samedi 5 février 2011

En lisant... Alain Finkielkraut - Nous autres modernes

Le 13 août 1977, Roland Barthes note dans son journal : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne ».
Phrase stupéfiante si l’on y réfléchit bien. À cette date, en effet, il était fortement recommandé, sinon même vital, d’être moderne et, dans le domaine esthétique, c’est Barthes lui-même qui apposait le précieux label. L’auteur du Degré zéro de l’écriture était alors de ceux, très peu nombreux, triés sur le volet, qui faisaient la pluie et le beau temps en matière de modernité. Il était l’un des sélectionneurs de l’équipe. Entre l’ancien et le nouveau, Barthes souverainement tranchait. Il ne cessait de séparer l’actuel du caduc, le contemporain du périmé. Et le voici qui, seul avec lui-même, reconnaît que la ligne de partage passait par son propre cœur. Il était le juge et aussi l’accusé. Il exerçait à ses dépens un droit de vie et de mort sur les choses de l’esprit. Il excluait ce qu’il aimait ; ses valeurs proclamées condamnaient certaines de ses inclinations profondes. Son goût souffrait de ses verdicts, mais il n’osait pas l’avouer de peur de ne pas être moderne. Une crainte étrange et tenace faisait de lui le dissident clandestin de sa propre doctrine. Tout d’un coup, l’intimidation tombe. Il n’a plus peur. Son autre moi sort de sa cachette et respire enfin à l’air libre. Paradoxale liberté : la libération n’est-elle pas le geste moderne par excellence ? Qu’est-ce qu’être moderne précisément sinon s’affranchir de l’autorité des Anciens, sur le modèle toujours actif de Charles Perrault bravant le mimétisme et l’académisme par ces vers intrépides :
La belle Antiquité fut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens sans plier les genoux.
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.
Davantage : n’est-ce pas depuis qu’il est moderne que l’homme a abandonné le concept de nature humaine pour se concevoir et se définir comme liberté ? L’homme moderne, l’homme en tant que moderne fait sa première et superbe apparition, en 1482, dans l’Oratio de hominis dignitate de Pic de la Mirandole. Cet admirable discours commence par un récit, et pas n’importe quel récit : la Genèse. Dieu crée le monde et une fois bâti « l’auguste temple de sa divinité », une fois la région supra-céleste ornée d’esprits, les globes dans l’Éther animés d’âmes éternelles, la fange du monde inférieur garnie d’une foule d’animaux de toutes espèces, l’architecte souverain est soudain saisi du désir qu’il y ait « quelqu’un pour admirer la raison d’une telle œuvre, pour en aimer la beauté et s’émerveiller de sa grandeur ».
Seulement voilà : au moment de produire ce contemplateur de l’univers, Dieu constate, penaud, qu’il a épuisé ses ressources. Son magasin d’archétypes est vide. Tout a déjà été distribué entre les ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs. Mais il ne convient pas à la sagesse divine d’hésiter dans une œuvre si nécessaire. Le suprême artisan fait donc de nécessité vertu : il prend l’homme « chef-d’œuvre à l’image indistincte » et, l’ayant placé au milieu du monde, il lui tient ce langage : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi que ne limite aucune borne ; par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. [...] Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines ».
Véritable Bible de l’âge moderne, ce récit des origines donne une forme religieuse à la désactivation du texte sacré et l’apparence de l’hétéronomie (d’une décision venue d’en haut) à la définition de l’homme comme être entièrement autonome. Adam est constitué en auteur par l’Auteur des choses. Ce qui lui est révélé, ce n’est pas la loi qui le fonde c’est qu’il est lui-même source de ses lois. Cette créature a ceci de différent de toutes les autres qu’elle se crée, qu’elle se façonne elle-même et que nulle autorité, nulle transcendance, nulle instance supérieure ne lui défend de se lancer à la conquête des attributs divins de l’omniscience et de la toute-puissance. La rupture avec la tradition chrétienne et avec la sagesse des Anciens se camoufle en continuité : Pic de la Mirandole met dans la bouche de Dieu une splendide déclaration d’indépendance humaine.
La dignité de l’homme ne tient plus à la position qui lui aurait été assignée, une fois pour toutes, dans l’édifice cosmique. Ce qui constitue sa dignité, tout au contraire, c’est que rien pour lui, rien en lui n’est une fois pour toutes. Abolition du définitif. L’homme est l’être dont l’agir ne découle pas de l’être mais dont l’être découle de l’agir. Il n’est, à proprement parler, rien. Comme l’écrit Ernst Cassirer, commentant les philosophes de la Renaissance : « Au lieu de recevoir son existence toute prête de la nature ainsi que les autres êtres et de la tenir d’elle en fief, pour ainsi dire, définitivement, il est dans la nécessité de l’acquérir, de lui donner forme par la vertu et l’art ». Le phénomène humain n’est plus substance mais liberté et la volonté d’artificialité prime sur la propension à se conformer à un modèle déterminé ou à une autorité normative.
Mais où donc réside la vérité s’il n’y a plus de nature pour la circonscrire ni d’écrits canoniques pour l’énoncer ? Quelque cent cinquante ans après Pic de la Mirandole, Francis Bacon donne la réponse dans son Novum Organum : la vérité est fille du Temps et non de l’Autorité. Puisque la dignité de l’homme ne consiste plus dans l’accomplissement de sa nature mais dans ses possibilités infinies, il lui incombe d’aller toujours de l’avant et de se dépasser. Sous l’impact des premiers succès de la pensée scientifique, l’être perd sa prééminence ontologique au profit du devenir, et l’humanité bascule dans l’élément de l’Histoire. Non plus les histoires mais l’Histoire ; non plus le fablier de l’humanité mais l’itinéraire qu’emprunte le genre humain pour accomplir une vocation que nulle frontière ne limite, nulle définition n’incarcère. « Qu’est-ce que l’Histoire ? » demande un personnage du Docteur Jivago. Et voici sa réponse : « C’est la mise en chantier des travaux destinés à élucider progressivement le mystère de la mort et à le vaincre un jour ».
Au prestige et à l’emprise des Anciens succède donc la fascination du mouvement. Qui ne se meut pas, en effet, qui traîne, qui flâne, qui regarde derrière lui, croit exister. En fait, il retarde sur la vie. Il s’accroche à ce qu’il n’est plus possible d’être. Toutes les choses qu’il aime, toutes les conduites qu’il adopte, tous les jugements qu’il émet sont sortis de la pratique des hommes. C’est une anomalie, un hasbeen, un poids mort, un scandale métaphysique. La phrase de Barthes témoigne d’un temps où il faut être de son temps pour être pleinement vivant.
Et qu’est-ce qu’un écrivain vraiment moderne, pleinement vivant ? C’est précisément un écrivain et non un écrivant. Alors que l’écrivant témoigne, proteste, explique, enseigne, bref écrit quelque chose, l’écrivain, lui, écrit. Son activité est intransitive. Comme dit Michel Foucault dans Les Mots et les Choses, il rompt avec une éloquence tout entière tendue vers une finalité extérieure au langage pour un discours qui « n’a rien d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son être ».
Modernité ici rime avec pureté, car ce qui est moderne, ce n’est pas seulement l’illimitation, c’est la séparation, ce n’est pas seulement la déposition de l’être par le devenir ou de la perfection par la perfectibilité infinie, c’est aussi la logique qui attire toutes les activités, toutes les occupations vers elles-mêmes et les concentre dans la manifestation ou le déploiement de leur propre essence. « Pour le marchand du Moyen Age, rappelle Hermann Broch dans son roman Les Somnambules, le principe “les affaires sont les affaires” était sans valeur, la concurrence était pour lui quelque chose de prohibé, l’artiste du Moyen Age ne connaissait pas “l’art pour l’art”, mais seulement le service de la foi, la guerre du Moyen Age ne réclamait la dignité d’une cause absolue que lorsqu’elle était faite au service de la seule valeur absolue : au service de la foi. C’était un système total du monde reposant dans la foi, un système du monde relevant de l’ordre des fins et non pas des causes, un monde entièrement fondé dans l’être et non dans le devenir, et sa structure sociale, son art, ses liens sociaux, bref toute sa charpente de valeurs était soumise à la valeur vitale de la foi, qui les comprenait toutes ». Quand Dieu quitte la place d’où Il avait dirigé l’univers et que naissent les Temps modernes, les différents secteurs d’activité se séparent et sont progressivement conduits à chercher en eux-mêmes leur propre légitimité. Affranchis de la tutelle religieuse, l’art, l’économie, la politique, le sport, la guerre se développent en quelque sorte chacun pour soi. Libres de l’absolu, ils se professionnalisent. L’esprit qui les anime, dit encore Broch, est « l’esprit de la logique dirigée vers son objet et rien que vers son objet sans regarder à droite ni à gauche ». Ces spécialités développent toutes les conséquences des postulats qui les régissent avec une cohérence imperturbable et que nulle considération, nul scrupule extérieurs n’empêchent d’avancer. De même qu’il appartient à la logique de l’homme d’affaires de faire des affaires, « de même, constate Broch, il appartient à la logique du peintre de conduire les principes de la peinture à leur aboutissement avec leur conséquence la plus extrême au risque de faire naître une création complètement ésotérique que le producteur seul est en état de comprendre ».
Ainsi, en effet, s’écrit l’histoire de la peinture, de Monet porté aux nues pour avoir su faire apparaître ce que la représentation faisait oublier — la matérialité de la toile —jusqu’à Kandinsky et à Malevitch crédités d’avoir dégagé l’art de sa gangue figurative au profit d’une pure composition de lignes, de figures non identifiables et de couleurs. « Les peintres doivent rejeter les sujets et les objets s’ils veulent être des peintres purs », proclame Malevitch. Et ceci encore : « Quand la conscience aura perdu l’habitude de voir dans le tableau la représentation de coins de nature, de madones et de Vénus impudentes, nous verrons l’œuvre purement picturale ».
Même désir de pureté, même passion soustractive, même volonté de faire abstraction de tout ce qui n’est pas réductible aux catégories propres de son art, chez Claude Simon quand, dans son discours de Stockholm, il répond au critique qui suggérait qu’en lui décernant le prix Nobel de littérature, on avait voulu confirmer le bruit que le roman était vraiment mort : « Ce critique ne semble pas s’être aperçu que si, par “roman”, il entend le modèle littéraire qui s’est épanoui au cours du XIXe siècle, celui-ci, en effet, est bien mort, en dépit du fait que dans les bibliothèques de gare ou ailleurs on continue, et on continuera longtemps encore, à vendre et à acheter par milliers d’aimables ou terrifiants récits d’aventure à conclusion optimiste ou désespérée et aux titres annonceurs de vérités révélées comme, par exemple, La Condition humaine, L‘Espoir, ou Les Chemins de la liberté ».
Roman de gare rime avec ringard comme modernité rime avec pureté. Mais l’accusation vise, entre autres, le fondateur de la revue Les Temps modernes. Or cette appellation n’était pas le fruit du hasard. Ce nom n’avait rien d’arbitraire. C’était l’étendard d’un engagement, une manière pour Sartre de se placer sans équivoque dans le camp de la modernité. Le directeur des Temps modernes poussait même si loin l’exigence d’épouser son époque qu’il érigeait le renoncement à l’immortalité en maxime tout à la fois esthétique, politique et morale. L’écriture était, pour lui, une modalité de l’action. Elle ne pouvait donc prétendre désobéir ou faire exception à l’histoire. Elle en relevait comme le reste. Et Sartre, dans sa radicalité, entendait bien séculariser cet ersatz de religion, cet ultime bastion des âmes pieuses : la littérature. Contre les dévots de l’œuvre immortelle, il affirmait que « le salut se fait sur la terre, qu’il est de l’homme entier par l’homme entier et que l’art est une méditation de la vie non de la mort ». La méditation de la mort spécule sur la vie future. La méditation de la vie se consacre sans réserve au hic et nunc, aux exigences et aux urgences de l’heure. Elle constitue le présent en horizon indépassable et parce qu’elle est moderne, c’est-à-dire athée, elle programme sa propre obsolescence : « Un livre a sa vérité absolue dans l’époque. Il est vécu comme une émeute, comme une famine. Avec beaucoup moins d’intensité, bien sûr, et par moins de gens : mais de la même façon. C’est une émanation de l’intersubjectivité, un lien vivant de rage, de haine ou d’amour entre ceux qui l’ont produit et ceux qui le reçoivent. [...] On a souvent dit des dattes et des bananes : “Vous ne pouvez rien en dire : pour savoir ce que c’est, il faut les manger sur place, quand on vient de les cueillir”. Et j’ai toujours considéré les bananes comme des fruits morts dont le goût vivant m’échappait. Les livres qui passent d’une époque à l’autre sont des fruits morts. Ils ont eu, en un autre temps, un autre goût, âpre et vif. Il fallait lire l’Émile et les Lettres persanes quand on venait de les cueillir ».
En collant au présent, en écrivant délibérément et exclusivement pour son époque, Sartre choisit donc la modernité c’est-à-dire le momentané contre toutes les formes d’éternité, postérité incluse. Il n’est pas le premier. « En hâtant le progrès, nous hâtons notre mort », disait déjà Renan : « Autrefois tout était considéré comme étant. On parlait de droit, de religion, de politique, de poésie d’une façon absolue. Maintenant tout est considéré comme en voie de se faire ». Et l’auteur de L‘Avenir de la science était moderne en ceci qu’il approuvait, qu’il glorifiait même la dissolution, ou même la liquéfaction de tous les monuments — « ses propres œuvres comprises » — dans le mouvement général.
Mais Sartre, à la différence de Renan, voit l’histoire comme un long fleuve in-tranquille. Il n’attend pas du développement de la science qu’il établisse, à lui tout seul, le règne humain. Le progrès, pour Sartre, n’est pas linéaire mais tumultueux : il naît du choc des contraires. Le Nouveau ne succède pas à l’Ancien. Il l’affronte. Et le présent est le théâtre de cette bataille dont l’enjeu est l’accomplissement de l’idéal : « Nous voulons que l’œuvre soit en même temps un acte ; qu’elle soit expressément conçue comme une arme dans la lutte que les hommes mènent contre le mal ».
Le pathos de la modernité prend ici une tournure dramatique. Être moderne, ce n’est pas un constat ; c’est un combat. Toute la réalité est articulée autour de la lutte entre les vivants et les vestiges, ceux qui réalisent les promesses de l’Histoire et ceux qui font tout pour qu’elles ne se réalisent pas. Le sens de l’actualité réside dans le duel sans merci que se livrent le Bien moderne et le Mal rétrograde. D’où vient cette dramatisation ? De la nécessité pour l’humanisme de rendre compte de la violence, de l’aliénation, de l’oppression dans une histoire qui n’est plus faite par Dieu. Comme l’écrit Odo Marquard, dès lors qu’est reconnue à l’homme la capacité de fonder son propre destin, « l’insatisfaction à l’égard du monde, jadis dirigée vers le transcendant, doit être réexpédiée vers l’immanent, l’intra-historique ». Quand les choses tournent mal, la philosophie de l’Histoire, qui ne peut plus s’en prendre à Dieu, découvre comme figure décisive les autres, les hommes qui empêchent le Bien voulu par les hommes, c’est-à-dire les adversaires, les ennemis.
Et pourquoi des hommes voudraient-ils empêcher le bien voulu par les hommes ? Parce que dire, comme le Dieu de Pic de la Mirandole, que l’homme est ontologiquement libre, c’est retirer, du même coup, tout fondement ontologique à la hiérarchie entre les êtres humains. À la différence du Dieu médiéval qui répartissait inégalement le céleste et le terrestre et justifiait ainsi que les uns commandent ou s’adonnent à la vie spirituelle pendant que les autres accomplissent les tâches nécessaires à la satisfaction des besoins corporels, ce Dieu humaniste ne donne rien à personne ou plutôt il donne à tout le monde le rien, l’indétermination, la non-coïncidence avec sa place ou son rang social. En faisant de la liberté, la marque distinctive de l’humanité, l’humanisme met les hommes à égalité. Ce qui angoisse les privilégiés et les conduit à ralentir ou même à saboter la dynamique égalitaire. Ainsi naît l’identification du Bien, de l’égalité et du mouvement et l’idée d’une confrontation mortelle opposant ce parti aux bénéficiaires du statu quo.
Sartre se veut le continuateur de cette modernité belliqueuse apparue avec la Révolution française et amplifiée par le marxisme. Il décide, en créant les Temps modernes, de prendre une part active à la lutte des classes qui est aussi une lutte entre l’ancien et le nouveau. Il choisit sans ambiguïté son camp et son temps. Et quand, lors d’une conférence des prix Nobel sur les promesses et les menaces du XXIe siècle, Claude Simon déclare : « Il n’y a rien d’autre à faire, pour le scientifique, pour l’artiste, que ce qui a été fait de tout temps par leurs semblables qui ont laissé leurs marques, c’est-à-dire œuvrer chacun au mieux dans les domaines qui leur sont propres et sans se soucier d’aucune autre considération », il est certes moderne au sens, décrit par Hermann Broch, d’une logique inflexible, d’une autonomie déchaînée, et d’une relève du commandement éthique par la formule de l’accomplissement du devoir professionnel à cent pour cent, mais, dans la perspective de l’engagement sartrien, cette proclamation fait de lui un bourgeois, c’est-à-dire un Ancien. En s’enfermant dans son art, il renforce l’ordre établi. En reprenant à son compte la division du travail, il retarde l’avènement du règne humain.
Dans cette bataille, Barthes, le Barthes d’avant la soudaine et souveraine indifférence, ne prend pas parti. Ou plutôt, il réalise, et avec lui toute l’avant-garde, la synthèse entre Sartre et Claude Simon. Avec Claude Simon, il délivre l’écriture de toute finalité extérieure à son déploiement : l’engagement est le fait de l’écrivant mais, et c’est là où il rejoint Sartre, Barthes retraduit l’exigence de pureté dans le langage progressiste de la révolution. Il fait, de la « libération du signifiant » et de la rupture du discours littéraire avec la représentation, l’équivalent ou le prolongement de la rupture politique avec la société bourgeoise. Et la promesse d’égalité le conduit, comme Sartre, à ne pas s’accommoder de la distinction entre l’artiste et les autres hommes. Sartre conclut Les Mots — son autobiographique mise au tombeau de la littérature — par cette épitaphe : « un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Et Barthes écrit dans S/Z : « L’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail) c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur mais un producteur de textes. Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur ». Il faut donc mettre fin à ce divorce, ajouter à « la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte », la possibilité d’accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l’écriture. De chaque lecteur, autrement dit, Barthes fait un auteur potentiel. Et il ne s’arrête pas en si bon chemin. Poussant à son paroxysme le refus moderne de la hiérarchie entre les êtres, il noie l’auteur dans l’océan de l’intertextualité. L’eschatologie égalitaire réclame à la fois que nous soyons tous auteurs et que s’efface pour de bon la figure paternelle, transcendante, intimidante de l’Auteur. Tous auteurs dans un monde sans auteur, telle est la formule ultime de l’égalité : « Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le message de l’auteur-Dieu), mais un message à dimensions multiples où se marient et se contestent des écritures variées dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations issues des mille foyers de la culture ».
L’art est devenu art à l’âge moderne. Comme dit Malraux, dans Le Musée imaginaire : « Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture ; la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même l’Athéna de Phidias n’était pas d’abord une statue ». Ils ont acquis cette qualité sous le regard des Modernes. C’est à nous, modernes, qu’il revient d’avoir défini l’homme comme l’être qui, faisant exception à l’être, achève librement sa forme à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur, et du même élan, d’avoir dissocié ces objets de l’enseignement qu’ils délivraient dans leur monde d’origine, des finalités sociale, religieuse ou politique qu'ils y remplissaient, pour en faire d’abord des œuvres d’art.
Le sujet artiste salue les artistes. Et puis, il se reprend : si tout homme est artiste, pourquoi exhausser les artistes au-dessus de l’humanité commune ? S’il incombe à chacun de réaliser ses virtualités poétiques, pourquoi faire tout un plat des poètes ? « L’art lève la tête où les religions perdent du terrain », a écrit Nietzsche. Mais on doit ajouter aussitôt ce codicille : là où prévaut une conception artistique de l’homme, la religion de l’art finit inévitablement par être mise en question.
Culte de l’art ; soupçon sur l’art : l’avant-garde, hyper-conscience moderne, oscille entre ces deux postulations. « Jusqu’ici, déclare Malevitch, il n’y a pas eu de tentative picturale en tant que telle, sans toutes sortes d’attributs de la vie réelle. La peinture était une cravate sur la chemise amidonnée d’un gentleman et le corset rose compressant le ventre gonflé d’une dame adipeuse. La peinture, c’était le côté esthétique de l’objet, mais elle n’a jamais constitué son propre but. Les peintres étaient des juges d’instruction, des gradés de la police qui établissaient différents procès verbaux à propos des produits avariés, des vols, des meurtres et des clochards ». À cette véhémente recherche d’identité, Duchamp oppose le sarcasme iconoclaste du ready-made, « cet objet usuel promu objet d’art par le simple choix de l’artiste ». Et depuis l’exposition, sous le nom de Fontaine, d’un urinoir renversé, son innombrable postérité a travaillé avec acharnement à brouiller la frontière entre l’artiste et les autres mortels ou entre ce qui fait partie intégrante de l’art et toutes les choses triviales, quotidiennes, ordinaires qui sont exclues de cette sphère sacrée.
Docile aux deux injonctions contradictoires de l’avant-garde, Barthes a longtemps défendu une écriture à la fois intransitive et généralisée. Contre l’usage commun de la langue, il a été le chantre de la séparation ; contre l’élitisme, il a été le héraut de l’indistinction. La modernité s’est imposée à lui sous la modalité hyper-aristocratique de l’écrivain pur et sous celle, archi-égalitaire, du « tous écrivains ». Un jour cependant il lui est devenu indifférent de ne pas être moderne. La terreur s’est dissipée. L’injonction a perdu son pouvoir. Le Barthes officieux a cessé de plier le genou devant le Barthes officiel. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce branle-bas minuscule ?

Alain Finkielkraut, in Nous autres, modernes