« Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique »
Le monde que Dieu a fait, comment ne l'aimerait-il pas ?
Il l'a fait par amour. Et voilà qu'il se perd, ce monde, avec toute sa beauté,
de par la liberté de la créature, image de Dieu, qui se préfère à Dieu, choisit
le rien. « C'est pourquoi, entrant dans le monde le Christ dit : Tu
n'as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m'as façonné un corps... Alors
j'ai dit : Voici, je viens »
« Car je ne suis pas venu pour condamner le monde,
mais pour sauver le monde »
« Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour
juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui »
« Voici l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde »
Lui qui n'a jamais connu le péché, il a accepté d'être fait péché, et de mourir sur la croix, afin de
délivrer le monde du péché.
Et dans le moment que ce même monde, en tant qu'il refuse
le royaume, est jugé, - nunc
est judicium mundi (il se
juge lui-même), - et que Jésus va être exalté sur le gibet et tout tirer à lui ;
à la veille d'être
condamné par le monde, et d'aller à son Père et de quitter les siens qui
étaient dans le monde et qu'il a aimés jusqu'à la fin ; à la sainte Cène,
- en cet instant où, tandis qu'il ne prie pas pour le monde (c'est pour
l'Église qu'il prie alors, « pour ceux que tu m'as donnés » », « et
pour ceux qui croiront en moi par leur parole »), il demande « que
tous ils soient un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi, qu'eux-mêmes ils
soient un en nous », — il
ajoute : afin que le
monde croie que tu m'as envoyé. Importance
inouïe du monde ! Bien sûr, puisqu'Il est venu pour le sauver.
Ce monde qui n'a pas connu le Père, il faut qu'« il
sache que j'aime le Père, et que ce que le Père m'a ordonné, c'est cela que je
fais » ; il
faut que le monde sache que tu m'as
envoyé, et que tu les as aimés comme tu m'as aimé ».
Il faut que le monde sache cela, pour que lui-même, ou du
moins tout ce qui en lui voudra être sauvé, soit sauvé, et entre dans le
royaume de Dieu et y soit transfiguré. Et il faut aussi que le monde sache cela
pour sa condamnation, ou du moins la condamnation de tout ce qui en lui refuse
d'être sauvé, et de se tourner vers la Miséricorde.
« Le Fils de l'homme est venu chercher, et sauver, ce
qui périssait » Mais il ne nous sauve pas malgré nous ; il ne sauve
pas ce qui périssait si ce qui périssait préfère périr.
À l'arrière-plan de tout cela il y a une très longue
histoire.
Le monde a été créé bon (ce qui ne veut pas dire qu'il a été
créé divin). Il a été créé bon, ses structures naturelles sont bonnes en
elles-mêmes, la Bible tient à nous mettre cela dans la tête une fois pour
toutes. « Elohim vit que la lumière était bonne ». Et, de même, aux
étapes suivantes de la création, « Elohim vit que c'était bien »
revient comme un refrain. Le sixième jour, une fois l'homme créé, « Elohim
vit ce qu'il avait fait, et voici que c'était très bien ».
Et puis le mal fait son entrée sur la terre, avec la
désobéissance de l'Homme et de la Femme, dupés par le Mauvais Ange. Fini le
paradis terrestre, pour eux et pour toute leur descendance, à jamais. (Il y a
aujourd'hui des auteurs qui découvrent que le péché originel est une invention
de saint Augustin ; dommage qu'ils se souviennent si mal de la Genèse. Je sais bien qu'ils diront que
c'est un mythe, mais ce « mythe » dont la vérité nous est garantie
par Dieu vient en tête de la Bible, pas mal de temps avant saint Augustin1)
Désormais le mal est dans le monde, dans ce monde dont les
structures ontologiques sont et restent bonnes, — nous savons que malum est in bono sicut in
subjecto, — et qui, si blessé
qu'il soit, poursuit (non sans déchets) sa marche vers les fins temporelles
auxquelles tend sa nature, et à la réalisation desquelles nous avons le devoir
de coopérer. Le mal est dans le monde, et il y fermente partout, y sème partout
le mensonge, y sépare l'homme de Dieu. Et tandis que l'histoire avance et que
les âges de civilisation se succèdent, le vrai Dieu reste inconnu ou méconnu, —
sauf d'un petit peuple, d'une
Vigne élue issue d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Et les hommes seraient perdus
pour la vie éternelle si tous ceux qui ne se dérobent pas à une grâce dont ils
ne savent pas le nom n'étaient sauvés par le Sang du Christ à venir. Et quand
il viendra, le Pouvoir spirituel, les Docteurs et les Prêtres du peuple élu,
clamant que celui-ci n'a d'autre roi que César, condamneront comme
blasphémateur Celui qui est la Vérité en personne. Et ils le livreront à un
Pouvoir terrestre pour qui la vérité n'est qu'un mot ; et ensemble,
Pouvoir spirituel dévoyé et Pouvoir terrestre, ils le mettront à mort. Voilà
l'autre face du monde dans sa relation au royaume de Dieu.
Jacques
Maritain, in Le Paysan de la Garonne
1 Du point
de vue que je viens d'indiquer concernant les deux grands régimes historiques
de la pensée humaine, il apparaît que l'histoire d'Adam et d'Ève est (cas unique dans la Bible, parce que la
révélation a usé là d'éléments venant du fond des âges, ré-assumés par elle
dans une lumière prophétique projetée sur le passé) une vérité sacrée voilée dans son mode d'expression, qui nous livre ce qu'il nous
importe le plus, ce qu'il nous importe absolument de connaître sur nos origines :
l'Événement, — la chute, — qui, par suite d'un acte libre, d'un péché de
l'Homme et de la Femme placés dès leur création dans un état surnaturel d'innocence
ou d'harmonie avec Dieu, a fait passer l'humanité sous un état de rupture avec
Dieu — que la nature à elle seule est incapable de réparer — où chacun naît
privé de la grâce. Voilà, exprimée dans le langage qui convient au régime du
Logos, la vérité que l'Église, fidèle à la révélation dont elle a le dépôt, et
dans la lumière prophétique dont je viens de parler, discerne dans le prétendu
mythe (mais vrai sous des
voiles) du mystérieux fruit
défendu que l'Homme, à l'instigation de la Femme, a mangé.