vendredi 7 novembre 2025

En suant… Jean-Marie de Buck, Je tiens à ma peau mais je tiens mille fois plus à mon âme

 


« Comme si je ne devais plus revenir... », écrivais-je il y a trois semaines. Je ne savais pas alors que je pensais si juste. De l'Entôle, en effet, c'est un autre que moi-même qui est revenu, ahuri, halluciné, écrasé par l'aventure qu'il a vécue au jour le jour comme dans un cauchemar lucide, où tout a été donné, dépensé, mais non point pourtant dilapidé et perdu.

J'écris ceci à ma table de travail, au Domaine. Les minutes là-bas comptaient à ce point que je n'eus même pas l'idée d'en soustraire une seule et de me l'approprier, fût-ce pour me ressaisir, me recueillir, me recentrer sur mon propre moi. Tous les instants, l'un après l'autre, insaisissables, crevaient comme des bulles. Dans ce cyclone, rien où m'accrocher, rien que je pusse agripper et sentir, sous ma main, comme une chose dure, stable et susceptible de me soutenir.

J'ai surnagé pourtant et vécu: c'est tout ce que je puis dire. Et il me parait miraculeux de pouvoir écrire ces lignes, d'une main pourtant déshabituée, tremblante d'efforts dont elle n'était point coutumière. J'hésite, m'analyse et ne me reconnais plus. C'est étrange, de ne plus se rencontrer soi-même, de se voir comme on verrait un passant, un hôte, un homme qui serait vous sans l'être tout à fait.

Certes, ce n'est pas celui qu'ils ont connu qui, aujourd'hui, revient parmi eux. Et pourtant, dans ce bouleversement, je reconnais, moi, les lignes maîtresses de ma structure. Je suis différent, et pourtant identique : voilà le résultat de cette métamorphose opérée par la violence d'une action qui ne fut ni échevellement ni désordre, mais usure effroyable dans le don de soi.

Je sais bien que tout cela s'apaisera, s'apaise déjà. Une décantation s'opère qui me restituera la force de penser et de juger, le goût de mettre de l'ordre dans une expérience où tout mon être a été engagé, corps et âme, comme dans un gigantesque creuset. Intensité prodigieuse de ces semaines, où rien ne me restait, sauf, le soir, durant dix secondes, le temps de me juger à la face de Dieu et de lui offrir tout ce que je lui sacrifiais !

Aussi bien, n'avais-je pas cherché ces durs devoirs ? N'en avais-je pas pressenti l'austère et rigide douceur ? Étais-je allé à l'Entôle par curiosité de dilettante et « pour prendre contact avec les jeunes travailleurs » ? Aujourd'hui plus que jamais, cette formule m'est odieuse : Je ne savais pas, ah ! certes, non, je ne savais pas ce qu'était les jeunes travailleurs, et maintenant que je le devine, il me semble que jamais plus je ne pourrai avoir cette curiosité, même charitable, qui se penche sur le labeur d'autrui pour savoir comment c'est fait.

À l'Entôle, avant tout, j'ai appris ce qu'est le respect, et c'est peut-être ce qui m'a sauvé de cette amertume que j'avais rapportée de Sizaine. J'ai deviné aussi que, lorsqu'on commence à se donner, il faut, à moins d'être infidèle à Dieu et à soi-même, se laisser écraser, laminer par les besoins et les exigences d'autrui. Tout cela est dans le droit fil et l'implacable logique des choses.

Mais je ne suis pas mort. Dois-je ajouter grâce à Dieu, puisque Dieu ne m'a pas accordé cette grâce ? Je ne sais. Laissons cela, qui est mystérieux. Mais ce que je sais, c'est que je recommencerai, et que peut-être un jour... « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ». Ceci est écrit dans l'Évangile, en toutes lettres, et en clair.

* * *

J'étais arrivé à la petite gare de Solheid par une pluie battante, mais, dès que je fus en route, le soleil me tapa sur la nuque, et je me mis à peiner, sac au dos, sur une côte qui me semblait interminable.

Ankylosé par le voyage, je marchais avec peine. Les courroies de mon bagage me sciaient les épaules, me blessaient. Je l'arrimai plus soigneusement et me remis à trimer. La route descendait, montait encore, repassait dans un ravin sauvage, un tunnel, enjambait un pont, regrimpait.

Le soleil surchauffait l'asphalte qui, tout de suite sèche, brillait et semblait comme vibrer. « Pour le touriste, pensais-je, quelle route ! » Mais je n'étais pas un touriste. J'étais un type essoufflé et suant, que n'attendait nul hôtel, nulle auberge. Une voiture parfois claxonnait derrière moi, puis, malgré mon geste, me passait à toute allure, dans une odeur d'essence et de caoutchouc brûlant.

Un homme passa, avec, sur une brouette, un peu d'herbe coupée :

– L'Entôle ? demandai-je.

– L'Entôle ? répondit-il. Connais pas.

Je repris ma route, inquiet de m'être trompé, d'avoir peiné pour rien. Je fis encore plusieurs kilomètres dans la touffeur de l'air immobile. À ma droite, tout à coup, s'amorça une piste raide, qui menait à travers bois. Une flèche, peinte au goudron sur une planche, indiquait : Aérodrome de l'Entôle, 5 km.

« C'est donc un aérodrome ? me dis-je. C'est donc là que je vais ? » La piste serpentait entre de hauts arbres, parmi une fougeraie de forêt vierge et des clairières où, dans le soleil, des libellules zigzaguaient. Il y faisait frais et je fus tenté de m'asseoir, d'attendre que mes yeux fatigués se reposent dans cette pénombre. Mais je continuai, la gorge sèche, hâtant même, le pas, désireux d'arriver au plus tôt, même fourbu, même crevé.

Tout à coup, le bois cessa net, comme tranché au couteau. La lisière apparut, avec un soleil implacable pesant sur une plaine déserte. Une plaine ? Non, une aire cimentée, aveuglante de blancheur, et m'entrant d'une fois, dans les prunelles fatiguées, comme un coup de stylet.

Je fermai les yeux, gémissant presque, attendant que la souffrance s'atténuât, que je pusse m'habituer à cette espèce de nappe aveuglante où le soleil flamboyait.

Je les rouvris enfin, m'éloignai un peu, incertain et comme pris de vertige. Sur l'aire immense, une armée d'hommes allait et venait : une fourmilière, oui, mais ordonnée. Je distinguai, au loin, une file de manœuvres, poussant leurs brouettes aux bétonnières ; les bétonnières tourner puis déverser leur chargement dans les bennes ; les bennes se déverser en des tas visqueux et gris ; ces tas s'engouffrer dans des coffrages en bois, où on les empilait à coups de tringles.

Ils étaient combien ? Cinq cents ? Mille ? Je n'aurais su les compter, les estimer avec quelque approximation raisonnable. Car, plus loin, d'autres travaillaient aux palplanches, tordaient du fer, l'assemblaient, en faisaient de fins réseaux. Plus loin encore, les scies mécaniques, stridentes et vertigineuses, débitaient des troncs en planches, des planches en lattes, des lattes en copeaux. Plus loin encore, des ingénieurs et des contremaîtres arpentaient le terrain, patiemment, l'œil à l'oculaire, visant l'horizon.

Mais il n'y avait, semblait-il, aucun horizon. Il était aboli, annulé sur ce plateau dénudé, flambant dans la lumière violente. Il semblait que le regard ne pût s'accrocher à rien, fût condamné à errer, à se perdre dans un vide irrémédiable. Le ciel et le sol se confondaient dans la même couleur uniforme, ni grise ni blanche, où tout se brouillait et se dissolvait.

Je me jetai dans cette fournaise, mon bagage sur le dos, ridicule comme un grand enfant perdu. Au premier que je rencontrai, je demandai les baraquements de l'Aurore.

– L'Aurore ? répondit-il, en rejetant sa casquette crasseuse dans le cou. Je me f... de l'Aurore !

Il reprit sa brouette et je continuai.

– L'Aurore ? demandai-je encore. Pour les baraquements ?

Le grand type à qui je m'adressais me toisa, ricana avec une hostilité évidente.

– Tu es de l'Aurore ? me dit-il.

– Non, répondis-je, je te demande où c'est ?

– Des salauds, voilà ce qu'ils sont à l'Aurore. Moi, j'en connais pas.

Le type de la bétonnière criait qu'il avançât, qu'il bouchait le passage, embouteillait les copains. C'était vrai : toute la fourmilière était bloquée par ma question.

Je m'en allai, poussai plus loin, enjambai des sacs de ciment, des monceaux de gravier, des tas de sable. « Ça doit bien se trouver quelque part, cette Aurore ! » me disais-je.

Et je doutai de Pierre de Falise, de son amitié pour moi. « Quelque chose de raide, m'avait-il dit ». Raide, ce l'était, mais je n'avais pas tout vu ! La pensée du camp de Sizaine, un instant, affleura à ma mémoire. Et dire que je m'étais plaint, avais renâclé, avais failli tout planter là ! Un paradis, voilà ce que c'était, Sizaine. Un vrai paradis, avec des arbres, une vallée ombreuse et des sources d'eau vive !

J'avisai enfin, après d'autres réponses revêches ou hargneuses, un jeune apprenti. Lui aussi poussait une brouette, et je voyais ses bras trembler, ses muscles se raidir sous l'effort.

– L'Aurore, c'est par là ? lui demandai-je.

Il n'arrêta pas de pousser son gravier, mais d'un geste du menton, il m'indiqua des baraques en planches, à l’autre extrémité de la plaine.

Je continuai à traverser le chantier, suant et n'en pouvant plus. Les courroies de mon sac me sciaient de nouveau les épaules, ma chemise me collait au dos. J'arrivai enfin, poussai une porte où était écrit Bureau, vis un grand gaillard écrivant à une table boiteuse en bois blanc.

– Je suis le second, dis-je, dès le seuil.

Il se leva aussitôt, me tendit une main franche, large, ouverte, cordiale.

– Roger Mat, me dit-il en se présentant lui-même. Étudiant à l'Université de Bruxelles.

* * *

Je vécus dans cette cambuse durant trois semaines. Avec Roger Mat, j'y connus une pauvreté extrême, un dénuement total qui parfois nous faisait rire, mais cependant crucifiant. Le soir, nous jetions dehors table et chaises et dressions notre lit de camp : il n'y avait pas assez de place dans cet étroit habitacle pour tous les meubles à la fois. Le matin, il reprenait une vague apparence de bureau, toutes couvertures pliées dans un coin, et nos lits démontés. C'était drôle, mais pas pratique, et il nous est arrivé d'être à ce point abrutis par la fatigue que nous dormîmes à même le plancher, une couverture sous la nuque.

Le pire fléau était la chaleur, une chaleur moite, qui, le soleil disparu, montait de la vallée, s'échauffait encore sur le plateau que midi avait incendié, et pesait sur tout le chantier. Le carton bitumé du toit, à minuit, pleurait encore ses larmes de goudron. Dieu sait pourtant si nous aspirions à quelque fraîcheur ! Il m'est arrivé, durant mes nuits d'insomnie, de songer à des eaux courantes, à la neige de janvier, à je ne sais quelle banquise arctique où je me serais réfugié avec délices. Mais cette fraîcheur nous était refusée. Encore une fois, nous en rêvions, Roger Mat et moi, mais le supplice nous paraissait intolérable jusqu'au petit matin où une bouffée d'air nous parvenait, venant de l'est, et qui nous régénérait.

On se levait tôt, s'arrachant à un sommeil lourd, ce sommeil qui vous prend à quatre heures du matin, sans rêves, si épais et si dense qu'on le dirait solide. Le réveil-matin grelottait brutalement et nous arrachait, semblait-ii, à la mort.

– Allez, mon vieux ! disait Roger. Il est l'heure !

Nous nous étirions, harassés, sortions en pyjama, sur l'aire de ciment, vers le lavoir. On se flanquait mutuellement de grands seaux d'eau sur la tête, après avoir laissé couler longtemps le robinet, escomptant qu'il fournirait enfin un liquide qui ne fût pas trouble, visqueux et tiède. Cette douche nous revigorait, ainsi que le clair matin qui se levait sur le chantier.

– L'eau lustrale ! disait Roger.

Cela nous, servait de formule rituelle, ou de scie. Mais il faut dire que cet instant prenait à nos yeux une telle importance qu'il nous arrivait d'en parler durant la journée comme d'une bénédiction exceptionnelle. C'en était une d'ailleurs, qui nous rendait à nous-mêmes, nous purifiait de toute crasse, nous donnait l'illusion pour une heure que le monde était changé, plus clément, plus pur.

Roger ne priait pas, mais, tout incroyant qu'il fût, je priais devant lui. Il respectait ma prière, comme je respectais son silence. Et j'avoue que j'ai trouvé dans son respect une marque inoubliable d'amitié. Très dur pour soi-même, je sentais qu'il m'eût méprisé, si, moi, catholique, j'eusse omis, fût-ce par mégarde, une prière du matin qu'il considérait comme essentielle.

Ensuite, nous causions avant qu'on nous apportât notre café du réfectoire commun. Causer, c'est une façon de dire. L'entente entre nous était, après quelques jours, si parfaite, qu'aucune discussion ne surgissait qui ne fût amicale. Nous avions d'ailleurs l'un et l'autre une telle appréhension de gâcher ces moments uniques que, le plus souvent, nous préférions nous taire, comme si la parole les eût profanés.

Ensuite commençait le labeur écrasant de la journée. Comme Roger, je suis physiquement résistant. Mais, tout de même, il y a des limites aux forces humaines, des bornes à l'endurance. Non que, théoriquement, on exigeât beaucoup de nous. La paresse, ou, tout au moins la flânerie, nous eût été permise : personne n'y serait venu voir. Mais Roger Mat; comme moi, avait la terreur du mauvais exemple et, plus simplement, du travail à moitié fait, et dont on se dégoûte soi-même.

« Le bien-être physique, moral, religieux, des jeunes apprentis confiés à votre garde », disait notre feuille de route. Où cela commençait-il ? Et quand donc pouvions-nous estimer que nous en avions assez fait ? Alors, nous en faisions le plus possible, afin d'être certains d'avoir atteint ce minimum pour quoi nous étions ici.

* * *

Ils étaient quarante de l'Aurore, de chics gars, d'un cran formidable, et si pleins de l'idéal qu'on leur avait inculqué qu'ils ne cillaient même pas devant les menaces de mort. Elles abondaient pourtant, et j'en connus deux que nous dûmes évacuer, parce que, dans une rixe, ils avaient reçu un coup bas, à la fois méchant et traître, qui les avait étendus, évanouis, et perdant leur sang, sur un tas de gravier.

– En ferons-nous moins qu'eux ? me demandait Roger.

Nous forcions donc la note, car tous les yeux étaient braqués sur nous. Tous nous jugeaient. Tous nous comparaient, nous de l'École, à leurs dirigeants de l'Aurore, pour qui ils avaient une vénération qui touchait au fanatisme. Nous eussions eu une défaillance qu'ils nous eussent méprisés, honnis, hués.

Leurs huit heures de travail, au chantier, n'étaient pas pour nous huit heures de repos. On n'imagine pas le soin que peuvent demander l'administration, l'intendance, l'organisation d'une fête, la préparation d'une causerie ou d'une leçon. Cela n'eût été que peu de chose sans le soleil implacable et le bruit, un bruit omniprésent, qui vous laissait ahuri et pantois, la tête sonnante comme une cloche, et qu'on entendait même la nuit, en rêve, durant les quelques heures de sommeil qu'on parvenait à s'accorder.

À dix mètres de notre cambuse sévissait une scierie mécanique dont le hurlement déchirait, toutes les cinq secondes, mes nerfs épuisés. Ce vacarme, que de fois l'ai-je décomposé, analysé en ses éléments, n'entendant que lui, au point d'en être obsédé, halluciné, malade. Je distinguais d'abord le sourd ronronnement du moteur électrique, puis, en plus clair, le battement régulier de la courroie sur la poulie, puis le bruit musical de la bande métallique, ensuite le déchirement régulier, à une fraction de seconde près, de la scie mordant le bois.

C'est là pourtant que je travaillais, alignais des chiffres, contrôlais des fiches médicales, préparais, sans notes et sans livres, mes causeries, m'efforçant de tout faire avec méthode, avec soin, avec conscience.

* * *

Lorsque les garçons étaient au travail, il fallait vraiment qu'une exigence relevant du service me poussât dehors. Ils ne m'eussent point pardonné un répit qu'ils ne s'accordaient pas à eux-mêmes. Et ils étaient partout, les gars de l'Aurore. Simples manœuvres, apprentis-bétonneurs ou menuisiers, j'en voyais qui, inlassablement, refaisaient les pistes usées par le charroi, poussaient des bennes, les faisaient basculer, ramassaient des copeaux, portaient sur leurs épaules encore frêles des barres de fer, les chargeaient, tordues, et liées en gerbes immenses, ou encore huilaient des moteurs, réparaient des coupe-circuits, surveillaient des ampèremètres, foraient des trous dans des tôles, ou les pliaient pour en faire des éléments de coffrage que d'autres enlevaient, chargeaient, poussaient devant eux dans des wagonnets, à bout de bras et s'arcboutant au sol.

Je travaillais dur pendant ces heures-là en face de Roger et à la même table bancale que chaque mouvement faisait branler. La sueur nous dégoulinait du visage dans le cou et nous ne songions même pas à l'éponger, sachant toute l'inutilité de ce geste en ce climat infernal. Les garçons de l'Aurore nous aimaient bien. Au repos, c'était de grands gosses, presque tous liégeois, blagueurs, vifs, malicieux, mais, aussi, prompts à la riposte, peu enclins à se laisser discipliner. Sauf notre déjeuner, nous prenions nos repas avec eux, assis sur nos talons ou à moitié couchés sur un tas de ces cailloux dont on faisait le béton. Nous n'avions pas à les surveiller, ni à leur faire des remontrances. Notre rôle... Au fait, quel était-il notre rôle ? Mal défini, j'ai toujours cru qu'il consistait surtout à les conseiller, les encourager, les aimer de cette façon attentive et sérieuse qui, parfois, les poussait subitement, et pour une raison inconnue, à se confier à nous dans un moment de cafard ou après un coup de tête. Si nous n'exercions en droit aucune tutelle, en fait, il n'était pas d'instant où ils ne recourussent à nous pour ces humbles services dont une vie en commun est pleine et qu'on n'apprécie bien que si on l'a vécue.

Durant la pause de midi, beaucoup s'endormaient, couchés sur le gravier, les bras en croix, comme morts. On eût dit un champ de bataille où se fussent battus des enfants. Je les revois, tous ces gamins, face au soleil, bouche ouverte, anéantis par la fatigue. Moi, je n'eusse osé m'étendre. J'étais censé ne pas avoir travaillé comme eux, et je luttais contre le sommeil, les paupières lourdes, la gorge sèche, et mon diner sur l'estomac.

J'avais horreur de ces moments où je me tassais sur moi-même, faisais appel à mes dernières énergies, pour ne pas succomber, pour répondre à une question, rire, ou provoquer le rire. Car toujours trois ou quatre d'entre eux, plus alertes et de sang plus vif, restaient avec moi et me taquinaient. Ah ! ce catch dans la poussière de ciment, le nez au sol, corps enlacés, si dur que c'en devenait une rixe, une bataille cruelle ! Mais jamais cela ne se terminait par un aveu d'impuissance. Les deux adversaires, épuisés, se désenlaçaient, se regardaient haletants, éclataient de rire.

D'autres fois, on causait, oui, et je crois bien que j'ai pu leur enseigner un certain nombre de choses. La religion surtout les intéressait, au moins tout ce qu'elle a – comment dire ? – d'égalitaire, et c'est Roger Mat, qui, un jour que nous en parlions, a trouvé la meilleure formule : « L'Évangile, me dit-il, ils le voient, au fond, comme une revendication ». C'est sur ce côté-là surtout qu'ils m'interrogeaient. Je l'avais un peu considérée sous cet angle si bien que, grâce à leurs questions et par l'obligation où j'étais d'y répondre, j'ai vu Jésus-Christ avec d'autres yeux, et, oserai-je ajouter, avec un autre amour.

Roger m'écoutait, lui aussi. « Le bien-être religieux, m'avait-il dit, ne pourrais-tu t'en charger ? » Il n'avait rien ajouté. Il eût été seul que, tout incroyant qu'il fût, il eût fait son devoir qui était, non pas de veiller à la pratique religieuse, mais de la suggérer. C'eût été difficile, certes, mais il l'eût fait.

Lorsque je parlais pour les garçons, je songeais donc aussi à lui, n'avançant que des arguments plausibles et dont j'étais certain. Cela aussi me fit du bien. Et ce n'est qu'à présent que je suis sorti victorieux de cette épreuve, que je me rends compte de l'enrichissement que m'a procuré cet effort de mise au point.

D'autres fois, je laissais la parole à Roger. Il parlait bien, mieux que moi, d'une façon plus directe, avec des exemples concrets et vécus qu'il puisait dans son expérience de chef. Ce qui intéressait en outre, et plus encore que les questions religieuses, ces grands gosses à peine sortis de l'école primaire, c'était ou bien les problèmes moraux que pose l'amour, la femme, la jeune fille, le mariage, les lectures, le cinéma, ou bien encore certaines questions relatives à l'organisation du travail. Roger Mat leur expliquait tout cela, sérieusement, chastement, mais ne mâchant pas ses mots. Et ces garçons l'écoutaient, la figure un peu crispée par l'attention, les yeux rivés sur celui qui leur parlait, en frère aîné, en chef.

C'était très beau et j'enviais un peu Roger Mat pour sa facilité et son expérience. Mais j'y puisais un stimulant et, la fois suivante, dans la cambuse surchauffée, et malgré le hurlement de la scierie, je préparais mieux ma causerie religieuse en m'efforçant de profiter de son exemple.

* * *

L'après-midi, proprement, était atroce. À peine sur ma chaise, et devant mes fiches, mes circulaires, mes états, je luttais, corps à corps, contre l'ange du sommeil. Roger en faisait autant et nous avions conclu le pacte de nous réveiller mutuellement d'une bourrade par dessus la table, si l'un de nous s'assoupissait. Ce pacte, nous l'avons tenu, moins par fidélité l'un à l'autre que par fidélité à nous-mêmes, par dureté, et, certes, aussi par besoin de sacrifice, d'ascèse.

Ce dernier mot, je l'ai appris de Roger qui l'employait souvent et qui me l'a expliqué. Il répondait bien à nos aspirations, au besoin qu'il éprouvait plus que moi de détruire en lui quelque chose de mauvais, de répréhensible et qui le tourmentait. Moi, pour me vaincre, je pensais plutôt à la valeur du don que je faisais de mes forces, de mon temps. Mais lui, il me semble qu'il n'éprouvait point cette joie : ce qu'il cherchait, c'était surtout, me paraît-il, une perfection sans point d'appui, sans retour sur soi, à l'état pur. J'ai toujours pensé que s'il avait été catholique comme moi, il n'eût pas cherché avec autant d'insatisfaction un état de dépouillement impossible et qui n'existe point dans l’Évangile. Lorsque Dieu nous parle, nous savons bien que c'est pour nous sacrifier. Mais nous savons aussi que nous ne sommes pas seuls. Lui, Roger, il désirait le même sacrifice que moi, mais il le voulait dans une solitude où même Dieu n'entrerait pas. Il rêvait d'une ascèse généreuse, mais, je crois, absurde. C'est par là que nous différions surtout, et, peut-être, serait-il plus simple de dire que c'était parce qu'il était incroyant et moi catholique, ce qui ne m'empêche pas d'avoir pour lui une très grande admiration.

* * *

Le soir, lorsque les garçons revenaient du travail, ils dévoraient au réfectoire le repas, que, faute de dévouement de la part de l'intendance, nous leur servions nous-mêmes. Le chahut qu'ils menaient là dedans nous cassait les oreilles, nous laissait exténués et les nerfs à vif. Souvent Roger et moi, nous allions jusqu'aux cuisines chercher les immenses marmites brûlantes et les leur apportions, nous tordant les poignets ou nous échaudant les mollets. Ce voyage, que de fois l'avons-nous fait dans l'abominable chaleur orageuse du soir ? Et, leur repas avalé, comme ils commençaient à hurler et à se battre, nous nous estimions heureux de pouvoir racler un fond de plat, égoutter une saucière à peu près vide dans notre assiette, et de nous mettre à manger nous-mêmes.

Puis ils sortaient, dans un grand bruit d'escabeaux renversés. Ils s'installaient sur l'aire de ciment encore toute chaude, où la légère brise du soir faisait voler la fine poussière grise. Et nous chantions. Nous n'avions pourtant pas de chorale proprement dite, mais ces petits wallons avaient des voix étonnamment justes et une mémoire musicale à n'y pas croire. Ce qu'on chantait, certes, n'était point des chants de petites pensionnaires. Mais tous, même les plus osés, avaient une tenue qui m'émeut encore. Il me semble que, jusqu'à ma mort, j'aurai Farewell dans l'oreille et que sa poignante mélodie, accompagnée par les banjos, me poursuivra toute ma vie, au même titre que Gaspard de la Nuit, ou que la sonate Appasionata.

Des ouvriers s'approchaient, s'asseyaient non loin de nous, écoutaient en silence. Quelques-uns, les plus vieux, nous montraient une sympathie émue ou amusée, qui nous faisait souhaiter leur présence. On leur envoyait entre les chants des quolibets auxquels ils répondaient dans leur patois traînant. Ils s'en amusaient autant que nous, et riaient. Mais à leur groupe, se mêlaient souvent de grands types maigres et hâves, qui en voulaient à l'Aurore, et qui, parfois, nous interrompaient avec des injures ordurières. Le plus souvent cependant, ils se contentaient de nous observer en ricanant, la casquette sur l'oreille, le mégot au bec, et les deux mains dans les poches.

Ensuite, on parlait, on discutait plutôt. Un à un, ou par groupe, les garçons nous quittaient pour aller dormir. Quelques-uns restaient, causaient avec Roger ou moi, à perte de vue, sur les sujets les plus hétéroclites. Lorsque nous n'en avions plus que deux ou trois autour de nous, l'heure sonnait des confidences et des conseils individuels. La nuit tombait, les ampoules électriques s'allumaient aux mats du chantier, et un calme relatif régnait, auquel le jour ne nous avait point habitué. Ces garçons se confessaient à nous, cherchaient à se rassurer sur un fait qui les avait troublés, une attitude, un projet. Ils devenaient d'une candeur inouïe, et, chaque fois, je pensais à Ernest Cœur m'interrogeant, à l'Achilleion, sur celle qu'il aimait, et qu'il comptait épouser.

* * *

Le dimanche presque tous allaient à la messe, et j'affectais de ne pas les y mener. Ils en revenaient par la grand'route et en chantant. Mais c'est eux qui insistaient pour que je les commande. Et comme ils avaient revêtu pour la circonstance leur uniforme de l'Aurore, chemise bleue et foulard orange, nous avions l'air de revenir de quelque conquête épique, exultants et vainqueurs.

Ce jour-là, ils pouvaient quitter le camp comme quiconque. Rien ne les retenait d'aller flâner. Mais que trouver dans ce bled ? Ils me demandaient d'organiser un match de football sur le dur ciment du chantier et mon prestige de capitaine d'équipe à l'Achilleion me forçait à jouer avec eux, comme centre-avant. Je ne gagnais pas toujours : je songeais alors à Daniel et au petit Likop.

Roger ou moi, nous leur parlions aussi du pays, de nos Rois, de notre Histoire ; parfois nous nous attaquions à des sujets plus austères : le droit de grève, la loi sur les pensions, les contrats d'emploi. Ils en discutaient entre eux, avec une passion juvénile, qui parfois dégénérait en bagarre. Ils avaient seize ans, mais semblaient incomparablement plus mûrs que nous-mêmes, plus, proches de la réalité, plus âpres aussi à défendre leurs droits, même imaginaires, même faux.

Ces matches et, en général, tout exercice physique me donnaient l'impression d'une vigueur renouvelée. Mais Roger en souffrait. Il en revenait les traits tirés, les orbites creuses, les yeux brillants. L'ascèse qu'il cherchait, peut-être la trouvait-il là. Au manque d'entraînement, sa volonté suppléait par un effort qui le laissait exténué, épuisé, vidé, mais, en définitive, maître de lui-même, malgré tout, comme il l'avait décidé.

* * *

J'ai voulu d'abord décrire l'ambiance de l'Aurore. Peut-être, est-il temps de parler de Baudouin et de dire comment je le découvris.

Contre mon habitude, je passais sur la piste cendrée qui mène vers les cuisines pour une plainte à l'intendance. De dos, je vis un jeune apprenti manœuvrer le soufflet d'une de ces nombreuses forges mobiles qui empoisonnaient l'air dans tous les coins du chantier. II était coiffé non d'un béret ou d'une casquette crasseuse, comme ils en ont tous l'habitude, mais était nu-tête au soleil, et revêtu d'un bleu maculé de cambouis. L'ouvrier qui tenait la tige de fer posée dans la braise tout à coup leva la tête et grossièrement l'apostropha :

– Espèce de feignant ! cria-t-il.

C'était un type jeune, de ceux que j'avais vus déjà, le soir, près de la baraque de l'Aurore, le regard plein de haine et la lèvre amère. L'autre ne broncha point et continua à tourner sa manivelle. Je l'entendis pourtant qui répondait, sans même lever la tête :

– Gueule pas !...

Ainsi remis à sa place, le plus âgé lâcha brusquement sa barre de fer, se planta derrière son compagnon, prêt à bondir, à le frapper lâchement.

– Tu es de l'Aurore ! cria-t-il, furieux.

À ce moment, je reconnus Baudouin. Je savais que je devais le revoir à l'Entôle, mais, tout de même, pas là, pas comme ça ! J'en reçus un grand coup au cœur. Il continuait à s'appliquer à son travail, sans hâte, mais surveillant du coin de l'œil son compagnon, tendu par l'appréhension d'une agression dans le dos.

– La ferme ! dit-il encore, mais un ton plus haut. Je te dis que je ne suis pas de l'Aurore ! À cet instant, je le vis de profil. C'était bien lui, le bonhomme délicat et fin d'Amercœur et de Sizaine, celui qu'autrefois choyait Marielle, et qu'admirait Pierre de Falise.

L'autre, la grande brute qui lui avait cherché noise, était-il tranquillisé ou maté par sa mâle réponse, je l'ignore, mais, tout à coup apaisé, il murmura encore une injure et reprit sa barre qu'il sortit rougie et ployable de la braise.

Je passai. Ce n'était pas le moment de montrer à Baudouin que je l'avais reconnu : je portais l'uniforme de l'École et, moi aussi, j'étais sensé appartenir à l'Aurore. J'allai jusqu'aux cuisines et revins par un autre chemin, troublé par je ne sais quel sentiment où se mêlaient de l'admiration et de la pitié.

* * *

Piero Catanei était un petit Italien qui poussait des brouettes de sable sur le chantier. Il était de l'Aurore, et, au-dessus de son étroite couchette, il avait fixé un petit crucifix de cuivre et une image de Notre-Dame des Neiges.

Il était maigre comme un chat de gouttière. Je ne dois pas fermer les yeux pour le revoir, avec son teint mat, ses yeux noirs, ses cheveux bouclés qu'il s'efforçait de ramener en arrière, toute cette gracilité qui, ou bien suscitait de louches amitiés, ou bien provoquait les coups. Il me semble qu'il est encore là, devant ma table, comme en ce soir d'orage, à l'Entôle, lorsqu'il m'interrogea sur une situation assez bizarre, qu'il me détaillait dans son français approximatif et zézayant.

Il était entré dans la cambuse et, sur un signe, s'était approché de la table. J'étais seul, Roger était avec les garçons, leur versant des seaux d'eau fraîche sur la tête et les encourageant à plus d'hygiène.

– Eh bien, Piero ? dis-je.

– Ils m'en veulent, répondit-il. Ils vont me...

Il ne trouva pas le mot, chercha mais fit seulement le geste de viser avec un revolver et de presser sur une gâchette.

– T'es dingo ? repris-je. Qui t'en veut ?

Mais lui, laconique :

– Tous, répondit-il.

– Tous ? Les types de l'Aurore aussi ?

– Je ne sais pas, répondit-il. Il restait planté devant ma table, déconcerté, craintif, presque tremblant. J'étais ennuyé. Ces gars de l'Aurore, en général, ne sont pas des fillettes. Ils ont un allant, un mordant, un cran qui, maintes fois, m'ont laissé plein de stupeur et pensant qu'ils exagéraient leurs prouesses pour m'en mettre plein la vue. Mais des recoupements m'ont prouvé qu'ils disaient vrai, encore qu'ils manquassent d'humilité.

– Piero, dis-je avec quelque solennité, as-tu confiance en moi ? Oui ?

Il fit un geste d'assentiment et, sous son hâle, je le vis rougir.

– Oui, répondit-il.

– Alors, repris-je, sors ton histoire.

Elle était obscure et compliquée. J'entendais cependant qu'on l'avait taquiné, puis attaqué, rossé, battu comme plâtre, parce que, comme tous ceux de l'Aurore, il avait refusé de se soumettre à certaines brimades ignominieuses, avait même essayé quelques coups qui, pour finir, avaient mal tourné pour lui.

J'approuvais ceux de l'Aurore, et, dans mon cœur, les admirais. Même si la résistance était impossible, ils acceptaient le défi. Pourtant, comme pour celui-ci, il est des limites au possible. Et ce qu'il ne voulait pas qu'on lui fit, il avait dû finir par le subir, et sa défaite lui cuisait comme une salissure dont il n'enlèverait jamais la trace.

Je lui expliquai tout cela et l'encourageai. Il m'écoutait comme on écoute un aîné, qui a l'expérience de ces choses, qui sait ce que c'est, et comment on s'en tire. Mais je ne parvenais pas à le consoler. Je changeai mes batteries.

– Et ton papa ? demandai-je. Tu as encore ton papa ?

– Oui, dit Piero.

– Et ta maman, qu'est-ce qu'elle fait ?

– Elle travaille aux A.C.E.C.

Ces questions à propos de sa vie de famille le débonda. Il se mit à parler de son enfance, de Messine où il était né, de son existence vagabonde. Il semblait remis de sa peine et j'en profitai pour lui faire la morale.

– Piero, demandai-je, dans ton équipe, il y a bien l'un ou l'autre type de l'Aurore ?

– Oui, dit-il, il y a Jo Libert.

– C'est un brave type, repris-je. Qui encore ?

– Le Rouquin.

– Et qui encore ?

Il rit enfin, et répondit, détendu :

– Il y a le vieux, Dieu le Père qu'on l'appelle.

– Et tu te plains, grand imbécile, alors que tu as Dieu le Père comme contremaître !

Il rit pour tout de bon, définitivement remis à flot.

Je le voyais redresser le front, déjà plus confiant en lui-même, plus fier, comme tous ceux de l'Aurore.

– Tu vois, Piero, lui dis-je lentement et les yeux dans les yeux, il y a deux tactiques. Ou bien fais bloc avec les autres et défendez-vous ensemble ; ou bien, si tu en as la force, fais front, attaque, et mords tout seul. Il avait oublié ce double principe qui, à l'Aurore, est essentiel.

– C'est vrai, dit-il, j'avais oublié.

– Tu vois ! m'écriai-je. C'est pourtant simple !

« Un brave type, pensais-je, mais encore proche de l'enfance ». Et, à moi aussi, un point de doctrine me revint à l'esprit, qu'on m'avait inculqué au collège et qui m'avait tant fait souffrir, je veux dire qu'on ne devient pas homme d'une fois, mais par cette lente évolution dont la vie se charge.

Je le renvoyai et, par la porte ouverte sur la fournaise du chantier, je le vis se diriger vers le tas de gravier où ceux de l'Aurore dormaient pendant la pause de midi. Il s'y étendit comme eux. Tandis que je passais quelques minutes plus tard, je le vis, comme les autres, les bras en croix, comme mort dans l'implacable lumière.

* * *

Ainsi souvent contribuais-je à remettre ces garçons d'aplomb. Eux si forts pourtant, ils avaient des moments d'étrange défaillance et je comprenais, après une semaine de séjour à l'Entôle, pourquoi Pierre de Falise m'y avait envoyé. Ce n'était pas seulement pour me soumettre à une dure épreuve physique, encore que cela entrât peut-être dans ses vues. C'était surtout pour me familiariser avec le cœur des hommes, apprendre à y entrer, en recevoir les confidences et les aveux. C'était surtout pour me faire comprendre, d'une manière directe, expérimentale, les vices et les vertus de certaines méthodes, de quelques idéaux, dont cette jeunesse, sans que j'en susse rien, vivait.

Un apprentissage, c'était bien cela, mais un apprentissage vivant, proche de l'humanité, mêlé à elle, où j'avais autant à donner qu'à recevoir. Et c'est cet échange qui me faisait du bien, et qui, à certaines heures, me poussait irrésistiblement vers ces garçons, que je commençais à connaître et dont, je le sentais, j'étais aimé.

Au début, ils me regardèrent avec une sympathie où je discernai pourtant quelque secrète méfiance. Après tout, à leurs yeux, je n'étais pas de l'Aurore, ni même ouvrier. J'étais, comme ils disaient, un student. Mais au lieu de me buter comme à Sizaine et d'en concevoir de l'amertume, je passai sur cette première impression. Je fis le premier pas, et, incontestablement, là fut mon salut. Sizaine, au moins, m'avait servi à quelque chose. Je m'en rends compte à présent que j'ai le temps de réfléchir et de mettre de l'ordre dans ce que j'éprouvais confusément à l'Entôle.

Tout étrange que cela pût paraître, ce qui m'incita à aller à eux le premier, ce ne fut pas cette sorte d'amour trop sentimental qui m'agita tout le temps de mon séjour à Sizaine, mais, je l'ai dit, un immense respect. Je devinais tout ce qu'un apprenti, un jeune ouvrier, peut endurer, tous les dangers qu'il court, et combien il leur est facile, à eux comme à quiconque, de céder à la veulerie, à l'esprit de démission. Or, ceux de l'Aurore, tout de même, et dans leur généralité, avaient un élan incomparable, une conscience au travail, un mordant qu'en bien des circonstances je n'eusse pas eu à leur place.

La plupart pratiquaient. Quelques-uns, tout respectueux qu'ils fussent de la croyance d'autrui, s'abstenaient de toute pratique religieuse. Ils disaient une fois pour toutes pourquoi, afin de ne point blesser le grand nombre, et ne critiquaient personne. Ils interrogeaient, s'informaient, discutaient, mais, pour rien au monde, n'eussent prononcé une parole ironique ou fait une plaisanterie déplacée.

Les autres avaient de leur christianisme une idée si haute, si précise, qu'elle les protégeait et les stimulait. Que de fois ai-je songé à la piété informe et trop tendre qui, tant d'années au collège, fut la nôtre. Le mot lui-même avait fini par suggérer en moi je ne sais quelle fadeur mêlée d'ennui par quoi, aussi bien, beaucoup d'entre nous finirent par être définitivement rebutés.

À l'Entôle, le climat religieux n'était certes pas à la douceur. C'était quelque chose de rigoureux au contraire, et même de rigidement intransigeant. J'ai vu certains faits qui m'ont stupéfié, tel, par exemple, cet apprenti de quinze ans, blagué par un groupe d'anciens parce qu'il récitait sa prière avant son repas et sommé de la recommencer devant tous, se mettre à deux genoux sur le ciment et la réciter à haute voix, malgré les lazzis et les obscénités. On l'eût tué qu'il n'eût pas flanché. Et je pense qu'il fût mort avec joie.

* * *

Certes, je ne compris pas immédiatement ces garçons qui me parurent fort différents de ceux de Sizaine. J'interrogeai donc celui qui paraissait le plus influent, celui auquel ils semblaient recourir le plus souvent et le plus volontiers.

C'était un apprenti-soudeur, costaud, large de carrure, doué d'un abattage incroyable. C'était le Rouquin dont m'avait parlé Piero Catanei, celui dont tous ceux de l'Aurore parlaient avec vénération. Il les fascinait, ma parole, et moi-même, en certains moments de fatigue ou de découragement, j'enviais sa force calme et sa tranquille assurance.

À lui aussi, fidèle à ma nouvelle tactique, j'allai le premier. Les soirs d'orage, très tard, comme Roger et moi, il lisait à la lueur de la lampe qui surmontait la porte de notre cambuse.

– Rouquin, commençai-je, car tout le monde l'appelait ainsi et il semblait aimer ce sobriquet, explique-moi une chose...

Il leva les yeux de son livre, et tout de suite blagueur :

– Il y a donc des choses que tu ne comprends pas ? me demanda-t-il.

Il se mit à rire, heureux de sa trouvaille, et de m'avoir déjà à sa merci. Mais autant valait me montrer beau joueur, bon prince.

– On est ici pour apprendre, déclarai-je.

Et je me tournai vers Roger Mat, assis sur le seuil, et qui semblait se moquer de moi.

– Dis-moi : qu'est-ce que cette mystique du cran dont on parle tant à l'Aurore ?

Ma question était nette, mais il mit quelques secondes à y répondre, non, évidemment, qu'elle l'embarrassât mais parce que, me semblait-il, il était tellement habitué à vivre cette notion qu'il ne parvenait plus à la définir.

– La mystique du cran ? me répondit-il enfin. Eh bien, mais c'est une stratégie individuelle. Elle s'oppose à la mystique de choc, celle qui précipite la masse contre la masse. Nous préférons celle qui nous oppose chacun à un individu déterminé, même plus fort, même déloyal, mais sur qui nous puissions agir seul à seul. Tu comprends ?

– Mais, objectal-je, pour se grouper, faire bloc, et s'opposer à un autre bloc, il faut du cran aussi.

– Non, mon vieux, répondit-il, il suffit d'avoir du courage. À l'Aurore, nous voulons deux choses, la vie communautaire, où, dans la fraternité, nous puisons notre force, et la lutte seul à seul, malgré l'embuscade et les sales coups. Nous voulons le cran, non pas uniquement le courage.

– Mais, unis, vous seriez plus forts.

– Unis, nous le sommes, dit-il, mais pas dans la lutte.

– Pourtant dans la lutte, être soutenu, épaulé, sentir le coude à coude...

Froidement, il laissa tomber ces mots :

– L'amitié dans le combat tue le cran.

J'étais surpris, presque choqué. Je demandai encore :

– Et le cran, qu'est-ce que c'est ?

– Le cran, c'est le courage individuel, c'est l'exaltation qu'on ressent dans la solitude parfaite, face à un devoir désespéré. Qui a du cran n'attend plus rien : il fonce.

Il laissa passer un instant, puis :

– Tu vois bien que la solitude centuple le courage, et que ce dernier mot ne suffit plus.

Je comprenais, en tout cas, à présent, pourquoi les gars de l'Aurore ne faisaient point groupe sur le chantier, pourquoi ils se faisaient embaucher pour des travaux différents, alors qu'il eût été plus simple à mes yeux de faire boule de neige, de s'accrocher les uns aux autres. Je voyais aussi pourquoi, sur le chantier, ils affectaient de ne point se connaître, de ne point particulièrement s'aider et se secourir. Le cran, c'était donc ça : ce sommet de l'énergie où chacun puise en soi la force d'attaquer ou de se défendre, dans une solitude si parfaite qu'elle m'eût paru irréelle si, de mes yeux, je n'en avais vu la pratique constante.

J'objectai encore :

– Mais les types de l'Aurore, tout le chantier les connaît. Ils vivent d'ailleurs en communauté. Qui peut ignorer...

Il ne me laissa pas achever :

– On ne se cache pas, répondit-il vivement. Tout le monde sait qui nous sommes. Mais ça n'empêche que, face aux autres, nous soyons seuls.

Il sembla regretter sa vivacité, reprit plus posément :

– D'ailleurs sans fraternité avant la lutte, la lutte est impossible. Il faut tout de même qu'on trouve sa force quelque part. On ne peut pas puiser indéfiniment en soi-même. Cela me paraît clair.

– Ce l'est, dis-je.

Roger, dans la pénombre, avait assisté en silence à cette discussion. Il détestait interrompre deux interlocuteurs, par loyauté, je crois, et parce qu'il ne voulait point paraître avantager l'un ou l'autre en fournissant un argument. Je l'entendis à ce moment qui disait :

– Rouquin, moi aussi, je voudrais te poser une question...

– Décidément ! dit le Rouquin.

De nouveau, nous rîmes de sa réponse. Mais il reprit :

– Je t'écoute.

– Rouquin, demanda Roger Mat, pourquoi êtes-vous si détestés ?

La réponse vint, si nette, qu'au premier abord elle nous déconcerta.

– Parce que nous voulons rester chastes.

J'avais pensé, et peut-être Roger avait-il pensé comme moi, que le Rouquin allait nous reparler de sa mystique de cran, et trouver dans l'action individuelle, beaucoup plus incisive que l'action de masse, un motif à l'exécration que nous vouaient un bon nombre de voyous qui, sans scrupule, eussent assassiné ceux de l'Aurore. Comme moi-même, il resta perplexe, ne saisissant qu'imparfaitement.

Ce fut le Rouquin qui reprit :

– La pureté, mon vieux, c'est quelque chose qui ne se pardonne pas. Tu peux piller la caisse, lâcher tes amis, assassiner ta propre mère, tu trouveras toujours quelques types au cœur sensible pour te dégoter quelques circonstances atténuantes, et t'absoudre. Mais sois chaste, dis tout haut que tu veux le rester, sois-le surtout, publiquement, en tout, en paroles et en action, dis-le, oui, au salaud qui veut te salir, toi, pourtant plus jeune et plus faible que lui, et je te certifie, moi, qu'on te traitera non seulement d'imbécile mais de criminel. C'est toi, parce que tu auras protesté et résisté, qu'on accusera, à l'unanimité, d'avoir provoqué la bagarre !

Nous le laissions aller, Roger Mat et moi, devinant qu'il avait souffert de ce dont il parlait. Il reprit :

– Le cran, mon petit vieux, je vais te dire, c'est là surtout qu'il faut le montrer.

Il ajouta, plus bas :

– Et c'est là aussi qu'il s'use le plus vite.

Nous l'écoutions qui ajoutait :

– La pureté, vois-tu, c'est très beau. Mais encore faut-il que ce soit un truc possible. Ce ne peut l'être qu'à cause d'une autre chose qui, d'ailleurs, tient le reste ensemble et empêché que tout fiche le camp et s'éparpille...

Il s'arrêta brusquement :

– Je ne te froisse pas au moins, dit-il, en se tournant vers Roger. Moi, je crois en Dieu. Ce que tu penses n'est pas mon affaire, mais...

– Vas-y, dit Roger. On peut bien discuter entre copains.

– Écoute, reprit-il, sais-tu ce que la pureté est pour nous ? Non ? Eh bien c'est une épreuve de force, mon bon, l'épreuve qui dit oui ou non, et qui nous classe, irrémédiablement. Que je flanche, et tout le reste s'écroule par après. Que je tienne le coup, malgré tout ce que j'entends et je vois, et tout, non seulement reste intact, mais intangible, à l'abri, définitivement aussi. Je tiens à ma peau, mon vieux, mais je tiens mille fois davantage à mon âme.

Il avait lancé cette phrase en la criant presque, et elle nous émouvait comme une protestation, un cri de fidélité.

– La pureté, pour nous, est le nœud de tout. Mais il est pourtant autre chose qu'il faut que tu comprennes, car, sans elle, même la pureté est une bonne blague.

– Quoi donc ? demanda Roger.

La réponse ne se fit pas attendre :

– L'au delà, répondit le Rouquin.

Encore une fois, il se tourna vers Roger :

– Je ne dis pas cela pour toi, reprit-il. Tu es libre, et c'est toi qui m'interroges. Mais je ne conçois pas la vie sans l'Évangile. Note que, naguère encore, je cherchais, en dehors de lui, un point d'appui, une explication qui tienne, quoi ? Mais j'ai tellement interrogé ce bouquin-là qu'il a fini par sortir son secret. Et sais-tu lequel il est, non ? Que si tu es double, tu es fichu ! Parfaitement ! Ce que Jésus-Christ donne, tu peux ou le prendre ou le laisser, au choix. Encore une fois, c'est ton affaire. Mais il est une chose à quoi je te défie : prendre et laisser en même temps, et l'au delà est à ce prix.

Il dit encore :

– Il n'y a pas de doctrine plus totalitaire que celle-là. C'est par quoi elle m'a plu et sauvé. Car enfin, le cran, la pureté, c'est très bien. Mais sans la foi, mon vieux, sans la foi, comment veux-tu que ce soit réalisable ? Tu comprends maintenant ce que nous voulons à l'Aurore ? Tu comprends comment tout ça se tient et s'ordonne ?

Il baissa le ton, et ajouta :

– Moi, je trouve ça lumineux ! Puis, après un instant :

– Et vivant !

Nous sentions tous les trois que notre discussion avait atteint un palier, un sommet. Le Rouquin, d'ailleurs, se leva, s'étira dans la lumière jaune de l'ampoule. Nous nous levâmes avec lui. Il était tard.

– Bonsoir, dit-il.

Et il nous tendit sa large main. Roger la serra, puis moi, et il s'en alla vers son dortoir.

Je pense, à présent que j'écris ces lignes, à tête reposée, qu'en cette nuit lourde d'orage, j'ai plus appris par les paroles du Rouquin que par toutes mes réflexions personnelles. Une doctrine lumineuse et vivante oui, à son image.

* * *

Je ne pouvais pas éviter de rencontrer Baudouin seul à seul et de lui parler. Quelque soin que je misse à l'éviter, il devait fatalement apprendre que je servais à l'Aurore et s'efforcer de me rejoindre dans la cambuse. À moins que par fierté...

Mais c'eût été une fierté absurde et je le connaissais trop pour ne pas espérer qu'un beau jour je le verrais apparaître, après son travail, dans l'écrasante lumière de l'après-midi.

C'est ce qui arriva. Il frappa à la porte restée entr'ouverte, entra, se trouva devant moi qui, dans l'abominable chaleur, alignais les comptes de l'intendance.

– Bonjour, dit-il.

J'hésitai, comme il y a quelques jours, à reconnaître en lui le gamin efflanqué et fragile que j'avais connu à Amercœur et à Sizaine. C'est curieux ce qu'on peut physiquement changer. Encadré par la porte, et, avec derrière lui, l'éblouissante lumière, il ressemblait en tout à ceux qu'il avait voulu imiter, mais avec un air tout de même d'inimitable aristocratie. Drôle de mélange, oui, de bâtardise plutôt, qui effaçait ce qu'il y avait eu en lui de trop délicat, de trop tendre.

– Bonjour, répondis-je.

Je devais avoir l'air stupide, car il me considéra avec attention, et dit tout de suite :

– Tu ne me reconnais pas ? Je suis Baudouin.

– Je vois, dis-je. Tu as du courage, mon vieux.

Je dis cela en riant presque, mais conscient de mon trouble.

– Courageux ? Moi ? En quoi ?

J'expliquai, me reprenant, ne voulant pas surtout qu'il vit une allusion à ma remarque :

– Venir à l'Aurore, toi qui n'en es pas...

– J'en ai vu d'autres, répondit-il.

Nous étions tous deux un peu embêtés par le tour que prenait la conversation, par le ton plutôt. Nous sentions qu'il faudrait venir à l'essentiel et qu'il n'était pas là pour une simple visite de courtoisie.

– Te voilà ouvrier ? demandai-je.

– Apprenti-monteur, me répondit-il.

Et il me montra ses mains, comme si je ne le croyais pas.

– Je t'ai vu, repris-je.

– Tu m'as vu ? Où ça ?

– Sur le chantier. Même que le type t'enguirlandait

– Ah! oui, dit-il, riant encore. C'est sa seule distraction, à ce type.

 – Mais, dis-moi, Baudouin, comment...

– Quoi donc ?

– Ton père ?

– Papa est à Turin, avec maman : il fait des conférences.

– Et Marielle ?

– Marielle ? Elle est fiancée à un idiot à lunettes. Ça l'occupe. Ils feront la paire. Il est quelque chose dans les autos...

– Mais, tout de même...

– Je suis censé être au camp, avec la troupe. Tu comprends ?

– Pour un camp, dis-je...

Quelque chose ne marchait pas, et notre gêne ne faisait que croître. J'avais sur le cœur aussi la manière brutale avec laquelle je l'avais traité après Sizaine et dont, je le sentais, il avait gardé une certaine rancœur malgré notre réconciliation. C'est lui qui, le premier, arriva au fait :

– Thierry, me demande-t-il brusquement, m'en veux-tu encore ?

– Je ne t'en ai jamais voulu, répondis-je. D'ailleurs, il me semble, tout est réparé. Tu as été plus...

J'hésitai devant cet aveu qui me coûtait. Mais pourquoi ne pas le faire, loyalement, puisque tout cela était vrai.

– Plus courageux que... moi, oui.

– Tais-toi, dit-il avec vivacité. J'ai flanché une fois encore, tu le savais ?

– Oui, répondis-je, Pierre de Falise me l'a dit.

D'une part, certes, je l'admirais, mais je ne voulais pas avoir l'air d'approuver la tromperie sur quoi reposait toute son entreprise. Je lui dis donc seulement.

– Tout est pardonné. Faisons une croix sur le passé !

Ce dont il avait surtout besoin, c'était en effet d'absolution. Je connais par expérience cet état d'âme lancinant où l'inquiétude renaît d'elle-même, inapaisable.

À peine, d'ailleurs, avais-je prononcé ces mots que je le vis tout illuminé, comme lors de notre dernière rencontre, et je me rendis compte aussitôt que la leçon avait définitivement porté, qu'il était à la fois aguerri, immunisé. Il ne me remercia pas du pardon que je lui accordais, et auquel il devait cependant accorder une importance énorme puisqu'il était venu jusqu'à moi, et après quelle épreuve, pour l'obtenir.

Je me levai, allai à lui, lui mis la main sur l'épaule, fraternellement. Il était à présent presqu'aussi grand que moi :

– Les belles choses, lui dis-je, que nous pourrions faire ensemble !

Je le regardai. Il ne pleura pas, non, mais ses lèvres frémissaient et, sous le hâle, il me semblait qu'il était devenu subitement tout pâle : « Un grand nerveux, ce Baudouin, pensais-je, mais un cran du tonnerre ! » Ce mot, que ceux de l'Aurore avaient si souvent sur les lèvres, je ne craignais pas d'en user à propos de ce garçon qui restait là, à côté de moi, et dont je sentais l'épaule dure sous ma main et qui pleurait à présent sans vergogne.

Deux essais, dont il était revenu désillusionné, désabusé, écœuré ! Mais celui-ci, quelle éclatante revanche ! Plus courageux que moi, certes. Je m'en faisais humblement l'aveu.

Je lui parlai alors de l'École, de Pierre de Falise, en qui j'avais trouvé cette chose unique : un aîné qui fût à la fois un éveilleur et un entraîneur.

Il eut alors cette parole qui me décontenança :

– Moi, ce n'est pas tant Pierre de Falise que toi qui m'as éveillé.

Et j'écoutai ses confidences : comment il entendit parler chez lui, un jour, à table, de mes premiers efforts ; comment il m'avait défendu, âprement, contre l'hostilité de Marielle et de Françoise ; comment il m'avait observé lors du dîner de Nouvel-An à la maison ; comment surtout il avait voulu me rejoindre et m'imiter.

– J'étais si fier d'être ton chef d'équipe à Sizaine, m'avoua-t-il. Et cette idiote...

– Laisse, répondis-je doucement, laisse donc. Tout est bien de sa faute.

Je ne voulais plus m'appesantir sur le passé. Si, comme lui, j'éprouve souvent l'inquiétude du pardon, il est, par contre, quelque chose qui m'a toujours tranquillisé, apaisé, et c'est le pardon lui-même. Je le lui dis fraternellement, et le priai de ne plus jamais revenir sur nos anciens griefs. Il me le promit et je sentis que, cette fois, tout était enfin définitivement aplani entre nous.

– Et maintenant ? demandai-je. Combien de jours as-tu encore à tirer ?

– Je pars demain, répondit-il. C'était une visite d'adieu.

* * *

Ainsi donc Baudouin n'avait pas voulu me revoir avant la fin de son épreuve, de sa pénitence, de cette définitive et totale réhabilitation à quoi il attachait tant de prix. Je le connaissais trop pour donner à son acte un autre motif. Car, cela aussi, je le sais d'expérience : rien n'est exigeant comme ce besoin de netteté parfaite qui, devant tout devoir-à accomplir, vous astreint à aller jusqu'au bout, une fois qu'on a commencé à rechercher quelque rigidité morale, quelque certitude de caractère. Peut-être avait-il souffert dans la solitude. Peut-être même avait-il crié au secours dans un moment de désespoir et d'abandon. Mais il ne voulait pas céder, s'entêtant contre lui-même, se forçant à la persévérance, ravalant son chagrin, et tenant le coup jusqu'au bout.

Roger Mat et moi-même, nous éprouvions des exigences identiques. Non que nous en parlions beaucoup. Il était rare, au contraire, que nous nous entretenions de nous-mêmes, nos discussions étant plus théoriques que pratiques. Mais je devinais son effort sur lui-même ainsi que cette espèce de tension face au devoir qu’aussi bien, moi aussi, je ressentais. Nous étions l’un et l’autre comme bandés, avec, pour moi, cette hantise de lui donner l'exemple encore que je fusse son cadet et son subordonné.

Et ce fut je crois la deuxième grande leçon que j'emportai de l'Entôle. Catholique pratiquant face à un incroyant qui ne me cachait pas son incroyance, il me semblait que j'étais responsable de mon catholicisme, de mes traditions religieuses, et – oserai-je écrire ce mot ? – responsable de l'Évangile, de Jésus-Christ Lui-même.

C'est bien cela, et tant pis si l'expression semble trop forte, ou inexacte. Moi, je sais bien qu'elle ne l'est pas. Je sais aussi que, face à Roger Mat, qui m'observait et ne me quittait pas des yeux, j'éprouvais comme l'épouvante qu'à travers moi il jugeât mal les principes religieux que j'étais censé pratiquer parfaitement. Car il n'imaginait point qu'un chrétien, sorti d'un collège catholique, issu d'une famille catholique, ayant, comme je le lui avais un jour déclaré, en riant moi-même de mon expression, le catholicisme dans la peau, pût le pratiquer à moitié et paresseusement.

Certes, à l'Entôle, je n'ai pas songé à tout ceci d'une manière aussi explicite. Je n'en avais pas le temps et j'étais, en outre, exténué par l'épouvantable chaleur, et un travail de tous les instants. Mais est-il besoin d'analyse pour se rendre compte d'un devoir aussi évident ?

Chaque soir, durant quelques instants, à mon habitude, je m'interrogeais là-dessus et je prenais la résolution d'en faire le lendemain plus que Roger Mat, de me montrer plus dévoué que lui, plus attentif au bien des garçons, et – comment dire ? – plus tendu à écouter Dieu malgré l'infernal vacarme du chantier, la poussière de ciment qui m'aveuglait, le soleil torride, l'inconfort de la cambuse, la migraine qui me tenaillait la tempe, et la sueur qui me dégoulinait dans le dos.

* * *

Notre discussion avec le Rouquin avait fait sur Roger Mat une impression profonde, car il m'en reparla à maintes reprises. Ce qu'il ne comprenait point, ce qui semblait même le rebuter comme une sorte d'absurdité, c'est que tous les catholiques ne ressemblassent point au Rouquin. Bien qu'il eût le sens des limites de chacun, et qu'il fût assez humble pour excuser beaucoup de faiblesses, qu'il admirât surtout les jeunes apprentis de l'Aurore, il m'interrogeait parfois sur une médiocrité collective qui, à proprement parler, le scandalisait.

– Vous autres, catholiques, disait-il, qui possédez tant de choses que nous n'avons pas, comment se fait-il que, dans l'ensemble, vous ne soyez pas beaucoup meilleurs que nous ?

Et il précisa un jour son objection en ajoutant :

– Pas seulement meilleurs, non, mais totalement différents, autres, d'une essence que la nôtre n'atteindrait pas.

– Nous sommes autres ! répondais-je. Nous sommes de race divine !

Je recourais alors aux notions d'apologétique qu'on nous avait enseignées l'an passé, et je me félicitais d'avoir réfléchi à ces questions.

– De race divine, mon vieux, à quoi nous agrège le baptême et la grâce... Fils de Dieu, oui, mais notre action n'est pas toujours digne de ce que nous sommes, cela je te le concède.

Il rêvait un instant, puis :

– C'est déjà très beau comme ça, répondait-il.

Mais cela me créait certains devoirs. Féru de loyauté comme je l'étais, je souhaitais qu'en moi au moins, il vit un fils de Dieu ! Qu'en moi au moins, il vit, et prit à la lettre, cette race que, tout à l'heure, j'affirmais être la mienne avec tant de fierté ! Et lorsqu'il allait chercher une marmite aux cuisines, je m'obstinais à en trimballer une plus lourde, plus sale, ou plus brûlante ; je m'obstinais à mieux préparer mes causeries que lui ; je veillais plus tard ; je me levais plus tôt ; je rigolais du soleil, de la poussière de ciment, du cri métallique de la scierie, des pannes d'électricité, et, par dessus tout, je montrais à son égard, et à l'égard des garçons, cette amitié fraternelle dont j'ai appris qu'elle est cruciale dans ma religion.

Sur le fait, je n'attribuai guère d'importance à ses paroles. D'autant plus que je n'avais point l'impression de les avoir provoquées. Mais plus tard, aujourd'hui surtout, j'ai songé que les mots autre, différent, revenaient souvent dans nos discussions. Ce qu'il cherchait, c'était d'être introduit à un autre plan, une autre vie, une autre race ; qu'il fût autre tout entier ; qu'il existât une sorte de rupture, de cassure, entre ce qu'il était et deviendrait.

S'est-il converti depuis ? Je ne sais. J'ignore aussi si je lui ai fait découvrir quelques parcelles de vérité. Mais ce que je ne puis ignorer, c'est qu'à l'Entôle, et grâce à lui, j'ai trouvé, moi, les assises de mon catholicisme et la base d'une action que je ne veux plus laïque.

* * *

Je ne saurais préciser ici tout ce que les garçons de l'Aurore m'ont donné. Ce serait trop long, et, quant aux faits, il me semble que les consigner ne servirait à rien : ils me resteront toujours présents à la mémoire.

Tous ces garçons n'étaient pas des saints, mais la moyenne d'entre eux était de loin supérieure à celle que j'ai connue à Sizaine et même au collège. Leur mystique du cran n'était pas un vain mot. Ni leur pureté non plus. Si j'ai entendu, par exemple, beaucoup de gros mots, de ces mots qu'ils disent par mégarde ou par habitude, jamais je n'ai entendu une obscénité : de la jeune fille, de la femme, du mariage, de la maternité, ils parlaient entre eux en types avertis mais propres. Pourrait-on en dire autant de Ghiseland, de Deprez, d'Huysmans, de Jacquart, de tant d'autres que j'ai fréquentés et qui salissaient tout de leurs plaisanteries ignobles ?

Évidemment, il y avait le Rouquin, qui semblait leur vrai chef et qui les fascinait. Personnellement, au-dessus du Rouquin, je place Pierre de Falise. Mais ils ont un rayonnement analogue et il est difficile d'analyser de quoi il est fait. Le Rouquin, je ne sais pourquoi, n'aimait pas le mot dynamisme, qui le mettait dans une fureur comique. On eût pu voir en lui pourtant le dynamisme en pleine action. Un volcan, ce type ! Une sorte de force de la nature, d'élément premier, de perpétuel déchaînement, de déflagration spontanée ! Roger ou moi, à côté de lui, nous manquions de tempérament, d'instinct et je songe à présent que cela devait tenir à notre hérédité bourgeoise, à notre éducation. Le Rouquin, lui, ne réfléchissait jamais à rien, et tapait dans le mille, infailliblement, fatalement, sans même qu'il le sût.

– Ce Piero, me dit-il un jour, excuse-moi de te dire ça, mais tu en fais une loque. Il est de l'Aurore, tout de même !

– Bien, dis-je, ça va. Montre-moi.

Il le fit comparaître en ma présence :

– Piero, dit-il, tu as pleuré ?

– Non ! cria l'autre aussitôt.

C'était proféré d'une telle voix que j'en entends encore l'écho : une protestation indignée, rageuse, celle d'un type qui se retient de mordre.

– C'est bien, dit le Rouquin. Je te crois. Que tu pleures, note bien, moi je m'en f... Mais pas devant lui, hein ? Pas devant un bonhomme des Cadres ! Si tu es de l'Aurore, ravale ton chagrin et pleurniche le soir, sur ton oreiller, tout seul. Pour moins que cela on se fait flanquer à la porte, tu m'entends ?

Il sembla s'adoucir et je devinai sa méthode.

– T'es pas assez fier ! Pas assez dur ! T'as besoin qu'on t'apprenne ! Mais si c'est pour nous déshonorer !... Faut donc qu'on t'aide, qu'on t'appuie, qu'on te défende ? Faut qu'on réponde à ta place ?

Il se tourna vers moi.

– Quel embêtant tout de même, hein ?

Il riait. Piero aussi. Mais je voyais ses yeux noirs, fascinés par le Rouquin, par le regard du Rouquin, le sourire, les paroles, toute la personne du Rouquin.

– Tu as flanché, dit-il lentement à Piero. Récite ton serment !

– « J'appartiens à Dieu, prononça la voix claire de Piero. Je serai pur de corps et d'âme. Je serai dur à moi-même, fraternel aux autres. M'aide Jésus-Christ ! »

– Va, dit le Rouquin.

Et lui tendant sa grosse patte, il ajouta en riant :

– Et ne pèche plus...

* * *

Ainsi apprenais-je mon métier. « Ces types de l'Aurore, me disais-je, ça n'est pas fait d'une pâte ordinaire ». J'en parlai un soir au Rouquin, et l'interrogeai sur cette surprenante vitalité.

– D'où vient, lui demandai-je, votre mordant, votre élan ?

– De notre nombre, répondit-il sans hésiter.

– Et combien êtes-vous ? demandai-je encore.

– Cent, exactement, répondit-il.

Il reprit :

– Vois-tu, il faut savoir choisir : ou une petite élite et la qualité, ou la médiocrité et la grande masse.

Il ajouta :

– D'une fabrication en série, qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ?... Que tous les béquillards aillent chez les autres. Il y a assez de place !

Pierre de Falise pensait comme lui et la même idée avait présidé à la formation de l'École.

– Et puis, reprit le Rouquin, si l'on est le petit nombre, on est fatalement dispersé. Seul, on se défend mieux. Le cran, vois-tu, c'est là qu'est le secret. Mais tous ensemble, comment avoir du cran ? On ne peut avoir tout au plus, je te l'ai dit, que du courage. Et le courage est insuffisant !

Cent, c'était peu. Et de cette centaine, j'en connaissais quarante qui, ma foi, m'ont paru d'une qualité rare. Après coup, je cherche à analyser cette qualité, à la cerner d'une définition exacte. Je ne trouve que ceci : ces garçons, qui tous appartenaient aux milieux ouvriers, étaient des aristocrates. C'est le vrai mot. Il me heurte alors même que je l'écris. Mais je n'en trouve pas de plus juste. Juste, au double sens du mot.

Sans doute, ils ne se privaient pas de s'envoyer des claques énormes, de se battre sur le sol cimenté, de se chamailler avec des mots crus, ni même de manger à trois dans la même gamelle pour voir qui chiperait le plus de riz au lait aux deux autres. Mais qu'importe, si c'est l'âme qui compte, et cette flamme, non, pas cette flamme, ce souffle, cet élan, ce cran ! Et n'était-ce pas tout cela qui faisait d'eux des êtres à part, choisis pour une mission spéciale, ardue, quasiment désespérée. La masse ? Ils en avaient horreur ! Et, si pourtant ils l'aimaient, c'était parce qu'ils voulaient, individuellement, la pétrir et la modeler au gré de leur idéal.

Où veut-on chercher aujourd'hui une aristocratie, sinon en des groupements pareils où tout est fait pour le service d'autrui ?

* * *

Mon séjour à l'Entôle touchait à sa fin. Trois semaines, avait dit Pierre de Falise. Il me paraissait aussi bien que j'y avais passé trois mois ou trois jours. Long, pour tout ce que j'y avais enduré ; court, par le besoin que j'éprouvais de rester avec Roger, avec le Rouquin, avec les garçons de l'Aurore. Mon stage m'avait donné sur la vie de tels enseignements que je m'en sentais changé, remué, bouleversé de fond en comble.

Le sport, la culture physique m'avaient doté d'une santé résistante. Pourtant, j'ai bien cru à certains moments que je plierais sous le travail, la chaleur étouffante de cet implacable été, le manque de sommeil, et le bruit, le bruit omniprésent du vaste chantier. Ce ne fut point le cas, et je sais à présent qu'il n'est pratiquement pas de limites aux forces humaines.

Mais là n'est pas la question. Le principal bienfait de l'Entôle, je sais, à présent, quel il est : c'est la lucidité. J'ai été un abominable rêveur, un enfant sensible et ployable comme Baudouin. Lui et moi, nous sommes du même sang, de cette bourgeoisie choyée où tout est donné, où rien ne doit être prévu et conquis. À présent, il me semble que j'ai honte de cette facilité. Honte, comme d'un vol, ou, tout au moins, comme d'un privilège immérité et exorbitant, acquis en un combat douteux, et à quoi je ne puis, en toute loyauté, attacher de prix. Aujourd'hui, l'épreuve m'a ouvert les yeux. Je vois clair en moi, dans les autres. Dieu lui-même, Jésus-Christ, l'Évangile, ma religion, la grâce qui m'habite, tout cela a changé de sens. De sens, c'est bien cela, comme on le dit en mathématiques. De négative, ma vie est devenue, tout à coup, et comme à mon insu, positive, plus pleine, plus nette.

Et je préfère cette lumière crue, que je projette sur mes illusions de naguère, aux vagues clartés où je me débattais jadis. Tant pis pour ce mirage où j'ai vécu. La réalité est beaucoup plus belle et vaut bien cette métamorphose qui, par moment, fut douloureuse et cruelle.

Jean-Marie de Buck, in Dieu parlera ce soir