mercredi 31 juillet 2013

En rythmant... Léon Bloy, Chaque chose en son temps

« Tout a son temps, dit l'Ecclésiaste, et toutes choses sous le ciel s'accomplissent en leurs temps ».
Il y a temps de naître à Bethléem et temps de mourir au Golgotha ;
Temps de planter la Croix et temps de l'arracher ;
Temps de tuer les âmes et temps de les guérir ;
Temps de détruire la Maison d'or et temps de bâtir la maison d'argent ;
Temps de pleurer au passage du Christ sanglant, comme pleuraient les Filles de Jérusalem, et temps de rire comme rira la terrible Femme au Dernier jour ;
Temps de se désoler avec la Vierge aux Sept Épées dans le cœur et temps de danser avec la fille prostituée de l'incestueuse pour obtenir le Chef de saint Jean ;
Temps de disperser les pierres vivantes et temps de les rassembler ;
Temps d'étreindre le Bien-Aimé qui vient en bondissant par les collines et temps de fuir les embrassements épouvantables dont nul ne délivre ;
Temps de tout acquérir et temps de tout perdre ;
Temps de garder la Loi du Seigneur et temps de la rejeter comme un vêtement inutile ;
Temps de déchirer en deux le Voile du temple et temps de coudre le Suaire du Rédempteur ;
Temps de se taire sous les outrages et temps de parler dans les éclats de la foudre ;
Temps de l'Amour fort comme la mort et temps de la Haine délicieuse comme l'Eucharistie ;
Temps de la guerre contre les saints et temps de la paix irrévélable des heureux morts.
Quelle autre chose, demande Salomon, l'homme peut‑il espérer de son labeur ?
« J'attends du mien la ressemblance avec les Démons et mon logement préparé dans leurs habitacles de désespoir », répondra le Bourgeois, quand sera venu pour lui temps de répondre avec un discernement parfait.
Léon Bloy, in Exégèse des Lieux Communs

mardi 30 juillet 2013

En s'accroupissant... Léon Bloy, Bien faire et laisser dire

Avant-hier, 19 janvier 1913, on célébrait à la Sorbonne le cinquantième anniversaire de l'entrée de M. Judas-Ernest Lavisse, membre de l'Académie prétendue française, dans l'École normale supérieure dont il est aujourd'hui le Directeur. M. Raymond Poincaré, élu fraîchement ou fraîchement élu Président de la République, en conséquence d'une admirable cuisine parlementaire, avait tenu à honorer de sa figure cette farce jubilatoire.
Il y eut des discours, naturellement, et quels discours ! On entendit un M. Guist'hau, ministre de je ne sais plus quoi, rappelant un vieux boniment où ce Lavisse avait parlé de « La seule puissance désormais souveraine, la Science rénovatrice, philosophie de l'avenir et religion en espérance ». La religion en espérance ! C'est sur ce dernier échelon du crétinisme universitaire que Poincaré, successeur de Louis XIV, de Napoléon et de Fallières, a serré la main du savant Lavisse qui fut, autrefois, l'un de ses pions. Mais il aurait fallu serrer beaucoup d'autres mains, Lavisse n'étant qu'une unité dans le troupeau.
Il ne faut pas oublier qu'il y a des sorbonnards tels que Aulard, Lanson, inventeur des « six grandes lois de la littérature sociologique » parfaitement ignorées avant lui ; Langlois et le calviniste Seignobos introducteur en France du phylloxera historique ; enfin et surtout l'inimaginable pontife Durkheim à qui la société future, heureusement opérée de Dieu et de l'intelligence, sera redevable du totémisme ( ?) et de la « division du travail sexuel » ( !) Les journaux qui ont raconté le jubilé du cacogénaire Lavisse, n'ont fait, je crois, aucune mention de ces professeurs illustres que le nouvel empereur de la République, si capable de les comprendre, eût été si heureux de caresser avec tendresse ! « Bien faire et laisser dire », leur aurait-il dit. « Qu'importe qu'une aveugle multitude vous considère comme des crétins impies ou des cuistres impurs en condition chez les assassins de la France. Qu'importe que moi-même, holocauste à douze mille francs par an, je sois vu, dans le plus prochain avenir, tel qu'un bouvier stupide au service des agriculteurs de la honte et du désespoir ? N'avons-nous pas le témoignage de nos consciences républicaines ? Ne sommes-nous pas les fils des géants de la Révolution ? Nous savons qu'il n'y a pas de Dieu et que l'histoire a commencé en 1789. Ces certitudes, messieurs, doivent nous suffire ».
De si fières paroles, prononcées par un tel chef, n'auraient pas manqué d'incendier les puits de science de la Sorbonne, en mettant des ailes aux pieds d'un assez grand nombre d'auditeurs. Mais les choses trop belles n'arrivent pas et le jubilé dut finir assez platement.
Qu'importe ? dirai-je à mon tour, voilà des hommes, un troupeau d'hommes unis dans la généreuse volonté de détruire le christianisme et d'idiotifier la France. Ils ont pour eux la force presque infinie d'une persévérance que ne décourage nul insecticide et le fanatisme véhément de la sottise absolue. Qui oserait dire que cela n'est rien ?
Songez que M. Durkheim s'occupe de nous fabriquer une morale et qu'on lui doit cette trouvaille inouïe que l'amour n'est qu'un cas de la division du travail ! C'est ce même sociologue qui a promulgué la distinction lumineuse des sociétés poly-segmentaires simples, des sociétés poly-segmentaires simplement composées et des sociétés poly-segmentaires doublement composées. C'est lui-même encore qui a donné cette définition lapidaire : « Les fonctions administratives sont la fonction cérébro-spinale de l'organisme social ! »
Il n'est pas inutile de déclarer ici que je dois la connaissance de ces belles choses à un très intéressant livre de M. Pierre Lasserre sur la Doctrine officielle de l'Université. Je n'aurais pu faire, sans danger de mort, les effroyables lectures auxquelles cet écrivain héroïque a survécu.
Ce qui m'a surtout impressionné dans cet exposé de la doctrine universitaire, c'est que la France est en train de perdre le sens du ridicule. On écrit gravement, avec une autorité immense, des choses infiniment plus cocasses que tout ce qui peut être lu dans Molière ou dans Courteline, et nul ne pense à se rouler par terre. On est, au contraire, saisi de respect et d'une sorte de crainte religieuse. C'est la mort imminente annoncée par le plus irrécusable symptôme.
On peut concevoir la France malade, infirme, ruinée, prostituée, demandant l'aumône et ne recevant que des outrages, néanmoins vivante et joyeuse, malgré tout, de sentir en elle un principe de vie, une promesse infaillible de renouveau, de restitution intégrale de sa jeunesse et de sa force, après les infortunes excessives et les non pareilles dérélictions ; mais une France incapable de sentir le ridicule et capable de vivre encore, cela ne se conçoit pas. L'alouette gauloise germanisée, laïcisée, franc-maçonnisée, au point de ne pouvoir plus distinguer ce qui est risible de ce qui est grave et ce qui est grotesque de ce qui est auguste ; ah ! cette France-là,  je ne la vois pas autrement que morte.
Les autres nations peuvent subsister, à leur manière, dans le crottin des pédagogues. Cela n'est pas possible à la Fille aînée de l'Église, à l'Épouse préférée de Jésus-Christ, et cependant on pourrait croire que ce malheur épouvantable est sur le point de lui arriver. Ce serait déjà suffisamment horrible de dire que nous pourrions être tout à fait sans Dieu demain matin ou demain soir, mais, que nous descendions assez au-dessous pour adorer ou faire adorer à nos enfants des excréments présentés par des pontifes tels que le renégat Lavisse ou l'incommensurable imbécile qui a nom Durkheim, quand il ne s'appelle pas Lanson ou Seignobos, c'est un comble d'ignominie que ne supporte pas la pensée française !
Quelques voix, il est vrai, se sont élevées déjà et on commence à espérer le jusant du crétinisme universitaire. Espérance vaine, j'en ai peur. Les sorbonnards ont reçu la poignée de main du Président inauguré qui peut voir en eux des manouvriers d'abrutissement convenables à ses desseins et capables d'illustrer son règne. Électrisés par ce contact, ils reprendront courage, ils reverdiront, ils provigneront et crétiniseront de façon plus dense et plus copieuse. Devenus plus forts et plus pachydermateux, ils opposeront un masque de bronze aux gifles de la critique et le parapluie de leur conscience aux vomissements du dégoût universel. Bien faire et laisser dire, penseront-ils alors, en s'accroupissant comme des Prussiens sur la civilisation chrétienne.
Léon Bloy, in Exégèse des Lieux Communs

lundi 29 juillet 2013

En affirmant... Léon Bloy, La religion est si consolante !

Cette affirmation est ordinairement proférée ou susurrée par des personnes qui n'ont aucun besoin de consolations. Elle sous-entend qu'on a juste assez de religion pour ne pas ressembler à ces publicains qui jeûnent avec tristesse d'un bout de l'année à l'autre, pendant qu'on s'enfile tout le temps des repas exquis dans une grande paix de conscience. On ne doit rien aux gens qui crèvent de misère, puisqu'ils ont la religion pour les consoler. Il ne tient qu'à eux de manger leurs croûtes avec délices ou même de se réjouir en ne mangeant absolument rien. Les ventres creux sont des tambours excellents pour l'entraînement des miséreux à la conquête du Paradis. Tant pis pour eux s'ils ne comprennent pas leur bonheur.
Visite d'un de mes amis au curé d'une des plus riches paroisses de Paris. Des équipages reluisants stationnent devant la porte. Il faut attendre que les belles dames ou les beaux messieurs aient défilé. On introduit enfin le pédestre visiteur. « Monsieur le Curé », dit-il, « cela doit vous changer beaucoup de M... », nommant une très pauvre paroisse bien connue de l'interlocuteur. « En effet », répond celui-ci, « c'est plus consolant ! » Je souligne ces mots qu'on ne remarquerait peut-être pas assez. Ils n'ont l'air de rien et c'est toute l'histoire de notre belle France religieuse au commencement du XXe siècle. Ce digne curé n'a pas peur de dire qu'il avait besoin de consolation. La vue des pauvres affligeait son âme sacerdotale. Il n'était pas à sa place parmi ceux qui souffrent et on aurait dû lui confier plutôt les ouailles qu'il était capable de paître. Car les riches sont consolants, ayant eux-mêmes quelquefois le désir d'être consolés.
Pour être exact, il faudrait dire qu'ils en ont encore plus besoin que les pauvres, ayant l'âme beaucoup plus fine, comme l'a si délicatement observé notre Paul Bourget, doué lui-même d'une âme si fine qu'elle paraît n'avoir qu'une seule des trois dimensions requises pour la délimitation géométrique des choses brutes et palpables. C'est ce qui est admirablement senti par les curés des dames. Ils les consolent et elles les consolent. La religion est alors un bazar de consolations réciproques, un bazar distingué où s'échappent continuellement des paroles de consolation, verba consolatoria, telles qu'en proférait l'ange du prophète Zacharie, mais où les âmes grossières des indigents ne peuvent être admises.
Sans remonter jusqu'au temps des Martyrs dont l'histoire n'est pas du tout consolante, on peut lire, dans des ouvrages excessifs, qu'il y a eu des époques, fort antérieures à l'institution des Jésuites, où on parlait beaucoup moins de consolation. La consolation était ajournée à la venue du Paraclet, venue qu'on supposait lointaine et, en attendant ce Troisième Règne de Dieu sur la terre, on pensait qu'il fallait souffrir au pied de la Croix, dans le Sang du Père des pauvres. Cela on le pensait résolument, absolument, et la dévotion n'avait rien de sentimental. L'« éminente dignité des pauvres » dont parla Bossuet beaucoup plus tard, n'était pas un vain discours adressé à des perruques et à des plumages, mais une réalité tangible, indiscutée, au point qu'il était presque banal de voir des riches et parfois de très hauts seigneurs se faisant pauvres pour y avoir part. Il est vrai qu'alors on avait peur de l'Évangile et que, depuis, on est devenu plus brave. « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation ! » Essayez donc, aujourd'hui, d'effrayer quelqu'un de cette Parole de Jésus-Christ !
Mais je vois que le curé de tout à l'heure m'a entraîné trop loin. Le besoin moderne de consolation ne se fait pas moins sentir chez les pauvres que chez les riches, et voilà ce que Bourget ne comprendrait pas. Moi non plus, d'ailleurs, bien que je sois situé à quelque distance de l'illustre psychologue. « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir », fait dire imbécilement à une de ses héroïnes l'imbécile Alfred de Musset. C'est le sentiment universel de nos dévots et de nos dévotes, riches ou pauvres. De la part des pauvres, c'est renversant.
Avoir la Souffrance et l'Ignominie impétrantes à portée de la main et n'en pas vouloir ! En d'autres termes, avoir le moyen de construire une cathédrale spirituelle plus magnifique et plus haute que les basiliques fameuses et préférer à la première pierre une petite phrase de miel chuchotée dans la pénombre ! Dieu n'existe peut-être pas, mais la religion est si consolante ! Ah ! elle est propre, cette religion de pharisiens et de pharisiennes au cœur prostitué que console la Sueur de Sang du Fils de Dieu !

Léon Bloy, in Exégèse des Lieux Communs

mercredi 24 juillet 2013

En marchant... Albert Stihlé, Le chemin du sang

Depuis combien de jours, de semaines, avons-nous pris la piste ? Procession haletante de pénitents en loques, charriant ses brancards, ses moribonds, ses plaintes, ses jurons, les sangsues, le palu, la faim, la soif, les anophèles, le scorbut et plantant ses croix au bord du chemin.
Un matin, Prosper nous a rassemblés. Hô Chi Minh avait décidé de notre départ, la nuit même.
— La marche sera longue. Ceux qui ne pourront pas suivre resteront sur la piste. Rien ne doit entraver notre route.
Toute la journée, nous avons construit des brancards pour nos blessés, préparé les perches de bambou pour suspendre ces fûts d'essence sciés en deux qui servent à cuire le riz. Nous avons réuni notre bien. Si démuni soit-il, l'homme traîne toujours derrière lui l'objet ou la harde qui n'a de prix que pour son instinct de propriété.
Maintenant, nous avançons dans les glauques cathédrales de la jungle. Bruissantes, craquantes, bourdonnantes, vénéneuses et perfides. Parfois, quand nous passons, s'envole un oiseau mystérieux dont la légende dit que le cri annonce la mort. Pourquoi cela nous effraierait-il ? Les blessés sont trop occupés à souffrir, et nous à peiner sur ce chemin sans fin, sous les cris stridents des bo-dois 1. La chaleur nous accable et la fraîcheur nous guette, porteuse de palu. Nous marchons la nuit pour échapper à la reconnaissance aérienne. À la clarté de hautes torches faites d'un brûlot de résineux, coincé dans une hampe de bambou. Diolé et Ahmed vont d'un brancard à l'autre, impuissants, accablés, palpant d'un geste machinal les pansements qui s'infectent et les plaies qui se rouvrent dans les secousses de la civière. Les civières sont portées par les plus valides ; des plateaux faits de lamelles de bambou entrelacées, fixés à deux perches, pesant sur quatre épaules. Quand la piste s'étrangle, il faut changer de système. Faire passer le blessé dans un hamac de fortune accroché à une unique perche. Deux hommes le transportent, comme un fauve capturé.
Nous devons marcher ou crever. Beaucoup meurent. Nous les enterrons sans linceul, dans un trou hâtivement creusé, comme on plante une graine. Des croix balisent notre calvaire.
Parfois, coupant la piste, l'eau noire d'un arroyo, croupissant entre des ajoncs, dans une odeur putride. Certains affolés par la soif, se précipitent pour boire à perdre haleine, le visage plongé dans cette pestilence. Le miracle, c'est que tous n'en meurent pas.
La nuit dernière, nous avons croisé une colonne de ravitailleurs du Viêt-minh, qui rejoignait le front. Il a fallu nous effacer, pour céder le passage. Vieillards, femmes, adolescents, enfants aussi, flottant dans leurs blouses, et leurs ké-kans 2 noirs, certains retenant leurs shorts par une ficelle, coiffés du cône tonkinois, ou le front serré dans une serviette éponge, ce menu peuple trottait dans la nuit. Charriant vivres et munitions, par centaines de kilos. Ils marchaient depuis combien de temps, pieds nus sous le balancier, ou traînant des vélos rouillés ? D'une allure étrangement légère et sautillante. Presque gaie. Comme si le Viêt-minh narguait jusqu'aux lois de la physique. Ces fourmis brunes et noires attendent la nuit pour sillonner les chemins détournés qui mènent à leur combat, en chantant d'une voix aigrelette, des refrains patriotiques.
Dépêchons-nous ; notre pays est perdu,
nous ne pouvons le laisser ainsi ;
cette haine, nous la repoussons.
Marchons sur le chemin du sang,
nos montagnes et nos rivières
de nouveau brilleront...
Peuple ! Réunissons nos forces ! Debout !
Ils nous croisent sans un regard. Nous sommes ceux qui devraient être morts, les hôtes forcés du vaillant peuple vietnamien. Simplement, leur chant se cabre et leur démarche s'accélère. Avant de charger leurs balanciers, leurs bicyclettes, un commissaire politique a dû leur fouetter l'âme de Doc-Lap 3 vibrants. Ils savent pourquoi ils trottent, pourquoi ils peinent, pourquoi ils meurent. Et nous ? Qu'avons-nous à répondre ? Spectres exténués, épaves du grand jeu de la riflette, à l'heure où l'Occident dit pouce.
Dans cette parcelle de jungle, à la lueur des torches, deux mondes se croisent, les yeux ailleurs.
* * *
Nous avons dû nous éloigner de la zone des combats. Prosper nous annonce que désormais les marches s'effectueront de l'aube au crépuscule, non plus du crépuscule à l'aube. Bon prince, il nous octroie deux journées de repos. Le bivouac s'organise en forêt, à proximité d'un torrent qui chute d'une haute faille calcaire, et creuse, au pied de la falaise, un lac qui nous semble merveilleusement cristallin, avec ses transparences frémissantes sur fond de gravier clair et de sable fin. Autour, c'est l'ombre étale de superbes banians, de fromagers et de tamariniers. Petite forêt bruissante, accessible au soleil, découpant sur le ciel tout un graphisme de feuillages.
C'est assez pour que blessés et valides reprennent soudain goût à la beauté du monde. Nous avons glané du bois, allumé un feu, disposé tout autour nos civières, en épis, et fait bouillir de l'eau, sur-le-champ. Diolé et Ahmed libèrent les plaies, stérilisent les pansements lavés au préalable par des samaritains qui utilisent la cendre comme détergent. Les blessés qui ne sont pas perdus dans leur délire se laissent gagner par ce relatif bien-être.
Les hommes valides ont laissé tomber ce qui leur reste de shorts et de liquettes, et s'ébrouent dans le lac. Le contact de l'eau fraîche leur arrache des grognements de plaisir et les incite à des jeux enfantins. Ils alternent baignade et lessive.
Les bo-dois eux-mêmes sont sensibles à cette trêve. Ils ont installé les « cuisines » près du torrent, et on peut les voir rire dans la vapeur de leurs chaudrons de riz.
Jusqu'aux consignes qui fléchissent. Nous escortant, Vergez, Walter et moi, dans une corvée de ramassage de bois, un petit bo-doi saisi par la douceur du temps et la beauté du paysage, m'a soudain poussé du coude, les yeux étirés dans un sourire béat :
— Camarade, dit-il, en baissant la voix, moi c'est content, dans la forêt. Au front, c'est moi être contre la guerre. Ici, c'est moi me foutre de la guerre !
Sur cette sylvestre autocritique, il a reniflé avec conviction en hochant la tête. Les Tu-Binhs 4 que nous sommes ont éclaté de rire. Comment lui expliquer que cette confession mettait un point d'orgue à la miraculeuse insouciance du moment. Que ce bo-doi avec son flingue en bandoulière, et nous avec nos brassées de bois sec, nous nous retrouvions soudain égaux, dans une joie d'exister, bien proche de la grâce.
* * *
Diolé s'inquiète. Un légionnaire vient de mourir dans des douleurs épouvantables.
— Accès pernicieux. Il risque d'y en avoir d'autres. Ils boivent n'importe quelle eau, se foutent des consignes. Tout est impaludé. Nous avons des organismes délabrés. À ce petit jeu, nous planterons nos croix à tous les tournants de la piste.
Je décide de parler aux gars. Nos deux jours de repos s'achèvent. Nous reprendrons la piste demain. J'envoie Walter, Moktar et Ahmed prévenir les groupes que le Padre veut les réunir, ce soir, près des cuisines, et des blessés. Ils auront plus chaud. Ceux des civières pourront aussi assister à la veillée. J'alternerai prières et examen de conscience.
Ils ne se font pas attendre. Près d'une centaine.
Assis sur des rochers, des branches basses ou à la turque sur le sol. Et les bo-dois au dernier rang, curieusement attirés par l'importance de ce rassemblement. Lentement, nous récitons nos prières. Puis, j'improvise.
— Frères ! On nous traite de criminels de guerre, coupables d'atrocité. Nous sommes privés du statut de prisonniers. Nous voilà donc réduits à notre seule initiative, si nous voulons tenir. Ou du moins tenter de le faire, ce qui est un devoir, pour chacun. Cela demande une énergie sauvage. Et aussi un esprit de solidarité et de discipline. On peut tout arracher à l'homme. Il lui restera toujours les vertus que Dieu lui a prodiguées. Solidarité à l'égard des blessés. Quand un brancardier s'épuise, qu'un autre le remplace sous le bât. Quand un camarade vacille, qu'un autre camarade le soutienne. Discipline à l'égard de nous-mêmes. La dysenterie, l'amibiase, le paludisme nous déciment. Quels que soient les lancinements de la soif, frères, ne vous précipitez pas sur l'eau des arroyos, sur celle, si claire soit-elle, des torrents qui coupent la piste. La mort est partout. Tentons de la tenir en respect. Si les plus valides tombent, que deviendront nos blessés ?
Je psalmodie :
Vermine et croûte terreuse couvrent la chair,
ma peau se gerce et suppure...
Mais je sais que mon défenseur est vivant...
que lui, le dernier, se lèvera sur la terre...
 Après mon éveil, il me dressera près de lui.
Et de ma chair, je verrai Dieu...
M'écouteront-ils ? Après la veillée, chacun retrouve un abri pour la nuit. Je les imite, étendu sur une pierre plate, entre deux rochers. Au moment où je m'endors, j'entends la voix de Prosper :
Camarade, j'ai à vous parler.
Sa grande silhouette d'échassier se profile dans la nuit. Il continue :
Je vous ai écouté tout à l'heure, quand vous parliez aux autres.
Bien ! Je le vois marcher de long en large sous la lune, apparemment perdu dans une profonde méditation. Il me lance :
Ne jouez pas aux martyrs. Si vous en êtes réduits à porter vos blessés, c'est que vous êtes les vaincus d'une guerre que vous avez voulue. Personne ne vous a obligés à venir au Viêt-nam. Notre peuple se bat depuis des années pour son indépendance, et vous la lui refusez.
Tout en parlant, il s'est perché sur une branche basse, en face de moi. Lancé, il reprend :
Je ne mets pas en doute votre loyauté. Mais j'admire la naïveté de vos propos. Je ne suis absolument pas d'accord avec vous.
J'ai l'impression que ce soir, perdu de solitude, Prosper dirait n'importe quoi. Un moment, j'hésite à répondre. Puis :
Quels sont les motifs de votre désaccord, monsieur ?
Satisfait, il se cale sur sa branche, mains glissées sous les cuisses.
Je vous reproche de demander à vos camarades de brancarder les blessés sur un ton geignard. S'ils sont blessés, qui leur a demandé de se battre ? Les congaï ? les piastres ? l'opium ? le mah-jong ? Toute cette pacotille qui attire le Blanc chez nous, comme le sang attire les sangsues. Notre pays est autre chose qu'un bordel pour mercenaires...
Il y a dans sa voix un tel accent de révolte, sincère, que je ne m'étonne pas de cette grossièreté, rare dans la bouche d'un Vietnamien. Je crois que Prosper a pensé tout haut... Un long silence s'écoule. Prosper se lève. Et se plantant devant moi, l'air sentencieux, il laisse soudain tomber cet axiome surprenant :
Camarade ! N'oubliez pas que des millions d'années se sont écoulées entre les dinosaures et les primates...
Puis, sûr de son effet, il se retire, sans m'accorder un regard.
* * *
La marche a repris. Il semble que la veillée de prières et d'exhortations ait porté des fruits. Il y a eu pléthore de volontaires pour brancarder. Vergez, Moktar, Marquaire et Walter ont repris leur place, attelés à la même civière, devant moi. Je fais partie d'une autre équipe, dont un jeune gars, que ses copains appellent Jojo. Un petit sergent de la Coloniale. Il marche à ma droite, à l'avant du brancard. À la veillée, je l'ai remarqué, assis par terre, au premier rang. Ses petits yeux bleus plissés, dans un effort soutenu, pour répéter chaque bribe de prière, recueillir chaque parole de ce que je répugne à appeler sermon.
Jojo me dit brusquement :
Padre, vous avez remarqué comme les copains deviennent bigots, tout d'un coup ? Avant, ils préféraient les congaï à la Sainte Vierge !
Avant, Jojo, ils n'étaient pas réduits à leurs seules limites. Dans l'épreuve, tout ce qui n'est pas essentiel s'efface. Ne reste que l'homme en face de la peur ou de la souffrance ou du désespoir ou du doute. Ce n'est pas le souvenir des bouis-bouis de Saigon ou d'Hanoi ou d'ailleurs, qui les aidera à sortir de l'épreuve. Quand tout semble perdu, le seul fait d'espérer encore est un miracle en soi. Or l'espérance est un don de Dieu. Comment ne se tournerait-on pas vers lui, dont le Fils est passé par la souffrance et par le doute ?... Lui qui a cherché le regard de sa mère, avant de mourir.
Qu'ai-je dit, pour que ces derniers mots rebutent Jojo ? Il se referme. Mais au bout d'un moment, les yeux fixés vers l'avant, l'épaule affaissée sous le poids de la civière, il reprend, dans un murmure :
Moi, ma mère était une pute !
Tu n'as pas le droit, Jojo...
C'est pas de la médisance, Padre. Un jour, je l'ai surprise en train de faire le trottoir. J'avais peut-être quatorze ans. Elle était très belle. Elle tapinait dans les beaux quartiers. Quand elle m'a vu, en train de la regarder appeler les hommes, elle est venue vers moi. J'ai cru qu'elle allait me fiche une volée. À ma stupéfaction, elle m'a emmené acheter le mécano de mes rêves. Puis, on est rentrés à la maison en taxi. Ce soir-là, elle est restée chez nous, m'a préparé à dîner. Je crois même qu'elle a acheté un gâteau. Pour un peu, on buvait le champagne. Avouez, Padre, qu'y avait pas de quoi faire la fête ! Pour moi, ça a été fini. Dès que j'ai pu, je me suis tiré. Deux, trois conneries. Puis le juge d'enfants, la maison de redressement. L'itinéraire classique. J'ai devancé l'appel. Il y a trois ans. Trois citations et une grande boutonnière sous l'omoplate.
Je me tais. Jojo conclut :
Après tout, ma carcasse vaut bien celle d'un maréchal de France, non ?
Puis, sans transition :
— Vous voyez, Padre, votre truc sur le Bon Dieu et l'espérance, quand tout est foutu, moi j'y crois, et je vais vous dire pourquoi.
Il rajuste la perche du brancard sur son épaule, se tait un moment, pour économiser son souffle, et raconte :
— Depuis Moc-Chau, j'ai toujours brancardé. Vous vous souvenez du soir où on a rencontré les nha-qués 5 qui montaient vers les lignes avec leurs vieux vélos et leurs balanciers, pour ravitailler les Viets ?
— Comment veux-tu oublier ça ?...
— Ça m'a fait un choc, Padre. Vous pas ?
— Bien sûr...
— Je nous ai vus foutus, minables, vidés, abandonnés. Des figurants de dernière catégorie. Ce soir-là, j'en ai eu assez, j'ai pensé à me tirer. J'avais honte. J'avais honte de moi, des autres, de mon pays. Je me disais : à la première halte, je me barre. Un petit bo-doi marchait près de moi. La gueule souffreteuse, sous le gros casque. Il me regardait, sans rien dire. Un petit regard de temps en temps. Vous savez ce qu'il a fait, tout d'un coup ? Il a allumé une cigarette, puis me l'a refilée, puis me l'a reprise, puis me l'a refilée. Bref, sans mouffeter, on l'a fumée à deux. Plus comme si j'étais l'hôte forcé du peuple vietnamien, l'affreux criminel de guerre, mais un compagnon de marche, un pauvre mec comme lui. Vous croyez pas que c'est le Bon Dieu, ou la Sainte Vierge, ou quelque chose qui me dépasse, qui m'a envoyé ce bo-doi et sa cigarette ?
* * *
Depuis ses confessions, Jojo vient me voir plus souvent. Il veut parler. Se réconforter lui-même, me prenant à témoin de ce qu'il ressent, de ce qui lui arrive, de ce qui arrive aux autres. Ce soir, il est venu me retrouver, après l'heure de la ration de riz :
— Padre, venez voir ça.
Dans un coin du campement tout seul devant son mince feu, un grand gars décharné, les yeux clairs enfouis dans une barbe énorme, psalmodiait tout en se taillant des baguettes dans une lamelle de bambou :
Marchez tant que vous avez la lumière,
De peur que les ténèbres ne nous atteignent.
Celui qui marche dans les ténèbres
ne sait pas où il va...
Tant que vous avez la lumière,
croyez en la lumière...
Et vous deviendrez fils de lumière...
Notre présence ne le gêne pas. Quand il a fini, il pose tranquillement ses baguettes, et me regarde en souriant :
— Bonsoir, Padre...
Quand nous repartons, Jojo me demande :
— Qu'est-ce que c'est, cette histoire de lumière, Padre ?
Il faut que je lui explique ce passage de l'Evangile selon saint Jean. Il m'écoute, sans m'interrompre. Quand j'ai fini, il dit :
— Un homme qui prie tout haut, en se taillant des baguettes, sans donner envie de rigoler. Dire qu'il faut se faire pincer par les Viets pour voir ça !
* * *
— Une église !
Le cri ricoche jusqu'aux derniers traînards de la colonne. Devant nous, une petite croix, sur son clocher pointu, comme on en voit dans nos villages. Des paillotes l'entourent, plaquées à flanc de coteau. Dans ces premiers contreforts de la moyenne région, des villages catholiques essaiment leurs drames. Paysans déchirés entre messes et meetings, can'bô 6 et curé, prières et dialectique marxiste, entre leur foi et l'irrésistible élan patriotique qui secoue le pays.
Alertés par nos voix, des chiens se mettent à aboyer comme des forcenés, de plus en plus enragés à mesure que nous approchons.
Prosper décide de bivouaquer dans le village. Il lance des ordres, et les bo-dois s'empressent de nous répartir en groupes qui camperont à la belle étoile, sur la place, dans les cours des maisons, ou sur les marches de la pagode, dont le profil cornu se détache, face au clocher, contre un ciel gorgé d'étoiles. Pas âme qui vive. Pourtant, je suis sûr que personne ne dort plus. Claquemuré dans ses paillotes, le village retient son souffle, écoutant le raffut des chiens, et celui de notre invasion. Très vite, les hommes s'allongent à l'abri des auvents. Je rejoins Vergez, Diolé et les autres sur le parvis de la pagode. Au moment où nous allons nous endormir, une lampe-torche nous balaie le visage, tandis qu'une voix très douce demande :
— Y a-t-il un Père parmi vous ?
Je me lève, scrute la nuit. Au pied des marches, un petit homme m'attend, dont je distingue le visage usé. Il a un bon sourire laqué au bétel, et la lumière de sa lampe s'attarde sur ma croix. Je remarque qu'il porte la tenue brune des paysans de la montagne, blouse sans col et vaste pantalon. Les mains jointes sous le menton, il me salue bien bas, et me demande de le suivre. Un bo-doi nous escorte, à distance respectueuse. Je marche derrière le bonhomme, traversant une place noyée d'ombre, d'où montent les voix traînantes et les bâillements des prisonniers. Au bout du village, nous nous arrêtons devant une paillote, dont le seuil est marqué par une veilleuse à la flamme vacillante. Avant d'entrer, le petit homme dit quelques mots à la sentinelle, qui s'éclipse.
Nous entrons. Il s'affaire, dispose délicatement des bûchettes de bambou dans le trou du foyer, au milieu de la pièce, gratte une allumette. Les flammes montent éclairant un modeste mobilier, et, contre les parois du local, de larges panneaux rouges, portant leurs slogans politiques en larges lettres blanches. Sur un des murs, l'image géante, barbiche, sourire subtil et regard pénétrant, du président Hô Chi Minh. En fait, ce respectueux personnage est le can'bô le responsable politique viet du village. Ses yeux restent plissés dans le même sourire figé, tandis que je regarde autour de moi, et que je me dirige vers ce que je crois être l'autel des ancêtres. Mais, arrivé devant ce guéridon, juponné de cretonne vieillotte, je découvre, sous un globe en verre semblable à ceux qui protègent les pendules ou les couronnes de mariée, une statue de la Vierge. Plâtre classique, comme on en trouve à Lourdes ou Saint-Sulpice.
Le can'bô m'observe d'un air tout à fait ravi. Je murmure :
Ave Maria...
Alors, d'une voix recueillie, il enchaîne :
Gratia plena...
Soudain, un silence de cloître envahit la salle du Parti du travail. Un silence, auquel semble s'accorder le sourire d'Hô Chi Minh lui-même. Malgré moi, je murmure :
« Mère de ceux qui ne savent pas qu'ils voudraient croire, ranimez la flamme, donnez l'espérance... »
Comme des ombres, des villageois se glissent maintenant dans la paillote du can'bô, et s'accroupissent autour du feu. Ils me regardent en silence, le visage impassible. Le plus vieux me fait une place auprès de lui, puis il attaque d'emblée :
Mon Père, est-il permis d'être catholique et communiste ?
La question lâchée, une vingtaine de paires d'yeux me scrutent, attendant ma réponse. Et comme je tarde, la même voix enchaîne :
Père, sachez que si nous sommes communistes, nous ne sommes pas des athées.
Tous l'approuvent d'un mouvement de tête. Puis ils parlent, passionnément, essayant de me faire comprendre ce qui leur arrive. Hommes de deux croyances, ils confient leur âme à Dieu et le destin de leur patrie au président Hô Chi Minh. Acculés à une ambiguïté dont ils ne sont pas responsables, ils ne s'y résignent pas.
Il faut laisser passer l'ouragan, dis-je.
Mais comment l'ouragan retombera-t-il ? Nous voulons la victoire de notre peuple, car il se bat pour sa liberté. Mais nous ne voulons pas enterrer nos calices, car notre foi est ardente... Que deviendra-t-elle, dans cette tempête ?
La foi n'est pas immobile, dis-je. Elle se vit chaque jour, dans les plus douloureux affrontements.
J'essaie de leur expliquer que le sectarisme de certains peut entraver le dialogue, mais qu'il ne faut pas refuser ce dialogue à ceux qui le provoquent, même s'ils sont athées :
La frontière n'est pas entre le croyant et l'athée, mais en chacun de nous, d'abord. Dans notre vie... Dans notre joie et notre douleur d'exister...
Ils écoutent, les yeux baissés sur les flammes... Puis, revenant à leur souci, l'un d'eux me repose la question :
Donc, mon Père, on peut être communiste sans être athée ?
La foi est un don de Dieu. S'il vous arrivait, dans la situation présente, que la manifestation de cette foi vous soit interdite, n'oubliez jamais que la foi engage une option rigoureuse dont Dieu est l'absolu... Dieu ne vous abandonne pas. L'Evangile, n'est-ce pas la silhouette du Christ derrière laquelle se profile l'humanité en désarroi ?
* * *
Près de la sentinelle, dans la brume matinale qui submerge le village, un jeune curé m'attend. Adolescent en soutane verdie par l'usure, les pieds nus dans des sandales rafistolées. Visage exsangue où brûlent deux prunelles d'onyx.
Il me regarde venir vers lui, la tête légèrement inclinée, avec un sourire sans gaieté. Il n'était pas hier soir dans la paillote du can'bô. Quelle question aurait-il pu me poser, lui dont l'âme se consume en secret pour le sort de sa paroisse, et l'histoire de son pays ? Dans son immense dénuement, il a compris que le seul don qu'il pouvait me faire, sur ma route de prisonnier, c'est sa place devant l'autel, ce matin, pour dire la messe. Comme je l'en remercie, il ajoute très bas :
Quand on aime, on bâtit toujours...
Puis, comme nous évoquons les déchirements de son petit troupeau de paroissiens, dont il n'est plus qu'un pasteur livré à la tempête, il a un mince haussement d'épaules :
Restons attentifs à ceux qui nous regardent, et nous serons attentifs à Celui qui nous regarde...
Il m'apprend que le can'bô du village a demandé à Prosper de me laisser célébrer la messe. Prosper ne s'y est pas opposé.
Le petit prêtre murmure :
Peut-être espère-t-il apprivoiser ainsi des hommes que l'idéologie d'Hô Chi Minh heurte dans leur foi de chrétiens.
L'église est déjà bondée. A droite du petit autel, les Tu-Binhs groupés en carré. Debout, les bras croisés, les yeux graves dans des visages mangés par une épaisse barbe. A gauche, les villageois. Chacun a déroulé sa petite natte sur le sol, et s'y est assis en tailleur. Visages lisses ou ratatinés, masques creusés par des années d'angoisse, de misère. De tout petits enfants, à cheval sur la hanche de leur mère, réclament le sein en tendant le bec avec une voracité d'oisillons. Des vieillards fragiles, posés sur le sol comme de petits tas de cendre, fixent d'une prunelle éteinte quelque point mystérieux au-delà des vivants. Des gosses éclatent de rire, gesticulent, se faufilent à quatre pattes entre les jambes des prisonniers et, mine de rien, leur bourrent les poches de feuilles de tabac.
Dans la petite église monte une épaisse odeur de crasse, de sueur et de pouillerie. L'odeur de la misère. Par-dessus ma propre misère, j'ai passé l'aube et la chasuble, aidé par Walter qui retrouve ses gestes d'habilleuse...
Affalées contre les murs transversaux, le fusil entre les jambes, la cigarette au bec et l'œil goguenard, les sentinelles viets suivent l'office comme un spectacle hilarant. Ils se poussent du coude, s'esclaffent, interpellent les tendrons de l'assistance. Mais les gens du village psalmodient imperturbablement, les mains jointes, balançant le buste d'avant en arrière, comme si rien ne pouvait les distraire, jamais, du Seigneur.
Le jeune prêtre commente la messe, en vietnamien, puis en français. Sa voix monte, très ferme, couvrant le chahut des bo-dois.
Ce n'est pas la race qui différencie les hommes, lance-t-il avec ferveur, mais l'état de grâce. Seigneur ! Donne aux uns le courage d'affronter l'épreuve des chaînes, aux autres la force de vaincre la haine et de nous conserver chrétiens. Que notre foi s'épanouisse... Même si la contrainte des armes fait de nous aujourd'hui des ennemis, nous restons marqués par le sang de l'Agneau...
Ils reçoivent la communion, paupières closes, perdus d'extase, puis, à pas menus, rejoignent leur natte...
Assez !
C'est la voix de Prosper. Sa vanité s'impatientait. Il lui fallait un public. En trois enjambées, il m'a rejoint devant l'autel, et d'un geste balaie notre recueillement ! Exorde fracassant sur nos singeries, la crédulité, l'infantilisme, la superstition de ce village, la nocivité d'un culte périmé... D'un battement de paupières, le jeune prêtre m'invite au silence. Ses ouailles n'ont pas bronché. Tassés sur leurs nattes, elles ont ressorti comme par enchantement leur chique de bétel et mastiquent avec un superbe ensemble, l'air distrait.
* * *
Camarade, nous allons traverser un autre village catholique !
Prosper est venu me rejoindre au dernier rang de la colonne. Il me dit ça, sur le ton de quelqu'un qui n'est pas au bout de ses peines, et, avec l'inconséquence qui le caractérise, il me confie, brusquement :
Ces catholiques-là sont réfractaires à la politique du président Hô Chi Minh...
Comme je ne réponds rien, il ajoute :
Camarade, je vous demande de faire appel à leur conscience civique... L'autre nuit, je vous ai entendu discuter chez le can'bô de l'autre village. Vous avez su les convaincre de devenir communistes, tout en restant chrétiens...
Pauvre Prosper... Il patauge désespérément dans la dialectique, d'où qu'elle vienne... Je ne réponds rien.
Quand nous arrivons dans ce village, les paysans sont déjà prévenus. Ils nous attendent, groupés sur la place. Ici, la guerre a marqué les hommes et le paysage. Silhouettes faméliques au milieu des décombres. Notre aviation est passée par là. Arbres foudroyés, paillotes éventrées, toits calcinés, cratères. C'est une paroisse sans église. Ils sont trop peu. Nous mesurons leur détresse, ils mesurent la nôtre. Puis une voix demande :
C'est Père avec vous ?
Ignorant les Viets qui nous escortent, leurs regards fouillent nos rangs, cherchant le prêtre. Je m'avance :
Je suis le Père...
Ils m'observent un moment, sans rien dire, le temps de découvrir une croix sur mes loques. Alors, leur visage s'illumine, et d'un coup, ils parlent tous en même temps, m'entourent, me tendent leurs mains, leur front, leurs gosses, me caressent l'épaule, s'inquiètent de ma fatigue, de mes traits défaits, de mon uniforme en lambeaux. Bouleversés, mes camarades se taisent, et certains détournent la tête. Prosper lui-même ne bronche pas. Je ne sais plus tout à fait ce que je leur dis en échange, sinon, sans doute, que Dieu nous demande, encore et encore, d'aimer notre prochain :
Qui est votre prochain ? Ces hommes qui vous font face, sous les guenilles des criminels de guerre, mais aussi, le peuple vietnamien, anéanti par d'interminables années de souffrance.
À peine ai-je achevé cette phrase qu'un petit vieux, notable à barbiche pointue, à calotte de soie verdie par les ans, se détache des villageois, et vient se poster entre les siens et la colonne de prisonniers. De ses larges pantalons sortent deux mollets filiformes, couverts de plaies. Trottinant, ses mains derrière le dos, il se dirige d'abord vers Prosper. Aux regards dont les autres l'accompagnent, on sent qu'il est le chef du village et leur porte-parole. Ici, pas de can'bô. Avec cette autorité que donne le grand âge, il toise Prosper, un moment, puis vient vers moi, comme s'il voulait bien reconnaître ses interlocuteurs. Tu-Binhs et villageois le regardent faire dans un silence pesant. Tout le village dans son dos, et devant lui, nous, les gens venus de la guerre, il lance brusquement d'une voix qui ne chevrote pas :
Dans son commandement, le Seigneur nous demande d'aimer notre prochain. Mon prochain, c'est ma famille, c'est mon village, c'est mon peuple. Fils du peuple, nos vieillards, nos femmes, nos enfants le sont à la rizière, aussi bien que les combattants sur le front...
Des applaudissements claquent, parmi les villageois. Agacé, le petit vieux se retourne et leur fait signe de se taire. Sa voix devient agressive :
Tous les jours, nous payons l'impôt du sang. Regardez-nous. Regardez nos paillotes incendiées, nos rizières dévastées. Nous supplions Dieu de faire cesser la guerre !
Puis, soudain, soutenue par l'approbation silencieuse des siens, il marche vers Prosper et lui lance au visage :
Mais notre ennemi est aussi dans notre propre peuple, quand il nous empêche de vivre en chrétiens !
Cela dit, il revient vers moi, et, me demandant de bénir encore ses villageois, il murmure :
Même sous les chaînes vous restez notre Père. Dieu vous a envoyé près de nous, ce matin, pour nous rappeler qu'il existe et que nous sommes ses enfants. Nous prierons pour vous...
Puis, avec un petit geste d'impuissance :
Nous n'avons plus que nos prières à vous donner...
Quand notre colonne reprend sa marche, le village nous suit des yeux, longtemps, esquissant des gestes d'adieu...
Vergez qui marche près de moi, dit soudain :
Incroyable que dans un tel merdier, abandonnés de tous, sans curés, sans église, ces gens-là continuent à croire avec une telle ardeur. Et sans fanatisme. Ils font la part des élans du peuple et des élans de la foi. Avec une sincérité totale.
Diolé intervient :
Il n'est plus question de sincérité, mais de vérité, d'évidence. Une foi comme celle de ce vieux est aussi évidente que le soleil, la pluie, la mousson...
Il lève les bras :
Moi, vous savez, je ne suis pas un ardent. Plutôt païen... et vaguement paillard. Du moins avant que l'occasion nous en fût ôtée. Tout de même, la foi qui continue de fleurir sur le fumier de Job, ou dans la détresse des gens de ce village, ça donne sinon envie de prier, du moins de réfléchir et d'interroger... C'est une grâce que je nous souhaite à tous, car nous allons avoir besoin de toutes nos forces, y compris celles qui pourraient tomber du ciel.
Tu sais quelque chose ? demande Marquaire.
Diolé hausse les épaules :
Que veux-tu que je sache ? Ce qui est certain, c'est que les jours passent, les types crèvent, notre barbe pousse, nos poux se multiplient et nos gueules s'amenuisent. Vous avez vu vos gueules ? Moi je les vois. Sous une opulente barbe, il ne reste plus grand-chose. Un peu comme ces petits oiseaux à l'énorme plumage. Quand on vous aura rasés...
Rasés ? fait Walter. Je rêve. Ça fera comme si on n'a plus de tête, tellement elle sera légère... Vous nous imaginez, le museau plein de mousse, avec une bonne odeur de lavande ?
Son regard divague... Il nous arrive ainsi de nous recréer ce monde fabuleux où se dressent, auréolées de lumière, la boutique du coiffeur, l'auberge de campagne, une fontaine Wallace, une colonne Morris... D'écouter le silence d'une bibliothèque Sainte-Geneviève, la fuite d'une rivière à truites... les bruissements d'un sous-bois solognot... Chacun déballe son mirage... vante sa cathédrale ou bien son lupanar.
Espère, Prosper...
Point final. Et quand Diolé dit ça, ce ne sont pas deux vains mots. Il se méfie des réveils, des longs silences où chacun se renferme, des retours au cauchemar...
* * *
Maintenant nous sommes fixés. Nous savons où nous allons. Encore quatre jours de marche, et nous atteindrons le camp modèle. C'est ainsi qu'on l'appelle. Depuis qu'il a lâché la nouvelle, Prosper ne tarit pas d'éloges sur la villégiature qui nous attend au bout de ces six semaines infernales. À l'entendre, tout nous y sera rendu : vitamines, hygiène, soins, lectures, sports... Pourquoi pas mon autel portatif ? Et pourquoi pas, au bout du compte, la liberté ? Emportés par nos imaginations, nous en venons à compter les jours, à nous évader du calvaire quotidien... Certains finissent par croire, dur comme fer, que rasés, étrillés et nourris, nous tiendrons le coup, jusqu'à notre libération, qui ne saurait tarder. Des rêves d'évasion nous caressent aussi. Les gars parlent :
Leur histoire de criminels de guerre, qui nous prouve que c'est vrai ? Coupés de tout, comment le vérifier ? Torture morale, supplice chinois...
Moi, je suis sûr que la Croix-Rouge, et peut-être notre gouvernement s'occupent de nous...
Les échanges de prisonniers, ça existe...
Le camp modèle, c'est peut-être le camp où on va nous rebecqueter, avant la quille...
Inch'Allah...
L'espoir galope. Ce qui s'est passé ce soir ne ferait que le confirmer. Prosper nous a réunis, pour nous informer que, dès demain, notre colonne se scinderait. D'un côté, les officiers, de l'autre les hommes de troupe. Seuls les officiers — nous sommes une trentaine — iront au camp modèle. Nous, nous allons perdre Walter, Moktar et Ahmed. Mais, fait étrange, cette nouvelle n'attriste ni les uns, ni les autres. Elle prouve que les grades subsistent, en dépit de tout ce que nous avait raconté Prosper. Walter, avec son gros bon sens, nous l'a immédiatement fait remarquer :
Finalement, Hô Chi Minh revient sur ce qu'il a dit. Souvenez-vous à Moc-Chau, le laïus de Prosper : « Il n'y aura plus désormais parmi vous ni gradés ni hommes de troupes. Il n'y aura que des criminels de guerre ». C'était du bidon.
Ils ont peut-être la trouille, renchérit Moktar. Le gouvernement français, il leur a peut-être demandé des comptes.
Les camps où on va, dit Ahmed, modèle ou pas modèle, c'est peut-être des camps où la Croix-Rouge elle pourra mettre son nez...
Jawohl, fait Walter. Hô Chi Minh, c’est pas Hitler, hein ? Hitler, il gagnait, il pouvait tout se permettre. Il restait plus personne pour contrôler ses camps. Mais les Viets ? Qui sait s’ils la gagneront leur guéguerre ? C’est pas parce que Moc-Chau, Ban-Hoa et Ba-Lay... Il en reste suffisamment des nations pour contrôler les camps d’Hô Chi Minh.
Il me regarde, en riant dans son énorme barbe rousse...
— Padre, je vous parie que d’ici six mois, on se retrouvera, à Notre-Dame...
Albert Stihlé, in Le prêtre et le commissaire

1. Bo-doi : combattant viet, 2e classe.
2. Ké-kan : ample pantalon des paysans.
3. Doc-Lap : indépendance.
4. Tu-binh : prisonnier.
5. Nha-qués : paysans.
6. Can'bô : cadre viet administratif ou militaire (surtout militaire).