jeudi 28 mars 2013

En sauvant... François Cassingena-Trévedy, Jésus meurt sur la croix


C'est lui qui, aux jours de sa chair,
ayant présenté, avec une violente clameur
et des larmes, des implorations et des supplications
à Celui qui pouvait le sauver de la mort,
et ayant été exaucé en raison de sa piété,
tout Fils qu'il était,
apprit, de ce qu'il souffrit, l'obéissance ;
après avoir été rendu parfait,
il est
devenu pour tous ceux qui lui obéissent
principe de salut éternel.
(Hébreux 5, 7-9)

Voici la Forme, enfin - tant il est vrai que le Défiguré dans la croix prend figure -, voici l'axe et l'essieu, le moyeu de la roue qui meut les univers. Quelque chose d'inouï se fige et coagule, un sel solide et pur naît de l'obscurité. Du sang, des larmes, de la boue, des ruines, des charniers, et de toute cette matière énorme et insensée que le mal à l’œuvre dans l'histoire accumule et charrie, enfin il se fait Signe : la grande intersection met de l'ordre au chaos. L'heure a sonné au cadran du corps écartelé, du corps incardiné dans la douleur du monde, et l'aiguille indique la méridienne dans le temps suspendu et l'air où rien ne bouge. Écoutez et voyez : le cri est un fruit rouge. L'oreille fine entend la figue à point se fendre en quatre parts sous le soleil de l'arrière-saison. La rose des vents signale l'accalmie que nous obtient la Mort et l'abcès s'est ouvert, de l'excessif Amour. Au cœur de la pivoine apparaît la pervenche, au milieu de la plaie l'ocelle de la Vie, dans le sang le sang bleu de la Divinité, dans l'intaille de la Passion l'intime du Mystère. Maintenant s'accomplit ce que lui-même avait annoncé : sitôt que de la terre vous m'aurez élevé, vous saurez que JE SUIS.

Frère François Cassingena-Trévedy,
in Chemin de croix (Médiaspaul)

En sauvant... Michel-Marie Zanotti-Sorkine, Jésus est cloué à la Croix


Un frisson traverse le ventre de Marie, secoue ses membres maternels, fait trembler sa mâchoire, tandis que Jésus est emporté vers la Croix, car personne ne tue en restant cloué sur place. Se mouvoir, et vite, si l'on ne veut pas mourir à son tour dans la sombre évidence que le mal se transmet de frère en frère. Pauvre soldat, aujourd'hui dans le Ciel, – mais bien sûr ! – éternellement blessé par l'amour qui suppure des plaies scintillantes de gloire. Pour l'instant, il tire sur le bras décharné comme on pousse un agneau au box des condamnés. Près de la Croix, le centurion fixe le Christ, la gourde à la main, et il la Lui tend si brusquement qu'un peu de vin giclant au torse flagellé révèle à Jésus la présence de la myrrhe au pouvoir endormant. « Pas question de mourir sans l'esprit. Jusqu'au bout, fût-il celui de l'épouvante, je resterai lucide, et avec moi, la foule de mes enfants à venir, qui, je l'espère, donneront à l'insoutenable douleur le prix de sa dignité. Triste breuvage, reste où tu es ! » Le temps de rendre la gourde, et c'est l'ordre donné : « Allez, Roi des Juifs, allonge-toi sur le bois ! »
Sans une hésitation, et surtout sans le moindre geste, pas même d'au revoir, Jésus se retourne, plie les jambes, se couche de tout son long, épouse la Croix du premier coup comme si depuis toujours il dormait sur elle. Là, sur son avant-bras, le droit, c'est un soldat qui maintenant met son genou, cependant qu'un monstre obéissant plante à coups de marteau un clou de mulet dans sa chair vive. Un cri strident perce le ciel, c'est le Verbe qui geint de son humanité passible, et ce cri, long comme une déchirure, tournoie dans les airs, cherche un lieu pour reposer la tête, mais il n'y a rien, ni personne, la mort est encore loin. Comment le rire peut-il encore survivre dans les rangs de cette foule imbibée d'Écriture ? Le Serviteur souffrant, annoncé par Isaïe, ne le voit-elle pas mettre en œuvre la prophétie ? Et c'est au tour du bras gauche, crispé sur le ventre de se voir violemment déplié offrant au bourreau une main longue et patricienne dont la beauté sous le sang continue de régner au contact du fer qui maintenant s'enfonce à jamais dans la paume. Cette fois-ci, pas un cri ; le Christ halète, la respiration est trop courte pour surgir en force, des larmes seulement sur la Sainte Face, coulures de douleurs irrépressibles. À présent, les pieds sont promptement unis, l'un près de l'autre, et par deux clous traversés de part en part. Sur ces derniers pics, sauvagement plantés, le corps du Christ se soulève et se tord en son milieu comme une bête prise au collet des hommes. Du sang partout, sur les poutres et dans les mains des gardes, - et dans la bouche du Messie, pour toute réponse, trois mots articulés en vomissures d'amour : « Père, pardonne-leur... » C'est vrai, ils ne savent pas ce qu'ils font, en dressant la Croix sur le monde, élargissant les plaies qui sauvent, attirant au seul Dieu l'homme perdu de tous les temps.

Michel-Marie Zanotti-Sorkine, in La Passion de l’Amour

mardi 19 mars 2013

En s’abandonnant… Sœur Moïsa - François Libermann, l'aveugle, l'huile et la mer

L’aveugle, l'huile et la mer... Ce sont ses propres images. Ne pas voir, ne pas résister, plonger. Autrement dit : se laisser conduire, s'abandonner, croire. Rencontrer François Libermann, c'est rencontrer l'angoisse, et de plein fouet, mais l'angoisse surmontée. L'angoisse assumée. L'angoisse devenue chemin de sainteté.
C'est un itinéraire bouleversant que celui de ce juif converti au catholicisme à l'âge de 24 ans, maudit par son père, terrassé par de fréquentes crises d'épilepsie qui lui interdisent un long temps l'accès au sacerdoce, tour à tour adulé puis méprisé par les hommes, conduit jusqu'au bout de la nuit, jusqu'à la solitude de ceux qui se croient rejetés de Dieu... Il avait tout pour sombrer dans l'orgueil, le désespoir ou la folie ; mais il choisit la pauvreté. C'est-à-dire de rester, d'être en vérité, ce qu'il est, pour que Dieu le fasse être ce que lui veut qu'il soit : un saint. Sa matière à lui, François, c'est l'angoisse. Et Dieu en fera la matière même de sa sainteté.

« Nul devant les hommes, nul devant Dieu »
C'est dans l'austère milieu rabbinique de la Saverne alsacienne du début du XIXe siècle que commence la vie de Jacob Libermann. Élevé exclusivement en yiddish, avec interdiction paternelle d'apprendre le français, il est le fils préféré du rabbin Lazarus Libermann qui projette sur lui tous ses espoirs de succession au rabbinat. Orphelin de sa mère, Léa, il goûte dès l'âge de onze ans l'amertume d'une solitude qui le fera souffrir toute sa vie.
Envoyé à Metz pour y achever sa formation et, surtout, y être introduit auprès des membres les plus éminents du rabbinat alsacien, il fait sa véritable entrée dans le monde, découvre une culture encore inconnue de lui, rencontre des chrétiens, apprend le français, le latin, le grec, avec un ami catholique, le tout dans un grand trouble et un questionnement de plus en plus profond. La conversion au catholicisme de son frère Samson, puis celle de son autre frère, Félix, ne font qu'ajouter à son désarroi. C'est dans la solitude parisienne que Dieu choisit de se révéler à lui : « La vue de cette solitude profonde, de cette chambre où une simple lucarne me donnait le jour, la pensée d'être si loin de ma famille, de mes connaissances, de mon pays, tout cela me plongea dans une tristesse profonde, mon cœur se sentit oppressé par la plus pénible mélancolie » (ND I, 66)1.
Solitude, éloignement, mélancolie... François, qui est encore Jacob, fait l'expérience de son impuissance, de son incapacité à réagir par lui-même, à se tirer de ce marasme qu'il hait sans pouvoir pour autant le renier. « C'est alors que, me souvenant du Dieu de mes Pères, je me jetai à genoux et je le conjurai de m'éclairer sur la véritable religion. (...) Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité, la foi pénétra mon esprit et mon cœur » (Ibid). Cette foi, qu'il reçoit en réponse à son cri vers Dieu, il verra toute sa vie en elle l'arme principale, la « force mâle » (LS III, 382) du combattant spirituel. Sa seule richesse dans la pauvreté, sa force dans l'adversité.
Entré au séminaire de Saint-Sulpice, malgré la douloureuse malédiction paternelle, pour s'y préparer à devenir prêtre, il y réussit fort bien jusqu'à ce que, la veille de son ordination diaconale, une crise d'épilepsie – la première d'une longue série – ne vienne mettre fin à ses projets sacerdotaux. C'est le brisement. La fin d'un rêve. Et puis l'angoisse, permanente, d'une nouvelle crise ; les handicaps que sa maladie suscite : tics nerveux, syncopes, migraines fréquentes... Et l'incertitude quant à son avenir. Mais c'est lui qui rassure ses frères et sœurs : « Ma chère maladie est un grand trésor, pourquoi vous affliger à mon sujet ? » (LS I, 10). Elle lui mène pourtant la vie dure, sa « chère maladie », l'entraînant parfois jusqu'aux frontières du désespoir : « Je ne vous souhaite pas d'être passé par le crible où j'ai passé ; je ne vous souhaite pas que la vie vous soit jamais à charge comme à moi. Je ne passe jamais sur un pont sans que la pensée de me jeter par-dessus les parapets ne me vienne pour en finir avec ces chagrins ; mais la vue de mon Jésus me soutient et me rend patient » (ND I, 290). Patience, mais plus encore mépris de ce qu'il nomme les « angoisses nerveuses du cœur » : « Je vous dirai seulement qu'en général, les affections nerveuses ont besoin d'être oubliées, négligées, méprisées. J'ai été assujetti à ces sortes de maux dans ma jeunesse, et cela d'une manière bien violente ; ce qui me faisait le plus de mal, c'étaient la crainte, les inquiétudes, les précautions. Il faut secouer ces mouvements, ces agitations de l'âme, se distraire soi-même dans ces moments-là, ne pas se laisser prendre par les angoisses nerveuses du cœur, mais agir avec force contre ces sentiments et se mettre dans une grande indifférence devant Dieu » (ND VII, 238). Ne pas se regarder, s'oublier même sous sa plume, c'est une constante.
Mais ses épreuves ne s'arrêtent pas là. Au séminaire de Saint-Sulpice, où on l'a gardé « par charité » pour rendre quelques services, il est estimé et même consulté de toutes parts. Sa renommée de directeur spirituel commence à s'étendre, au moins jusqu'à Rennes où il est sollicité pour veiller sur le noviciat des Eudistes. Il part. Et c'est l'échec. L'incompréhension. Les critiques. Et même l'hostilité. Sa santé, tant physique que psychologique, n'y résiste pas. Et cela se traduit, au plan spirituel, par l'entrée dans ce qui fut sans doute la plus grande épreuve de sa vie. Un sentiment de vide l'envahit : il dit être comme « un vase inutile », comme « un morceau de bois vermoulu où le feu ne prend qu'à demi et sourdement, qui n'éclaire ni ne réchauffe personne », comme « un paralytique qui veut se mettre en mouvement et ne le peut pas » (LS II, 293). On est bien au-delà de l'angoisse psychologique. François fait l'expérience de l'abîme qui le sépare de Dieu, et de l'angoisse que suscite ce néant où le péché veut l'entraîner. « Tout ce qu'il y a de vrai en ce que je vous dis, c'est que je suis incapable du moindre bien et que je suis complètement inutile. Ce ne sont pas les désirs qui me manquent ; ils sont immenses mais nuls, infructueux et morts. N'allez donc pas vous amuser à puiser de l'eau dans une citerne vide ! » (LS II, 294). « Vide », « nul », « mort » : on perçoit la profondeur de son désarroi. Mais, paradoxalement, « c'est de cette manière qu'il commence à entrer dans la sainteté de Dieu » (LS II, 56).
« Je n'ai plus que Dieu seul »
« J'y ai vu clair comme un aveugle à minuit » (LS II, 294). C'est au plus profond de la nuit que Dieu rejoint François Libermann. Comme par en-dessous. Pour le relever. Quand le spectacle de sa propre misère ne lui parle plus de lui-même mais du seul rayonnement de la bonté de Dieu. Pour lui, la porte de cette liberté nouvelle, c'est la vérité : « Mon Jésus, vous savez bien que je ne suis rien, que je ne puis rien, que je ne vaux rien. Me voici tel que je suis, c'est-à-dire un pauvre homme ; prenez-moi si vous voulez bien avoir cette grande miséricorde. Je m'abandonne et je me livre entre vos mains et je ne veux plus rien » (LS II, 392). Il faut bien comprendre ce « rien » que François martèle devant Dieu. Il ne se méprise pas, il ne se mésestime pas — ce serait encore de l'orgueil —, il se regarde simplement dans le miroir de l'infini de Dieu. Il fait cette expérience de l'humilité profonde, ontologique, de la créature devant son Créateur. Et, tout de suite, il y reconnaît l'amour, la miséricorde divine qui ne répugne pas à se pencher sur la misère de l'homme. Comment François est-il guéri, sauvé, à cet instant ? Par le consentement à sa faiblesse dans laquelle va pouvoir se déployer la force de Dieu. Tant qu'il cherchait en lui-même une force qui ne pouvait que lui échapper, étant donné sa faiblesse naturelle, il rencontrait le désespoir ; maintenant qu'il a laissé sa volonté, son désir, son ambition à Dieu — « Je ne veux plus rien » —, Dieu peut tout en lui.
C'est un tournant essentiel dans la vie de François Libermann que cette expérience radicale de sa pauvreté. C'est son trésor. Tout s'y enracine et il n'a de cesse d'en vivre et d'en parler à ceux qui le lui demandent — et ils sont nombreux : « La conduite que vous avez à tenir en ce moment, est de ne pas vous inquiéter de toutes ces craintes et peines. Souffrez-les pour l'amour de notre adorable Maître, mais avec paix, douceur et amour ; tenez-vous dans votre petitesse devant celui qui doit être votre salut ; mais en même temps, armez-vous d'une confiance sans bornes en sa divine et incomparable bonté et miséricorde... Cette humble confiance est de la plus haute importance » (LS II, 216). Ce qu'il préconise, c'est, paradoxalement, le repos. Laisser ce qui nous dépasse. Entrer dans le sommeil bienheureux du « petit enfant contre sa mère » (Ps 131), non parce que tout va bien mais parce que la confiance est plus forte. C'est ici qu'il emploie l'image de l'huile : « Reposez-vous en Jésus, répandez devant lui votre âme comme de l'huile, avec douceur et amour » (LS II, 112).
Il s'agit d'une véritable conversion — au sens propre du terme que ce qui en moi est comme attiré, polarisé, par moi-même, se détourne de ce moi tyrannique, idolâtre de lui-même, pour se tourner vers le Sauveur. Suprême détachement qui n'est possible que parce qu'il nous attache à Jésus. C'est, d'après François Libermann, l'entrée dans le repos véritable : « Dans cet état de total abandon à Notre-Seigneur, nous ne pensons plus à nous ni à ce qui nous regarde... Il en est de même pour la maladie ou pour la santé, pour les peines ou pour le bien-être. Nous nous perdons entièrement de vue, pour ne plus fixer notre esprit que sur Jésus... Alors nous jouissons d'un très grand repos au milieu de toutes les peines, souffrances afflictions et contrariétés qui peuvent nous arriver ; ou plutôt, il n'y a plus pour nous de véritable souffrance ni de véritable contrariété » (LS I, 299). Tout se passe alors comme si l'âme avait échangé son instabilité naturelle contre la stabilité divine : « Son trône est inébranlable dans le fond de notre âme » (Ibid). C'est là qu'il faut ancrer sa confiance, recommande-t-il, comme au plus profond de la mer, « au fond de votre intérieur » (LS I, 367), là où courants et turbulences ne peuvent troubler la paix.
La doctrine de Libermann est finalement toute simple. Si simple qu'elle tient en deux mots : « Lui seul » (LS I, 352). Croire en Jésus. Regarder Jésus. Et plus encore s'unir à Jésus. Tout est là, puisque pour lui, Jésus est tout : « Nous ne savons pas où Jésus veut nous mener ; qu'importe pourvu qu'Il vive et qu'Il règne pleinement et uniquement en vous. Si vous vivez, c'est Jésus qui vivra en vous ; si vous mourez, c'est alors que vous vivrez pleinement en Jésus et Jésus en vous ; si vous souffrez, c'est Jésus qui souffrira en vous et par vous ; si vous êtes à votre aise, c'est en Jésus que vous prendrez repos. C'est Lui qui veut être tout en vous... Il veut être votre repos, votre soulagement, votre souffrance, votre mort, votre vie, votre amour, votre bonheur et votre tout. Qu'Il soit donc votre tout, mais votre unique tout » (LS I, 325-328).
« Une plume légère »
L'angoisse, pour François Libermann, est véritablement devenue la matière de sa sainteté. La matière de sa fécondité. Sûr, jusque dans sa chair, de son propre néant — « L'homme n'est rien, Dieu est tout » — il s'appuie, il se repose entièrement sur la sainteté de Dieu. C'est alors que sa vie prend un essor inattendu. Dans sa faiblesse, se manifeste la force de Dieu ; dans son impuissance, sa toute-puissance — c'est le message essentiel de sa vie. 28 octobre 1839 : « l'un des jours les plus heureux de sa vie », dit-il (ND I, 661). Lui le pauvre, le faible, le malade, il reçoit la certitude qu'il est appelé à fonder un « Institut missionnaire pour le salut de la race noire ». À vues humaines, c'est de la folie. Il en convient lui-même et on ne manque pas de le lui faire remarquer. L'assurance qui l'habite paraît surnaturelle : « L'ordre est donné de la part de Dieu et la résolution est prise. J'ai fixé mon départ pour lundi prochain ; cela est important et nécessaire » (LS II, 297). Pourtant, au moment de son départ pour Rome, où il va présenter son projet de fondation, il confie « Dieu seul sait ce que nous y ferons » (LS II, 319). D'ailleurs, la réponse des congrégations romaines n'est guère encourageante pour prétendre fonder un Institut, il faut au moins déjà être prêtre ! La volonté, pourtant si forte, si claire, du Seigneur, semble entourée d'un profond brouillard : « Je n'y conçois rien et parfois mon étonnement est si grand que je ne sais qu'en penser Mais ma confiance est en Notre-Seigneur ; il agira selon son bon plaisir » (LS II, 319).
L'angoisse dépassée dans la confiance et l'abandon : tel pourrait être le chemin que nous trace François Libermann. La situation se dénoue soudain : autorisation romaine de fonder son Institut, qui deviendra celui des Spiritains ; annonce par l'évêque de Strasbourg de sa prochaine ordination sacerdotale, le 18 septembre 1841. Ce retournement ne fait pas sortir François de sa pauvreté, son « trésor » véritable. Son sacerdoce accomplit en lui ce qu'il avait découvert au creuset de l'épreuve : « Il lui fait oublier tout ce qui le concerne lui-même, et le rend indifférent pour lui et pour tout ce qui le touche ; il lui donne un courage, une patience, une persévérance que rien n'abat, n'ébranle, n'affaiblit et ne déconcerte ; il met dans son âme une sérénité, une paix, une douceur et une modération imperturbables au milieu des difficultés, des contradictions, des humiliations, des maladies, des privations, des souffrances de tout genre » (ES 427). Pour la fondation de son Institut, sa seule certitude est que « tout doit reposer sur Dieu » (ND I, 668). À ses missionnaires envoyés à Bourbon, Saint-Domingue, Maurice, Dakar, en Guinée, au Gabon, en Australie, c'est l'abandon qu'il recommande, la joie dans l'abandon, l'espérance dans l'abandon : « Après avoir fait tout ce que nous devions faire, nous devons nous reposer sur lui pour le succès, et être contents quoi qu'il arrive » (ND VI, 268).
L'aveugle, l'huile et la mer. Ne pas voir, ne pas résister, plonger. Ce qui frappe, chez François Libermann, c'est la grande cohérence de son cheminement spirituel. Sa pauvreté, sa faiblesse, ne sont pas dépassées par la sainteté mais assumées en elle. Ce n'est pas en transformant son néant que Dieu lui fait porter du fruit mais en le faisant être dans sa puissance à lui. C'est ce qu'il vit. C'est ce qu'il nous dit : « Nous sommes tous un tas de pauvres gens réunis par la volonté du Maître qui seul est notre espérance. Si nous avions des moyens puissants en main, nous ne ferions pas grand'chose de bon ; maintenant que nous ne sommes rien, que nous n'avons rien et que nous ne valons rien, nous pouvons former de grands projets parce que les espérances ne sont pas fondées sur nous mais sur celui qui est tout-puissant » (ND IV, 303).
Sœur Moïsa, in Sources Vives n°103 (Fraternités Monastiques de Jérusalem)

1. Les citations de cet article sont toutes extraites de : François LIBERMANN, Le feu sur la terre, Textes présentés par Alphonse Gilbert, Paris, Le Sarment/Fayard, 1997. Sont cités les Notes et Documents (ND), les Lettres Spirituelles (LS) et les Écrits Spirituels (ES).

vendredi 8 mars 2013

En homéliant... Ambroise-Marie Carré, Pour Raoul Follereau

Pour Raoul Follereau « Le Vagabond de la Charité », en l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal le 9 décembre 1977

Le cercueil de Raoul Follereau se trouve ici, au pied de la Croix du Seigneur ressuscité.
Nous tous qui participons à cette cérémonie éprouvons une intense émotion, d'autant que si nous sommes réunis dans cette église, Africains et Européens, nous savons bien que nous ne faisons que représenter une foule immense.
À mon émotion personnelle s'ajoute un sentiment fait de gratitude et d'humilité, puisque, avant de mourir, Raoul Follereau a émis le désir que je prononce l'homélie de cette messe. Je ne veux être que l'écho de la voix qui monte de tant de pays où le nom de Raoul Follereau est en bénédiction.
Celui qui fut d'abord un poète, un auteur dramatique, fut surnommé l'apôtre de la Charité, « le Vagabond de la Charité ». Au moment où certains chrétiens trouvent quelque peu affadi ce mot de charité, il l'a réhabilité. Il lui a rendu aux yeux du monde toute sa signification. Il l'a montrée, cette charité, jaillissant du cœur de Dieu et remontant par nous, à travers le service des hommes, jusqu'au cœur de Dieu.
Certes, le nom de Raoul Follereau est à jamais associé au combat contre la lèpre. Et le souvenir de ses campagnes en faveur d'Adzopé demeure dans beaucoup de mémoires comme une aventure, comme une épopée. Mais sa rencontre spirituelle avec le Père de Foucauld devait élargir à l'infini son horizon.
Raoul Follereau s'est engagé au service des déshérités, des exclus, de tous ceux que la société opprime ou rejette. À l'occasion de la XIIe Journée mondiale des lépreux, il écrivait, et laissez-moi le citer un peu longuement : « Poursuivons cette bataille, cette "bataille pas comme les autres" ». Lorsque j'ai commencé presque seul, les gens « informés » (informés de quoi, Seigneur ?) se détournaient, disant : « C'est ainsi depuis que le monde est monde. Il n'y changera rien. C'est impossible ».
Impossible ? La seule chose impossible, c'est que nous, les gens terriblement heureux, nous puissions continuer de manger, de dormir et de rire, alors que le monde, autour de nous, hurle, saigne et se désespère.
Et c'est pourquoi elle devra, notre bataille, s'étendre dans l'avenir à toutes les lèpres.
À ces lèpres cent fois plus meurtrières que sont la faim, le taudis, la misère.
À ces lèpres mille fois plus contagieuses que sont l'inconscience cataleptique, l'égoïsme aux yeux de taupe, la lâcheté qui ne s'embusque que pour mieux s'enfuir... Et la défiance qui défigure l'humanité. Et la haine qui la déshonore.
Mais on ne peut s'attaquer à la lèpre et à toutes les lèpres sans en pâtir douloureusement, et parfois tragiquement. Celui qui poussait ce cri sublime : « Seigneur, faites-nous mal avec la souffrance des autres », comme il a eu mal tout au long de son itinéraire ! Je pense à ce texte où saint Paul évoque tout ce qu'il lui fallut endurer pour annoncer Jésus-Christ, et j'ai envie de l'appliquer à l'ami très cher qui vient de regagner la maison du Père. En faisant trente-deux fois le tour du monde il a connu les périls, les inconforts, les menaces, les déceptions, et s'il y avait tant de joie sur son visage, comme sur celui de sa femme qui l'accompagna toujours, c'est parce que la joie est le privilège de ceux qui savent que le dernier mot appartiendra toujours à l'Amour.
Ah ! Frères et amis, ne nous méprenons pas sur le sens de ce requiem que nous prononçons pendant cette messe. Bien sûr, il a droit au repos, lui qui a tant bataillé. Mais, d'abord, nous ne voyons guère Raoul Follereau se reposant, et ensuite le terme repos signifie autre chose dans le langage biblique il signifie la plénitude de Dieu, la plénitude de l'amour de Dieu dans sa suprême activité. Pendant cette eucharistie, nous intercédons auprès de la miséricorde infinie, car il faut beaucoup prier pour ceux qui nous quittent, et en même temps nous avons la certitude que Raoul Follereau va plus que jamais continuer son œuvre. Il ne nous a pas abandonnés. Ne craignez pas...
D'ailleurs, est-ce que déjà la certitude d'une présence, nous ne l'éprouvons pas ? Le Père Sertillanges (que Raoul Follereau aimait beaucoup) a écrit cette chose admirable : à cause de ses morts « le centre de gravité de la famille se déplace : il remonte ».
Oui, n'est-ce pas, nous ressentons dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre volonté que le centre de gravité des Fondations Raoul Follereau vient de se déplacer, et que nous sommes tous conviés à poursuivre jusqu'à la limite de nos forces la formidable aventure de la charité.
Nous prions pour Raoul Follereau. Mais, sans anticiper sur le jugement de Dieu, il nous est impossible de ne pas l'imaginer montant vers le ciel entouré et comme tiré par le cortège de tous les lépreux, de tous les pauvres, de tous les « petits » qui sont les privilégiés du Christ.
Alors, réjouissons-nous, et puisse retentir avec d'autant plus de force, avec cette violence qui est le propre de ceux qui sont doux selon les béatitudes, le dernier passage qu'a rédigé Raoul Follereau, le testament qu'il a adressé aux jeunes, et par-delà les jeunes à chacun d'entre nous : « Le trésor que je vous laisse, c'est le bien que je n'ai pas fait, que j'aurais voulu faire et que vous ferez après moi. »
Père Ambroise-Marie Carré,
in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)

En homéliant... Ambroise-Marie Carré, pour Madeleine Delbrêl

Pour Madeleine Delbrêl, évoquée dans la chapelle du couvent Saint-Dominique, à Paris, le 30 janvier 1983

D'origine gasconne (elle tenait à le rappeler) Madeleine Delbrêl naquit en 1904. Son grand-père était ouvrier, son père avait commencé de même avant de devenir cadre à la S.N.C.F. Assez cultivé, son milieu était en contact avec des universitaires et des écrivains, tous agnostiques. C'est ainsi que Madeleine Delbrêl perdit sa foi d'enfant.
La rencontre d'un prêtre, lorsqu'elle a 20 ans, lui donne une impulsion nouvelle. Une aventure, semeuse de vie, commence. Non seulement elle retrouve Dieu, mais elle le choisit volontairement comme compagnon de route, ce qui veut dire pour elle se mettre sans esprit de retour au service des autres. Elle devient donc assistante sociale, renonce à se marier et, à cause de ses débuts dans l'existence, décide de s'établir à Ivry, la ville alors la plus ouvrière et la plus marxiste de la région parisienne. Elle veut y témoigner du Christ dans une disponibilité totale aux gens en difficulté. Elle restera là, immergée dans ce peuple devenu le sien, jusqu'à ce qu'elle meure, je devrais dire jusqu'à ce qu'elle en meure, à l'âge de 60 ans.
Elle a écrit : Ville marxiste, terre de mission. De ses notes, réflexions, causeries, poèmes, méditations d'une grande profondeur on a tiré par la suite d'autres livres dont les plus célèbres sont : Nous autres, gens des rues et La joie de croire.
Sa personnalité, riche et complexe, a été définie en quelques mots par le cardinal Veuillot, qui la connaissait bien : « Le secret de la vie de Madeleine, c'est une union à Jésus-Christ telle qu'elle lui permettait toutes les audaces et toutes les libertés. C'est pourquoi sa charité sut se faire si concrète et efficace pour tous les hommes ».
On peut donner à ces audaces et à ces libertés — les mots clés de cette vie — deux champs d'action : d'une part, la réponse immédiate de Madeleine Delbrêl pour venir à l'aide de ceux qui, à n'importe quelle heure, frappaient à sa porte et, d'autre part, le concours qu'elle apporta pendant vingt ans à la municipalité.
Ce dernier aspect de ses activités a de quoi surprendre. Mais un homme, qui fut député d'Ivry et de Vitry et maire d'Ivry, interrogé après la mort de Madeleine, éclaire au mieux cette situation. On lui demanda : « Qui était Madeleine pour vous ? » Il répondit : « Madeleine Delbrêl, c'était l'Évangile. Elle n'a jamais démenti sa ligne de conduite. Elle a toujours été avec nous d'une totale loyauté. Je l'avais pressentie pour venir avec nous au sein de la municipalité communiste afin de participer à la transformation de la société. Mais là-dessus elle était ferme : le marxisme comportait la négation de Dieu, alors elle ne pouvait être d'accord avec lui et elle ne pouvait être d'accord avec tout régime qui nierait Dieu... Elle était à nos côtés pour des cas précis, concrets ».
Évidemment les incompréhensions ne lui firent pas défaut. Quand on suit un chemin de crête, on ne peut pas être approuvé par tout le monde, et il est normal après tout que soient discutés les engagements que l'on prend dans la lutte contre les injustices. En fait elle souffrait dans la mesure où ces oppositions s'expliquaient, disait-elle, par « une foi rapetissée à l'extrême, dans des existences de chrétiens ». Aussi fut-elle très heureuse lorsqu'elle reçut une lettre de Mgr Montini, archevêque de Milan, qui approuvait Ville marxiste, terre de mission.
Elle souffrit de certaines décisions de Rome, de cette Rome qui, vu son attachement inconditionnel à l'Église, était vraiment sa patrie. Mais elle ne se laissa jamais aller à des oppositions. Elle faisait confiance en aimant davantage.
L'orientation profonde, l'ambition de Madeleine Delbrêl fut de vivre en plénitude, comme simple laïque, sa vocation de fille de Dieu. Toutefois, il convient de mettre en lumière tel ou tel aspect de sa vie rayonnante.
D'abord, elle prit conscience très vite du caractère insolite du chrétien. Là où elle travaillait, elle était bien placée pour en juger. Ce qui la frappait le plus, c'était le témoignage à rendre à la bonté de Dieu. Il faut être bon, de cette bonté-là, sans limites, sans dispenses, en se chargeant non seulement du prochain le plus proche, mais du prochain universel. Elle se montrait donc disponible à tous, ouvrant sur chacun des yeux pleins d'attention et de respect. Par fidélité à l'Évangile elle voulait sauvegarder partout l'originalité chrétienne, en agissant comme la servante de Jésus, et cela se voyait. Absolue dans le don de soi, elle prenait au pied de la lettre les conseils du Seigneur.
Une autre de ses convictions est que nous sommes, ou devons devenir, des « petites gens ». Attention ! ces mots ne se confondent pas avec « gens des rues ». Pour elle, peu importaient les conditions dans lesquelles on vit. Les « petites gens » sont ceux qui, pour apprendre à recevoir les biens de Dieu, se sentent les débiteurs des autres. Elle insiste constamment sur l'attitude intérieure de celui qui refuse la suffisance afin d'être enrichi par les plus pauvres. Qui d'entre nous ne connaît, en effet, la tentation de se prendre pour « grand » sous prétexte qu'il aide autrui ? Elle ajoute ce trait d'une psychologie si juste : « Nous ferons partie des petites gens si, reconnaissant devant Dieu nos défauts, nous avons la simplicité d'accepter que ces défauts nous soient reprochés par les autres ». Quel humble, mais sûr chemin, de sainteté ! Nous avons des familles, des amis. Laissons-leur nous dire ce qu'ils ont sur le cœur, au lieu de nous rebeller pour avoir toujours raison. Madeleine Delbrêl avait une équipe autour d'elle, et l'on a publié un recueil intitulé : Communautés selon l'Évangile. Débordant de beaucoup, évidemment, le comportement que je viens de dire, et définissant ce qu'est une « cellule d'Église », ce livre pourrait servir de charte à certains foyers et aussi à tant de groupes qui se multiplient aujourd'hui sous le souffle de l'Esprit.
Vous attendez évidemment que je découvre quelque chose de sa passion pour le Christ. C'est cette passion qui la rendit à la fois forte et émerveillée. Un de ses charismes fut de l'exprimer avec un évident génie poétique. Je prends cet exemple. Elle s'adresse à Dieu :
Savoir une seule fois dans la vie que seul vous êtes !
Avoir une seule fois rencontré
— et cela, peut-être, dans un véritable désert —
le buisson qui brûlait sans se détruire.
Le bois qui brûle dans le feu n'a cure du paysage.
Nous habitons un prodigieux brasier.
Écoutez encore cette page où elle évoque les saints qui ont eu envie de danser :
Seigneur, enseignez-nous la place
que, dans ce roman éternel
Amorcé entre vous et nous,
Tient le bal singulier de notre obéissance.
Révélez-nous le grand orchestre de vos desseins
Où ce que vous permettez
Jette des notes étranges
Dans la sérénité de ce que vous voulez.
Apprenez-nous à revêtir chaque jour
Notre condition humaine
Comme une robe de bal, qui nous fera aimer de vous
Tous ses détails comme d'indispensables bijoux.
Faites-nous vivre notre vie,
Non comme un jeu d'échecs où tout est calculé,
Non comme un match où tout est difficile,
Non comme un théorème qui nous casse la tête,
Mais comme une fête sans fin
où votre rencontre se renouvelle,
Comme un bal,
Comme une danse,
Entre les bras de votre grâce,
Dans la musique éternelle de l'amour.
Seigneur, venez nous inviter.
Elle qui mit en pratique cette parole de Bossuet : « S'exhaler devant Dieu en pure perte de soi-même », elle qui fréquenta tant de misères, qui fut appelée auprès de malheureux ayant perdu leur identité humaine, c'est elle, oui, c'est elle qui parle ainsi. Elle avait une joie qui ne blessait personne, mais au contraire adoucissait et guérissait. Son rire était célèbre. Il n'est pas jusqu'à sa mort qu'elle n'ait vue, à travers les morts quotidiennes, dans l'éblouissante lumière de Dieu. Écoutons-la !
Il s'agit de bien naître chaque fois que nous mourons,
de naître un peu quand nous mourons un peu,
et de naître beaucoup quand nous mourons beaucoup.
Il s'agit, dans cette fréquentation de la mort, d'apprendre à fréquenter la vie.
Il s'agit de virer à l'éternel, comme les négatifs des pellicules photographiques pour le cliché où tous les noirs deviennent blancs.
Madeleine Delbrêl, c'était l'Évangile, et donc la joie.

Père Ambroise-Marie Carré, in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)