mercredi 29 février 2012

En méditant... François Cassingena-Trévedy, Étincelles de Carême


Combien il faut avoir passé, combien il faut avoir vécu de Carêmes pour commencer seulement à en identifier le goût ! Le goût très particulier, non pas de l'insipide, mais de cela dont le goût s'est simplement absenté.
« Et crachant sur lui ils prirent un roseau, et ils le frappaient à la tête » (Mt 27, 3o) — Ils se mettaient activement à la déconstruction, à la décomposition du visage, et voilà que, paradoxalement, plus le visage de Jésus se brouillait, plus il devenait transparent ; plus on le rendait opaque, plus il devenait miroir. À l'étiage de son expression propre, le visage devient lieu commun, puisque aussi bien il récolte alors en lui-même tous les nôtres : Jésus prend tout l'homme en pleine face, l'innocent autant que la brute. Ce visage-là, désormais, fera partie de nos universaux : il vérifiera, il questionnera sans cesse cet « universel », entre autres, que nous appelons la beauté. Jésus creuse pour moi ses traits, Jésus descend pour moi au plus bas du visage, Jésus se met pour moi en cet état, en cet étiage, et il y demeure, pour que je puisse m'y arrêter. Dans cet exercice élémentaire de la vie chrétienne qui est la méditation de la passion du Seigneur, il n'y a au fond qu'une seule station : celle que l'on fait au visage pour y demeurer : Providebam Dominum in conspectu meo semper (Ps XV, 8). L'homme seul, au fond, mérite que l'on s'y arrête, chemin faisant.
Carême, de la déchirure du cœur (Jl 2, 13) à la fraction du pain (Lc 26, 26) ; de notre défaite à notre réfection entre ses mains très saintes. De nos propres débris, Jésus fait la vaisselle de son souper, et il n'en veut point d'autre, même, que celle-là.
« L'Esprit du Seigneur est sur moi » (Lc 4, 18) – Un « sur-moi » qui ne s'impose ni ne pèse, puisque c'est un oiseau.
Tentation – Épousant en sa retraite, en sa détresse, la prière d'un autre désemparé, Jésus demandait : « Qui me donnera les ailes de la colombe, que je vole et me repose ? » (Ps 54, 7). Et voilà que la Colombe elle-même, après avoir été sa couronne (Lc 3, 22), devenait son pennage. « Jésus, rempli d'Esprit Saint, est-il écrit, s'en retourna du Jourdain et il était conduit dans le désert par l'Esprit » (Lc 4, 1). Jésus s'abandonnait, le premier, au don de la Colombe. Et Jésus pouvait poursuivre tout bas son chemin et son psaume : « Voici que j'ai tiré de long dans ma fuite et que j'ai demeuré en solitude ». (Ps 54, 8) Légèreté, étonnante légèreté de l'enfant Jésus innovant, essayant à nouveau – c'est-à-dire avec le pennage de l'Esprit – la nature de l'homme. Jésus, inventeur et vérificateur, en lui-même, d'un homme nouveau. Jésus, le premier d'entre nous, capable de voler.
Tentation « Il était conduit au désert par l'Esprit » (Lc 4, 1). « Je la conduirai au désert et je lui parlerai au cœur » (Os 2, 14) Confiance totale de Jésus dans l'Esprit, en cette expérience, en cette probation. Confiance : fiançailles. Fiançailles de Jésus, de l'homme Jésus, avec ce Souffle dont on se souviendra que, dans sa langue et sa représentation spontanée, il est l'Éternel féminin. Et réciproquement, à travers Jésus, à travers cette conduite active de Jésus par l'Esprit, fiançailles du Dieu fort avec l'Humanité, car l'homme, l'homme tout seul, cet homme-là, tout seul, est responsable de la Femme prononce tout bas la réponse positive de la Femme en sa totalité, étant son cœur même.
Tentation « Dis que ces pierres deviennent des pains » (Mt 4, 3) D'un simple geste intérieur, Jésus repousse cette cuisine qu'on lui apporte. Jésus repousse la tentation de parler tout seul, c'est-à-dire de faire un usage solitaire, utilitaire, autarcique, des mots et des choses. Dans la rigueur de son jeûne, Jésus s'abstient de manger le langage lui-même : il n'a de parler qu'en compagnie : avec le Père et avec nous. Il n'a de parler que pour donner à manger. Il n'a de parler qui ne soit un festin qu'il donne. Au Père et à nous. Jésus ne veut pas manger les mots, ce manger en solitaire qui fait le fond de toute espèce de magie. Jésus ne veut pas parler tout seul, parce que ce parler-tout-seul, faisant déjà du bruit, insulterait au silence du Père dans lequel il entend demeurer.
Tentation « Jésus était poussé au désert par le vent » (Lc 4, 1) « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, et tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va ; ainsi en va-t-il de quiconque est né du vent » (Jn 3, 8) Au désert, Jésus prend le vent pour directeur. Jésus consent, dès le seuil du désert, et se met sous la direction spirituelle du vent. Jésus conçu du vent (cf. Lc 1, 35) entre ici volontairement en partage de l'Inconnu. Au désert, il prend conscience de sa naissance et l'approfondit : il prend sciemment naissance du vent, de ce même vent duquel il a été conçu, et nul ne sait ni d'où il vient, ni où il va lui-même. Jésus s'habille du vent, s'alite dans le vent et, consolidant son propre mystère en cette solitude, épaissit à dessein l'inconnaissance que nous avions déjà de lui.
Sæculum nostrum in illuminatione vultus tui (Ps LXXXIX, 8)Vision prophétique : le siècle en un éclair. Notre siècle dans un éclair de lucidité qui n'est pas le nôtre, mais celui de Dieu en nous. Ce petit siècle que nous sommes, chacun de nous, dans l'éclair du Visage, dans la douceur du Visage aussi instantané qu'imprévu : voilà le jugement dernier.
Lavement des pieds (Jn 13, 4-5) : Jésus arrose son jardin d'enfants.
Associer constamment, dans l'exercice ordinaire de notre existence, de grands efforts d'infini et de grands efforts de finitude. Tâcher de nous faire à la promesse que nous sommes infinis, et tâcher de nous faire à la certitude prochaine que nous sommes finis. Tâcher de finir, et néanmoins tâcher de commencer. Tâcher de nous résoudre, et néanmoins tâcher de nous ouvrir. Voilà les deux directions simultanées de notre métier le plus intime, puisque nous en sommes nous-même la matière et le perpétuel chantier.
Tentation et TransfigurationSi les deux épisodes ne se suivent pas dans la chronologie de la vie de Jésus telle que la présentent les Synoptiques, il n'en reste pas moins qu'ils sont consécutifs dans l'ordre des évangiles dominicaux du Carême et que leur association nous est devenue instinctive dans cet espèce d'inconscient scripturaire que forme spontanément en nous la liturgie. Et de fait, il y a bel et bien là deux « étapes » de Jésus ; non pas seulement de Jésus isolé, mais de Jésus dans notre intérêt, de Jésus quant à notre intéressement à ce qu'il est, quant à notre être-à-l'intérieur de ce qu'il est. Dans la canicule du désert comme dans l'incandescence de la cime, Jésus, l'homme Jésus est porté à la haute température de Fils. Et il y a là, pour nous, par la grâce pédagogique de la liturgie, deux leçons d'être-fils, deux étapes dans l'apprentissage de notre propre affiliation au Père, en Jésus-Christ.
Ce n'est pas de renoncer à la chair qu'il s'agit, mais de renoncer à la chairje veux dire à un certain esprit charneldans la chair même. Car l'esprit est en tout et toujours la seule matière véritable du renoncement.
Transfiguration – « Il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et il monta sur la montagne pour prier » (Lc9, z8). Dans l'invite qu'il leur fit, il commença sans doute d'user des mots dont il devait user plus tard : « Voici que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20, 17)La Transfiguration amorce l'Ascension, mais comme une ascension pédestre, pénible, temporelle, et dont une montagne est encore l'instrument. En son Ascension principale, Jésus monte sans marchepied, tout seul et dans la plénitude d'une agilité dont il est l'inventeur : l'Enfant, allégé par sa mortdans sa mort mêmen'a plus besoin de rien pour se hausser au Père.
Transfiguration – « Il prend Pierre, Jacques et Jean, et les emmène sur une haute montagne » (Mt 17, 1). Il prend Pierre et il l'emmène. Il prend une pierre, parmi d'autres, et il la pose, comme cela, sur la montagne. Il vient de tout poser sur Pierre (cf. Mt 16, 18), et il pose Pierre à son tour. Il conduit et il construit ce qu'il porte, ce qu'il pose là-haut, avec une audace inouïe d'architecte, c'est la cathédrale.
TentationAu désert, Jésus fait le vide en lui-même. Au désert, Jésus fait le désert en lui-même. Il y a là bel et bien une étape et un exercice pratique de sa kénose. Exinanivit semetipsum (Ph II, 7). Son inanition physiqueet postea esuriit (Mt IV, 2)est le symptôme et la traduction d'une inanition beaucoup plus fondamentale, ontologique : celle qui est désormais sa condition, sa « forme » même (formam servi accipiens, Ph II, 7). Au désert, Jésus accumule pour nous, en lui-même, la grâce capitale du vide. Il capitalise le vide pour nous le proposer, pour nous le partager comme grâce. Et c'est pour avoir fait ainsi le vide en lui-même, pour avoir fait de lui-même le Vide par excellence, qu'il pourra se permettre, en toute autorité, de faire le vide autour de lui. Auferte ista hinc. « Mettez-moi tout ça dehors ! » (Jn 2, 16). Le ménage au-dehors suit logiquement l'inanition intérieure.
Nul jardin suspendu qui ne prenne racine en quelque ici-bas : nul ici-bas, déjà, qui ne soit un jardin.
Ne soyons pas effarés de n'avoir à approcher la plupart du temps de l'autel du Seigneur, du tabernacle du Seigneur, que nos questions et nos doutes. Il ne veut recevoir de nous que ce qui nous reste, que ce qui reste de nous devant lui. Dès l'instant que nous en faisons la plus simple objection, c'est-à-dire l'offrande, nos questions deviennent des acquiescements et nos doutes des certitudes. Nos questions et nos doutes sont la matière particulière, insignela plus honnêtede notre eucharistie.
L'enfant prodigue – « Comme il était encore loin, son père le vit… » (Lc 15, 2o). Et le petit fils aussi, naturellement, vit son père de loin. Le grand fils revenait des champs. Il avait son champ à lui, borné. Le père et son petit fils avaient le leur, autrement vaste : le champ, l'échange des regards.
« Et lui, passant au milieu d'eux, allait son chemin » (Lc 4, 30)Toute la vie de Jésus tient dans ce trait. Sa vie publique. Sa vie qui continue, cachée, jusqu'en ce qu'elle a de public. Toute la démarche de Jésus tient dans ce trait, et tout son usage des choses. Jésus marche en public comme il a marché jusqu'alors : à pas de désert. C'est au désert (Lc 4, 1-13) qu'il a appris à passer son chemin, et chaque pas qu'il fait désormais instaure autour de lui cet espace d'indifférence et d'indépendance qui préserve l'amour (car l'amour naît libre de choisir et ne peut exister que dans l'indifférence à tout autre-chose). Jésus transporte désormais le désert sous ses sandales et sous la plante de ses pieds. Pour s'attacher comme il veut, à qui il veut, Jésus traverse le marché des choses. Jésus passant au milieu d'eux... Pas seulement au milieu d'eux, mais, aguerri qu'il est désormais par le désert, au milieu de toutes les choses possibles et proposées. Indifférent au pain, aux jeux, et aux empires.
La pureté ne consiste pas négativement dans l'abstention ni dans l'exemption, mais, de façon positive et dynamique, dans la mobilisation générale de l'être et dans sa marche unanime vers une fin qui le ramasse tout entier. Est pur celui qui veut et qui va. L'intention existentielle est, par définition, intrinsèquement pure, pour autant qu'elle fait, dynamiquement, l'unité du sujet. Unam petii a Domino (Ps XXVI, 4). Deus meus, volui (Ps XXXIX, 9).
Méditation pour le dimanche Oculi qui est le troisième du Carêmedimanche des yeux. Carême des yeux. Non pas seulement mortification des yeux, mais vie, et vie éternelle des yeux. Illumination des yeux (Ep 1, 18). Mes yeux, semper ad Dominum. Les yeux de l'aveugle-né (Jn 9). Les yeux du père prodigue, posés sur l'enfant (Lc 15, 20). Et finalement les yeux de Jésus, posés sur Pierre, comme braises dans la nuit (Lc 22, 61). Fonder l'édifice de la vie spirituelle, non pas simplement sur l'infinitude du voir-Dieu, mais sur la précision du regard de Jésus-Christ, posé sur moi, sur Jésus-Christ « durcissant sa face » (Lc 9, 51) sous l'enclume des douleurs (cf. Is 5o, 6-7). Visage de Jésus, là, dans l'ombre, pierre précieuse de ses yeux, pierre précise qui fait sourdre mon regard. Et il fait bon faire attention à cette pierre à feu, à cette braise, là, dans l'ombre, à cette lampe qui se lève avant l'aube. Cui bene facitis attendentes quasi lucernæ lucenti in caliginoso loto, donec dies elucescat (1 P I, 19).
Je ne suis pas chrétien aussi longtemps que je protesteaussi longtemps que je pense en mon intime que je n'ai rien à voir avec cet homme et qu'il n'a rien à voir-avec moi (cf. Mt 26, 69-74). Je deviens chrétien lorsque je réalise et lorsque je confesse que cet homme me « regarde ». Non pas seulement l'Homme, dans sa divinité, mais l'hommecet homme, homo (Jn IX, 11), ecce homo (In XIX, 5)dans sa singularité historique absolue et inévitable. Car l'homme Jésus, l'homme d'avant Pâques, déjà, me « regarde » et a bel et bien à voir avec moi, comme j'ai à voir avec lui, et c'est là ce qui, dans la foi que j'ai en lui, est proprement touchant, au sens du terme le plus éloigné de la mièvrerie.
Oculi mei semper ad Dominum. Là, dans l'ombre, par-dessus tous mes braseros de misère, par-dessus le temps, mes yeux feront leurs pâques avec les siens.
L'enfant prodigue – « Comme il était encore loin, son père le vit » (Lc 15, 2o). Et lui, il vit son père, de même, à même distance. Sans doute avait-il voulu, lui aussi, à travers sa longue déroute et son long « dérèglement de tous les sens, se faire voyant ». Et voilà que, pour finir, il voyait, il revoyait son père de tous les jours, son père qui était l'horizon même, tout l'horizon à lui seul. Il tirait maintenant la leçon de ses ténèbres et il se le tenait pour dit : il n'y a rien à voir au-delà du père. Là-bas, derrière le père, dans cet au-delà du père, imaginé, il n'y a ni pays ni jardin. La seule vision que je dois chercher, se disait-il, c'est, à la faveur d'un perpétuel retour (car tout est toujours à reprendre), la revoyure du père, dans mon humilité et dans la sienne.
Le mystère de la flagellation, c'est cette voix qui, tout au fond de nous, met sans cesse en question, pour la jeter à bas, la construction que nous prétendons faire de nous-même et dont nous présentons à autrui l'avantageuse façade ; la voix qui, au milieu de cette réussite officielle dont nous aimerions qu'elle nous tînt lieu de nature et de définition, nous rappelle décidément notre insuffisance, notre inanité, notre lâcheté à devenir ce que Jésus-Christ ferait de nous si nous abandonnions complètement entre ses mains l'édification de notre vie.
De la Samaritaine (Jn IV)Jésus était au bord du puits, et la femme. Jésus était au bord de la femme, et la femme était au bord de Jésus. Et la femme se désaltérait à Jésus, et Jésus se désaltérait à la femme, tout aussi étonnante que lui. Et le puits était entre eux. Et le puits était en eux. L'un à l'autre ils étaient le puitsl'un à l'autre ils étaient l'eau, en cette étonnante rencontre. Jésus, inventeur de l'eau, fondait pour l'avenir le mystère de l'amour.
De la SamaritaineJésus montre à la femme un nouveau paysage. Jésus révèle à la femme une profondeur qu'elle ne soupçonnait pas : « L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau qui jaillit… » (Jn 4, 14). Jésus révèle à la femme des sommets qu'un brouillard lui cachait encore : « Femme, crois-moi, l'heure vient où ce n'est plus sur cette montagne... que vous adorerez le Père » (Jn 4, 21). Profondeur de Jésus montant de nous. Altitude de Jésus descendu du Père. Et cet Esprit de Jésus, cet Esprit rafraîchissant qui sourd du fond de nous est aussi Celui qui procède de la plus haute cime. La Cime au fond de nous se fait la Source même.
De l'Enfant prodigue – « Son père le vit... et tomba à son cou » (Lc 15, 2o). Où est le « Père d'immense majesté » – Patrem immensae maiestatis , le Père de ce Te Deum qui a accompagné tous nos triomphes et tant de temporelles majestés ? Le Père voit de loin, il accourt, il tombe. Encore n'est-ce pas un accident qui lui arrive, mais son attitude dès le commencement et son éternel portrait. La chute originelle du Père, sa faiblesse congénitale, c'est sa tendresse pour nous en qui il voit de loinen qui il ne voit et ne veut voir nul autre que son Fils, car il sait divinement fermer les yeux. Patrem immensce maiestatis... Étrange majesté de ce Père qui tombe, étrange Majesté qui ne tient pas debout.
De saint Joseph – « Ton père et moi… » (Lc 2, 48). Ce père-là est dépourvu, non seulement de génération active, mais de parole, puisque aussi bien c'est la mère qui parle pour lui. Non seulement il n'élève pas le ton, mais, de tout l'Évangile de l'enfance, on ne l'entend pas dire un seul mot. Joseph est tout l'inverse d'un père insupportable et tout-puissant : pour reprendre le langage de Jésus lui-même, il est « facile », étonnamment « facile à porter » (Mt 11, 3o). Joseph est le père qui ne pèse pas et, pour autant, il n'est pas insignifiant. Au contraire, il ne présente ce caractère, il n'est tel que pour faire davantage signe du côté du Père. Joseph, le parent transparent au Père.
De l'Enfant prodigue (Lc XV)Ou, tout aussi bien : de l'incarnation du Père. Car le Père qui est ici raconté est incontestablement le plus charnel de tout l'Évangile, peut-être le seul à être tel, à l'être à ce point, encore qu'il soit en parabole. Père charnel tout exprès, et en parabole tout exprès, pour que le Père même prenne chair en lui. Père dont le sang ne fait qu'un tour, père qui ne fait qu'une seule grappe de chair avec son fils, dans une étreinte de tendresse. Et osculatus est eum (Lc XV, 2o). Père qui ne fait qu'une seule chair avec son Fils. Père éternellement intéressé à la chair du Fils.
Toute forme est un jardin fermé : au-dedans, mais au-dedans seulement, tout est possible, tout peut pousser.
Dès là qu'elle est profonde, c'est-à-dire dès là qu'elle est présence à ce qu'elle penseà ceux auxquels elle pensetoute pensée est une pierre précieuse, une pierre fondamentale de la prière.
Sainte Cène – « Il déposa ses vêtements » (Jn 13, 4) – Jésus se défait de ses vêtements, avant qu'on ne les lui arrache. Moment de nudité consentie, éclair de nudité, car ce corps mis à nu fait étonnamment jour. Ostension, consécration, déjà, sous la forme de ce dépouillement qui fait apparaître la « forme servile » (Ph 2, 7) : « Ceci est mon corps » (Mt 26). Gisant des vêtements, comme la laisse d'une marée, de la marée ultime et la plus excessive. Propter nimiam caritatem qua dilexit nos (Ep II, 4).
Lavement des pieds (Jn 13, 4-9), détailLes membres supérieurs rencontrent les membres inférieurs en un beau retour en grâce ; les mains sont toute prévenance pour les pieds, les mains sont, pour les pieds, des sœurs de charité, les mains sont des épouses. Et sous la simple livrée de son geste, là Tête rencontre le Corps. Corporis mysterium. La soirée de Jésus est un grand hôpital.
De la TrinitéLe Père, le Pain et le Feu. « Le Pain vivant descendu du ciel » (Jn 6, 51). Le Pain descendu du Père. Le Pain né du Père et conçu du Feu. Car le Pain n'est pas seulement donné aux fils, mais il est le Pain auquel le Père donne naissance. Le Fils est Pain, non de circonstance, non d'occasion seulement, mais de naissance. Le Fils est le Pain consubstantiel au Père. Le Fils naît éternellement du Père comme Pain, et comme Parole, de sorte que, dès le principe, de par ce Principe qui est le Père, il n'y a qu'une seule liturgie de la Parole et du Pain.
La Sainte Église a deux conceptions virginales : celle qui lui fait répondre avec Marie : « Qu'il me soit fait selon ta parole » (Lc 1, 38), et celle qui lui fait répondre avec Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Et ces deux conceptions virginales sont ses deux actes, ses deux axes de naissance, l'un marial et l'autre pétrinien. Sur les lèvres de Marie comme sur celles de Pierre, l'Église prend naissance dans son consentement même. L'Église naît Épouse, l'Église naît réponse.
De l'essence du désert – Le désert n'est pas au-delà, mais au-dedans. Et non pas seulement au-dedans de nous-même, mais, par le moyen de ce dedans de nous-même qui apprend à l'apercevoir, au-dedans de toute chose, dans l'intime constitution de la matière même, incroyablement espacée. Des sables infinis sont au cœur de la rose. Chaque chose est une rose que l'on n'en finira jamais de traverser.
La femme adultère – « Jésus resta seul, et la femme, debout, au milieu » (Jn 8,9)La femme, décorée de toutes ses pierreries, de tous ses rubis possibles et imaginables ; la femme aux outrages possibles, la femme capitale de tous les outrages réels. L'Ecce Muller, avant, devant l'Ecce Homo.
AnnonciationQua cum audisset... (Lc I, 29)Mystère primordial et adorable du verbe écouter, de ce Verbe-écouter qui est dans la Vierge même. Car en cette rencontre, la Vierge écoute le son de l'ange, et l'ange écoute le son que va rendre la Vierge, et la Vierge écoute le Son qui la demande tout à soi, et le Verbe s'entend dire du Père, en toute clarté, jusque dans le sein de cette Vierge qui est désormais sa demeure. Encore que désormais souterrain, le Fils, coulant éternellement de source, ne s'est jamais entendu dire aussi clairement de la part du Père : « Tu es mon Fils » (Ps 2, 7). Dans le pur écouter qu'il rencontre en ce monde pour la première fois, dans cet écouter-en-soi qui est la Vierge même, le Verbe émerveillé a la joie de s'entendre.
AnnonciationEt ingressus meus ad eam... (Lc I, 28). En entrant chez elle, l'ange ne dérangeait rien, pas plus que le Futur qui marchait sur ses pas. Les verrous mêmes, ici, méritaient révérence. Mystère d'un toucher qui laisse tout intact, parce que tout se passe ici dans le milieu de la Lumière, parce que c'est par le tissu de la Lumière, par la main de la Lumière que toutes les personnes se touchent. Toucher qui prend vie, mieux, qui donne vie, dans la suspension même du toucher, sans qu'il soit même besoin de dire : « Ne me touche pas ». (Jn 20, 17).
Annonciation, mystère de l'instantDieu, qui est Esprit (Jn 4, 24), entre dans la région de la chair, dans l'ombre de la chair, et il y a là un instant unique, indivisible, irréversible, qui veut que l'on s'arrête à lui, que l'on s'extasie sur lui et que l'on se mettre à genoux. Minute du procès de Dieu au milieu de nous, de la procession de Dieu jusqu'à nous. Unité minimale du temps dans lequel Dieu résume des siècles d'amitié avec l'homme et se résume lui-même. Christus ingrediens mundum (He X, 5). Le Christ, célébrant sa Grande Entrée, dans la magnificence de l'infime.
Avril ruralBrise ébrieuse. Le vague à l'âme de la terre commence à déferler légèrement ; çà et là, à l'ourlet des champs, au liseré des bois que les bourgeons basanent, un peu d'écume d'aubépine.
Choyer les chosesLa philosophie la plus certaine est celle qui trouve ou retrouve le chemin vicinal des choses : la philosophie innocente de ce mal que sont les idées ; la pensée, enfin, dépourvue d'idées, parce qu'elle est de la même origine rurale que les choses.
De la considérationChaque chose, d'autant plus considérable, sans doute, qu'elle est plus naturelle et plus humble, est le centre ingénu d'un système solaire qu'elle appelle comme son escorte et son arrondissement, le pistil d'une corolle aux étamines très lointaines. Les étamines, ici, sont d'étonnement, tout autour. Aussi, de par le mondele petit monde des choses , n'est-il de fleur que pour le regard étonné. Pour le regard dont l'excellence est l'étonnement constant et primitif.
Sola Scriptura, c'est-à-dire seul avec l'Écriture.
Résurrection de Lazare (Jn 11, 38-44)De la pierre même du tombeau que l'on vient de rouler, Jésus fait une pierre d'autel et, tablant sur elle, prononce sa première prière « eucharistique » : « Père, je te rends grâces (eucharistô soi)... Et cette anaphore spontanée s'achève subitement sur l'épiclèse du cri : « Viens dehors ! » L'opération de Lazare est une liturgie : c'est la première messe des catacombes, subversive jusqu'à l'explosion.
Évangile de Lazare (Jn XI) – « Seigneur, celui que tu aimes est malade » (Jn 11, 3). Il y a beaucoup dinfirmes en lÉvangile, mais Lazare, lui, est un malade, un grand malade. Le malade par excellence, pour que la maladie aussi eût sa place et son rang et sa contenance en lÉvangile. Lazare est malade, donc il est aimé. Il est aimé maintenant, depuis que Jésus le connaît, mais qui sait si autrefois, il na pas été mal aimé, et si cela nest pas lorigine lointaine de sa maladie ? Lazare, lhomme de tout son long, lhomme tout au long de lhistoire de lhomme, malade pour une seule raison dautant plus grave quelle est plus ancienne, et qui est dêtre mal aimé.
François Cassingena-Trévedy, in Étincelles III (Ad Solem)

samedi 18 février 2012

En carême... Hans Urs von Balthasar, L'Amour laisse une dernière chance

L'AMOUR LAISSE UNE DERNIÈRE CHANCE
 « L'amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme l'enfer » dit le Cantique des cantiques (8,6). Certaines paroles de Jésus rappellent cette affirmation, tant elles sont en contradiction avec l'image doucereuse que certains se font de l'homme de Nazareth. Il faut nous attendre à une telle affirmation inexorable à l'écoute de l'Évangile de ce dimanche. Le voici :
« À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent ce qui était arrivé aux Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : "Croyez-vous que, pour avoir subi pareil sort, ces Galiléens fussent plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a fait périr dans sa chute, croyez-vous qu'ils furent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous pareillement".
Il leur dit encore la parabole que voici. "Un homme avait un figuier planté au milieu de sa vigne. Il vint y chercher des fruits et n'en trouva pas. Il dit alors au vigneron : 'Voilà trois ans que je viens chercher des fruits sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le ; pourquoi donc épuise-t-il le sol ?' Mais il répondit : 'Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que j'y mette du fumier. Peut-être donnera-t-il des fruits à l'avenir... Sinon tu le couperas' " » (Lc 13,1-9).
Deux vérités se font face dans ces paroles. La première concerne un crime politique du procurateur romain, mais aussi le malheur arrivé près de la piscine de Siloé où dix-huit personnes furent englouties par la chute d'une tour. Peut-on considérer ces catastrophes comme preuves de la culpabilité des victimes, comme les pharisiens étaient tentés de le penser ? Jésus répond catégoriquement : non ! La deuxième vérité concerne les mêmes épisodes et reçoit une confirmation plus explicite dans la parabole du figuier : les victimes de ces malheurs sont-elles pour autant innocentes ? Non, dit encore une fois Jésus, elles étaient aussi pécheresses que vous qui me posez ces questions, et vous êtes autant exposés à la punition prochaine qu'elles qui ont été frappées. Vous ne pouvez tirer de ce journal des faits divers, à la rubrique « Accidents et crimes », qu'une seule leçon qui ait du sens : convertissez-vous, changez de vie, changez complètement d'orientation. Et non pas dans un futur indéterminé, quand il vous conviendra, par exemple lorsque la récession frappera, lorsque la nourriture se fera rare, mais maintenant, parce que Dieu l'attend, parce que, comme le dit Jean le Baptiste, la cognée est déjà à la racine de l'arbre que vous êtes. Il est grand temps que le figuier porte le fruit qu'on en attend avec impatience ; même le viticulteur qui implore un délai pour lui, admet que l'an prochain il pourrait être trop tard, et qu'il sera certainement trop tard si l'arbre continue d'être stérile et d'épuiser le sol en parasite.
On ne peut pas affirmer que, dans cet évangile, l'amour de Dieu est invisible. Il apparaît même de multiples manières : comme un amour tellement mis à l'épreuve par les hommes qu'il semble être à bout de patience et qu'il prend la forme d'un avertissement.
Jésus dit en premier lieu que Dieu ne traite pas les pécheurs selon leurs méfaits, de sorte qu'il n'est pas possible de mesurer leur culpabilité à l'aune de la grandeur du malheur qui les frappe. D'autres peuvent avoir plus à se reprocher et rester épargnés malgré tout.
Ensuite, il offre une chance à ceux qui le questionnent. Le malheur de leurs compagnons devrait leur être un avertissement, un signe de Dieu les invitant à modifier l'orientation de leur vie. Il faut noter avec quelle insistance Jésus parle ici de « tous les autres habitants de Jérusalem » qui périront de même, s'ils ne se convertissent pas. Il prévoit la prochaine destruction de cette ville qui s'entête.
En troisième lieu, d'après les paroles de Jésus, il est dans la nature interne du figuier de porter du fruit. Dieu a déposé en lui cette possibilité pour son bien et pour son utilité. Et l’homme n'aurait donc qu'à suivre un penchant naturel, pour correspondre à l'exigence de Dieu qui en attend des fruits.
En quatrième lieu, il y a un intercesseur plein de bonté qui demande un dernier délai et qui fait tout ce qu'il peut, en bêchant et en fertilisant le sol, pour soutirer son fruit au récalcitrant.
Et finalement, en cinquième lieu, le Seigneur se laisse fléchir et accepte ce dernier délai.
Lamour est donc partout présent ; mais à cause du manque d'amour et de la tiédeur des hommes et de leur manie de soupçonner les autres pour s'excuser eux-mêmes, cet amour se présente comme une force inflexible et inexorable. « L'amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme l'enfer ». Tout simplement, lorsque l'homme ne profite pas du temps qui lui est accordé, il arrive un moment où la patience de Dieu est à bout. L’amour de Dieu recourt alors à d'autres moyens. Comprenez bien : l'amour de Dieu ! Je ne dis pas que l'amour de Dieu est intérieurement limité, par exemple par sa justice. Beaucoup se le représentent ainsi. Mais aucune des qualités de Dieu n'est limitée, surtout pas l'amour. Sa justice non plus, ni sa miséricorde. Toutes s'imprègnent mutuellement sans réserve. On ne peut pas reprocher à Dieu d'être injuste, parce que, dans la parabole des ouvriers envoyés à la vigne, il paie autant les derniers arrivés que ceux qui ont travaillé toute la journée. Ce fut une des découvertes les plus heureuses de la petite Thérèse : en Dieu, la justice et l'amour se recouvrent. Il reste vrai que, à partir d'un certain point, l'amour de Dieu pour parvenir à ses fins doit employer des moyens rudes. Le jugement qui attend tous les pécheurs et qui ne les libérera pas impurs, après un temps plus ou moins long, ce jugement sera sans indulgence. Il n'y aura aucun pardon, précisément parce qu'il s'agit de rendre possible le pardon ultime et définitif.
Il est utile de s'arrêter un peu à cette pensée du jugement. Les catholiques croient en l'existence du purgatoire, un temps de purification. Paul en parle explicitement dans sa première Épître au Corinthiens : « L'œuvre de chacun deviendra manifeste ; le Jour la fera connaître, car il doit se révéler dans le feu, et c'est ce feu qui éprouvera la qualité de l'œuvre de chacun. Si l'œuvre bâtie sur le fondement résiste, son auteur recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu » (1 Co 3,13-15). Le voilà précisément, ce caractère inexorable de l'amour ! Il n'est plus celui qui avertit dans le temps, mais celui qui intervient au seuil de l'éternité. Le purgatoire n'est rien d'autre qu'une dimension du jugement, sa traversée ; il est le fait d'être soumis et conformé à la règle inflexible, à laquelle il est nécessaire de correspondre pour pouvoir entrer dans le royaume de l'amour éternel. Et nous sommes destinés à y entrer. Il faut donc que le feu de l'amour divin détruise en nous ce qui est incompatible avec lui. Et selon la manière dont nous avons vécu ici-bas, ce processus de purification sera plus ou moins douloureux, peut-être même horrible. Il se peut que tout ce que nous avons construit durant notre vie terrestre, tout ce à quoi nous pensions pouvoir nous identifier, parte en flammes et que cet édifice en feu s'écroule sur nous, comme la tour de Siloé sur les victimes dont parle l'Évangile. « Il en subira la perte », dit Paul. Il aura à regretter la vanité et l'absurdité de sa vie, et il devra honteusement prendre place parmi les analphabètes pour apprendre l'abc du véritable amour. Il ne connaissait par cœur jusqu'alors que l'abc de l'égoïsme. Que peut faire Dieu, dans sa miséricorde, d'un tel individu, incapable de comprendre et d'accepter cette miséricorde ? Une sorte de lavage de cerveau pour pécheurs lui est nécessaire pour pouvoir saisir de quelle nature est l'amour de Dieu. En dernier lieu, les pensées de Dieu sont les seules vraies et l'on ne peut que s'y soumettre en fin de compte. Dans le feu du jugement, on ne pourra qu'acquiescer à la dernière idée fixe de Dieu, son ultime invention, à savoir le Fils de Dieu crucifié. Il est la vérité qu'il me faudra accepter ; la vérité du péché : voilà ce que tu as fait ; la vérité de là grâce : voilà ce que Dieu a fait pour toi. La conversion est toujours un processus douloureux et solitaire. Personne ne peut le faire à ma place : je dois apprendre à aimer, ce que je refusais jusque-là, et renoncer à ce qui m'était cher jusque-là.
Mais laissons le purgatoire et revenons sur terre. Chrétiens, nous ne pouvons interpréter la souffrance dans le monde que comme un voile dont le péché du monde recouvre le visage de l'amour divin. Nous constatons parfois que ceux qui pèchent moins souffrent plus. Ils souffrent alors pour les autres. Les galiléens, dont parle l'Évangile, pendant qu'ils faisaient abattre dans le temple les animaux pour le sacrifice, furent eux-mêmes abattus, avec leurs animaux, par la chute de la tour. Comparés aux autres, c'était des pécheurs craignant Dieu. Ce sont les moins coupables qui peuvent être enfermés dans des camps de concentration ou brûlés dans le goulag. Au regard de la croix de Jésus, il peut arriver que les meilleurs souffrent pour les méchants. Disons plutôt qu'il leur est permis de souffrir, et de souffrir atrocement. Nous devrions nous en souvenir lorsque, dans la souffrance, nous arrivons à bout de patience, et cela devrait nous préserver de toute amertume.
Nous devrions surtout percevoir dans les paroles de Jésus l'urgence de son avertissement : « Vous périrez tous de même si vous ne faites pénitence ». Ce conditionnel laisse la possibilité de conjurer le malheur. Jérusalem aurait pu se convertir. Nous tous pourrions nous convertir, ce qui changerait notre destinée future. La cognée est à la racine de l'arbre, mais, à l'appel de Jean-Baptiste, beaucoup se convertissent et se font baptiser. Le figuier pourrait bien porter du fruit l'année prochaine, la dernière qui lui est concédée, et éviter ainsi d'être abattu.
Il serait certainement très sensé d'appliquer tout cela à notre pays. Si Dieu avait trouvé dix justes à Sodome, la ville aurait été sauvée par la supplication d'Abraham. Qui sait combien il reste, dans ce pays, de justes qui supplient. Si nous nous convertissions, il y en aurait certainement plus et peut-être même suffisamment. Un léger pressentiment nous dit cependant qu'il y en a sans doute moins qu'autrefois quand on priait plus, qu'on faisait davantage pénitence et qu'on croyait avec plus d'espérance. Quand les synodes et les évêchés et je ne sais quels autres organismes affairés noircissaient moins de papier destiné à la poubelle, nos paroisses étaient animées d'un sens chrétien plus solide et durable. La polémique destructrice entre la gauche molle et la droite aigrie ne sévissait pas encore. La main protectrice de notre Abraham intercesseur, notre patron national, frère Nicolas de Flue, s'étendait alors (c'était pendant la dernière guerre) grande sur notre pays, le bénissant et le protégeant. « C'est par grâce que vous êtes sauvés » (Ep 2,8). Nous devrions nous en souvenir, mais nullement en tirer la conclusion que la prochaine fois encore nous serons sauvés par grâce. « Non, je vous le dis » répond Jésus à ceux qui le questionnent. Il manifeste par ce « Je vous le dis » son jugement tout-puissant : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. »De même qu'ont péri des millions d'hommes autour de nous, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest. Nous nous portons bien, nous sommes ébahis devant tout l'or qui afflue chez nous et que nous stockons pour nous-mêmes et pour d'autres. Il serait discutable de comparer cet or au fumier de l'évangile qui nous aide à porter du fruit. Et toute cette prospérité, qui a modelé notre style de vie et qui est devenue pour ainsi dire le but presque involontaire de tout ce que nous faisons et cherchons, tombe sous le même chef d'accusation.
Nous sommes encore libres et nous sommes responsables, dans le monde actuel, de ce grand don de la liberté, pour nous et pour d'autres. Mais le nombre de ceux parmi nous qui lorgnent du côté des marmites de viande d'Égypte, la maison de l'esclavage, et qui voudraient faire comme tout le monde, ne cesse d'augmenter. Ils ne veulent tirer aucune leçon de ce que dans la forêt Europe beaucoup d'arbres sont déjà abattus, privés de la liberté de porter du fruit. Ils ne sucent pas la substance du sol, ce sont eux-mêmes qui sont sucés et exploités. Le système d'exploitation des chefs de corvée d'Égypte ne les fascine plus et n'offre pour eux plus aucune espèce d'attraction. Les poires pourrissent de l'intérieur : on ne le remarque qu'en les entaillant. Qui s'opposera à la pourriture de l'intelligentsia dans notre pays ? Quand elle se sera suffisamment répandue, il sera difficile de faire quelque chose de plus sensé que d'étendre sur elle une main protectrice.
Mais ne soyons pas fatalistes comme ces exaltés. Laissons-nous convaincre que l'attitude personnelle, la conversion personnelle peut être déterminante. « Seigneur, laisse-le encore cette année, peut-être qu'à l'avenir il portera du fruit, sinon tu le couperas », au nom et pour la plus grande gloire de Dieu, pour qu'il cède la place à quelque chose d'autre et de meilleur.
DE QUELS TÉMOINS AVONS—NOUS BESOIN ?
Le récit de la Transfiguration du Christ sur le mont Thabor est acceptable à cause de sa première parole : « Assumpsit » : Jésus prit avec lui dans les hauteurs. Les trois qu'il choisit, Pierre, Jacques et Jean, ne lui ont pas demandé de les autoriser à monter avec lui sur la montagne de la transfiguration, et n'ont personnellement aucune qualité spéciale ni aucun trait de caractère particulier qui les habiliterait à le voir transfiguré. Ce n'est pas non plus leur penchant pour la solitude ou la contemplation qui expliquerait que Jésus les emmène à l'écart dans la solitude de la montagne. C'est bien plus sa seule volonté, son libre choix, qui n'est pas l'arbitraire divin sans fondement, mais qui correspond exactement aux besoins de l'ordre chrétien de la rédemption. Jésus va au-devant de sa passion et doit d'abord être transfiguré pour qu'apparaisse clairement qui il est, celui qui pénètre dans les ténèbres pour le monde entier, et de quelle hauteur il vient pour pouvoir tant s'abaisser. Mis il doit être vu aussi par l'Église ; il a donc besoin de témoins : ce sont les mêmes trois témoins qu'il emmènera plus tard à l'heure des ténèbres sur le mont des Oliviers. C'est à la lumière de la transfiguration qu'ils mesureront l'angoisse du Fils de l'homme, agneau de Dieu, devant la mort ; et si là-bas ils n'avaient pas dormi, ils auraient pu comprendre pourquoi sur la montagne de la transfiguration il fut question, dans la conversation de Jésus avec Moïse et Élie, de l'heure des ténèbres.
Il a donc besoin de témoins, même si ces témoins devaient délirer sur la montagne de la transfiguration, comme Pierre qui voulait bâtir des tentes pour les transfigurés ; même si les témoins étaient comme hypnotisés par l'éclat de la gloire et, comme dit Luc, accablés de sommeil ; même si ces témoins étaient très effrayés par la nuée qui les prit sous son ombre (c'est finalement le même sommeil accablant et la même frayeur qui les surprendront plus tard au mont des Oliviers). C'est par là précisément qu'ils témoignent que les deux situations, le sommet de la transfiguration et l'abîme des ténèbres du mont des Oliviers, surpassent la capacité du témoignage humain : à la manière dont l'ultraviolet et l'infrarouge échappent aux organes humains de la perception.
Et pourtant ils sont témoins, même si ces témoins sont forcément défaillants. Quand sera venu le temps de l'Église et de l'annonce de l'Évangile, Pierre pourra et devra se référer aux deux situations : il se désignera lui-même comme « témoin de la souffrance du Christ et participant à la gloire » (1 P 5,1), ou plus explicitement encore comme « témoin oculaire de sa gloire. Jésus reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire et c'est à lui que fut adressée cette parole pleine de majesté : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. Cette voix nous l'avons entendue clairement venant du ciel, alors que nous étions avec lui sur la montagne sainte ». (2 P 1,16-18)
Quand il s'agit de témoigner, comme ici, il n'est plus question de savoir dans quel état il était sur la montagne, ni de la honte qu'éprouvait ce témoin de la souffrance du Christ de l'avoir renié et trahi. Les circonstances humaines sont devenues secondaires, comme elles l'étaient d'ailleurs déjà au moment même ; la seule chose qui est importante et qui compte est le témoignage oculaire : ces trois témoins étaient présents et ils ont « entendu, vu de leurs yeux, touché de leurs mains le Verbe de vie » (1 Jn 1,1). Voilà ce dont Dieu a besoin, et c'est de cela aussi que les hommes ont besoin.
C'est finalement ce que Jésus a pu atteindre avec ces trois disciples, parce qu'il pouvait compter sur eux malgré toute leur faiblesse et leur inconstance. Ils lui ont irrévocablement consacré leur vie et, à son appel, l'ont suivi sans hésiter, en abandonnant tout ce qu'ils possédaient. Ils n'ont posé aucune Condition, même lorsqu'il exigea d'eux des choses difficiles, presque insupportables, et ils ne l'ont pas quitté : « À qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ». C'est d'un tel bois que Jésus sculpte ses témoins. Nous pouvons maintenant en tirer les conséquences, qui sont assez importantes.
On peut affirmer que nous sommes en présence d'une réalité déterminante qui permet de distinguer le vrai christianisme du faux et qui fournit les critères pour ce discernement.
Le témoin du Christ n'est pas celui qui rapporte les expériences intérieures ou extérieures 'qu'il a vécues. Beaucoup d'hommes font des expériences et, en ce domaine, ils en ont peut être vécu de plus intéressantes, de plus formidables que les témoins de Jésus. L'expérience vécue n'est pas le critère du témoignage. Le témoin du Christ n'est pas celui qui s'est comporté correctement ou courageusement, ou même de manière exceptionnelle dans l'expérience dont il témoigne, ou qui a réussi son examen avec la meilleure note possible. Beaucoup ont réussi les examens de Dieu avec mention (ou le pensent), ce qu'on ne peut absolument pas dire de Pierre, ni de Jacques et ni même de Jean, qui lui aussi s'est endormi au mont des Oliviers et fut vaincu par le sommeil au mont de la Transfiguration.
Le témoin de Jésus n'est pas quelqu'un de spirituellement cultivé, de soigné, de pommadé, embelli par tous les moyens de la cosmétique spirituelle ; ce n'est pas quelqu'un de raffiné, sans rides, de bien léché c'est un pauvre bougre qui n'est rien et qui n'a rien, parce qu'il a tout donné à Dieu, et d'abord lui-même, une fois pour toutes et qui s'est mis à sa disposition avec l'espoir qu'en cherchant Dieu, tout le reste lui serait donné de surcroît.
C'est ici, en vérité, que des décisions s'imposent. Celui qui se préoccupe de sa personnalité spirituelle et de la réalisation de soi, sera toujours inquiet, qu'il le veuille ou non, de sa propre croissance, alors que le vrai témoin du Christ se dit : « Il faut que lui grandisse, et que moi, je diminue. » (Jn 3,30) Celui qui se préoccupe de sa personnalité spirituelle, découvrira tôt ou tard, consciemment ou inconsciemment, ouvertement ou sournoisement, qu'il a érigé sur son autel l'idole psychologie à la place de la Parole, de la théologie de Dieu. L'homme avec son éthique et sa morale, l'homme de grande culture religieuse reste et restera toujours celui qui sacralise son moi avec son égoïsme.
Jésus a besoin de témoins pour son Église. Des hommes devenus parfaitement indifférents à eux-mêmes, parce que sur le Thabor et au mont des Oliviers, ils ont vu et entendu « ce qu'aucun œil humain n'a vu, ce qu'aucune oreille humaine n'a entendu, ce qui n'est monté au cœur d'aucun homme » (cf 1 Co 2,9), à savoir ce qui se passe dans le cœur de Dieu et qu'il a donné à ses élus de voir, d'entendre et d'éprouver dans leur propre cœur. Seuls des hommes qui se sont totalement oubliés et perdus, qui ont pour ainsi dire disparus mais que Dieu a trouvés, peuvent être auprès des hommes d'efficaces témoins du Christ. Paul en était un, et aucune psychologie ne le concerne, car ce n'est plus lui qui vit, mais le Christ qui vit en lui. Comment le Christ, l'Esprit Saint et la grâce, ou encore la foi, l'espérance et la charité seraient-ils des faits psychologiques ? Et pourtant, c'est exactement cela qui convainc les hommes de la vérité du fait chrétien, mais qui, en dernière analyse, échappe aux catégories de la psychologie des profondeurs et de la psychiatrie malgré tous les efforts qu'on fait. Cet homme est différent des autres : d'où cela lui vient-il ? D'où tire-t-il sa vie ? Il est prêt à nous le dire si nous voulons l'entendre : « Christ est mort pour tous, pour que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux ! » (2 Co 5,15.) « Je regarde tout comme déchets, pour gagner le Christ et être trouvé en lui... pour connaître la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances » (Ph 3, 8-10). Si l'existence du chrétien ne témoigne pas de la vérité du christianisme, à savoir que Christ, Dieu et homme, est mort et ressuscité pour les pécheurs que nous sommes, alors à quoi bon la prédication et la catéchèse et toutes les bibliothèques théologiques du monde ? D'ailleurs le christianisme ne tend pas à être vrai en soi, mais vrai en nous ; nous-mêmes devons être des témoins du Seigneur par notre vie et par notre foi, par notre espérance et notre amour, par nos souffrances et nos victoires.
Jésus a besoin de témoins pour son Église. Il en a aussi besoin pour lui-même. Le tout du christianisme ne se dissout pas dans son utilité sociale. Il y a ce surplus qui ne s'y épuise pas, en dépit de notre époque qui raisonne et qui rationne. Ce rapport entre raison et ration est d'ailleurs plein d'humour. Car lorsque la raison calculatrice domine tout, chacun devra s'attendre à devoir se contenter de la ration qui lui est attribuée. Là où la technique a aujourd'hui le dernier mot, demain ce sera le communisme qui l'aura. Le christianisme, par contre, est la religion de la liberté envers Dieu, de la liberté que Dieu donne et qu'il est en personne. L'amour ne s'épuise dans aucun calcul, même pas dans celui de la charité organisée de l'Église. Ce qu'il y a de plus important lui échappe : le libre élan du cœur vers Dieu, la prière avant tout, l'adoration, l'action de grâce, le cœur qui se donne entièrement à Dieu. Voilà ce que le Seigneur appelle l'unique nécessaire, et qui échappe à toute statistique. Je n'affirme pas pour autant que toute statistique soit forcément l'œuvre du diable ; encore qu'il soit dit dans l'Ancien Testament que Dieu s'est irrité contre David parce qu'il avait fait faire un recensement, évidemment pour savourer sa gloire royale et estimer combien le royaume de Dieu s'était déjà étendu sur terre. Mais disons-le franchement : lorsqu'on se met à compter le nombre des confessions et des communions, ce qu'il faudrait savoir c'est uniquement de quelles confessions et de quelles communions il s'agit ; par exemple, l'amour de Dieu s'y exprime-t-il vraiment ? l’unique nécessaire, c'est que des hommes témoignent de la gloire de l'amour de Dieu pour le monde. Le Thabor est considéré dans l'Église, depuis l'antiquité, comme le nom et le lieu de la contemplation. Contempler Dieu dans sa gloire, à cause de lui-même. Trois témoins sont choisis pour cela : la vie contemplative résulte d'un appel. On n'entre pas au couvent pour devenir parfait, comme on dit. On n'y entre pas à cause de soi, mais à cause de Dieu. On n'y va pas parce qu'on le veut, mais parce qu'on sait qu'il le faut, et c'est pour cela aussi qu'on le veut. Les monastères contemplatifs sont comme le sommet de la tour de l'Église terrestre ; ils sont comme le drapeau qui flotte, là-haut, librement au vent de Dieu et témoigne sur terre de l'amour de Dieu. Si aujourd'hui des chrétiens se demandent à quoi servent les couvents de contemplatifs, demain d'autres se demanderont à quoi servent les églises et les cathédrales, dont l'entretien coûte si cher à l'État. Et après-demain, d'autres s'interrogeront sur l'utilité pour l'humanité des poètes, des artistes, des savants autres que les chimistes ou les physiciens. Ils sont inefficaces et nous n'en avons pas besoin.
Le Christ est transfiguré sur la montagne et c'est pourquoi il a besoin de témoins. Des témoins qui consacrent toute leur existence au témoignage ; il leur suffit d'avoir comme but de la vie de témoigner de la lumière sur la montagne, de la ville sur la montagne, de la liberté de Dieu sur la montagne. Un tel témoignage est plus une charge qu'une dignité. Il exige une vie qui connaît l'air des hauteurs et qui le diffuse. Il n'existe aucun succédané pour cela ; pour la sainteté, il n'existe pas de « soleil artificiel de montagne » ni de vaporisateur d'ozone. Elle est authentique ou elle n'est pas. Finalement, tout dépend d'un simple aiguillage : l'une des voies conduit vers le moi, vers la personnalité spirituelle, l'autre vers Dieu et vers le témoignage de foi. Vers la parole : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole ». Vers cette autre parole : « Non comme je veux, mais comme tu veux, Père ». Le christianisme n'est pas plus difficile que cela.
TOUJOURS ET ENCORE LE PREMIER COMMANDEMENT
« C'est moi le Seigneur ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi » (Ex 20,3).
Les grands textes historiques ne peuvent être détachés de leur lieu d'origine. Et si le texte a une valeur permanente, alors l'événement historique dont il s'inspire l'a aussi. La situation de la révélation de la Loi au Sinaï est celle de la conclusion d'une alliance entre Dieu et son peuple, qui se fonde sur une intervention salvatrice constitutive du peuple comme peuple : la sortie d'Égypte. Le texte actuel du décalogue tire son origine très probablement d'une fête d'action de grâces des douze tribus au sanctuaire commun de Sichem, où l'événement de la délivrance a été commémoré et fêté. « Nous sommes ceux que le Dieu vivant a libérés ; nous pouvons l'honorer comme notre Dieu. Nous n'avons pas besoin de suivre les faux dieux. Oui nous avons avec Dieu une relation d'amour conjugal, d'un amour exclusif. Suivre d'autres dieux serait divorcer, nous séparer de Dieu, nous prostituer, comme disaient les prophètes ».
C'est dans la conscience d'avoir trouvé grâce devant Dieu, d'avoir été élus pour une relation exclusive avec le Dieu vivant, que, désormais sauvés, nous pouvons aimer ; et seule cette conscience permet de comprendre les dix commandements, en particulier le premier. Sans elle, le décalogue serait réduit à un code d'exigences morales générales ; d'aucune manière on ne pourrait alors le comprendre comme ce qu'il fut et demeure historiquement, car on lui aurait retiré ce qui constitue comme sa substantifique moelle. Lorsque la relation vivante à Dieu a disparu, la morale commune ne survit pas longtemps. Elle est réduite à n'être que simple convention, une tradition incomprise quant à sa portée réelle.
Dans le Christ, l'alliance avec le peuple d'Israël s'est élargie en alliance du Père qui fait grâce à l'humanité entière. Chacun de nous, qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non, appartient à cette alliance nouvelle et éternelle. Elle a été conclue lorsque, sur la croix, Jésus a expié pour le monde entier, lorsqu'il l'a racheté par la résurrection et qu'il lui a ouvert l'espérance d'une vie éternelle. « Voilà ce que j'ai fait pour toi » dit le Père éternel à chacun d'entre nous, « j'ai livré mon Fils unique à la souffrance et à la mort ; moi, Dieu, j'ai fait tout ce qui était possible pour t'aimer et te prouver mon amour : j'ai lutté jusqu'au sang pour te gagner, mon enfant, comment pourrais-je dorénavant renoncer à toi et à ton amour ; comment pourrais-je te laisser courir après les dieux étrangers, puisque tu appartiens à mon amour, à l'amour tout court ? »
Il n'est pas dit : « Observe les commandements, ignore les dieux étrangers, alors je conclurai avec toi une alliance », mais : « J'ai conclu une alliance avec toi ; par grâce, tu es déjà introduit dans mon intimité ; et parce que tu m'es si proche, conduis-toi comme un enfant de ma maison ! » On ne peut rien comprendre à Israël si l'on considère ses commandements comme un ensemble de textes purement législatifs, auquel aurait alors succédé le commandement d'amour de la Nouvelle Alliance. Tout repose depuis toujours sur l'intervention salvatrice antérieure de Dieu, qui se doit d'honorer son alliance d'amour et de fidélité en excluant les dieux étrangers. C'est le fondement de ce que le christianisme a porté à son achèvement. C'est aussi la seule possibilité pour tout homme, actuel ou non, de pouvoir tirer quelque chose du décalogue. C'est parce qu'ils sont l'objet d'un maximum de grâce de la part de Dieu, que vivre dans l'amour et la reconnaissance constitue pour les siens une exigence minimale. Pour bien en comprendre l'esprit, il faudrait ajouter à ces exigences minimales maintes autres indications de l'Ancien Testament visant une attitude envers le prochain digne de l'homme. Car ces exigences minimales des dix paroles concernent l'homme digne de Dieu et digne de l'homme, et sont vraiment, en ce sens, les commandements d'une humanité juste : ils constituent la déclaration la plus originelle des droits de l'homme, publics et privés, et aussi de ses devoirs. Pour celui qui pense, ne serait-ce qu'un instant, à l'éminente valeur de la justice et de la sainteté de Dieu, de son amour conjugal inviolable et jaloux, il est compréhensible que la transgression dédaigneuse mérite une punition, qui d'un point de vue religieux, sera malédiction et anathème (et même peine de mort, pour l'idolâtrie). Car on ne joue pas avec Dieu.
On peut objecter avec raison, semble-t-il, à ce premier commandement du Sinaï, qu'il est lié à une situation clairement délimitée du point de vue de l'histoire des religions, situation aujourd'hui dépassée depuis longtemps. Elle suppose la foi communément répandue à l'existence d'autres dieux, donc le polythéisme. En réalité, pendant un demi-millénaire encore après Moïse, Israël a admis comme allant de soi que d'autres peuples avaient d'autres dieux. Le premier commandement ne dit pas : « Il n'y a pas d'autres dieux », mais « Tu n'honoreras pas d'autre dieux à côté de moi ». Ce n'est qu'au temps des prophètes que s'imposera clairement la conscience que les autres dieux sont soit des démons, soit rien du tout.
C'est précisément parce que les deux questions ne peuvent pas être confondues que pour nous le commandement ne perd rien de son actualité. Israël, et aussi le nouvel Israël, l'Église chrétienne, ne doit pas exercer d'autres cultes, qu'ils soient majeurs ou mineurs, à côté de celui du Dieu vivant et vrai qui fait grâce et qui juge. Tout son cœur et tout son amour vont à l'Unique. « Tu ne peux pas servir deux maîtres », dira Jésus, tu ne peux pas diviser ton cœur à l'infini sans aller à ta perte. Tu ne peux pas en même temps l'offrir à ton Dieu et, pour le cas où il n'existerait pas ou ne serait pas assez puissant pour te sauver, conclure une secrète alliance avec un autre dieu du monde. Tu ne peux vouloir entrer en même temps par la grande porte et par la petite.
Ces « dieux » avec qui nous pactisons restent toujours assez nombreux ; ils deviennent réels chaque fois que nous n'aimons pas le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur et ne le servons pas lui seul. Oui, que faisons-nous d'autre lorsque, en plus de Celui qui seul est saint, nous honorons et adorons toutes sortes de réalités sacralisées : le démon de Socrate ou de Goethe ou de Mao ou de quelque autre Génie dictatorial ? Que faisons-nous lorsque à Celui qui a dit : « Je suis qui je suis », nous ajoutons encore « l'être de l'étant. » ou les dieux de Hölderlin qu'on s'est tellement efforcé de réhabiliter ? Ou lorsque, à côté du Dieu d'amour, nous adorons encore le dieu de Picasso ou, sous une forme quelconque, le Minotaure (un dieu qui ressemble d'assez près à ceux qui ont induit Israël en tentation) ? Que faisons-nous lorsque, comme Saül qui alla de nuit consulter la nécromancienne d'Endor, nous nous adonnons un peu au spiritisme ? ou encore, lorsque nous tentons de revivifier un peu notre christianisme avec une dose d'anthroposophie ou de yoga ou de métempsycose, ou lorsque nous honorons tout simplement le dieu Mammon éternellement jeune, dans une de ses innombrables incarnations ou avatars ? Que faisons-nous lorsque, plus simplement encore, nous dressons sur notre autel domestique le dieu « Ego », appelé aussi « Soi », et que nous l'encensons jour et nuit ? C'est le culte sacral du grand « moi » dont l'adoration est bien plus dangereuse que n'importe quel fétiche de l'Ancien Testament, ou celui du grand « nous » : nous, les hommes, seuls dans l'espace vide où Dieu est mort depuis longtemps. Il y a aussi le néant que nous adorons avec ferveur et mélancolie et auquel nous vendons notre cœur réel et vivant. Or « Je suis le Seigneur ton Dieu, le Dieu des vivants et non des morts, le Dieu de la grâce et non du jugement. Je mettrai en toi un cœur nouveau et je t'insufflerai un esprit nouveau ; j'ôterai de ta chair le cœur de pierre et je te donnerai un cœur de chair. Je mettrai en toi mon esprit, pour que tu marches selon mes commandements.., tes villes en ruines ? seront à nouveau habitées... tu seras dégoûté de toi-même et de tes idoles abominables et tu sauras que c'est moi ton Dieu » (Ez 36).
Hans Urs von Balthasar, in Tu couronnes l’année de tes bontés (Salvator)