jeudi 25 février 2016

En pleurant... Hans Peter Richter, Implacable progressivité de l'horreur


1933
30 janvier              Hitler devient chancelier du Reich.
5 mars                    Premières actions isolées contre les Juifs.
24 mars                  Le Reichstag donne les pleins pouvoirs à Hitler.
1er avril                   Boycottage d'un jour du commerce juif.
7 avril                     Les fonctionnaires juifs sont mis en disponibilité, excepté les militaires.
21 avril                   Les sacrifices rituels sont interdits.
25 avril                   Les enfants juifs sont partiellement exclus des écoles et des universités.
16 juin                    Il vit en Allemagne environ 500 000 Juifs.
14 juillet                Les indésirables peuvent perdre la nationalité allemande.

1934
2 août                     Mort du président Hindenburg. Hitler prend la tête de l'État allemand comme Führer.

1935
16 mars                  Restauration du service militaire.
6 septembre         La vente, dans les rues, des journaux juifs est interdite.
15 septembre       Les mariages entre Juifs et autres citoyens allemands sont interdits. Les Juifs ne peuvent avoir pour domestiques des Allemands ayant moins de quarante-cinq ans.
30 septembre      Tous les fonctionnaires juifs sont congédiés.

1936
7 mars                    Les Juifs perdent le droit de vote. Occupation de la Rhénanie.
1er août                   Ouverture des Jeux Olympiques de Berlin.

1937
2 juillet                  Limitation plus stricte du nombre des élèves juifs dans les écoles.
16 novembre        Les Juifs n'obtiennent de visa pour l'étranger qu'à titre exceptionnel.

1938
13 mars                  Entrée des troupes allemandes en Autriche.
26 avril                   Les Juifs doivent établir un relevé de leurs biens.
6 juillet                  Certains métiers sont interdits aux Juifs.
27 juillet                Les rues qui portaient des noms juifs sont débaptisées.
30 septembre      Les médecins juifs ne sont plus considérés que comme des infirmiers.
5 octobre               Les passeports juifs sont marqués d'un « J ».
28 octobre             17 000 Juifs apatrides sont refoulés en Pologne.
7 novembre          Attentat du Juif Herschel Grynszpan contre le conseiller d'ambassade Ernst vom Rath, à Paris.
8 novembre          Premiers excès commis contre les Juifs.
9 novembre          Mort d'Ernst vom Rath.
9-10 novembre    Pogrom : la Nuit de Cristal.
11 novembre        Il est interdit aux Juifs d'avoir ou de porter une arme.
12 novembre        Amende expiatoire de 1 milliard de Reichsmarks infligée à toute la communauté juive. Les Juifs doivent rembourser eux-mêmes, sans délais, tous les dégâts commis pendant le pogrom. Toute industrie et tout commerce sont interdits aux Juifs.
12 novembre        Leur sont également interdits : théâtres, cinémas, salles de concerts et d'expositions.
15 novembre        Tous les enfants juifs sont exclus des écoles allemandes.
23 novembre        Toutes les sociétés juives sont dissoutes.
28 novembre       Limitation du droit de libre circulation des Juifs sur l'étendue du territoire allemand.
3 décembre          On retire aux Juifs leur permis de conduire. Les Juifs doivent vendre leurs entreprises et remettre leurs valeurs ainsi que leurs bijoux.
8 décembre          Les universités sont interdites aux Juifs.

1939
1er janvier              Carte d'identité obligatoire pour les Juifs ; ils n'ont le droit de porter que des prénoms juifs ; s'ils ont un prénom allemand, ils doivent lui adjoindre le nom Israël, pour les hommes ; ou celui de Sarah, pour les femmes.
15 mars                  Entrée des troupes allemandes en Tchécoslovaquie.
30 avril                   Les Juifs ne peuvent plus bénéficier de la loi protégeant les locataires.
17 mai                     215 000 Juifs vivent encore en Allemagne.
4 juillet                  Les Juifs doivent former une Union juive.
1er septembre       Début de la Seconde Guerre mondiale. Couvre-feu permanent pour les Juifs, qui ne peuvent sortir après 21 heures en été et 20 heures en hiver.
21 septembre       Pogrom en Pologne.
23 septembre      Confiscation des postes de radio des Juifs.
12 octobre             Les Juifs d'Autriche sont déportés en Pologne.
19 octobre             L'amende collective est portée à 1,25 milliard.
23 novembre        Port obligatoire de l'étoile juive en Pologne.

1940
6 février                 Pas de carte de textiles pour les Juifs.
12 février               Première déportation des Juifs allemands.
29 juillet                Les Juifs n'ont plus le droit d'avoir chez eux le téléphone.

1941
12 juin                    Les Juifs doivent se désigner comme sans religion.
31 juillet                Début des mesures d'anéantissement.
1er septembre       Port obligatoire de l'étoile jaune en Allemagne ; les Juifs ne peuvent déménager sans autorisation de la police.
14 octobre             Déportation massive hors d'Allemagne.
26 décembre        Les Juifs ne peuvent utiliser le téléphone public.

1942
1er janvier              130 000 Juifs vivent encore en Allemagne.
10 janvier              Confiscation de tous les lainages et de toutes les fourrures des Juifs.
17 février               Les Juifs ne peuvent s'abonner ni à un journal, ni à une revue.
26 mars                  Une étoile juive marque toutes les maisons habitées par des Juifs.
24 avril                   Les Juifs ne peuvent utiliser les transports en commun.
15 mai                     Interdiction aux Juifs de posséder chiens, chats, oiseaux...
29 mai                    Les Juifs n'ont plus le droit d'aller chez un coiffeur.
9 juin                      Les Juifs doivent remettre aux autorités tous les vêtements qui ne leur sont pas indispensables.
11 juin                      Pas de carte de tabac pour les Juifs.
19 juin                    Confiscation des appareils électriques et optiques, des machines à écrire et des bicyclettes.
20 juin                    Toutes les écoles juives sont fermées.
17 juillet                Les Juifs aveugles ou sourds n'ont plus le droit de porter un brassard pour les signaler à l'attention des automobilistes.
18 septembre      Plus de viande, d'œufs ou de lait pour les Juifs.
4 octobre               Tous les Juifs des camps de concentration allemands sont envoyés à Auschwitz.

1943
21 avril                   Tous les Juifs passibles d'une peine sont, après purgation de la peine, envoyés dans les camps d'Auschwitz ou de Lublin.

1944
1er septembre       15 000 Juifs environ vivent encore en Allemagne.
13 novembre        Tous les lieux chauffés sont interdits aux Juifs.

1945
8 mai                      Fin de la Seconde Guerre mondiale ; chute du IIIe Reich.

in Mon ami Frédéric, de Hans Peter Richter

mardi 23 février 2016

En Chestertonnant... Irène Fernandez, La miséricorde du Père Brown

Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance
pour
faire à tous miséricorde.
Romains
11, 32
La pitié est comme chacun sait un mauvais sentiment. Il ne faut pas la confondre avec la miséricorde, qui est une vertu, et plus qu'une vertu, une béatitude. En fait, la pitié n'est même pas un sentiment, c'est une émotion, en elle-même sans valeur morale, bonne ou mauvaise. Il est périlleux cependant de s'y fier sans réflexion, et pour bien des raisons.
D'abord elle donne aisément bonne conscience, à peu de frais : on a sûrement bon cœur, puisque la vue des misères du monde vous émeut si fort... Et pendant qu'on s'attendrit, la vraie bonté, elle, agit, fût-ce avec ce « visage sans douceur » dont parle Proust.
On a raison d'ailleurs de ne rien faire plutôt que de céder aveuglément au seul attendrissement, car la pitié n'est pas bonne conseillère, même quand elle se pare des plus belles raisons. Les plus sages le savent bien ; ainsi Gandalf, le personnage de Tolkien, est bien conscient du danger que représente pour lui la pitié : seule elle pourrait le faire céder à la tentation de mettre la main sur l'Anneau et d'accéder ainsi à un ruineux pouvoir absolu, « la pitié pour la faiblesse et le désir de la force de faire le bien »1.
Il est certain que si on ne réfléchit pas plus loin que le bout de son émotion, on peut se laisser entraîner à des décisions inadaptées, injustes, ou funestes. Et dans les relations entre personnes, et peut-être même entre groupes, l'objet de la pitié peut jouer de sa triste situation, réelle ou feinte, pour se livrer à un chantage affectif : la pitié est un remarquable moyen de manipuler autrui.
Ces pièges de la pitié dangereuse sont bien connus. Je viens de citer le titre du roman de Stefan Zweig, qui les analyse avec perspicacité. Je voudrais évoquer deux autres exemples d'une pareille mise en garde. Et d'abord la fin d'un livre peu connu de C. S. Lewis, The Great Divorce 2, tout entière consacrée à ce problème. Dans ce récit d'un songe visionnaire où l'on voit les personnages rejouer les choix de leur vie au seuil de l'éternité, on assiste pour finir à la confrontation d'une femme, qui vient pour partager la plénitude de sa joie la Joie divine, magnifiquement évoquée avec un homme qui fut son époux sur cette terre. Celui-ci, dans une image frappante, est dédoublé en deux personnages, un Nain, reste de ce qui fut son humanité et un Tragédien qu'il est presque devenu tout entier. Ce tragédien incarne la posture qui apparemment a présidé à ses rapports avec sa femme en ce monde : on devait tout lui céder, puisqu'il était si malheureux, ou si mal en point, ou tout simplement si mal luné. Il tient férocement à cette posture, et c'est elle qui l'emporte finalement dans leur dialogue. Refusant d'entrer dans une joie dont il ne serait pas le centre, il tente dans un dernier chantage d'utiliser la pitié pour attirer celle qu'il prétend aimer dans sa propre misère c'est cela, ou rien. Et c'est le Rien en effet qui devient son partage.
Si le chantage à la pitié peut être profondément manipulateur, le fait de céder à la pitié peut être profondément destructeur. Je prendrai ici à témoin un autre auteur anglais, Graham Greene, qui revient souvent sur ce thème dans ses romans, en particulier dans un des plus forts d'entre eux, The Heart of the Matter (Le fond du problème). Il y montre les ravages d'une pitié qui ne cause que des désastres mais que le héros, Scobie, ne se défend pas d'éprouver puisqu'il la confond avec la compassion. Pourtant Greene juge, et il me semble qu'il n'a pas tort, qu'il est capital d'éviter cette confusion. Selon lui, la différence entre ces deux attitudes, pas toujours aisées à distinguer dans la pratique de nos vies, réside dans le rapport qu'elles supposent avec autrui. Dans la compassion, on se reconnaît ou on se fait l'égal de celui avec qui on compatit, au contraire de la pitié où l'on est par définition supérieur à celui que l'on prend en pitié. J'ai pitié du pauvre, du faible, du malade, du malheureux du criminel peut-être, le misérable par excellence ? Mais je ne suis évidemment rien de tout cela, au moment en tout cas de la pitié : ce n'est jamais une relation réciproque et même ma pitié ne fait qu'augmenter l'écart entre l'autre et moi. On comprend les réticences qu'une telle attitude peut susciter : personne ne souhaite être pitoyable l'évolution sémantique du terme est significative. Et tout le monde sait bien qu'il vaut mieux faire envie que pitié !
Il n'est pas question pour autant de prêcher l'insensibilité aux malheurs d'autrui : « la pitié doit-elle donc disparaître à jamais ? » demande le narrateur du Grand Divorce, troublé, après la scène qu'on a évoquée, devant le malheur réel où s'abîme le Tragédien. La réponse qu'il reçoit est à méditer : « The action of pity will live for ever : but the passion of pity will not », ce que l'on peut paraphraser ainsi : la compassion durera toujours, mais non les troubles et les errements de la pitié.
Mais le vrai nom d'une réaction sans condescendance à la misère d'autrui est la miséricorde. Entendue au sens évangélique du terme (en a-t-il d'ailleurs un autre ?), elle récuse toute supériorité. La béatitude proclamée dans le Sermon sur la montagne indique par sa formulation même que la miséricorde humaine n'est pas à sens unique : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ». Le miséricordieux sait qu'il a besoin lui-même de miséricorde : « moi aussi je suis un pécheur »3.
Ce principe est illustré avec éclat dans une des créations les plus mémorables de Chesterton, le Père Brown. On connaît ce héros d'une série de nouvelles policières 4, détective inattendu, petit prêtre à l'air godiche toujours empêtré d'un immense parapluie : il n'a l'air de rien et il se révèle pourtant d'une acuité intellectuelle et spirituelle inégalable en résolvant des énigmes où tout le monde perd son latin. On pourrait croire que son insignifiance apparente n'est qu'un artifice bon à entretenir le suspense propre au récit policier, à criminel improbable, détective improbable..., mais ce n'est pas ici une facilité rhétorique. Si Chesterton se donne le plaisir de faire triompher l'équivalent occidental d'un fol en Christ des prétendus sages qui l'entourent, c'est avant tout un moyen de mettre en valeur le visage déroutant de la charité.
Ce qui distingue en effet le Père Brown, ce n'est pas d'être un Columbo en soutane, c'est la manière dont il devine à chaque fois qui est le coupable. Ce n'est pas à coup de minutieuses observations, de relevés d'indices ou de déductions impeccables ou grâce à ses petites cellules grises qu'il comprend les situations, c'est une méthode bien à lui qui lui permet de résoudre les plus difficiles enquêtes comme par magie, serait tenté de dire l'observateur médusé, mais il aurait bien tort. On le voit bien quand Brown révèle enfin son secret, dans le prologue du quatrième recueil 5.
Ce prologue n'est pas le récit d'une enquête, mais celui d'une conversation du P. Brown dans la maison d'un ami. Devenu célèbre contre son gré, il s'y voit pressé d'expliquer comment il s'y prend ; s'il accepte de le dire, c'est qu'on attribue ses succès à quelque pouvoir occulte, ce qui lui fait horreur, car, en bon catholique, il est solidement rationaliste. Il faut lire la première nouvelle du premier recueil 6, fondamentale pour la compréhension du personnage ; il y démasque un faux ecclésiastique qui croyait que dire du mal de la raison devait faire partie de son déguisement, alors que c'est, bien sûr, « de la mauvaise théologie »...
Le troisième recueil d'ailleurs, L'incrédulité du Père Brown, met en avant le scepticisme résolu de ce dernier vis-à-vis des pseudo-miracles, malédictions ancestrales et fantômes en tout genre. Il garde toujours la tête froide devant les manifestations prétendument surnaturelles et sa méthode, son secret, n'a rien de mystérieux ou d'ésotérique, bien qu'il stupéfie d'abord ceux à qui il le révèle. S'il découvre en effet à chaque fois l'auteur des différents crimes auxquels il a affaire, c'est, dit-il, que c'est lui le coupable : « C'est moi qui ai commis tous ces meurtres ».
Ses interlocuteurs en sont évidemment tout ébahis, jusqu'à ce qu'il leur explique qu'il se met intérieurement à la place de l'autre, qu'il soit voleur ou assassin, et qu'il revit les circonstances précises et les dispositions intimes qui font comprendre ses actes. Il se trouve par là capable de reconstituer l'itinéraire mental qui a conduit à commettre le crime et d'en identifier ainsi l'auteur.
Mais reconstituer est trop abstrait pour désigner cet exercice d'empathie radicale : c'est encore regarder de l'extérieur, faire la psychologie ou la sociologie du crime, alors que le P. Brown se met dans la peau du meurtrier (« inside the murderer »), « pense ses pensées, éprouve ses passions », devient ce qu'il est « sauf en ce qui concerne le consentement final au crime ». Il pratique là ce qu'il appelle une technique d'imagination du réel plus difficile selon lui que celle de l'irréel 7.
Plus qu'une technique, c'est pour lui un exercice spirituel fondé sur la connaissance de son propre cœur devant Dieu. Il répond ainsi à un assassin à qui il vient de révéler toutes les circonstances de son crime et qui lui demande avec un étonnement compréhensible : « Mais comment savez-vous tout cela ? » : « Je suis un être humain et tous les démons sont donc présents dans mon cœur »8.
« Tous les démons » : ce n'est pas là une formule en l'air. Le P. Brown ne s'identifie pas seulement à ceux qui commettent de petits délits, ou des actions dignes de pitié aux yeux du monde, mais aussi à ceux qui sont coupables de l'horrible ou de l'indéfendable le fratricide (Le marteau de Dieu), le parricide (Le pire crime du monde) ou le meurtre par traîtrise (Le deuil du marquis de Marne), bref tout ce que les déclarations officielles ou les médias ont coutume d'appeler des crimes odieux, comme si le mot crime ne suffisait pas. Mais l'emploi du cliché sert à mettre une distance, par un pharisaïsme spontané, entre le criminel le pécheur — et nous, ce que justement le P. Brown ne fait pas : « Vous jugez un crime horrible parce que vous seriez incapable de le commettre. Je le juge horrible, moi, parce je serais capable de le commettre »9.
« There but for the grace of God... » : il existe une formule devenue proverbiale en anglais, selon laquelle « sans la grâce de Dieu, je serais à la place de ce criminel ». Le P. Brown, qui prononce au moins une fois cette phrase lorsqu'il s'explique avec ses amis, se l'applique en fait à lui-même tout au long de ses enquêtes. Il agit ainsi comme devrait agir tout homme conscient d'être pécheur, qui, à trop vouloir se prendre pour l'Ange du Jugement divin, risquerait d'y perdre son âme 10.
Il n'est pas là pour juger, mais pas non plus pour faire comme si de rien n'était. S'il comprend tout, ce n'est pas dans l'idée que « tout comprendre, c'est tout pardonner », formule qui caricature la miséricorde « la grâce
n'est pas une éponge 
»11 bonne à tout effacer et qui ne s'applique d'ailleurs que dans les cas où ce que l'on comprend n'est pas si grave que ça au fond. En ce sens est exemplaire la nouvelle que je viens de citer : Le deuil du marquis de Marne. Le marquis en question a tué son cousin par traîtrise, dans un duel truqué, en s'arrangeant pour faire croire que c'est lui qui a été tué ; il vit depuis claquemuré dans son château en se faisant passer pour ce cousin. Bien des années plus tard, ses amis d'autrefois croient à un remords excessif et injustifié, nourri par l'influence cléricale, et viennent le débusquer chez lui pour lui faire reprendre ce qu'ils appellent une vie normale. Lorsqu'ils découvrent la vérité, ils n'ont pas de mots assez durs, eux qui étaient tout prêts à excuser un duel conventionnel, pour condamner un assassinat aussi répugnant : ils ne sont prêts à pardonner en fait que les crimes qu'ils ne considèrent pas comme tels. Seule la miséricorde de Dieu, comme le leur rappelle le P. Brown qui a compris avant tous ce qui s'était réellement passé, peut absoudre un pareil meurtrier, seule elle peut pardonner l'impardonnable. Et elle n'est jamais refusée à qui l'implore, c'est-à-dire évidemment à qui reconnaît son crime et s'en repent : ainsi « même pour saint Pierre après le chant du coq, l'aurore s'est-elle levée ».
Cette aurore est toujours possible, et la vocation du Père Brown est de l'annoncer à ceux qui sont le plus enfoncés dans la nuit. Chesterton, qu'on prend à tort pour un auteur léger parce qu'il est sans lourdeur, a créé avec lui un détective hors norme non seulement par sa méthode, mais par sa motivation profonde. Il ne résout pas ses enquêtes seulement par souci des victimes et pour rétablir la justice, comme cela est traditionnel dans le roman policier, mais aussi, et peut-être avant tout, par souci des coupables. Y a-t-il meilleure image de la radicalité de la Miséricorde ?
Irène Fernandez, in Communio


1 TOLKIEN, Le Seigneur des anneaux, I, 2. Gandalf est un puissant mage et sage conseiller.
2 Le grand divorce. Il s'agit de celui qui oppose en chacun de nous le ciel et l’enfer.
3 Propos d'un Père du désert s'identifiant à un frère condamné en sa présence, cité in Dictionnaire critique de théologie, s.v. « Miséricorde ».
4 Cinq recueils, parus de 1911 à 1935, The Innocence of Father Brown, The Wisdom of Father Brown, The Incredulity of Father Brown, The Secret of Father Brown, The Scandal of Father Brown. Traduction française de l'ensemble, Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.
5 Le secret du Père Brown.
6 The Blue Cross, The Innocence of Father Brown, I.
7 Épilogue du Secret du Père Brown : Le secret de Flambeau.
8 The Hammer of God (Le marteau de Dieu) I, 9.
9 Épilogue du Secret du Père Brown.
10 Il faut noter que celui que l'on considère comme l'archétype du détective et l'incarnation de la pure logique sait fort bien qu'il appartient à la commune humanité. Devant bien des coupables qu'il démasque, il pense lui aussi : « There, but for the grace of God, goes Sherlock Holmes ». [Sans la grâce de Dieu, cela aurait pu être Sherlock Holmes]. Voir par exemple The Boscombe Valley Mystery, in The Adventures of Sherlock Holmes.

11 BENOIT XVI, Encyclique Spe salvi, § 44.

lundi 15 février 2016

En espérant... Jean d’Ormesson, Le chemin, la vérité et la vie

Franchement, il n'y avait pas de quoi grimper au mât et rameuter tout le quartier. Il m'est arrivé une aventure assez banale qu'ont connue pas mal de garçons et de filles autour de moi ou ailleurs et dont j'ai peut-être eu tort de parler si longuement mais je ne parviens pas à m'y faire : je suis né. Je me suis glissé quelque part dans l'espace et le temps. C'est une expérience très étrange. Je ne suis pas près de l'oublier.
Il me semble parfois que les choses se sont faites presque toutes seules et que je n'y suis pour rien. Je n'ai pas choisi de naître. Je ne suis pas arrivé n'importe quand. On ne m'a pas déposé n'importe où. Je n'ai pas débarqué hier devant Troie, entre Achille et Ulysse. Ni avant-hier pour la guerre du feu. Ni demain ou après-demain parmi des robots distingués et de plus en plus savants. Non. Je me suis retrouvé sans le vouloir entre deux guerres mondiales, au temps de Staline et d'Hitler, dans un corps qui, bon gré, mal gré, a été le mien pour toujours c'est-à-dire pour un éclair.
Je suis tombé comme de la lune dans un vieux pays qui vient de loin, chargé de gloire et de souvenirs, couvert de plaies et de bosses, perclus de querelles et de divisions, sûr de lui et de son charme, au bord de la suffisance, et déjà sur son déclin. Il a été pendant des siècles le plus fort, le plus riche, le plus séduisant. Il se retrouve appauvri et bougon. Tout semble se déglinguer de partout. Sa langue surtout, son bien le plus précieux, qui brillait de mille feux et régnait sur l'Europe qui régnait sur le monde, se défait de jour en jour. Confucius le savait déjà à l'époque de Platon et de Sophocle : il faut prendre garde aux mots. Une langue qui faiblit, c'est un pays qui vacille.
Nous nous imaginons toujours être le centre du monde. Mais la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, des émirats improbables, hier encore regardés de très haut, se mettent avec férocité à nous manger des pâtés sur la tête. L'histoire se détourne de la terre des grands rois et des grands capitaines, de tant de peintres et de poètes, aux confiseurs de génie et aux femmes de légende. La fête est finie. On ferme. Les salons, les jardins, les calembours, la gaieté, la puissance et l'élégance, la hauteur et la grandeur sont tombés dans l'oubli. Il n'y a plus que l'argent pour faire encore le malin et tenir le haut du pavé. La crainte de l'avenir a remplacé l'insouciance et un air de chagrin se respire dans les rues.
Ah ! je vous entends d'ici. La fameuse ritournelle. Une sorte de long gémissement : « C'était mieux avant ». Non, ce n'était pas mieux avant. Avant, il y avait des guerres, tout le monde mourait plus tôt, les pauvres étaient plus pauvres encore, tous souffraient davantage. La vie était plus difficile. Personne ne supporterait de revenir en arrière. Les gens sont plus heureux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. Mais ils ne le savent pas. Ce n'est jamais mieux avant. Ni pire. C'est sans fin la même chose.
Le monde est rude autour de nous. Il l'a toujours été. Depuis le jardin d'Éden et la fin de Néandertal détruit par Cro-Magnon, il n'a jamais été paisible. Tout va le plus souvent assez mal c'est-à-dire plutôt bien. Avec des catastrophes et avec des bonheurs. Tout oscille toujours entre ascension et déclin. L'histoire ne cesse jamais d'être un désastre et une fête. Le progrès frappe comme un sourd et à coups redoublés. Et il entraîne avec lui un cortège de souffrances toujours mêlées d'espérance.
La clé de l'affaire, c'est que le monde est en train de changer. Il a toujours changé. Mais sauf tout au début où les choses, m'assure-t-on, se bousculent à une allure effarante il changeait très lentement. On pouvait compter sur l'avenir. Avec quelques coups de théâtre qui vous laissaient pantois la conquête du feu, l'invention de la roue, de l'agriculture, de la ville ou de l'écriture... , demain ressemblait plus ou moins à hier. Voilà que le manège s'est soudain emballé. Tout s'est mis sous nos yeux à changer de plus en plus vite. Et peut-être un peu trop vite.
Dans ce tohu-bohu, je n'ai que trois convictions.
La première est la plus simple et la plus lumineuse : rien n'est plus beau que ce monde passager, si cruel et si gai, éclairé et réchauffé quelle chance ! par une étoile que nous appelons le Soleil et où quelle chance ! il y a de l'eau, des chèvres, des montagnes, des histoires de guerre et des chagrins d'amour, des chiffres, des livres, des secrets, ces oliviers et ces éléphants dont j'ai déjà trop parlé, des ambitions, des passions, des idées soudain nouvelles qui éclatent comme des grenades et des rêves de jeunes filles. En dépit de tant de malheurs et de tant de chagrins, c'est un bonheur d'être né.
Apparemment opposée à la première, la deuxième a quelque chose de plus sombre : naître, c'est commencer mourir et la vie que j'ai tant aimée est une espèce d'illusion appelée avec évidence à se dissiper au plus vite et à périr à jamais. Cette deuxième conviction l'emporte de loin sur la première. Avec ses bonheurs et sa tristesse, avec ses drames et ses enchantements, l'existence sur cette terre m'apparaît comme un sas, une sorte de stage, une épreuve, un examen de passage mais vers quoi, et vers où ?
Ma troisième conviction est la moins assurée et la plus contestable. Elle prend la forme d'un pari : je ne crois pas à un hasard qui aurait organisé, avec une rigueur et un génie surprenants, le monde autour de moi, et moi-même par-dessus le marché. Malgré tous mes doutes, je mets mon espérance dans une nécessité obscure et dans une puissance inconnue où je vois la source de cette vérité, de cette justice et de cette beauté dont nous ne connaissons que les reflets et qu'il est convenu d'appeler Dieu.
Il n'est pas sûr que Dieu soit mort ni que le monde soit absurde. Je penche plutôt pour un secret, une énigme, un mystère qui ne dépendent pas de moi, qui renvoient à autre chose et qui me restent obscurs.
Il n'y a, en fin de compte, qu'une seule chose de certaine : je vais mourir. La vie a été pour moi une aventure plutôt plaisante. J'attends, sans impatience, une autre espèce d'aventure, aussi banale et aussi excitante que mon arrivée sur les planches de cet illustre théâtre : l'heure de ma retraite et de mes adieux à la scène. J'imagine déjà le tableau, dans le genre, par exemple, de ces vignettes naïves où une famille effondrée s'abandonne au chagrin. Un peu d'exaltation. De la sobriété. De l'émotion. Beaucoup de dignité. Quelques larmes. Peut-être des dames en noir. Le défunt était si charmant. Et je me désole de mon absence à mes propres funérailles. Un peu de gaieté fera défaut.
Le temps va venir très vite où je vais me trouver devant Dieu. Où je vais me trouver devant Dieu... Pour nous, pauvres vivants, tout est sujet à caution et à doute dans ces mots incertains. Quand je me trouverai devant Dieu, il n'y aura peut-être plus rien du tout. Il n'y aura plus de temps. Je ne serai plus là pour comprendre qu'il n'y a rien. Et il n'y aura peut-être pas de Dieu.
Je ne sais pas si Dieu existe. Dieu, ou la nature, m'a refusé le don de la foi. Qui suis-je pour répondre par oui ou par non à une question qui nous dépasse ? Dieu, ou la nature, ne m'a pas permis de décider d'un secret et d'un mystère si loin au-dessus de moi. Dans le doute qui me harcèle et souvent m'envahit brille pourtant l'espérance. Unamuno dit quelque part que croire à Dieu consiste peut-être à espérer qu'il existe. Alors, oui, je crois à Dieu. Parce que j'espère qu'il existe.
Quand je paraîtrai devant ce Dieu à qui je dois tout ma vie, mes bonheurs, mes chagrins, l'univers autour de moi, le soleil sur la mer, ma gaieté qui était vive et mes doutes qui étaient cruels –,je me jetterai à ses pieds et je lui dirai :
Seigneur, pardonnez-moi. Je vous ai beaucoup trahi. J'ai été indigne de la grandeur et de la confiance que vous m'aviez accordées puisque, dans votre bonté, vous m'avez donné le jour et laissé libre de mes choix. Ma médiocrité, je la vomis avec force, mais hélas ! un peu tard. Je n'ai été ni un héros, ni un martyr, ni un saint. Je me suis occupé de moi beaucoup plus que de ceux que vous m'aviez confiés comme frères. J'ai été indigne des promesses dont vous m'aviez comblé. J'ai reçu beaucoup plus que je n'ai jamais donné. La paresse, la vanité, l'indifférence aux autres, le goût de gagner, le délire de vouloir être toujours au premier rang des premiers, je leur ai trop sacrifié. J'ai vécu dans le tumulte et dans l'agitation. J'ai recherché le bonheur, et trop souvent le plaisir.
« Vous le savez, mon Dieu. J'ai aimé les baies, votre mer toujours recommencée, votre Soleil qui était devenu le mien, plusieurs de vos créatures, les mots, les livres, les ânes, le miel, les applaudissements dont j'avais honte, mais que je cultivais. J'ai aimé tout ce qui passe. Mais ce que j'ai aimé surtout, c'est vous qui ne passez pas. J'ai toujours su que j'étais moins que rien sous le regard de votre éternité et que le jour viendrait où je paraîtrais devant vous pour être enfin jugé. Et j'ai toujours espéré que votre éternité de mystère et d'angoisse était aussi et surtout une éternité de pardon et d'amour.
« Je n'ai presque rien fait de ce temps que vous m'avez prêté avant de me le reprendre. Mais, avec maladresse et ignorance, je n'ai jamais cessé, du fond de mon abîme, de chercher le chemin, la vérité et la vie.

Jean d’Ormesson, in Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (nrf)