mercredi 30 décembre 2015

En devisant... Alain de Chatellus, Peur et montagne


Quelles sont donc les causes de la crainte instinctive ? Devant l'inconnu, on s'imagine le problème à résoudre. D'avance on le croit terrible. On cherche à se persuader que les moyens physiques et moraux seront suffisants. On se base sur les multiples expériences précédentes, sur l'état de l'entraînement, sur les bonnes conditions. L'incertitude est la seule cause des mauvaises nuits qui précèdent les grandes courses. Elle est aussi la grande épreuve des bivouacs. Pour le public, ce dernier mot garde une consonance militaire. Il vous a un goût d'épopée napoléonienne. On évoque une lithographie de Raffet. Par analogie, on pourrait imaginer des alpinistes groupés sous un bloc de moraine, devant un feu de mélèze. Sans doute, de tels bivouacs existent, mais, moralement, ils n'ont pas plus de valeur qu'une nuit de cabane. Cela ne retire rien à leur charme, à leur attrait de mystère. Mais ce sont des bivouacs confortables, où la question du lendemain n'a aucune acuité spéciale.
Toul autres sont les bivouacs de haute montagne.
Prévus ou non, ils constituent une redoutable épreuve physique et morale. L'inconfort est total. Souvent, la plus élémentaire sécurité veut que l'on s'attache à des pitons. Seule l'obscurité vient atténuer la puissante sensation de vide. Les vêtements sont mouillés, il fait froid, la faim et la soif vous tourmentent. Physiquement l'inaction est désagréable ; moralement elle est très pénible. L'incertitude du lendemain n'est plus un mythe, elle s'impose souverainement. On reste anxieux des obstacles qu'il faudra surmonter. La dalle qui vous domine, froide et dure dans votre dos, devra être franchie dans quelques heures, dans le froid du petit matin, malgré les doigts et les membres raides. On scrute le ciel sombre ou intolérablement étoilé pour prévoir le temps qu'il fera. Si celui-ci se gâte, on envisage avec une égale frayeur la continuation de la course par la neige et le verglas, ou la descente pire encore. Il faut être alpiniste éprouvé pour décider sagement.
Le 14 août 1924, deux cordées bivouaquent en haute montagne : J. de Lépiney, J. Lagarde, H. de Ségogne au Col du Caïman ; G. et W. de Meyendorff à la Grande Rocheuse. Le temps menace durant la nuit. Les premiers décident le départ et froidement affrontent les terribles pentes de la face nord de l'Aiguille du Plan. Henry de Ségogne n'a plus de piolet, il doit se cramponner à un couteau de poche. Pourtant, attendre l'aube, c'était la mort. Huit jours de mauvais temps allaient suivre et la souricière se clore sans espoir. Plus jeunes, G. et W. de Meyendorff perdent au même moment quelques heures dans une attente mortelle. Ils préféreront la descente de l'Aiguille du Jardin en pleine tempête à un retour rapide par la voie de montée ; ils ne furent jamais retrouvés.
Il y a une vingtaine d'années, on subissait les bivouacs. On espérait toujours les éviter. Mais l'envergure des entreprises modernes est telle qu'il faut maintenant les intégrer dans les projets. Deux et trois bivouacs sont nécessaires pour des ascensions qui demandent trente-cinq à quarante heures d'escalade effective. L'épreuve d'un seul est déjà dure ; écoutez Comici décrivant un bivouac à la face nord-ouest de la Civetta :
Nous étions tristes, oppressés par une crainte que nous ne voulions pas dire : la grande incertitude sur la possibilité de pouvoir continuer. Jusqu'ici, nous avions avancé sans savoir où nous allions, sans savoir ce que nous pourrions rencontrer. Et si nous n'étions plus capables d'avancer ? Descendre par où nous étions montés me semblait impossible. Nous avions franchi trop de toits et nos rappels se seraient terminés par le vide. Nous avions fait trop de traversées sur des parois pour pouvoir reprendre la juste voie avec des pendules. Nous ne pouvions espérer aucune aide, des murailles lisses et infranchissables nous séparaient de la voie Solleder ; d'en haut, personne ne pouvait nous atteindre, car cela surplombait toujours.
Dans l'action, la crainte disparaît : « Il faut bien jouer et gagner ». La corde est un réconfort puissant, même pour le premier. L'intérêt même de la lutte fait tout oublier. Parfois, pourtant, après un passé alpin déjà long, on éprouve encore à la première course de l'année — nous en témoignons — la répugnance instinctive de la bête devant le vide. Ce n'est nullement le vertige. Mais il faut quelque temps pour transformer cette sensation en un attrait supplémentaire aux acrobaties sur les arêtes. Il n'y a aucun danger, mais on trouve simplement ce rappel trop aérien, cette pente de glace trop raide pour se fier aux seuls crampons. L'entraînement nécessaire est aussi moral que physique.
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La peur est bien autre chose. Le visage de la déesse est parfois si terrible qu'aucun fidèle ne peut le contempler sans trembler. Là se révèlent les caractères. Celui qui a vu son camarade refuser de baisser les yeux ne pourra jamais oublier. Le vrai courageux se manifeste, froid, calme, maître de ses réflexes et de ses mots. Origine de l'amitié peu commune qui lie les compagnons de cordée. Vous savez désormais ce que vaut cet humble chef de service, et il sait ce que vous valez. Dans l'épreuve commune les âmes sont entièrement mises à nu. Nul ne peut se flatter d'ignorer la peur en montagne, mais seul est sûr celui chez qui elle laisse les réflexes intacts. Or, instinctivement, en montagne, comme ailleurs, devant le danger, on ne fait pas ce qu'il faut. On doit garder le rythme des gestes alors que tout vous fait fuir, rester debout, droit, alors qu'on voudrait se coller à la pente, tailler de bonnes marches pour les suivants tandis que les pierres menacent.
Telle est en montagne l'épreuve inévitable de la peur. Nul ne la souhaite, mais sa leçon est la meilleure à recevoir. L'orgueil de l'homme trouve cette fois un adversaire à sa mesure. Ce n'est pas humiliant, et Mummery le dit très bien :
On peut admettre que la montagne pousse quelquefois les choses un peu loin et apporte à ses fidèles une vision de l'imminence de la mort que le bourreau lui-même avec son accompagnement d'échafaud, de potence et de bascule, arriverait difficilement à surpasser. Mais, si farouches et désespérantes que puissent parfois paraître les grandes falaises alors que le crépuscule baisse, que les dernières lueurs sont chassées par le vent et la neige hurlant et que les furies chevauchent follement les arêtes, on a toujours le sentiment que de braves compagnons et un courage sans défaillance seront suffisants pour déchirer la toile croissante du danger. Forsan et haec olim meminisse juvabit.
Pourtant, Robert Tézenas du Montcel a trouvé l'épreuve de la peur « la plus dure et la plus humiliante de toutes ». À quelle hauteur faudrait-il donc s'élever pour ne jamais redouter un adversaire pareil ? Seul un de ses semblables peut humilier l'homme. L'alpiniste choisit de se mesurer avec le plus formidable ennemi que la nature puisse lui donner. Dans ce combat, il est nu, de ses mains dégantées il étreint la roche lisse et froide. Rien ne viendra à son secours dans cette lutte où ses forces le trahissent. Il ne suffit pas de savoir mourir, il faut surmonter le froid, l'écrasante fatigue, la soif, la faim. L'épreuve est la plus dure de toutes. Il lui faut à la fois le patient courage du fantassin dans la boue, et celui de l'aviateur dont la volonté participe aussi à la recherche du danger. Il n'y a donc aucune honte à avoir peur. La seule humiliation est de céder et surtout d'être vaincu par ses nerfs. Celui qui se fixe d'avance une limite au delà de laquelle il entend ne pas courir certains risques garde une position irréprochable. S'il conforme toujours froidement sa conduite à la règle qu'il a déterminée, il ne pourra jamais se sentir inférieur à lui-même. Mais cela n'est pas facile et le principe : « Audace dans la conception, prudence dans l'exécution » peut ainsi conduire à des impasses. Fourvoyé dans une entreprise risquée, on peut alors se trouver dans l'obligation d'un humiliant demi-tour. Il faut savoir accepter cette leçon et en saisir toute la portée. Rien n'est ridicule comme ces grimpeurs toujours en partance pour de fabuleuses faces nord et qui ne tentent jamais rien à fond. On doit apprendre aux jeunes alpinistes à proportionner leurs désirs à leurs moyens aussi bien moraux que physiques et à cette sorte de « possibilité de risques à courir » variables pour chacun non seulement selon l'âge et les responsabilités, mais aussi selon la force d'âme.
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Sans doute, comme on l'a dit magnifiquement : « Ceux qui sont bornés dans le désir, je crois aussi leur âme bornée ». Bien loin de nous l'idée de vouloir imposer aux alpinistes des limites de ce genre. Nous avons simplement voulu montrer qu'obligé par la montagne à se connaître lui-même, l'alpiniste doit faire dans la vallée son examen de conscience. En course, il n'en est plus temps. Surestimer ses forces morales comporte des conséquences aussi graves, bien que d'un autre ordre, que d'évaluer trop haut ses moyens physiques.
Chaque manifestation de la peur exerce sur la carrière de l'alpiniste une influence primordiale. Débutant, il ne la connaît pas, plusieurs saisons peuvent se passer sans qu'aucun incident grave la fasse naître. De belles victoires viennent accroître la confiance. La jeunesse a vite fait de se persuader de l'irréalité des risques décrits par de vieilles barbes. La montagne m'avait autrefois donné le meilleur et le plus sûr des amis. Notre commune passion nous aurait certainement fait avouer l'un à l'autre les doutes ou les incertitudes. Or, jusqu'à l'âge de sa mort, à vingt-deux ans, dans une course magnifique, en plein combat, je puis témoigner que jamais il n'avait encore envisagé le risque suprême et Dieu sait quels succès il avait déjà remportés. Premier sans-guide français, ayant – à dix-neuf ans – traversé les Drus dans le sens le plus difficile.
Si un accident prématuré ne vient pas sanctionner durement l'insouciance de sa jeunesse, l'alpiniste connaîtra bientôt ses premiers coups durs. Par cette épreuve, la montagne sépare le bon grain de l'ivraie. Pour beaucoup, la leçon sera trop sévère et ils refuseront de persévérer dans une voie où il faut courber l'échine et accepter d'avouer qu'on a voulu viser trop haut. Mais quelle magnifique discipline morale la montagne nous impose ainsi ! La vanité peut trouver son compte en certains succès rapidement acquis, mais elle ne saurait résister à quelques campagnes alpines. Le montagnard n'arrivera à la maturité qu'après plusieurs aventures. Il peut alors peser les risques, et c'est en pleine lucidité qu'il continue. Le fait-il pour le danger ou malgré lui ? Certes, nul ne recherche les risques objectifs, la montagne ne perdrait rien de son attrait si les chutes de pierres et de glace étaient inconnues et si le temps restait beau. Le risque tentant est celui couru en dominant les difficultés, en surmontant dalles, fissures, couloirs de glace. On n'hésitera pas à s'engager dans une cheminée menacée par les chutes de pierres si, pour escalader une paroi, c'est la seule issue possible. Mais c'est malgré ce risque et non pour lui. Nous ne sommes pas si fous qu'on le suppose. Le mérite que chacun attache à ses propres performances et à celles des autres a pour seule origine les difficultés surmontées et non les périls courus. Il existe dans les Alpes beaucoup de courses assez faciles et cependant dangereuses. On ne les recherche pas et leur exécution n'ajoute pas grand-chose au mérite des participants. Il en est du risque comme de la difficulté : on le recherche et on l'évite à la fois. Ce jeu passionnant est l'essence de l'alpinisme. Si l'on aborde pour ses difficultés telle ou telle grande paroi, on s'efforce toujours d'y trouver le fil ténu de l'itinéraire le plus sûr et le plus facile. Chacun souhaite aussi d'y rencontrer les conditions les meilleures, même si l'impatience de passer à l'action ne vous les fait pas attendre.
L'explosion de joie qui suit les heures dangereuses se produit dans bien des circonstances de la vie, souvent fort éloignées de la montagne. « Propter vitam vivendi perdere causas ». C'est le rire de Jean Mermoz apercevant la côte après l'Atlantique traversé. C'est la joie bruyante des cavaliers après un cross difficile. Les vaincus sont à peu près aussi heureux que le vainqueur, ils ont tous en effet franchi les mêmes obstacles et terminé leur parcours. Quand on en vient à parler de dangers, comment ne pas citer la guerre et le héros de Dorgelès : « Moi, j'trouve que c'est une victoire parce que j'en suis sorti vivant ».
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L'attrait des activités dangereuses a un caractère général. L'alpiniste n'est nullement un précurseur en cette matière. Cette attirance doit avoir des causes instinctives profondes. Ne serait-elle pas la conséquence de la loi naturelle générale qui pousse les mâles au combat pour la survie du plus apte ? Le prestige de ceux qui vivent dangereusement est grand. Certes, nous ne prétendons pas expliquer ainsi l'attrait exercé par la montagne. Personne, pensons-nous, ne recherche dans ses courses une séduction supplémentaire. Malgré la mode, nous ne croyons pas davantage aux alpinistes refoulés, bien que le risque soit un dérivatif puissant aux déceptions sentimentales. Ce sont là des phénomènes secondaires. Le vainqueur d'une grande face nord ne négligera certes pas le regard admiratif d'une belle fille, mais il faut trop de temps pour acquérir la technique alpine. Avant d'être capable de grandes courses, l'amoureux déçu aurait oublié le principe initial de sa vocation. Celle qu'il voulait séduire ne serait plus pour rien dans les motifs de sa persévérance. L'esprit est venu purifier, sublimer cette tendance instinctive, la rendre complètement indépendante de l'opinion des autres. Par les exploits qu'il réalise, l'homme se hausse au-dessus de ses semblables, mais son propre témoignage lui suffit.
L'homme a-t-il le droit de mettre en balance, pour un aussi mince profit, une vie dont il est si rarement l'exclusif propriétaire ? Quelle justification morale peut donner de sa mort l'alpiniste qui subit l'échec suprême ?
L'opinion publique, depuis longtemps, pose cette question aux montagnards. Quand une personnalité remarquable tombe, victime d'un accident de montagne, l'actualité s'empare de la question. On l'a bien vu au moment de la mort du roi Albert Ier 1. Avant de répondre par une fin de non-recevoir définitive, les alpinistes ont essayé de se justifier ; leur argumentation est faible. Les morts en montagne ne sont ni à plaindre ni à blâmer. Leur exemple est sans portée. Ils ont joué et perdu : Vae Victis. Le public, et même parfois leurs camarades, chercheront à démontrer la faute technique évitable. Les uns donnent de bons conseils pour se consoler de ne pouvoir suivre les mauvais, les autres veulent se prouver à eux-mêmes leur invulnérabilité. Il faut être franc. Qui met sa vie dans la balance devient par là même égoïste. On aura beau morigéner ou interdire telle face nord (les autorités cantonales bernoises le firent pour l'Eiger), quelle sanction appliquer à celui qui risque sa peau ? Défense de se suicider sous peine de mort !
Ne cherchons pas à justifier nos camarades disparus, « morts de jeunesse », dit Samivel. Comme le disait Jacques Lagarde après l'accident survenu à Eddie Stofer :
En lui nous avons perdu un ami sans pareil, je ne me sens pas le droit quant à moi de me désoler, me plaindre serait hors de question, le plaindre hors de raison, ce serait oublier à la fois la nature de son caractère et la réalité des choses ; on ne peut prendre en pitié que les faibles, il n'était pas de ceux-ci. Bien qu'il n'ait jamais défié la mort, — la vie l'intéressait trop pour cela —, il était homme à ne pas plier devant elle.
Les devoirs des caravanes de secours, les risques qu'elles courent à leur corps défendant, introduisent dans le problème un élément parasite. On reconnaît volontiers les droits d'un alpiniste solitaire dans un massif lointain. S'il disparaît, c'est son affaire. personne n'ira se risquer à sa recherche. On dira qu'il était fou, comme Wilson à l'Everest 2 ou Farmer au Kangchendzönga 3, mais il faut bien purifier les Alpes des restes de ceux qui s'y tuent : « Don't soil that pure white with your guilty blood », et ces mesures de salubrité coûtent cher.
Fin août 1928, Pierre Daurensan meurt sur le Petit Dru après deux nuits d'agonie. Jean Choisy et Eddie Stofer (tués tous deux quelques années plus tard), Armand Charlet et plusieurs guides, Antoine Paillard et les frères Fioroli (l'un d'eux mort plus tard à l'arête de Peuterey) ne peuvent arriver jusqu'au corps. L'orage a rendu la montagne impraticable. Armand grièvement blessé, Paillard mort, tragique bilan, impardonnable pour les sages.
Ne nous hâtons pas trop de jeter la première pierre, les entreprises de sauvetage sont pour les guides la conséquence obligatoire d'un métier qu'ils ont librement choisi, et seuls les volontaires y participent. Pour les amateurs, c'est un simple devoir de solidarité, l'exemple cité le montre surabondamment : hodie mihi, cras tibi. Nul, même ceux qui s'abstiennent des très grandes courses, n'est à l'abri du mauvais destin.
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Le reproche fait à l'alpiniste de disposer de sa vie pour une fin entièrement personnelle est bien plus grave. L'affirmation des droits imprescriptibles de l'homme sur soi-même, habeas corpus, constitue la seule réponse possible. S'il est franc avec lui-même, l'alpiniste ne doit chercher aucune autre justification sociale ou morale, sa mort est simplement la preuve de son courage, et notre époque est prodigue en témoignages de ce genre. La justification de sa fin se trouve en lui, dans la valeur morale à laquelle sa passion le porte, dans les joies intérieures éprouvées pendant sa carrière.
Les alpinistes chrétiens ne semblent pas avoir de scrupules à cet égard, les prêtres alpinistes sont nombreux, et un exemple illustre, celui de l'abbé Ratti, célèbre alpiniste, devenu S. S. Pie XI, peut les rassurer entièrement. Il est difficile de nier que la vie dangereuse rapproche les croyants de leur foi. Devant le péril, l'alpiniste s'en remettra volontiers à la Providence. Mais les liens créés par ce rapprochement sont fragiles « Passato il pericolo, gabbato il santo ». Dieu ne doit pas tirer vengeance de toutes les promesses faites par les cordées en difficulté et oubliées sur le sentier du refuge. Mummery le dit avec son humour habituel :
Malgré cela, nous descendîmes avec la plus grande exagération de soins, un seul marchait à la fois et des supplications constantes nous étaient adressées avant que la corde suffisante nous fût donnée pour marcher. Ces laborieuses précautions étaient suivies d'une profusion de serments pieux et parfois de jurements contraires, et chacun dut faire un vœu d'une chandelle d'une belle grosseur à un saint connu de Burgener, à la condition, bien entendu, que ledit saint nous donnât le pouvoir de déjouer les esprits malins. Quand nous fûmes bien arrivés sur le glacier de Furggen, Venetz émit un doute, à savoir si notre saint avait réellement gagné les cierges promis. Et voilà qu'il nous montre un petit collier qu'il porte et dans lequel se trouve ou une dent, ou un pouce, ou encore quelque pauvre débris d'un patron extrêmement saint et qui, il l'assure, est « capable », comme le dirait un joueur de cricket, de « rosser de sa batte tous les esprits de Zermatt ». Burgener assura pourtant que, dans un pareil marché, le meilleur était de payer, « surtout, ajouta-t-il, quand il ne s'agit que de quelques francs ».
Le même Burgener estimait d'ailleurs que le dimanche, on pouvait se risquer à manquer la messe, mais pas pour faire une course difficile, étayant son opinion, dit Mummery, « d'arguments d'un matérialisme achevé ».
Un cas de conscience sérieux peut se poser à l'alpiniste avec guides. Marcel Kurz dit à propos de l’itinéraire nord du Col du Lion « Il est immoral de recourir aux professionnels pour un tel itinéraire ». Ceci revient a affirmer les droits d'une cordée d’amateurs à courir des risques plus grands. c’est mal apprécier les liens entre un guide et un alpiniste lorsque de telles courses sont tentées. Pour un guide, la décision d’essayer une grande entreprise n’est pas liée à l’attrait du gain. Entre le profit retiré d’une grande escalade classique et sans danger et d’une ascension hasardeuse, il existe une différence sans rapport avec l’aggravation des risques. Le guide et son compagnon ont de la performance le même désir. S’ils la tentent c’est d’un commun accord.
L'envoi en reconnaissance à une course dangereuse d’une cordée de guides seuls nous paraît toutefois d'une moralité douteuse. L'amateur a le devoir de partager tous les risques d’une entreprise dont il se doit d'être l'âme. Les guides préféreront peut-être se passer de lui pour aller voir si la course est faisable ; alors, son humiliante situation morale devient franchement inacceptable et il vaudrait mieux renoncer à cette tentative. Il est déjà suffisant de faire peser sur le guide tous les risques du leader. L'homme de tête les court presque seul en rocher difficile et solide. Lorsqu'il faut tailler une traversée menacée par les pierres, il reste trois à quatre fois plus longtemps exposé. Les accidents le démontrent amplement. Mais il ne peut guère en aller autrement. Toute la fierté et la conscience professionnelle du guide veulent qu'il prenne toujours la plus grande part du danger. On comprend très bien sa volonté d'éviter d'exposer davantage son client. Les survivants d'un accident n’ont pas toujours le cœur en repos. Revenir seul est la pire épreuve d'un guide digne de ce nom.
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Entre les risques affrontés et les liens de l’existence, la lutte se poursuivra tout au long d'une carrière alpine. Tôt ou tard, l’équilibre sera rompu et il faudra renoncer. Beaucoup le font brutalement. La santé peut venir à manquer, un accident diminuer par trop les moyens physiques, mais cela est évidemment sans intérêt psychologique. Des causes extérieures peuvent servir de prétextes. Comme on souhaite parfois le mauvais temps pour se délivrer d'une course, on peut être trop heureux de justifier le renoncement par des raisons sociales ou familiales. Motifs louables auxquels nous ne croyons guère. L'homme qui renonce à cause d'eux était bien près de le faire pour d'autres raisons. Il lui restait toujours la possibilité de réduire les risques à un minimum acceptable. Admettons pourtant qu'un orgueil excessif puisse refuser de se contenter d'un niveau de courses plus bas. La leçon de la montagne n'a pas été comprise. Par elle l'homme n'a pu aboutir à l'apaisement. Il peut même se prendre à détester ce que sa jeunesse aima. Son amour de la montagne était trop égoïste pour ne pas se muer en aversion s'il cesse de porter des fruits.
Tôt ou tard, le plus souvent à la disparition en montagne d'un ami cher, le problème de la mort se posera dans toute son ampleur. Le renoncement suivra bientôt la question : « À quoi bon ? » Certains refuseront de continuer à parcourir des paysages où ils rencontrent désormais plus de morts que de vivants. Le privilège des premiers, disparus jeunes, est de ne plus vieillir dans la mémoire de leurs amis. On peut trouver l'âge difficile à supporter auprès de ces souvenirs et le charme de certains paysages peut devenir trop amer. D'autres ont gardé de la catastrophe un souvenir trop précis pour continuer. Leur amour reste intact et chaque année ils reviennent, mais ils ne tenteront plus rien. Whymper fait encore quelques courses après la catastrophe du Cervin, mais la passion d'entreprendre semble l'avoir abandonné. On peut estimer que ce renoncement vient d'un sentiment de responsabilité. Croyant avoir été à l'origine de la mort d'êtres chers, on penserait faire injure à leur mémoire en continuant dans une voie d'où ils se sont à jamais écartés. Pour le vieil alpiniste, rien jamais en effet ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant d'heures mauvaises ou triomphantes vécues l'un avec l'autre, de tant de brouilles et de réconciliations. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Les arbres plantés pendant l'âge mûr ne nous donneront jamais leur ombre.
Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis pendant des années, mais vient le moment où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades, un à un, nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir. 4
Comme toutes les passions humaines, celle des hauteurs évolue avec l'âge et le temps. Elle évolue quelquefois mal. Mais heureusement la plupart des alpinistes ne connaissent pas les laideurs d'une mauvaise rupture. Peu à peu, leur passion s'épure, ils ont moins d'orgueil et plus de compréhension. Le souvenir de leurs exploits passés éclaire les courses plus faciles de la cinquantaine. Ils finissent leur vie dans le massif qu'ils préfèrent. Tous souhaiteraient une tombe paisible dans la vallée qui a vu leurs plus beaux jours. Heureux ceux-là, la montagne leur a tout accordé. Elle a calmé la fièvre de leur jeunesse, consolé les déceptions, éclairé les doutes de leur âge d'homme, donné un but à leur orgueil de conquérants égarés dans une vie sans horizons. Alors comment comprendre la fin de l'existence d'un Coolidge 5 ? La vie l'avait cependant comblé. Venu dans les Alpes à l'époque bénie où les touristes étaient rares et l'alpinisme à son début, il eut la chance de toujours trouver le terrain vierge qu'il souhaitait. Il est donc des natures que la grâce ne touche jamais. Voilà bien la parabole du mauvais riche. Dans l'enfer des alpinistes, qu'une place de choix lui soit réservée. À notre connaissance, il aura peu de compagnons.
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La rupture d'équilibre moral qui détermine les renoncements définitifs fait aussi décider la retraite en cours d'ascension. L'étude des demi-tours et des échecs éclaire l'âme des alpinistes d'une lumière plus vive encore que celle des plus éclatantes victoires. Une distinction essentielle est à faire entre ces deux causes d'insuccès. Une cordée qui fait demi-tour pourrait matériellement continuer. Elle ne le fait pas, car elle estime les risques trop grands, les conditions trop mauvaises, le temps insuffisamment sûr, ou la fatigue des participants trop forte. Une cordée subissant un échec est dans l'impossibilité de monter un mètre de plus, qu'elle le veuille ou non. Elle se trouve devant un passage réellement infranchissable, ou au-dessus de ses moyens.
L'état d'âme des alpinistes est essentiellement différent dans les deux cas. Un échec est inéluctable alors que, placés dans des circonstances exactement semblables, deux hommes d'égale force n'auront pas les mêmes réactions ; l'un continuera, l'autre fera demi-tour. Le risque accepté par chacun n'est pas le même. La volonté plie et pour des raisons diverses.
La fatigue physique diminue l'énergie morale, et on arrive assez vite à une sorte d'indifférence par rapport au but poursuivi. Cette indifférence est loin d'avoir pour conséquence un accroissement de sécurité, même après l'heure de la retraite. Elle joue aussi pour relâcher l'attention et aggraver les risques courus. Combien d'accidents sont arrivés à des alpinistes épuisés et qui ne contrôlent plus leurs actes ! Mais la fatigue physique n'est pas seule à entrer en jeu ; les nerfs et la perception du danger s'anesthésient ; les frontières de la peur une fois franchies, le grimpeur, entièrement libéré de sa condition humaine, totalement décontracté, accomplira les actions les plus follement risquées sans même s'en rendre compte. C'est l'état de grâce dont parlent certains comme le plus favorable au maximum d'efficacité. Mais c'est aussi l'abdication de l'intelligence au profit d'un instinct que l'homme n'a pas, comme l'animal, l'habitude d'utiliser. On ne redevient pas impunément un primitif.
Des alpinistes anglais parlent ainsi de leur état d'esprit au moment où ils renoncent à poursuivre vers le sommet de l'Everest :
D'accord avec ces calculs arithmétiques, nous acceptions tacitement la défaite. Et si nous ne devions pas atteindre le sommet, que nous restait-il à faire ? Aucun de nous, je crois, ne tenait beaucoup à un objectif plus bas. Le nombre de pieds par lequel nous aurions battu le record de l'altitude ne nous intéressait guère. Il faut rappeler que l'esprit dans de telles conditions ne manifeste plus beaucoup d'intérêt.
L'évolution du temps est la cause la plus fréquente des demi-tours. Les connaissances météorologiques des alpinistes sont incertaines. L’aspect du ciel le matin, la nature des nuages, la direction du vent donnent des indications appuyées par des proverbes locaux : Quand la Verte veut, le Mont Blanc ne peut. Mais rien n'est assez sûr pour une prédiction exacte. Tout repose sur l’état d'esprit des alpinistes. Suivant leur expérience passée, ils craignent plus ou moins le mauvais temps. Certains, comme Willy Welzenbach, ayant eu la chance de dominer les pires situations, arrivent à ne plus s'en occuper. Cela faillit mal lui réussir au Gletscherhorn, où sa cordée, après deux bivouacs en pleine tempête dans la face nord. s'en tira de justesse. Au Nanga Parbat, pour les mêmes causes, sa destinée fut scellée. D'autres, au nombre desquels j'avoue me compter, manquent bien des courses par une prudence excessive.
Le départ pour une grande entreprise par temps peu sûr est une affreuse épreuve. Sans cesse on interroge le ciel, la cadence s'en ressent. La conscience de remonter en pure perte des éboulis et des névés est écœurante. Les difficultés et les risques affrontés dans la partie inférieure des parois sont souvent grands, et on ne tient guère à les retrouver à la descente si un itinéraire facile peut se suivre une fois le sommet atteint. Enfin, le but peut être proche, à une ou deux heures d'escalade. Il faut parfois un vrai courage pour renoncer, un sang-froid complet pour peser les risques d'une descente exposée aux chutes de pierres ou d'un orage sur le sommet.
I.es demi-tours devant le temps illustrent d'une manière saisissante l'importance morale de l’abandon. Une caravane qui vient de renoncer se relâche dans tous ses muscles comme dans tous ses nerfs. Reprendre la course est désormais très dur. Le temps peut se remettre, le froid en s'accentuant rendre meilleures, aux premières heures de l'aube, des comblions inacceptables, rien n'y fera. Cent mètres sont descendus, on croise une cordée qui persévère, de quel œil d'envie ne la considère-t-on pas ? Ses ressorts sont encore intacts et on voudrait la décourager, car lorsqu'on renonce aux belles choses, on refuse instinctivement aux autres leur apanage.
On voit nettement dans cette conjoncture combien les concessions à la prudence donnent de satisfactions aux parties basses de l'âme. Si le temps se remet au beau, le reste de la journée se passera dans un malaise inexprimable, fait du regret (les efforts perdus et de la honte d'avoir cédé. Cette leçon de la haute montagne est la plus dure à comprendre, c'est aussi le piège le plus subtil. Placé une semaine plus tard dans une alternative analogue, l'alpiniste continuera quand il faudrait renoncer, et son entêtement se paiera cher, parfois même du prix suprême.
J'évoque ici l'année 1937, nous avions commencé la saison par l'arête ouest des Grandes Jorasses. Au sommet de la Pointe Young, la vue des gendarmes suivants, le froid, la fatigue, nous firent attribuer au verglas un renoncement dû simplement à nous-mêmes. Deux jours plus tard, au Col Eccles, l’aspect des nuage au petit matin nous fit renoncer à l’arête de l’Innominata. Le sommet du Mont Blanc paraissait pourtant si proche ! Que dire de la descente muette qui suivit, et de l'interminable retour en France par le Col de Miage ! Bien entendu, par une dérision suprême, le temps resta finalement beau. Eh bien, sans ces deux échecs, jamais nous n’aurions persévéré dans le glacier suspendu de Blaitière quand pour notre course suivante nous allâmes à l'Aiguille du Fou. J'entends encore Georges Charlet s'écrier : « Nous allons tout de même cette année faire autre chose que des échecs », et jamais nous n'avons couru autant de risques que dans les passages suivants.
L’évolution des conditions pendant les courses oblige pourtant parfois les alpinistes à des demi-tours méritoires. Les risques de retour et de continuation se balancent. Il faut une grande expérience pour ne pas céder à l'attrait du sommet proche et de la voie de descente facile sur l'autre versant. Pierre Tézenas du Montcel nous confia un jour quelle sagacité Tom de Lépiney avait montrée en renonçant poursuivre l'ascension de la face nord des Courtes. La pente finale était mauvaise et sujette aux coulées de neige. La descente, exposée aux chutes de pierres, n'offrait aucun attrait. Un des membres de la cordée souhaitait aller de l’avant, craignant les risques du retour ; le vrai courage était bien dans la retraite.
L'humiliation qui suit les demi-tours, l'état d'exaspération où elle met certains a été l'origine de plusieurs accidents. Comme a dit Guido Rey, quand Whymper se crut maître du Cervin, le Cervin fut maître de lui. Un autre exemple célèbre est celui de Guido Lammer et Lorria à la face ouest du Cervin. La montagne ne saurait avoir d'adversaire plus résolu que Lammer. Jacques Lagarde le disait bâti au moral comme une sorte d'Hercule Farnèse. Vus de près, les sentiments de l'alpiniste autrichien ont quelque chose de monstrueux. Sa cordée fut déjouée par le verglas après une longue escalade et ne sut pas trouver de sortie vers l'arête de Zmutt. Le demi-tour, dû en grande partie aux conditions de la montagne, aurait pu être évité et Lammer et son compagnon devaient en avoir une vague conscience. La cordée Penhall, en 1879, avait réussi à passer. De là, leur exaspération. La prudence commandait d'attendre le soir ou le lendemain pour que le froid fît cesser les chutes de pierres. Lammer refusa d'envisager un bivouac : « Après une course réussie, soit ; après un échec, jamais ! » Et Lorria suivit, pour son malheur.
* * *
La leçon des échecs a une bien autre valeur. Ayant conscience d'avoir employé tous leurs soins dans la recherche de l'itinéraire et toutes leurs forces dans l'exécution, les alpinistes redescendront sans regrets. La tentative apporte alors moins de joie que la victoire, mais autant de satisfaction. Si, ultérieurement, des rivaux plus heureux réussissent à passer, il sera plus facile d'admettre leur succès. Un demi-tour effectué avant d'avoir tout tenté laisserait pour toujours un regret. Il est bon de subir des échecs de temps à autre, afin de conserver le respect de la montagne. À qui se prenait à penser irrévérencieusement au Cervin, Mallory proposait d'attendre le mauvais temps pour gravir le mont. Une tentative à la face nord par beau temps nous semblerait bien préférable, le succès se paierait assez cher pour faire retrouver une juste appréciation. L’échec ne pourrait être mis sur le compte du mauvais temps.
Robert Greloz conclut ainsi son impression d'une tentative poussée à fond à la face nord des Grandes Jorasses en compagnie d'Armand Charlet :
Bien que nous venions d'essuyer un échec, c'est de bonne humeur que nous regagnons le refuge. En effet, nous avons chacun le sentiment que cet échec n'est dû ni aux conditions qui étaient en somme excellentes, ni à un défaut de forme physique qui au contraire s'était révélée très bonne, mais uniquement à une question de difficulté technique.
En montagne, l’échec suprême, c'est la mort. Comme le toréador manquant son estocade, l'alpiniste a eu affaire à trop forte partie. Son instinct, son flair, son sens de la montagne se sont trouvés en défaut, ses muscles n'ont pu suffire à leur tâche. Cela n'est pas très fréquent, et devant l'immense troupe envahissant chaque année les refuges, on trouve la déesse débonnaire. Mais si l'on restreint son champ aux alpinistes des grandes entreprises, on reste un peu effrayé. Voici le classique exemple des sept premiers vainqueurs du Cervin par Zmutt : Mummery mort au Nanga Parbat, Burgener enseveli par une avalanche près de la cabane Bergli, Johan Petrus tué à l'Aiguille Blanche de Peuterey, Penhall tué au Wetterhorn, Imseng tué par une avalanche à la face est du Mont Rose, Gentinetta et Zurbriggen furent les deux seuls survivants. Les deux oncles et le père du célèbre guide Joseph Knubel furent tués en montagne.
Le caractère dramatique des accidents les fait aussi croire plus fréquents qu’ils ne sont en réalité. L’époque actuelle nous a blasés, et nous sommes saturés de cadavres déchiquetés. Pourtant le spectacle des pauvres corps torturés et défaits trouvés au pied des parois s’oublie difficilement. Il ne reste rien d'humain à un être tombé de quelques centaines de mètres à travers des parois rocheuses. Le retour dans un sac ficelé sur une perche ne ressemble guère à des funérailles ; il y a un côté dans humiliant ces suprêmes détails.
* * *
La passion qui prit cet homme en sa jeunesse et marqua sa vie va maintenant porter son dernier fruit. Alpiniste confirmé, célèbre de Chamonix à Cortina, il a tout dominé. Les plus fières parois lui ont cédé. Il a su déjouer tous les pièges. Il quitte aujourd'hui le refuge pour la dernière fois. Sa confiance est totale. Il ignore sûrement tout de son destin. Mais le démon tant de fois défié et vaincu sait que son heure est venue. Depuis des centaines de siècles, une grosse pierre est en équilibre en haut de cette cheminée, le passage a l'air débonnaire. Le leader s'y engage sans défiance ; il ne songe même pas à attirer l'attention des suivants. Le terrain lui est familier, le rocher en général solide. Sac au dos, des anneaux de corde à la main, il s'accroche à la grosse pierre...
Et voici close une grande carrière alpine. Tant de dangers surmontés, tant de victoires acquises et de découragements dominés sont venus se conclure ici. Hautaine et indifférente, la déesse a rejeté le dernier hommage de son fidèle. Elle a même refusé de lui servir de tombeau. L'alpiniste ne peut d'avance se flatter de disparaître du monde en demeurant près du ciel comme Mallory et Irvine. Cette dernière grâce lui est rarement dispensée. Avec ceux du commun des mortels, les pauvres restes torturés iront finir dans un humble cimetière de village montagnard, ou, défaite suprême, dans l'horreur d'une nécropole suburbaine. Mort accidentellement, comme l'imprudent automobiliste des grandes routes.
Telle est l'ultime leçon d'humilité donnée par la montagne à ce solitaire orgueilleux. « Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit ».
Alain de Chatellus, in Alpiniste, est-ce toi ?

1. Le dimanche 18 février 1934, en plein hiver, le corps du Roi est retrouvé sans vie cinquante mètres sous le Rocher du Vieux Bon Dieu de piété sur la commune de Marche-les-Dames, en bord de Meuse. Le roi est mort seul, l’accident n’a pas eu de témoin. Son amour de la montagne, de l’alpinisme qu’il pratiquait assidûment que ce soit dans les Alpes, les Dolomites ou les Apennins était bien connu dans les milieux montagnards. Deux refuges portent son nom : Albert 1er dans le massif du Mont-Blanc et Re Alberto dans les Dolomites. Le guide Tita Piaz dédia son livre A Tu Per Tu Con Le Crode à la mémoire du Roi Albert 1er, unique souverain qui ne croyait pas déchoir en escaladant les montagnes. [ndvi]
2. Maurice Wilson, Anglais sans aucune connaissance alpine. Il pensait qu'il pourrait seul escalader l'Everest à la suite d'une vision au cours de laquelle il croyait avoir reçu la mission divine de prêcher au genre humain une doctrine personnelle d'ascétisme. Il réussit à atteindre clandestinement les abords de la montagne, mais mourut d'épuisement près de l'emplacement du Camp III des expéditions anglaises. Voir à ce sujet Sur cette montagne d'Eric Shipton, pp. 231-233 (Arthaud, édit.).
3. E. F. Fariner, alpiniste américain. Il tenta clandestinement en 1929 avec quelques porteurs indigènes, le Kangchendzönga par le glacier de Yalung. Ses porteurs mal équipés refusant de le suivre sur des pentes de neige difficiles, il continua seulet bivouaqua. Le lendemain, ses compagnons l'aperçurent une dernière fois, il continuait à monter. Puis le brouillard s abaissa et il disparut pour toujours.
4. Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes.
5. William Auguste Coolidge (1850-1926. Auteur de plus de 40 premières (dont ce qui deviendra le Pic Coolidge), le Révérend était célèbre par sa propension à considérer les Alpes comme SA chasse gardée, et à augmenter l’altitude de ses courses... [ndvi]

dimanche 27 décembre 2015

En cherchant... André Sève, Jésus est Dieu qui nous aime


Jésus notre joie.
« Je vous annonce une joie fantastique », dit l'ange de Luc. Les deux premiers chapitres, les enfances, culminent à la grande annonce de la joie : « Je vous annonce une bonne nouvelle qui sera une grande joie pour tout le peuple : il vous est né aujourd'hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur. Et voici le signe : vous trouverez un nouveau-né dans une mangeoire » (2, 10-12).
Un nouveau-né dans une mangeoire. Tout le ciel en branle-bas d'anges et de lumières pour une naissance obscure chez des petites gens. Et ces scintillantes enfances se terminent par un désarroi : « Marie et Joseph ne comprirent pas » (2, 5o). Dès qu'il s'agit de Jésus, on est toujours dans la lumière et dans la nuit.
J'ai longtemps cru que pour Marie, depuis l'Annonciation, tout était lumière et qu'à Noël elle s'émerveillait d'avoir à bercer Dieu. Mais un troisième texte me semble être la clé des chapitres sur l'enfance et même la clé de tous nos efforts pour mener une relation avec Jésus : « Marie enregistrait avec soin ces événements et elle les méditait » (2, 19 et 51).
Elle était juive, fille du peuple formé pour proclamer que Dieu est l'Unique, le Seul. Juive fervente, elle attendait le Messie sans pouvoir soupçonner les révélations inouïes : Dieu est bien l'Unique, mais il n'est pas solitude ; Dieu aime les hommes jusqu'à tenter l'expérience d'une vie d'homme. Trinité et Incarnation. Ce sont là, bien sûr, des mots impuissants à dire dans quels mystères Marie entrait. Tout était pour elle difficile à concevoir et à vivre. La regarder devant l'Enfant est pour nous une leçon de foi contemplative.
Qui est cet enfant ?
Mais l'ange de l'Annonciation ne lui avait-il pas tout dit ? « L'Esprit Saint viendra sur toi, la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. Celui qui va naître de toi sera saint et on l'appellera Fils de Dieu » (1, 35).
Cela dit tout, en effet, mais Luc écrit cela après les événements, quand désormais brille sur Jésus la lumière de Pâques. Nous savons que le Ressuscité est le Fils de Dieu, nous nous sommes faits peu à peu à l'impensable : Jésus est Dieu.
Les quatre Évangiles commencent tous par cette violente lumière :
Marc : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu ».
Matthieu : « Ce qui est né en Marie, dit l'ange à Joseph, est de l'Esprit Saint ».
Luc : « Il sera appelé Fils de Dieu ».
Jean : « Au commencement était le Verbe... Et le Verbe était Dieu... Et le Verbe s'est fait chair ».
Dans la lumière d'après Pâques, sur l'Annonciation et sur Noël, nous voyons clairement que Marie est Mère de Dieu. Mais pour elle, à ce moment-là, quelles étaient ses lumières ? Elle avait conscience d'être la Mère du Messie, par conception virginale. La méditation de cette étrangeté la faisait accéder à une première connaissance de son Fils : il n'était pas comme les autres, un lien unique unissait cet enfant à Dieu.
Mais Luc, qui savait beaucoup de choses par ceux qui avaient connu Marie, n'hésite pas à écrire qu'elle ne comprit pas, et Joseph non plus, « ce que l'on disait de leur enfant » (2, 33), et surtout ce que Jésus à douze ans leur révélait : « je dois être tout à mon Père » (2, 49). Bien que les traductions de cette parole soient diverses, le sens reste le même : à douze ans, et au Temple, Jésus prend conscience de ce qui va dominer son être et sa vie, il a un Père qui n'est pas un père de la terre. En repartant pour aller reprendre à Nazareth la vie ordinaire, Marie garde cela dans son cœur.
Comment me cherchez-vous ?
Dans les premières pages de son Évangile, Luc nous dit tout sur Jésus en prenant pourtant bien soin de nous avertir : regardez Marie et Joseph, ils reçoivent les messages de Dieu et les événements (les messages de Dieu par les événements), ils les méditent et ils progressent. La foi n'est pour personne un ensemble statique, complet et définitif, elle est pour chacun de nous, comme elle le fut pour Marie et Joseph, un cheminement personnel, une progression originale.
Quand Élisabeth définit si bien Marie en lui disant : « Toi, tu es celle qui a cru » (1, 45), on pense instinctivement que Marie a été d'emblée celle qui adhère en toute clarté au dessein si déroutant de Dieu : par elle, le Verbe, le Fils, allait mener une vie humaine. Luc corrige nos vues. Marie adhère, oui, mais aux grandes choses (1, 49) qu'elle découvrira peu à peu à force de méditation et de courage, en regardant son enfant vivre, mourir et ressusciter.
J'y gagne un modèle pour ma propre foi. À cette Marie qui devait progresser et à Joseph qui a dû progresser encore plus difficilement, je peux dire : aidez-moi à contempler l'Enfant. Bien que j'aie toutes les lumières, je suis aussi désemparé que vous, lorsqu'il demande : « Pourquoi me cherchez-vous ? Comment me cherchez-vous ? »
Depuis tant d'années, je vais à lui ou trop comme à un homme ou trop comme à Dieu, jamais les deux à la fois assez liés. Autrefois, je disais facilement les mots du discours chrétien : Trinité, Incarnation, Jésus Christ Fils de Dieu, Jésus vrai Dieu et vrai homme, Jésus Christ ressuscité. Maintenant, j'essaie de vivre avec ces mots et de ces mots, et je vois qu'il ne faut pas cesser de les ruminer dans la prière pour qu'en restant mystère ils nous disent comment, dès ici-bas, établir une relation d'amour avec le véritable Jésus Christ.
Jésus est Dieu qui nous aime
Nous allons d'ordinaire tout de suite à ce que Jésus dit et à ce qu'il fait. Contre ce mouvement instinctif les chapitres sur l'enfance ont ceci de capital : ils nous retiennent un moment devant ce qu'il est. C'est le mystère le plus central, le plus difficile et le plus joyeux : Jésus est Dieu qui nous aime.
Aucun Messie, aucun Sauveur seulement homme, super-homme autant qu'on puisse l'imaginer, n'aurait pu nous dire avec une telle puissance convaincante : Dieu vous aime. Jésus le dit à Noël simplement en étant là, en étant ce qu'il est, Dieu même venu nous aimer. La Présence.
Lorsque je regarde l'Enfant, je ne pense pas encore à ce qu'il va faire pour nous sauver. Je me dis que puisqu'il est là, tout est possible, rien n'est impossible à Dieu (1, 37). Si j'arrive à croire que Dieu lui-même vient pour nous sauver, je n'éprouve plus ensuite de difficultés à croire ses paroles, ses miracles, l'obligation de passer comme lui par la souffrance ; je peux croire à sa résurrection, à l'Eucharistie, à l'Église.
Mais il faut que je commence là, devant la crèche, près de Marie et de Joseph, à apprivoiser le mystère d'où tout découle : cet enfant est vraiment homme et vraiment Dieu.
Apparemment, un simple fils d'homme : « Il était le fils, croyait-on, de Joseph » (3, 23). Nous, nous savons beaucoup plus. Nous apprenons par Luc que sa généalogie l'insère au plus profond de la race humaine jusqu'à Adam (3, 23-38). On voit aussi, dès les enfances, à quel point ce fils d'homme est un être exceptionnel. Vers lui convergent tous les grands courants de l'Ancien Testament : les prêtres avec Zacharie, les rois avec Joseph descendant de David, les sages avec les mages et les docteurs de la Loi, les prophètes avec Siméon et Anne, les pauvres de Yahvé avec les bergers. C'est l'enfant des promesses, de la Promesse, du serment fait à Abraham (1, 73 ; 1, 55).
Mais si toute la terre et toute l'histoire montent vers Jésus, fruit dernier des longues préparations, c'est le ciel qui descend pour annoncer l'incroyable : l'Enfant est aussi de là-haut. Il y a tout un mouvement d'en haut vers en bas : « La puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre », dit l'ange. « Dieu m'a regardée, dit Marie, il est intervenu de toute sa force ». Et Zacharie : « Le Dieu d'Israël a visité son peuple ». Enfin, l'ange de Noël : « Il vous est né un Sauveur qui est le Christ-Seigneur ». Seigneur ? C'est Dieu. « Il sera appelé Fils de Dieu ».
Entrer dans ces mystères
Nous voici devant le seuil à franchir dès que nous voulons rencontrer Jésus, et déjà face à l'Enfant de la crèche : Jésus Messie, Jésus Christ, est infiniment plus que le Messie attendu, il est Fils de Dieu. Avec tout ce que cela nous dit sur Dieu : l'Unique est Père ! L'Unique est Amour. Tout doit être vu et tout peut être cru dans cette lumière. Si Dieu est Amour, et Amour à ce point, il n'a pu inventer ni des esclaves à terroriser, ni des jouets dont on s'amuse, ni des objets d'expérience. Il a créé par surabondance d'amour, pour aimer et être aimé.
La preuve ? Elle est là. Dans cet enfant dont le premier mot sera la suprême révélation : « Je dois être tout à mon Père ». Et le dernier mot : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (23, 46).
Cherchons-nous Jésus ? Tout de suite, il approfondit notre recherche. Pourquoi me cherchez-vous ? Comment me cherchez-vous ? dit-il à douze ans. « Qui pensez-vous que je suis ? », demandera-t-il plus tard.

Seigneur, tu as été pour Marie et Joseph un enfant difficile à comprendre. Je ne demande pas que pour moi tout soit facile quand je pense à toi, quand je vais vers toi. Je veux seulement apprendre de Marie à conserver dans mon cœur les paroles et les événements, et à savoir les méditer. Pour que je vive de plus en plus de ces mystères d'amour : Dieu est Père, tu es son Fils et tu es entré pour nous dans notre vie d'homme.

André Sève, in Avec Jésus, qu’est-ce que tu vis ? (Centurion)

samedi 12 décembre 2015

En soixante-huitant... Père Smit, La réaction à l'hyperconsommation

Au printemps 1968, la France donnait l'impression d'un pays où ne se posait aucun problème de taille à menacer la paix sociale, bien au contraire. La puissance française paraissait de plus en plus imposante, le franc était fort et le pays venait de remporter une grande victoire diplomatique, en ce sens que Paris avait été choisi pour les pourparlers de paix américano-vietnamiens.
Dans la revue Esprit, connue pour l'acuité de ses analyses politiques et culturelles, le rédacteur en chef écrivait en 1968 :
Il est certain que la France de mai 1968 ne semble pas prête à s'offrir le luxe d'une crise politique : aucun scénario politique comparable à celui de la Tchécoslovaquie ou aussi dramatique qu'aux États-Unis, engagés dans une guerre difficile au Vietnam, rien de semblable non plus aux querelles linguistiques de nos voisins belges. Pour autant qu'on puisse préjuger du futur, nous nous voyons condamnés à l'ennui.
Cet éditorial d'Esprit est daté du 3 mai 1968. Dans la nuit du 13 commencèrent les violents affrontements entre étudiants et CRS du côté de la Sorbonne. Entre ce moment et le week-end de la Pentecôte début juin, le pays sombra dans un tel chaos politique que le général de Gaulle lui-même, premier président de la Ve République, disparut sans que personne, pas même son premier ministre Georges Pompidou, ne soit capable de le localiser.
Personne vraiment ne s'attendait à une explosion politique et sociale si soudaine, menée par les étudiants bourgeois et exploitée par les partis de gauche : dans son message de vœux à la nation au Nouvel An 1968, le Général fit la remarque que, 1967 ayant été une année relativement calme, il ne voyait pas pourquoi ça ne serait pas le cas en 1968.
L'agitation couvait en fait à l'Université de Nanterre. Le 22 mars, un petit groupe d'étudiants d'extrême-gauche, mené entre autres par Danny-le-Rouge, Daniel Cohn-Bendit, avait pris comme prétexte la guerre du Vietnam pour manifester. Le recteur décida de fermer la faculté après le saccage des bâtiments et de salles de cours. C'était exactement ce que voulaient les groupes d'extrême-gauche. Entre temps, les vacances de Pâques calmèrent au moins les esprits bourgeois, et on pensa que c'était fini. Ce n'était pas le premier mouvement étudiant de l'histoire de France, il serait bientôt oublié... et l'université de Nanterre rouvrit ses portes. Danny-le-Rouge n'avait pas prévu cela et quand les vacances furent terminées, les troubles migrèrent vers la Sorbonne.
Les manifestants étaient en majorité des étudiants vivant dans les quartiers les plus huppés. Ils quittaient le matin les beaux appartements de leurs parents, manifestaient la journée pour, le soir venant, les esprits suffisamment échauffés, se mettre à jeter des pavés sur la police, brûler des voitures et fracasser des vitrines. Puis, aux petites heures, ils rentraient chez eux, se mettaient au lit dans leurs intérieurs confortables pour recommencer le lendemain. Ils chantaient et hurlaient des slogans comme « l'imagination au pouvoir » ; « il est interdit d'interdire » ; « nous sommes tous des immigrés » ; « tout ce qui n'est pas moi est incompréhensible ».
La jeunesse bourgeoise mettait sa propre classe sens dessus dessous, l'ouvrier était vu comme une sorte de bon sauvage à la Rousseau. Hurlant « Révolution, révolution », ils croyaient en une nouvelle forme de révolution vis à vis de laquelle les vieux révolutionnaires, le Parti Communiste en tête, étaient très sceptiques. La philosophie de fond de la nouvelle révolution bourgeoise était non pas avoir mais être.
Après avoir décidé de devenir prêtre, j'avais quitté le corps diplomatique sud-africain pour gagner Rome où je restai sept ans au collège Pontifical français tout en étant étudiant à l'Université Grégorienne. En septembre 1967, je fus de retour à Paris pour prendre ma première charge de prêtre en tant que vicaire à la paroisse Saint-Pierre-de-Chaillot, près de l'Arc de Triomphe. Je connaissais bien le quartier puisque mon appartement de troisième secrétaire à l'ambassade d'Afrique du Sud se trouvait dans la même artère, à quelques pâtés de maisons de là.
Mes études de philosophie et de théologie à Rome ne m'avaient en rien préparé à ce que j'allais vivre sur le terrain pastoral qui, dans mon esprit, était un domaine plutôt calme et bien comme il faut. Je ne me rendais pas compte que j'avais été parachuté dans un univers paroissial très progressiste, qui n'avait que peu à voir avec l'air de tradition que j'avais respiré à Rome, où conférences et examens étaient en latin et où se faire prendre dans les rues de la ville sans sa soutane pouvait vous attirer des ennuis. À Paris, le port de la soutane était abandonné depuis des années et personne ne parlait latin. Monsieur le curé de Chaillot ne jurait que par l'Action catholique : rien ne devait être entrepris sur le plan pastoral sans référence aux méthodes et critères de ce mouvement.
Je mis un certain temps pour saisir de quoi il retournait. C'est un mouvement d'évangélisation et de reconquête du monde au nom de l'Évangile dont l'initiative revient au pape Pie XI, sur le principe d'un apostolat de chacun par son semblable : un milieu doit évangéliser son propre milieu. En conséquence de quoi, le travail pastoral s'adressait à des groupes de condition sociale homogène, la classe ouvrière, les milieux ruraux, les employés, la grande bourgeoisie — qui allait de pair avec l'aristocratie. À Chaillot, on ne trouvait guère que les deux dernières catégories.
Selon ce raisonnement, il était primordial que les classes sociales ne se mélangent pas, il fallait conditionner les classes supérieures à la mauvaise conscience de posséder des biens — bien qu'il fût indispensable d'avoir un château pour appartenir à un des groupes de Chaillot, quelques membres en possédant même deux. Les classes populaires elles, étaient conditionnées à ne pas oublier qu'elles étaient les piliers de la lutte des classes.
On se référait si souvent au terme conditionner qu'intrigué, je cherchai à découvrir ce qu'il recouvrait : à un niveau quasi philosophique, en termes presque hégéliens, il était censé signifier une conversion de classe, les classes supérieures devant s'abaisser et les classes modestes se hausser. Très subtil ; et important pour ceux qui utilisaient ces méthodes. Je réalisai rapidement que tout cela n'était pas très éloigné, intellectuellement, de la pensée marxiste. Au fond, l'Action catholique était la contribution de l'Église à la nécessaire révolution sociale telle que la voyaient les disciples de Marx.
Il se tenait des réunions interminables ; à côté des groupes de classe, il existait aussi des groupes professionnels, intellectuels et journalistes d'un côté, banquiers et hauts fonctionnaires de l'autre. L'idée sous-jacente, dans une perspective purement chrétienne, était que vivre selon l'Évangile ne dispensait pas de suivre à la lettre les principes du mouvement, lesquels se rapprochaient beaucoup, consciemment ou non, du marxisme. De quelque façon qu'on examine cette tactique pastorale, au moins dans les années 60 et 70 du siècle passé, tout concourait à une sorte de politisation de la vie de l'Église, comme j'allais le constater moins de six mois après mon retour à Paris.
À cette époque, j'utilisais une mobylette pour échapper aux embouteillages parisiens. Quand les bagarres au Quartier Latin furent bien engagées, le curé Action catholique décida de dépêcher un de ses vicaires sur les lieux. C'est moi qui fus choisi. On m'expliqua que je devais prendre ma présence là-bas comme une insertion pastorale pratique dans un milieu très particulier. Dans ce milieu particulier, on fuyait au nez des CRS, juste devant les pavés en vol, dans une odeur perpétuelle de gaz lacrymogènes. Je passai mon temps à courir d'un combat de rue à l'autre au cœur du Quartier Latin, souvent tard dans la nuit, pour rapporter mes impressions à mon curé dans la matinée du lendemain.
Une fois, en tournant brusquement dans la rue de Bourgogne, derrière l'Assemblée Nationale, je l'échappai belle. Je me cognai littéralement à une escouade de CRS barrant la route. Ils étaient à quelques mètres. Je repris ma respiration et tentai un virage à droite, attendant à tout instant un coup sur la tête. Visiblement, ils attendaient des étudiants. Comme j'étais seul, il ne se passa rien.
La nuit où les CRS encerclèrent la Sorbonne, je me trouvais par hasard dans l'amphithéâtre Richelieu : les débats faisaient rage, des cris fusaient des Jeunesses Communistes en colère, dans une atmosphère de vacarme et de vociférations. Au début, le Parti n'avait pas pris au sérieux la soi-disant Révolution de mai 68 : pour lui, c'était une forme d'amusement de la jeunesse bourgeoise, une sorte de remède à l'ennui. Malgré les prétentions de l'extrême gauche, les communistes les considéraient comme incapables de s'attaquer aux véritables problèmes sociaux du pays. Au cours du débat, comme Danny-le-Rouge parlait avec dédain autant que passion, un jeune communiste lui lança :
— Tu n'es qu'un Juif allemand !
— Oui, comme Karl Marx ! » rétorqua-t-il.
J'avais suggéré au nonce qu'un de ses secrétaires m'accompagne voir comment les choses se passaient à la Sorbonne, parce que cela pouvait intéresser le Vatican. Le nonce fut ravi de l'idée — qui se révéla malencontreuse : à peine étions-nous dans l'amphithéâtre Richelieu que des rumeurs coururent que le Premier ministre, qui avait déjà fait fermer la Sorbonne, avait donné l'ordre de couper les bâtiments du monde extérieur. Sur ce, le Monsignore prit la fuite. Il est certain que ces agissements étaient aux antipodes de l'atmosphère feutrée du Vatican.
Le 20 mai, il y eut une réunion dans la crypte de Chaillot, à laquelle participaient des représentants de tous les mouvements d'Action catholique de la paroisse. Un document anonyme, intitulé La Machine Infernale, fut lu à l'assemblée par un Jésuite, rédacteur en chef de Projet, une revue chrétienne de sciences sociales. Avant de nous lire le document, ce Jésuite, le Père Perroy, nous dit que l'auteur était professeur à Sciences Po Paris. La lecture prit plus d'une heure, l'auditoire écoutant avec stupéfaction cet ouvrage qui exposait la nature véritable de la révolution que nous étions en train de vivre.
Un ami diplomate m'attendait à la sortie latérale de l'église. Il avait été en poste plusieurs fois à l'étranger, mais à l'époque était de nouveau au Ministère des Affaires Étrangères, à la tête d'un service consacré aux voyages spatiaux. Nous fîmes un bout de chemin ensemble en discutant du pamphlet, quand tout à coup il me demanda s'il me serait possible de m'en procurer un exemplaire. Il avait l'air de beaucoup y tenir mais ne donna pas de raisons et il me parut inutile de poser des questions.
Le lendemain matin, je sautai sur ma mobylette en direction de la banlieue sud où les Jésuites avaient une maison. Le Père Perroy me donna sans difficultés plusieurs exemplaires, sans même me demander au nom de qui je venais. Il dut penser que c'était mon curé qui m'avait envoyé.
Plus tard dans la journée, je laissai le document au Quai d'Orsay à l'intention de mon ami. De là, la nonciature est à un jet de pierre, le Nonce avait droit à un exemplaire, pensai-je. Il me reçut immédiatement et me remercia chaleureusement.
— Rome doit absolument être mis au courant, mais comment ? Il n'y a pas de trains, ni d'autobus et encore moins d'avions !
Il fit une pause, me regarda droit dans les yeux et me demanda si j'accepterais de porter la valise diplomatique à Rome. Restait la question du comment, tous les moyens de transport étant en grève.
— Je crois que j'ai un plan. Revenez demain.
Le lendemain, je donnai un exemplaire du livre au conseiller de l'ambassade d'Afrique du Sud à Paris, que je connaissais pour être entré dans la carrière diplomatique la même semaine que lui, en 1948 ; je n'ai jamais su s'il l'avait fait parvenir à Pretoria.
À ce stade, je pense important que le lecteur sache ce qu'était le pamphlet La Machine Infernale.
Les premières pages étaient consacrées aux réactions des Français aux événements du Quartier Latin : l'auteur faisait état de 75% de la population favorable aux étudiants. Selon lui, la réaction générale était triple :
. Au plan purement anecdotique, chacun discutait avec son voisin des dernières nouvelles des échauffourées nocturnes entre étudiants et forces de l'ordre.
. Il y avait aussi une réaction sentimentale, surtout de la part de l'intelligentsia. Le cœur marchait plus vite que la tête. Il n'était pas important de comprendre ce qui se passait, l'important était d'être en phase avec les jeunes et de s'imaginer une responsabilité conjointe avec eux.
. Enfin, il y avait le poids de l'histoire, une tentative de comprendre où allait la France à la lumière de son habitude des révolutions. Cette catégorie de réactions était moins sentimentale que la seconde. La France avait vu les révolutions de 1789, 1830, 1848 et 1871, à quelle espèce appartenait celle qu'on vivait ? La réponse était claire : c'était une révolution d'un type tout à fait nouveau. Les révolutions passées avaient essentiellement visé à obtenir plus de justice sociale pour tous, l'abolition des barrières sociales dans l'espoir que la richesse matérielle serait mieux répartie que par le passé. En fait, elles visaient à posséder plus, ainsi qu'à partager plus entre tous.
Mai 68, c'était différent : au lieu de viser la possession, elle visait l'être ; c'était une réaction à la société de consommation ; en gros, son idéologie était plutôt du type philosophique que matérialiste. Le communisme orthodoxe, le Parti officiel était devenu une sorte d'institution, on pouvait même parler d'embourgeoisement de la lutte des classes. Ayant fait la révolution une fois pour toute, ils s'étaient installés dans une société technocratique satisfaite d'elle-même, du moins en Union Soviétique, et les Soviétiques avaient l'intention d'exporter leur révolution dans le reste du monde.
Par bonheur cependant, Trotski existait, ou avait existé. L'approche trotskiste était la révolution continue. Le principe révolutionnaire en était qu'on ne devait jamais se satisfaire de ce qu'on avait obtenu, qu'au contraire, il était de la plus grande importance de maintenir l'esprit révolutionnaire et de conserver un état de combat permanent. Malgré tout, on n'était pas au bout de la route : apparemment, durant la décennie qui avait précédé mai 68, il y avait eu dans le monde artistique un mouvement laissant présager un nouveau type de révolution, largement inspiré par l'idéologie maoïste, qui devait surgir un jour ou l'autre.
Un article paru dans une édition spéciale de la revue l'ARC consacrée à Jean-Paul Sartre, écrit par Pierre Trotignon, professeur de philosophie à la Sorbonne, était abondamment cité par l'auteur. Selon Trotignon, une nouvelle mécanique révolutionnaire était en marche. Une société de consommation purement technologique est condamnée à long terme, que ce soit au sein du capitalisme privé d'Europe Occidentale ou du capitalisme d'état d'Europe de l'Est : le futur appartient aux philosophes. C'est aux philosophes de faire entendre leur voix, ce qui ne veut pas dire que leur message soit forcément agréable à entendre. Pourquoi ? Parce que cela prédit la propagation de la terreur dans le futur.
La philosophie de demain serait en fait plus qu'une philosophie de la terreur, ce serait une philosophie terroriste, en lien étroit avec la pratique du terrorisme. L'âme de la société occidentale étant pourrie, y compris celle des classes populaires, nos pensées et réflexions sont incapables de la sauver. L'âme de notre salut est en ce moment forgée sur les bords du Sin-Kiang... La société dans laquelle nous vivons était condamnée à refuser de plus en plus sauvagement d'entendre la voix de la raison, ce qui nous mènerait, lentement mais sûrement, à la nécessité de la violence pure.
Les étudiants réalisaient-ils que leur réaction à l'hyperconsommation, dans l'espoir d'un état d'hyper-existence, conduisait inévitablement notre société à l'hyper-terrorisme ? Il est important d'insister sur ce fait si nous voulons comprendre ce qui se jouait la nuit au Quartier Latin.
Laissons Trotignon de côté pour reprendre l'argumentation de l'auteur du pamphlet : en analysant les événements tels qu'ils se présentaient, surtout dans les universités, l'homme de la rue était incapable de comprendre la direction que prenaient les faits qui se passaient sous ses yeux, les principes fondamentaux de la stratégie révolutionnaire lui échappaient. La lutte des classes ayant fait tomber les différences entre classes sociales, il était devenu nécessaire d'envisager une forme d'agression de classe plus subtile que par le passé, une sorte de Révolution Culturelle dont le but serait de renverser le système social actuel.
Le meilleur endroit pour débuter le chambardement de la société était l'Université, tellement désorganisée en France qu'on pouvait tabler sur une faible opposition. Des groupes des Jeunesse Maoïste montraient l'exemple en s'opposant aux syndicats et aux dirigeants du Parti communiste. Les syndicalistes devaient être convertis à d'autres manières de penser et d'agir, la jeunesse prolétarienne devait être encouragée à agir en synergie avec d'autres mouvements de jeunesse, à condition que ces derniers soient prêts à abandonner leurs privilèges historiques.
Vers la fin du texte, l'auteur anonyme posait une question primordiale, mais ne semblait pas en mesure d'y apporter de réponse : les événements de ce qui apparaît comme un nouveau mécanisme révolutionnaire sont-ils le résultat d'un projet planifié ? Si oui, qui est derrière tout ça ?
Les principes de cette nouvelle technique révolutionnaire semblaient basés sur le cycle provocation-répression-violence : les autorités devaient être l'objet de provocations, comme à Nanterre ou à la Sorbonne ; là-dessus, ces mêmes autorités réagissaient en fermant les facultés, ce qui est le second stade, la répression. Les étudiants réagissaient inévitablement par la violence — le troisième stade. Cette manière de penser donnait une sorte d'accord parfait à la sauce hégélienne, thèse — provocation, répression — antithèse et violence — synthèse, en somme, la dialectique de mai 68. Mais qui était derrière ?
Les facultés, collèges et écoles avaient été fermés partout en France, les examens annulés. La fermeture des foyers d'instruction jouait en la faveur des fauteurs de troubles. De cette façon, on sapait le concept logique d'une société établie, ce qui était le but premier des auteurs de cette révolution. Leur identité n'était pas révélée, s'ils existaient, ils restaient bien cachés. Il était clair cependant que si les choses échappaient à tout contrôle en France, la conséquence inévitable serait l'anarchie, et ce qui se profilait derrière le spectre de l'anarchie n'était rien moins qu'une Révolution culturelle à la chinoise. Une fois ce système en place, cela reviendrait à une dictature terrifiante, idéologie sans visage et sans nom, basée simplement sur du vide et du néant.
Le fait est que des petits groupes d'activistes encourageaient sans arrêt les étudiants comme les ouvriers à une escalade dans l'offensive. À ce jour, je ne sais pas si quiconque a jamais su qui ils étaient. L'ombre d'une forme logique de tactique de violence est restée vague. Non loin du pronostic final de la « Machine Infernale », elle est restée sans visage et sans nom.
Le Nonce m'avait demandé de revenir le lendemain.
Lors de notre entrevue, il m'expliqua que, face au fait indiscutable que le pays était coupé du reste du monde, il n'avait aucun moyen de dépêcher la Valise à Rome. Il me remerciait de lui avoir remis un exemplaire de l'ouvrage La Machine Infernale, semblait vraiment tenir à ce qu'il parvint au Vatican, et serais-je prêt à convoyer cette valise à Rome ?
— Mais comment quitter le territoire français ?
— Vous m'avez dit que vous étiez l'aumônier des scouts de votre paroisse ?
— C'est exact.
— Pourriez-vous demander à l'un de vos chefs de Troupe de vous conduire en voiture à la frontière belge ? Il y a une pénurie d'essence mais je vous en fournirai. Une fois que vous êtes à la frontière, à la première gare, sautez dans un train pour Bruxelles et de là, prenez un avion pour Rome dès que vous pouvez. Mais quoi qu'il arrive, ne perdez pas la Valise !
Il m'expliqua qu'il me donnerait un laissez-passer indiquant que pour cette occasion, j'étais un porteur de Valise diplomatique du Vatican et ajouta qu'il me donnerait de quoi subvenir à toutes mes dépenses pour le voyage.
— Vous aurez toute ma reconnaissance. Une fois à Rome, restez quelques jours sur place au cas où on voudrait vous charger de quelque chose pour le retour !
D'un air soudain tendu, il m'expliqua que certains prêtres avaient suivi les événements à un tel point qu'ils s'étaient laissés contaminer, devenant hostiles à l'existence même du sacerdoce et à l'autorité ecclésiastique.
— Le Pape doit être mis au courant de tout cela. Rome ne doit pas avoir la presse comme seule source d'information ! Regagnez votre paroisse et dès que tout sera prêt, je vous le ferai savoir.
C'est à ce stade qu'on fut quelques heures sans nouvelles du général de Gaulle. Pendant ce temps, plusieurs syndicats, la CFDT, la CGT et d'autres, organisèrent une manifestation de masse qui réunit environ cinq cent mille personnes, de la place de la Bastille à la gare Saint-Lazare. Finalement, les syndicats avaient rejoint les étudiants. Lors d'une autre manifestation, huit cent mille personnes défilèrent du même point de départ jusqu'au Trocadéro, la première fois que des manifestants s'approchaient des quartiers bourgeois... Je me tenais sur l'Esplanade du Trocadéro pour les voir arriver. De loin, on aurait dit du plomb fondu se répandant jusqu'à couvrir les pelouses devant l'École Militaire.
Les rumeurs les plus folles circulèrent dans Paris une fois ébruité la disparition du Général, la palme en revenant à celle-ci : selon toute vraisemblance, il s'était envolé pour Prague rencontrer Kossiguine et lui demander d'essayer de mettre un terme aux troubles en France par le truchement du Parti Communiste Français. Beaucoup auraient pu être enclins à croire cette rumeur parce que si le général de Gaulle avait à ce moment demandé aux dirigeants soviétiques d'intervenir en sa faveur, il y a des chances qu'ils l'auraient fait.
Le lendemain, de Gaulle réapparut — on sait maintenant qu'il s'envola en Allemagne pour une visite éclair au général Massu et fit sur les ondes un discours énergique. Seuls les gens qui possédaient des transistors purent l'entendre parce que la radio et la télévision d'état n'avaient plus d'électricité. Ce discours eut l'effet escompté. À partir de là, le général, incarnation de la légitimité de la République française, commença à gagner la bataille contre l'anarchie qui menaçait le pays.
Le nouvel archevêque de Paris, Mgr Marty, venait d'arriver de Reims où il était archevêque. Il prit ses fonctions dans ces circonstances plutôt exceptionnelles. Il dit par la suite qu'il ne savait même pas où se trouvait le boulevard Saint-Germain, là où se passaient la plupart des échauffourées. Le cardinal reçut un groupe de journalistes dans sa résidence non loin des Invalides et leur dit avec — ou sans — sagesse : « Dieu est un démocrate ». Il ajouta :
Il est exact qu'aujourd'hui, on parle d'Église du Silence à propos de l'Église d'Europe de l'Est. Nous ne pouvons cependant pas en ces temps-ci parler d'Église du Silence à Paris, nous n'avons pas le droit de nous taire. Des chrétiens de toutes confessions sont activement engagés dans ce qui se passe autour de nous. La hiérarchie ecclésiastique, c'est-à-dire les évêques et le clergé, demande aux laïcs d'assumer leurs responsabilités.
Je passai encore trois jours à Paris avant de m'embarquer pour un périple en zigzag pour Rome. Durant ces trois jours — en fait trois nuits — il me fut possible d'assister à des réunions dans d'autres paroisses, intéressantes autant qu'alarmantes. Je ne les aurais manquées pour rien au monde.
Dans des salles paroissiales, je fus témoin de réunions qui n'avaient rien de paisible, de messes aussi, car voici ce qui se passa à Chaillot : au début de la messe anticipée du samedi soir, comme le curé montait à l'autel pour commencer la célébration, un jeune homme prit soudain le micro et déclara :
— J'ai une communication à faire au nom d'un mouvement récemment créé, 'Bible et Révolution'. Laissez-moi vous... — » Il n'alla pas plus loin car plusieurs paroissiens se saisirent de lui. Ce fut tout pour celui-là, mais on était loin d'avoir vu la fin de l'agitation. Sorti de nulle part, un groupe d'une cinquantaine d'étudiants se mit à crier quelque chose comme « Église, libre ! », l'un d'entre eux portant une pancarte « la Vérité n'a pas besoin de protection ». Il en résulta un incident bruyant entre ceux qui voulaient participer à la messe et les manifestants qui voulaient transformer celle-ci en un vrai débat politique.
Vu les difficultés de transports, nous nous étions, notre organiste qui habitait en banlieue et moi-même, tacitement mis d'accord sur le fait que je la remplacerais en cas de besoin. J'étais à la tribune de l'orgue depuis le début, j'avais déjà joué quelque chose en introduction et me demandais quoi faire. Il semblait évident que la messe ne pourrait être célébrée tellement l'église résonnait de cris et de vacarme. Je tirai alors tous les registres possibles et entonnai l'Entrée des Dieux au Walhala, extraite de la dernière scène de l'Or du Rhin — jamais je n'ai joué Wagner à l'orgue dans une atmosphère si électrique ! Le calme finit par revenir, les étudiants quittèrent les lieux aux cris de « À bas la bourgeoisie », et la messe commença avec trois-quarts d'heure de retard sur l'horaire.
La nuit du 26 au 27 mai, dans une salle paroissiale de la banlieue Est, j'assistai à une discussion ouverte entre les représentants de diverses tendances politiques et sociales, dont je notai les interventions sur mon calepin. Ainsi, une jeune étudiante : « C'est le devoir de tous les chrétiens de se sentir aussi concernés que possible par le combat de classes que nous traversons. À nous de choisir entre Dieu et Mammon — la révolte des étudiants est au fond une révolte spirituelle ».
Un autre étudiant, se présentant comme élève ingénieur : « Nous rejetons la société de consommation car nous préférons une société de contestation — c'est à cela que le Christ nous demande de parvenir maintenant ».
Un Dominicain nous annonça la création, la semaine précédente à Lyon et à Paris, d'un groupe de prêtres, nommé Échange et Dialogue : le but de ce groupe était de propager l'abolition de la caste des prêtres, ajoutant que la société avait souffert trop longtemps du divorce tragique entre la foi et les forces révolutionnaires à l'œuvre pour l'émancipation de l'homme. Visiblement, le Dominicain partageait les vues d'Échange et Dialogue.
Une religieuse se leva et prit la parole devant l'assistance qu'elle gratifia d'un « Mes chers Camarades anarchistes » :
La société idéale pour laquelle vous luttez, je lutte moi aussi pour elle depuis trente ans, depuis que je suis rentrée dans mon ordre religieux. Vous voyez, je ne possède rien et je suis prête à aller jusqu'au bout du monde pour ce en quoi je crois. Et ce en quoi je crois, c'est le combat contre la souffrance et l'injustice sociale. Dans ce que vous dites, une bonne partie se résume à prendre vos désirs pour la réalité ! La différence entre nous, c'est que vous vous réclamez du Che Guevara, et moi de Jésus-Christ.
Un autre prêtre se leva et dit ces mots :
Nous nous devons de rejeter une société basée sur l'argent, ternie par le mensonge. Nous devons rejeter toute forme de confort, et cesser de vivre nos vies trop installées. Il faut de l'imagination pour faire la révolution et détruire les structures d'oppression. C'est notre vocation chrétienne aujourd'hui. Ce qu'on avait l'habitude de nommer conversion ne peut plus être considéré comme une affaire privée, la vraie conversion est collective et révolutionnaire. Si nos buts ne sont pas politiques autant que révolutionnaires, la vie de l'Église sera vide.
Les lazzi fusèrent de toute part.
— Comme chrétiens, soyons honnêtes, nous ne faisons pas la révolution, nous adaptons juste la révolution à notre bénéfice.
— En tant qu'anarchiste, je ne vois pas bien le rapport entre religion et révolution. Parce que le vent tourne, l'Église veut changer aussi ! Vos efforts sont pathétiques, ridicules.
À ce stade, le curé voulut dire un mot : « Nous chrétiens sommes peut-être longs à la détente, mais tout de même un peu plus rapides que le Parti communiste qui vient seulement de reconnaître officiellement l'existence de barricades au Quartier Latin ! » — il s'ensuivit un grand rire et de nombreux applaudissements.
Cela dura comme ça jusque tard dans la nuit, mais il me fallut partir car le lendemain débutait une mission très spéciale.
Les oreilles pleines d'une incroyable cacophonie de cris aigus et de hurlements, nous nous mîmes en route pour la Belgique, le chef scout et moi, par un petit matin gris, sur une autoroute du Nord complètement déserte. J'avais l'impression de quitter un pays paralysé se débattant avec son identité.
Avant de quitter Paris, nous nous étions arrêtés à la nonciature pour prendre la Valise diplomatique, trois petits jerrycans d'essence que donna le Nonce au chef, et je reçus une enveloppe de dollars. Nous gagnâmes Tourcoing, trouvant bizarre d'y voir les bus et trains rouler normalement. La Valise consistait en une grande enveloppe blanche ornée du sceau du Vatican. Pendant le voyage, la « Valise » était dans une vraie valise posée sur la banquette arrière de la voiture, et je mis au point une ruse qui m'étonna moi-même — d'où avais-je tiré cette idée, d'un film ?
Nous arrivâmes au centre de la ville pour nous arrêter déjeuner quelque part, et il était évident que je ne pouvais pas laisser l'enveloppe dans la valise à l'arrière de la voiture — que faire ? Prenant l'enveloppe, j'expliquai au jeune chef que nous devions absolument trouver un magasin qui vendait des laisses pour chiens. Ahurissement de sa part. Nous trouvâmes un tel magasin sans trop de difficultés, et fîmes route vers un restaurant. Le chef scout n'était pas au bout de ses surprises, surtout quand je lui demandai de m'accompagner aux toilettes. Je retirai ma chemise et lui demandai de coller l'enveloppe contre mon dos, puis il ajusta la laisse de façon à fixer le paquet.
Pendant deux jours et demi, l'enveloppe reposa entre ma peau et ma chemise.
Je n'étais pas le seul parisien à avoir gagné Bruxelles par n'importe quel moyen, en espérant pouvoir s'envoler de là-bas, et attraper un vol à destination de Rome me prit deux jours. Pendant tout ce temps, que je dorme, que je mange ou que je déambule dans la ville, l'enveloppe toujours à la même place offrait tout juste assez d'inconfort pour se rappeler à ma conscience. Une fois à Rome, après avoir trouvé une chambre dans mon bon vieux séminaire, je pris le chemin du Vatican.
À cette époque il était plus facile d'avoir une entrevue avec le Secrétaire d'État que maintenant. En un rien de temps, je toquai à sa porte. C'était un dimanche après-midi, la porte s'ouvrit et Monsignor Benelli apparut. Ce prélat avait été attaché à la nonciature apostolique à Paris dans les années 50 alors que j'étais à l'ambassade, et nous étions devenus bons amis. Pendant des années, il avait été le seul prêtre catholique dans mes connaissances et quand je fus reçu dans l'Église catholique, il fut l'un des deux témoins qui signèrent ma profession de Foi. Après des postes dans différentes capitales, il avait été nommé substitut du pape Paul VI, ce qui est un peu l'équivalent d'un ministre d'État particulier.
Extrêmement surpris à ma vue, il m'accueillit avec ces mots :
— Mais que se passe-t-il à Paris ? Est-ce que c'est comme les grèves de 1955 où seulement la moitié des bus roulait ?
— La moitié ? Non Monseigneur, rien ne marche et c'est bien pour ça que je suis là !
Je lui donnai les explications quant à la Valise, y compris où elle était. Il sourit, m'introduisit dans une pièce dans laquelle j'enlevai avec beaucoup de soulagement l'enveloppe de dessous ma chemise. Puis, autour d'un café servi par une religieuse, je lui fis un récit assez détaillé des événements à Paris. Il écoutait bouche bée, répétant « Mais comment est-ce possible ? », car il semblait savoir très peu, sinon rien de la situation en France, ce qui ne laissa pas de m'impressionner.
Il me remercia pour la commission et s'enquit de la durée de mon séjour à Rome au cas où il y aurait quelque chose à rapporter à Paris... Je ne pouvais rien faire d'autre que de rester sur place jusqu'à la fin des troubles. Comme je prenais congé, il me dit clairement avec quel intérêt le Saint-Père lirait le contenu de l'enveloppe. J'allais très vite avoir la preuve que l'ouvrage La Machine Infernale s'y trouvait bien.
Quand je regagnai Paris, la crise était terminée et je revins les mains vides ; l'occasion de transporter la Valise diplomatique ne se représenta jamais.
Le général de Gaulle dissout le Parlement et son gouvernement lui revint avec une confortable majorité, mais, bloqué à Rome, j'avais raté l'énorme manifestation en sa faveur sur les Champs-Élysées.
Une semaine après les élections, je fus invité pour quelques jours dans une propriété dans la Sarthe. À mon arrivée tard dans l'après-midi, on me montra ma chambre, dans laquelle Chateaubriand avait séjourné deux cents ans avant moi. Au moment de l'apéritif, je descendis avant les autres et me trouvai seul un instant, sans savoir quoi faire en attendant. Mon regard tomba sur un document posé sur une table, La Machine Infernale ! Les invités commençaient à arriver, le verre à la main. Quand je parvins à placer un mot — ce qui me semble toujours un exploit dans une assemblée purement francophone — je demandai à mon hôte ce qu'était ce petit livre sur le guéridon.
— Oh, ça ! C'est le fameux pamphlet La Machine Infernale ! Il nous a bien aidés à gagner les élections !
— Comment cela ?
— Mon vieux, vous devez bien être le seul parmi nos connaissances à ne pas en avoir entendu parler. Des dizaines de milliers d'exemplaires en ont été distribués en France par la Division Leclerc. Ça a vraiment fait avancer notre cause et nous a sauvés de l'anarchie soixante-huitarde. Prenez-le avec vous et vous me direz demain ce que vous en pensez !
J'emportai bien évidemment le document dans ma chambre. C'était une version abrégée, trois pages et demi imprimées — au lieu des treize pages dactylographiées serré de l'original. Ces pages se terminaient sur une courte conclusion qui ne figurait pas dans la version longue :
Le vide cause la désintégration totale de l'individu et annihile sa liberté individuelle comme sa personnalité. Un individu libre ne peut que s'opposer à une telle force de destruction. Ceux qui chérissent leur liberté peuvent-ils tolérer une machination si infernale ?
Une fois dans le lit de Chateaubriand, je me mis à réfléchir. Je comprenais mieux maintenant pourquoi mon ami diplomate était tellement désireux d'en avoir un exemplaire ! Il était compagnon de la Libération, il avait donc utilisé les anciens de la Division Leclerc pour distribuer une édition abrégée de ce document comme avertissement aux électeurs sur ce qui risquait de se passer s'ils ne votaient pas pour de Gaulle. La vieille garde s'était donc montrée à la hauteur, fidèles à leur chef de guerre maintenant chef de l'État.
C'est du livre de Tournoux Le Mois de Mai du Général, publié en 1969, que je tirai la chose suivante, qui avait été à l'origine l'action de mon ami : le pamphlet avait immédiatement été montré au ministre des Affaires Étrangères, M. Couve de Murville, qui en donna une copie à M. Pompidou. En fin de compte, il arriva à l'Élysée.
Mais le voyage de cet engin de guerre avait commencé entre la banlieue sud et l'appartement de Monsieur X de YZ***, sur une humble mobylette.
Quelques semaines plus tard, la presse parisienne rapportait les déclarations du Pape Paul VI lors d'une audience publique place Saint Pierre :
Le Saint-Père déclare que des tendances récentes à l'anarchie se sont manifestées autant dans la société ecclésiale que dans la société civile. Suivre un tel cap reviendrait tant pour l'Église que pour la société, à souffrir une réelle désintégration...
On ne peut que se poser une question évidente : mai 68 était-il seulement un feu de paille ? Un feu très certainement car les questions de fond furent posées au grand jour, avec une insistance sur les réponses de fond. Les questions ont été posées. Les réponses n'ont jamais été données — ou pas encore données ?

Arnold van der Westhuizen Smit, in Itinéraires, Le Cap – Rio – Paris (L’Harmattan)