontières ? Tant de situations où sont bafoués les droits élémentaires de l’homme ? Pourquoi tant de prisonniers, tant de camps de concentration, tant de violence systématique, tant de meurtres de personnes innocentes, tant d’hommes maltraités, tant de tortures, tant de tourments infligés au corps et à la conscience de l’homme ? Et au milieu de tout cela, il y a aussi le fait que des hommes jeunes ont sur la conscience de nombreuses victimes innocentes, parce qu’on leur a inculqué la conviction que ce n’est que par cette voie – celle du terrorisme organisé – que le monde peut être amélioré. Vous demandez donc, encore une fois : pourquoi ?
Vous les jeunes, vous pouvez poser ces questions, et vous le devez ! Il s’agit, en effet, du monde où vous vivez aujourd’hui, et où vous devrez vivre demain, alors que la génération actuellement plus avancée en âge aura passé. A bon droit donc, vous interrogez : pourquoi un si grand progrès de l’humanité – qui ne peut se comparer à celui d’aucune époque antérieure de l’histoire – dans les domaines de la science et de la technique ? Pourquoi le progrès dans la maîtrise de la matière par l’homme se retourne-t-il contre l’homme à tant d’égards ? Et à juste titre vous demandez aussi, sans doute avec un sentiment de peur : cet état de choses ne serait-il pas irréversible ? Peut-il être changé ? Réussirons-nous à le changer ?
Cela, vous le demandez à juste titre. Oui, c’est la question fondamentale à la mesure de votre génération.
Sous cette forme se poursuit votre dialogue avec le Christ, commencé un jour dans l’Évangile. Le jeune homme demandait : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». Et vous posez la question en fonction de l’époque où il se trouve que vous êtes jeunes : que devons-nous faire pour que la vie – la vie florissante de l’humanité – ne devienne pas le cimetière de la mort nucléaire ? Que devons-nous faire pour que nous ne soyons pas dominés par le péché de l’injustice universelle ? Le péché du mépris de l’homme et de la dégradation de sa dignité, en dépit de tant de déclarations qui confirment tous ses droits ? Que devons-nous faire ? Et encore : saurons-nous le faire ?
Le Christ répond comme il avait répondu autrefois aux jeunes de la première génération de l’Église, à travers les paroles de l’Apôtre : « Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le Mauvais. Je vous ai écrit, petits enfants, parce que vous connaissez le Père... Je vous ai écrit, jeunes gens, parce que vous êtes forts, que la Parole de Dieu demeure en vous ». Les paroles de l’Apôtre, remontant à presque deux mille ans, sont aussi une réponse pour aujourd’hui. Elles parlent le langage simple et fort de la foi, qui porte en lui la victoire contre le mal qui est dans le monde : « Et telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi ». Ces paroles sont fortes grâce à l’expérience apostolique – et celle des générations successives – de la Croix et de la Résurrection du Christ. Dans cette expérience, tout l’Évangile est confirmé. Entre autres, elle confirme la vérité du dialogue du Christ avec le jeune homme de l’Évangile.
Attardons-nous donc, au moment d’achever la présente lettre, sur ces paroles apostoliques qui sont à la fois un encouragement et un défi pour vous. Elles sont aussi une réponse.
Dans vos cœurs de jeunes vibre le désir d’une fraternité authentique entre tous les hommes, sans divisions, sans oppositions, sans discriminations. Oui, vous portez en vous, vous les jeunes, le désir d’une fraternité et d’une solidarité multiple – et inversement vous ne voulez pas la lutte de l’homme contre l’homme sous quelque forme que ce soit. Ce désir de fraternité – un homme est le prochain d’un autre homme ! Un homme est le frère d’un autre homme ! – , ce désir ne témoigne-t-il pas, comme l’écrit l’Apôtre, de ce que « vous connaissez le Père » ? Car il n’y a de frères que lorsqu’il y a un père. Et les hommes ne sont des frères que là où est le Père.
Si donc vous portez en vous le désir de la fraternité, cela veut dire que « la Parole de Dieu demeure en vous ». La doctrine que le Christ nous a donnée et qu’il a justement nommée la « Bonne Nouvelle », demeure en vous. Et elle est sans cesse sur vos lèvres, ou du moins elle est enracinée dans vos cœurs, la prière du Seigneur qui commence par les mots « Notre Père ». Cette prière, tandis qu’elle révèle le Père, confirme en même temps que les hommes sont frères – et elle s’oppose par tout ce qu’elle contient à tous les projets conçus selon un principe de lutte de l’homme contre l’homme sous quelque forme que ce soit. La prière du « Notre Père » éloigne les cœurs humains de l’inimitié, de la haine, de la violence, du terrorisme, des discriminations, des situations où la dignité humaine et les droits humains sont bafoués.
L’Apôtre écrit que vous, les jeunes, vous êtes forts du message divin : du message qu’exprime l’Évangile du Christ et qui se résume dans la prière du « Notre Père ». Oui, vous êtes forts de cet enseignement divin, vous êtes forts de cette prière. Vous êtes forts, parce que cette prière met en vous l’amour, la bienveillance, le respect de l’homme, de sa vie, de sa dignité, de sa conscience, de ses convictions et de ses droits. Si « vous connaissez le Père », vous êtes forts de la puissance même de la fraternité humaine.
Vous êtes forts aussi pour le combat, non pour le combat contre l’homme, au nom de quelque idéologie ou pratique coupée des racines mêmes de l’Évangile, – mais forts pour le combat contre le mal, contre le vrai mal, contre tout ce qui offense Dieu, contre toute injustice et toute exploitation, contre toute fausseté et tout mensonge, contre tout ce qui blesse et humilie, contre tout ce qui profane la vie en commun et les rapports humains, contre tout crime qui porte atteinte à la vie, contre tout péché.
L’Apôtre écrit : « Vous avez vaincu le Mauvais » ! C’est vrai. Il faut toujours remonter aux racines du mal et du péché dans l’histoire de l’humanité et de l’univers, comme le Christ est remonté à ces mêmes racines par le mystère pascal de sa Croix et de sa Résurrection. Il ne faut pas avoir peur d’appeler par son nom le premier artisan du mal : le Mauvais. La tactique qu’il a appliquée et qu’il applique consiste à ne pas se révéler, afin que le mal, répandu par lui depuis les origines, se développe par l’action de l’homme lui-même, par les systèmes et par les relations entre les hommes, entre les classes et entre les nations ... pour qu’il devienne toujours plus le péché « structurel » et pour qu’on puisse d’autant moins l’identifier comme le « péché personnel ». Donc pour que l’homme se sente en un sens « libéré » du péché, et qu’il soit en même temps toujours plus plongé dans ce péché.
L’Apôtre dit : « Jeunes gens, vous êtes forts » : il faut seulement que « la Parole de Dieu demeure en vous ». Vous êtes donc forts, et vous pouvez ainsi rejoindre les mécanismes cachés du mal et ses racines, et ainsi vous réussirez progressivement à changer le monde, à le transformer, à le rendre plus humain, plus fraternel – et en même temps, à en faire davantage le monde de Dieu. En effet, on ne peut couper le monde de Dieu ni l’opposer à Dieu dans le cœur de l’homme. Et on ne peut pas couper l’homme de Dieu ni l’opposer à Dieu. Cela serait contre la nature du monde et contre la nature de l’homme – contre la vérité elle-même qui constitue toute la réalité ! En vérité le cœur de l’homme est inquiet, jusqu’à ce qu’il se repose en Dieu. Cette parole du grand Augustin ne perdra jamais son actualité.
Message final
16. Voici donc, amis jeunes, que je dépose entre vos mains cette lettre qui se situe dans le sillage du dialogue du Christ avec le jeune homme, qui découle du témoignage des apôtres et des premières générations chrétiennes. Je vous remets cette lettre au cours de l’Année de la Jeunesse, tandis que nous nous approchons du terme du second millénaire chrétien. Je vous la remets en cette année qui marque le vingtième anniversaire de la conclusion du Concile Vatican II, qui a appelé les jeunes « l’espérance de l’Église » et qui a adressé aux jeunes d’alors – comme à ceux d’aujourd’hui et à ceux de toujours – son « dernier message » où l’Église est présentée comme la véritable jeunesse du monde, comme celle qui « possède ce qui fait la force et le charme des jeunes : la faculté de se réjouir de ce qui commence, de se donner sans retour, de se renouveler et de repartir sur de nouvelles conquêtes ». J’accomplis ce geste en ce Dimanche des Rameaux, jour où il m’est donné de rencontrer beaucoup d’entre vous, venus en pèlerinage sur la Place Saint-Pierre, ici à Rome. En cette journée, l’Évêque de Rome prie avec vous pour tous les jeunes du monde entier, pour chacune et pour chacun. Nous prions dans la communauté de l’Église pour que – dans le contexte des temps difficiles où nous vivons – vous soyez « toujours prêts à justifier l’espérance qui est en vous devant ceux qui vous en demandent raison ». Oui, parce que c’est de vous que dépend l’avenir, parce que de vous dépendent l’achèvement de ce millénaire et le commencement du nouveau. Ne soyez donc pas passifs ; assumez vos responsabilités dans tous les domaines qui s’ouvrent à vous dans notre monde ! Avec vous, en tous lieux, les évêques et les prêtres prieront à cette intention.
En priant ainsi dans la grande communauté des jeunes de toute l’Église et de toutes les Églises, nous tournons notre regard vers Marie, elle qui accompagne le Christ au début de sa mission parmi les hommes. Elle est Marie de Cana en Galilée, qui intercède pour les jeunes, pour les nouveaux époux, quand, au banquet nuptial, le vin vient à manquer pour les invités. Alors la Mère du Christ adresse ces paroles aux hommes qui étaient là pour servir au cours du repas : « Tout ce qu’il vous dire – lui, le Christ – , faites-le ».
Je vous redis ces paroles de la Mère de Dieu et je les adresse à vous, les jeunes, à chacun et à chacune de vous : « Tout ce que le Christ vous dira, faites-le ». Et je vous bénis au nom de la Trinité sainte. Amen.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 31 mars 1985, Dimanche des Rameaux et de la Passion du Seigneur, en la septième année de mon Pontificat.

Jean-Paul II