Le 13 août 1977, Roland Barthes note dans son journal :
« Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne ».
Phrase stupéfiante si l’on y réfléchit bien. À cette date,
en effet, il était fortement recommandé, sinon même vital, d’être moderne et,
dans le domaine esthétique, c’est Barthes lui-même qui apposait le précieux
label. L’auteur du Degré zéro de
l’écriture était alors de ceux, très peu nombreux, triés sur le volet, qui
faisaient la pluie et le beau temps en matière de modernité. Il était l’un des
sélectionneurs de l’équipe. Entre l’ancien et le nouveau, Barthes
souverainement tranchait. Il ne cessait de séparer l’actuel du caduc, le
contemporain du périmé. Et le voici qui, seul avec lui-même, reconnaît que
la ligne de partage passait par son propre cœur. Il était le juge et
aussi l’accusé. Il exerçait à ses dépens un droit de vie et de mort sur les
choses de l’esprit. Il excluait ce qu’il aimait ; ses valeurs proclamées
condamnaient certaines de ses inclinations profondes. Son goût souffrait
de ses verdicts, mais il n’osait pas l’avouer de peur de ne pas être
moderne. Une crainte étrange et tenace faisait de lui le dissident clandestin
de sa propre doctrine. Tout d’un coup, l’intimidation tombe. Il n’a plus peur.
Son autre moi sort de sa cachette et respire enfin à l’air libre. Paradoxale
liberté : la libération n’est-elle pas le geste moderne par excellence ?
Qu’est-ce qu’être moderne précisément sinon s’affranchir de l’autorité des
Anciens, sur le modèle toujours actif de Charles Perrault bravant le mimétisme
et l’académisme par ces vers intrépides :
La
belle Antiquité fut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens sans plier les genoux.
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens sans plier les genoux.
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.
Davantage : n’est-ce
pas depuis qu’il est moderne que l’homme a abandonné le concept de nature
humaine pour se concevoir et se définir comme liberté ? L’homme
moderne, l’homme en tant que moderne fait sa première et superbe apparition, en
1482, dans l’Oratio de hominis dignitate de Pic de la
Mirandole. Cet admirable discours commence par un récit, et pas n’importe
quel récit : la Genèse. Dieu crée le monde et une fois bâti « l’auguste
temple de sa divinité », une fois la région supra-céleste ornée
d’esprits, les globes dans l’Éther animés d’âmes éternelles, la fange du monde
inférieur garnie d’une foule d’animaux de toutes espèces, l’architecte
souverain est soudain saisi du désir qu’il y ait « quelqu’un pour
admirer la raison d’une telle œuvre, pour en aimer la beauté et s’émerveiller
de sa grandeur ».
Seulement
voilà : au moment de produire ce contemplateur de l’univers, Dieu
constate, penaud, qu’il a épuisé ses ressources. Son magasin d’archétypes est
vide. Tout a déjà été distribué entre les ordres supérieurs, intermédiaires et
inférieurs. Mais il ne convient pas à la sagesse divine d’hésiter dans une
œuvre si nécessaire. Le suprême artisan fait donc de nécessité vertu : il
prend l’homme « chef-d’œuvre à l’image indistincte » et,
l’ayant placé au milieu du monde, il lui tient ce langage : « Je
ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô
Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les
conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en
des lois par moi établies. Mais toi que ne limite aucune borne ; par ton
propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même.
[...] Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que,
souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un
peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme
celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont
divines ».
Véritable
Bible de l’âge moderne, ce récit des origines donne une forme religieuse à la
désactivation du texte sacré et l’apparence de l’hétéronomie (d’une décision
venue d’en haut) à la définition de l’homme comme être entièrement
autonome. Adam est constitué en auteur par l’Auteur des choses. Ce qui lui
est révélé, ce n’est pas la loi qui le fonde c’est qu’il est lui-même source de
ses lois. Cette créature a ceci de différent de toutes les autres qu’elle se
crée, qu’elle se façonne elle-même et que nulle autorité, nulle transcendance,
nulle instance supérieure ne lui défend de se lancer à la conquête des
attributs divins de l’omniscience et de la
toute-puissance. La rupture avec la tradition chrétienne et avec la
sagesse des Anciens se camoufle en continuité : Pic de la Mirandole met
dans la bouche de Dieu une splendide déclaration d’indépendance humaine.
La
dignité de l’homme ne tient plus à la position qui lui aurait été assignée, une
fois pour toutes, dans l’édifice cosmique. Ce qui constitue sa dignité, tout au
contraire, c’est que rien pour lui, rien en lui n’est une fois pour
toutes. Abolition du définitif. L’homme est l’être dont l’agir ne découle
pas de l’être mais dont l’être découle de l’agir. Il n’est, à proprement
parler, rien. Comme l’écrit Ernst Cassirer, commentant les philosophes de la
Renaissance : « Au lieu de recevoir son existence toute prête de
la nature ainsi que les autres êtres et de la tenir d’elle en fief, pour ainsi
dire, définitivement, il est dans la nécessité de l’acquérir, de lui donner
forme par la vertu et l’art ». Le phénomène humain n’est plus
substance mais liberté et la volonté d’artificialité prime sur la propension à
se conformer à un modèle déterminé ou à une autorité normative.
Mais où
donc réside la vérité s’il n’y a plus de nature pour la circonscrire ni
d’écrits canoniques pour l’énoncer ? Quelque cent cinquante ans après
Pic de la Mirandole, Francis Bacon donne la réponse dans son Novum
Organum : la vérité est fille du Temps et non de l’Autorité. Puisque
la dignité de l’homme ne consiste plus dans l’accomplissement de sa nature mais
dans ses possibilités infinies, il lui incombe d’aller toujours de l’avant et
de se dépasser. Sous l’impact des premiers succès de la pensée
scientifique, l’être perd sa prééminence ontologique au profit du devenir, et
l’humanité bascule dans l’élément de l’Histoire. Non plus les histoires mais
l’Histoire ; non plus le fablier de l’humanité mais l’itinéraire
qu’emprunte le genre humain pour accomplir une vocation que nulle frontière ne
limite, nulle définition n’incarcère. « Qu’est-ce que l’Histoire ? »
demande un personnage du Docteur Jivago. Et voici sa réponse : « C’est
la mise en chantier des travaux destinés à élucider progressivement le mystère
de la mort et à le vaincre un jour ».
Au
prestige et à l’emprise des Anciens succède donc la fascination du
mouvement. Qui ne se meut pas, en effet, qui traîne, qui flâne, qui regarde
derrière lui, croit exister. En fait, il retarde sur la vie.
Il s’accroche à ce qu’il n’est plus possible d’être. Toutes les choses
qu’il aime, toutes les conduites qu’il adopte, tous les jugements qu’il émet
sont sortis de la pratique des hommes. C’est une anomalie, un hasbeen, un poids mort, un scandale
métaphysique. La phrase de Barthes témoigne d’un temps où il faut être de
son temps pour être pleinement vivant.
Et
qu’est-ce qu’un écrivain vraiment moderne, pleinement vivant ? C’est
précisément un écrivain et non un écrivant. Alors que l’écrivant témoigne,
proteste, explique, enseigne, bref écrit quelque chose, l’écrivain, lui, écrit.
Son activité est intransitive. Comme dit Michel Foucault dans Les
Mots et les Choses, il rompt avec une éloquence tout entière tendue vers
une finalité extérieure au langage pour un discours qui « n’a rien
d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son
être ».
Modernité
ici rime avec pureté, car ce qui est moderne, ce n’est pas seulement
l’illimitation, c’est la séparation, ce n’est pas seulement la déposition de
l’être par le devenir ou de la perfection par la perfectibilité infinie, c’est
aussi la logique qui attire toutes les activités, toutes les occupations vers
elles-mêmes et les concentre dans la manifestation ou le déploiement de leur
propre essence. « Pour le marchand du Moyen Age, rappelle Hermann Broch
dans son roman Les Somnambules, le principe “les affaires sont les affaires”
était sans valeur, la concurrence était pour lui quelque chose de prohibé,
l’artiste du Moyen Age ne connaissait pas “l’art pour l’art”, mais seulement le
service de la foi, la guerre du Moyen Age ne réclamait la dignité d’une cause
absolue que lorsqu’elle était faite au service de la seule valeur absolue :
au service de la foi. C’était un système total du monde reposant dans la
foi, un système du monde relevant de l’ordre des fins et non pas des
causes, un monde entièrement fondé dans l’être et non dans le devenir, et sa
structure sociale, son art, ses liens sociaux, bref toute sa charpente de
valeurs était soumise à la valeur vitale de la foi, qui les comprenait toutes ».
Quand Dieu quitte la place d’où Il avait dirigé l’univers et que naissent les
Temps modernes, les différents secteurs d’activité se séparent et sont
progressivement conduits à chercher en eux-mêmes leur propre
légitimité. Affranchis de la tutelle religieuse, l’art, l’économie, la
politique, le sport, la guerre se développent en quelque sorte chacun pour soi.
Libres de l’absolu, ils se professionnalisent. L’esprit qui les anime, dit
encore Broch, est « l’esprit de la logique dirigée vers son objet et
rien que vers son objet sans regarder à droite ni à gauche ». Ces
spécialités développent toutes les conséquences des postulats qui les régissent
avec une cohérence imperturbable et que nulle considération, nul scrupule
extérieurs n’empêchent d’avancer. De même qu’il appartient à la logique de
l’homme d’affaires de faire des affaires, « de même, constate Broch, il
appartient à la logique du peintre de conduire les principes de la peinture à
leur aboutissement avec leur conséquence la plus extrême au risque de
faire naître une création complètement ésotérique que le producteur seul est en
état de comprendre ».
Ainsi,
en effet, s’écrit l’histoire de la peinture, de Monet porté aux nues pour
avoir su faire apparaître ce que la représentation faisait oublier — la
matérialité de la toile —jusqu’à Kandinsky et à Malevitch crédités d’avoir
dégagé l’art de sa gangue figurative au profit d’une pure composition de
lignes, de figures non identifiables et de couleurs. « Les
peintres doivent rejeter les sujets et les objets s’ils veulent être des
peintres purs », proclame Malevitch. Et ceci encore : « Quand
la conscience aura perdu l’habitude de voir dans le tableau la représentation
de coins de nature, de madones et de Vénus impudentes, nous verrons l’œuvre
purement picturale ».
Même
désir de pureté, même passion soustractive, même volonté de faire
abstraction de tout ce qui n’est pas réductible aux catégories propres de
son art, chez Claude Simon quand, dans son discours de Stockholm, il
répond au critique qui suggérait qu’en lui décernant le prix Nobel de
littérature, on avait voulu confirmer le bruit que le roman était vraiment mort :
« Ce critique ne semble pas s’être aperçu que si, par “roman”, il
entend le modèle littéraire qui s’est épanoui au cours du XIXe siècle,
celui-ci, en effet, est bien mort, en dépit du fait que dans les bibliothèques
de gare ou ailleurs on continue, et on continuera longtemps encore, à vendre et
à acheter par milliers d’aimables ou terrifiants récits d’aventure à conclusion
optimiste ou désespérée et aux titres annonceurs de vérités révélées comme, par
exemple, La Condition humaine, L‘Espoir, ou Les Chemins de la liberté ».
Roman
de gare rime avec ringard comme modernité rime avec pureté. Mais l’accusation
vise, entre autres, le fondateur de la revue Les
Temps modernes. Or cette appellation n’était pas le fruit du hasard.
Ce nom n’avait rien d’arbitraire. C’était l’étendard d’un engagement, une
manière pour Sartre de se placer sans équivoque dans le camp de la
modernité. Le directeur des Temps modernes poussait même
si loin l’exigence d’épouser son époque qu’il érigeait le renoncement à
l’immortalité en maxime tout à la fois esthétique, politique et morale.
L’écriture était, pour lui, une modalité de l’action. Elle ne pouvait donc
prétendre désobéir ou faire exception à l’histoire. Elle en relevait comme le reste. Et
Sartre, dans sa radicalité, entendait bien séculariser cet ersatz de religion,
cet ultime bastion des âmes pieuses : la littérature. Contre les dévots de
l’œuvre immortelle, il affirmait que « le salut se fait sur la terre,
qu’il est de l’homme entier par l’homme entier et que l’art est une méditation
de la vie non de la mort ». La méditation de la mort spécule sur la
vie future. La méditation de la vie se consacre sans réserve au hic et nunc,
aux exigences et aux urgences de l’heure. Elle constitue le présent en horizon
indépassable et parce qu’elle est moderne, c’est-à-dire athée, elle programme
sa propre obsolescence : « Un livre a sa vérité absolue dans
l’époque. Il est vécu comme une émeute, comme une famine. Avec beaucoup moins
d’intensité, bien sûr, et par moins de gens : mais de la même façon. C’est
une émanation de l’intersubjectivité, un lien vivant de rage, de haine ou
d’amour entre ceux qui l’ont produit et ceux qui le reçoivent. [...] On a
souvent dit des dattes et des bananes : “Vous ne pouvez rien en dire :
pour savoir ce que c’est, il faut les manger sur place, quand on vient de les
cueillir”. Et j’ai toujours considéré les bananes comme des fruits morts dont
le goût vivant m’échappait. Les livres qui passent d’une époque à l’autre
sont des fruits morts. Ils ont eu, en un autre temps, un autre goût, âpre et
vif. Il fallait lire l’Émile et les Lettres persanes quand on venait de les
cueillir ».
En
collant au présent, en écrivant délibérément et exclusivement pour son
époque, Sartre choisit donc la modernité c’est-à-dire le momentané contre
toutes les formes d’éternité, postérité incluse. Il n’est pas le premier. « En
hâtant le progrès, nous hâtons notre mort », disait déjà Renan : « Autrefois
tout était considéré comme étant. On parlait de droit, de religion, de
politique, de poésie d’une façon absolue. Maintenant tout est considéré comme
en voie de se faire ». Et l’auteur de L‘Avenir de la science était
moderne en ceci qu’il approuvait, qu’il glorifiait même la dissolution, ou même
la liquéfaction de tous les monuments — « ses propres œuvres comprises »
— dans le mouvement général.
Mais
Sartre, à la différence de Renan, voit l’histoire comme un long fleuve
in-tranquille. Il n’attend pas du développement de la science qu’il établisse,
à lui tout seul, le règne humain. Le progrès, pour Sartre, n’est pas linéaire
mais tumultueux : il naît du choc des contraires. Le Nouveau ne succède
pas à l’Ancien. Il l’affronte. Et le présent est le théâtre de cette bataille
dont l’enjeu est l’accomplissement de l’idéal : « Nous voulons que
l’œuvre soit en même temps un acte ; qu’elle soit expressément conçue
comme une arme dans la lutte que les hommes mènent contre le mal ».
Le
pathos de la modernité prend ici une tournure dramatique. Être moderne, ce
n’est pas un constat ; c’est un combat. Toute la réalité est articulée
autour de la lutte entre les vivants et les vestiges, ceux qui réalisent les
promesses de l’Histoire et ceux qui font tout pour qu’elles ne se réalisent
pas. Le sens de l’actualité réside dans le duel sans merci que se livrent
le Bien moderne et le Mal rétrograde. D’où vient cette dramatisation ? De
la nécessité pour l’humanisme de rendre compte de la violence, de l’aliénation,
de l’oppression dans une histoire qui n’est plus faite par Dieu. Comme
l’écrit Odo Marquard, dès lors qu’est reconnue à l’homme la capacité de fonder
son propre destin, « l’insatisfaction à l’égard du monde, jadis dirigée
vers le transcendant, doit être réexpédiée vers l’immanent, l’intra-historique ». Quand
les choses tournent mal, la philosophie de l’Histoire, qui ne peut plus s’en
prendre à Dieu, découvre comme figure décisive les autres, les hommes qui
empêchent le Bien voulu par les hommes, c’est-à-dire les adversaires, les
ennemis.
Et
pourquoi des hommes voudraient-ils empêcher le bien voulu par les hommes ?
Parce que dire, comme le Dieu de Pic de la Mirandole, que l’homme est
ontologiquement libre, c’est retirer, du même coup, tout fondement ontologique
à la hiérarchie entre les êtres humains. À la différence du Dieu médiéval qui
répartissait inégalement le céleste et le terrestre et justifiait ainsi que les
uns commandent ou s’adonnent à la vie spirituelle pendant que les autres
accomplissent les tâches nécessaires à la satisfaction des besoins
corporels, ce Dieu humaniste ne donne rien à personne ou plutôt il donne à
tout le monde le rien, l’indétermination, la non-coïncidence avec sa place ou
son rang social. En faisant de la liberté, la marque distinctive de l’humanité,
l’humanisme met les hommes à égalité. Ce qui angoisse les privilégiés et les
conduit à ralentir ou même à saboter la dynamique égalitaire. Ainsi naît
l’identification du Bien, de l’égalité et du mouvement et l’idée d’une
confrontation mortelle opposant ce parti aux bénéficiaires du statu quo.
Sartre
se veut le continuateur de cette modernité belliqueuse apparue avec la
Révolution française et amplifiée par le marxisme. Il décide, en créant
les Temps modernes, de prendre une part active à la lutte des
classes qui est aussi une lutte entre l’ancien et le nouveau. Il choisit sans
ambiguïté son camp et son temps. Et quand, lors d’une conférence des prix Nobel
sur les promesses et les menaces du XXIe siècle, Claude Simon
déclare : « Il n’y a rien d’autre à faire, pour le scientifique,
pour l’artiste, que ce qui a été fait de tout temps par leurs semblables qui
ont laissé leurs marques, c’est-à-dire œuvrer chacun au mieux dans les domaines
qui leur sont propres et sans se soucier d’aucune autre considération »,
il est certes moderne au sens, décrit par Hermann Broch, d’une logique
inflexible, d’une autonomie déchaînée, et d’une relève du commandement éthique
par la formule de l’accomplissement du devoir professionnel à cent pour cent,
mais, dans la perspective de l’engagement sartrien, cette proclamation fait de
lui un bourgeois, c’est-à-dire un Ancien. En s’enfermant dans son art, il
renforce l’ordre établi. En reprenant à son compte la division du travail, il
retarde l’avènement du règne humain.
Dans cette
bataille, Barthes, le Barthes d’avant la soudaine et souveraine indifférence,
ne prend pas parti. Ou plutôt, il réalise, et avec lui toute l’avant-garde, la
synthèse entre Sartre et Claude Simon. Avec Claude Simon, il délivre l’écriture
de toute finalité extérieure à son déploiement : l’engagement est le fait
de l’écrivant mais, et c’est là où il rejoint Sartre, Barthes retraduit
l’exigence de pureté dans le langage progressiste de la révolution.
Il fait, de la « libération du signifiant » et de la rupture
du discours littéraire avec la représentation, l’équivalent ou le prolongement
de la rupture politique avec la société bourgeoise. Et la promesse d’égalité le
conduit, comme Sartre, à ne pas s’accommoder de la distinction entre l’artiste
et les autres hommes. Sartre conclut Les Mots — son
autobiographique mise au tombeau de la littérature — par cette épitaphe : « un
homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Et Barthes écrit dans S/Z : « L’enjeu du travail
littéraire (de la littérature comme travail) c’est de faire du lecteur, non
plus un consommateur mais un producteur de textes. Notre littérature est
marquée par le divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre
le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur
et son lecteur ». Il faut donc mettre fin à ce divorce, ajouter à « la
pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte », la possibilité
d’accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l’écriture. De
chaque lecteur, autrement dit, Barthes fait un auteur potentiel. Et il ne
s’arrête pas en si bon chemin. Poussant à son paroxysme le refus moderne de la
hiérarchie entre les êtres, il noie l’auteur dans l’océan de l’intertextualité.
L’eschatologie égalitaire réclame à la fois que nous soyons tous auteurs et que
s’efface pour de bon la figure paternelle, transcendante, intimidante de
l’Auteur. Tous auteurs dans un monde sans auteur, telle est la formule
ultime de l’égalité : « Nous savons maintenant qu’un texte n’est
pas fait d’une ligne de mots dégageant un sens unique, en quelque sorte
théologique (qui serait le message de l’auteur-Dieu), mais un message à
dimensions multiples où se marient et se contestent des écritures variées dont
aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations issues des
mille foyers de la culture ».
L’art
est devenu art à l’âge moderne. Comme dit Malraux, dans Le Musée imaginaire :
« Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture ; la Madone de
Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même l’Athéna de Phidias n’était pas
d’abord une statue ». Ils ont acquis cette qualité sous le regard des
Modernes. C’est à nous, modernes, qu’il revient d’avoir défini l’homme
comme l’être qui, faisant exception à l’être, achève librement sa forme à la
façon d’un peintre ou d’un sculpteur, et du même élan, d’avoir dissocié ces
objets de l’enseignement qu’ils délivraient dans leur monde d’origine, des
finalités sociale, religieuse ou politique qu'ils y remplissaient, pour en
faire d’abord des œuvres d’art.
Le
sujet artiste salue les artistes. Et puis, il se reprend : si tout homme
est artiste, pourquoi exhausser les artistes au-dessus de l’humanité commune ?
S’il incombe à chacun de réaliser ses virtualités poétiques, pourquoi faire tout
un plat des poètes ? « L’art lève la tête où les religions perdent
du terrain », a écrit Nietzsche. Mais on doit ajouter aussitôt ce
codicille : là où prévaut une conception artistique de l’homme, la
religion de l’art finit inévitablement par être mise en question.
Culte
de l’art ; soupçon sur l’art : l’avant-garde, hyper-conscience
moderne, oscille entre ces deux postulations. « Jusqu’ici, déclare
Malevitch, il n’y a pas eu de tentative picturale en tant que telle, sans
toutes sortes d’attributs de la vie réelle. La peinture était une cravate sur
la chemise amidonnée d’un gentleman et le corset rose compressant le ventre
gonflé d’une dame adipeuse. La peinture, c’était le côté esthétique de l’objet,
mais elle n’a jamais constitué son propre but. Les peintres étaient des juges
d’instruction, des gradés de la police qui établissaient différents procès
verbaux à propos des produits avariés, des vols, des meurtres et des clochards ».
À cette véhémente recherche d’identité, Duchamp oppose le sarcasme iconoclaste
du ready-made, « cet objet usuel promu objet d’art par le simple choix
de l’artiste ». Et depuis l’exposition, sous le nom de Fontaine, d’un
urinoir renversé, son innombrable postérité a travaillé avec acharnement à
brouiller la frontière entre l’artiste et les autres mortels ou entre ce qui
fait partie intégrante de l’art et toutes les choses triviales, quotidiennes,
ordinaires qui sont exclues de cette sphère sacrée.
Docile
aux deux injonctions contradictoires de l’avant-garde, Barthes a longtemps défendu
une écriture à la fois intransitive et généralisée. Contre l’usage commun de la
langue, il a été le chantre de la séparation ; contre l’élitisme, il a été
le héraut de l’indistinction. La modernité s’est imposée à lui sous la modalité
hyper-aristocratique de l’écrivain pur et sous celle, archi-égalitaire, du « tous
écrivains ». Un jour cependant il lui est devenu indifférent de ne pas
être moderne. La terreur s’est dissipée. L’injonction a perdu son pouvoir. Le
Barthes officieux a cessé de plier le genou devant le Barthes officiel.
Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce
branle-bas minuscule ?
Alain Finkielkraut, in Nous autres, modernes