mercredi 15 octobre 2014

En musant... Thierry Maulnier, Introduction à la poésie française


Le premier grand siècle de la poésie française est aussi le plus grand. Non que le XVIe siècle ait rien produit qui dépasse Villon ou Racine. Mais sa fertilité est sans égale. Jamais époque n'a été plus riche en poètes du premier rang, jamais les grandes œuvres n'ont été produites en telle profusion, avec tant de générosité, d'abondance créatrice et de joie. D'innombrables poèmes sont alors parcourus d'un bout à l'autre par le divin bonheur de la réussite absolue. Jamais poèmes n'ont connu aussi aisément la grâce d'être poèmes tout entiers. Scève, Ronsard, Du Bellay, d'Aubigné, Garnier, voguent à pleines voiles dans l'espace enchanté où Baudelaire et Rimbaud ne s'élancent à chaque fois que pour deux ou trois coups d'aile de l'essor condamné d'Icare. Bien qu'on l'ignore de moins en moins, on n'a encore. rendu justice à cet âge doré qu'avec timidité. La réhabilitation du XVIe siècle a porté principalement sur les œuvres poétiques les plus accessibles, et pour ainsi dire les plus banales, celles où le poète traitait avec facilité quelque lieu commun rassurant. Le Mignonne, allons voir si la rose, de Ronsard, les regrets de Du Bellay sur son petit village, telle agréable chanson de Belleau restent les types de la création poétique de l'époque, avec les quelques passages où la fureur inspirée de D'Aubigné est solidement maintenue dans les bornes de l'indignation polémique. On fait gloire au XVIe siècle de je ne sais quelle grâce adolescente, d'une vivacité, d'une abondance brillante et d'une fraîcheur qui ne sont certes point méprisables, mais qui font oublier le plus difficile et le plus important.
Le moment paraît favorable à de plus justes évaluations. Toute époque applique en effet aux œuvres des époques antérieures le même système de valeurs qui lui sert à créer ses propres œuvres ; elle aime dans les œuvres passées ce qui peut lui servir de justification. Or, la transformation à beaucoup d'égards heureuse qui s'est produite dans le goût littéraire depuis quelques décades n'a pas encore porté ses conséquences dans les jugements de l'histoire littéraire : ceux-ci datent d'un temps où le goût littéraire était gouverné par France et par Lemaître, où la faveur du public le plus raffiné allait à des œuvres sans originalité, sans gravité, sans grandeur, où la tâche du littérateur semblait être de traiter avec élégance et « naturel » des thèmes simples et des lieux communs distingués. L'attention s'est lassée de cette littérature de salon, elle s'est tournée vers des œuvres plus difficiles, plus secrètes, plus noires, plus violentes, plus chargées de périls et de pensées. Il est temps que cette heureuse transformation porte ses conséquences dans le domaine de l'histoire littéraire où les préférences de M. Brunetière continuent à compter pour des lois. La connaissance de Mallarmé peut introduire à la connaissance de Scève, la connaissance de Claudel à la connaissance de d'Aubigné.
Peut-être verra-t-on bientôt disparaître la défiance, le dédain ou seulement l'ignorance dont pâtissent dans le jugement commun et dans les manuels scolaires, toutes les grandes œuvres de la littérature française qui n'offrent point au lecteur paresseux les portes grandes ouvertes de la simplicité, de la facilité, du « naturel », les œuvres plus réservées, plus savantes, plus précieuses, plus audacieuses, mieux défendues. Alors, le XVIe siècle sera aperçu dans ses dimensions véritables. Aucune époque de notre littérature ne saurait nous être plus fraternelle. La fraîcheur, la vigueur et la liberté n'ont été que les moindres vertus de poètes qui nous donnent avec une prodigalité incomparable tout ce que nos propres poètes s'efforcent aujourd'hui de reconquérir. Tout ce qui dans la poésie française valait par les grâces faciles, l'aisance du développement oratoire, le haïssable « sublime » des sentiments, la clarté, la « mesure » et quelquefois la platitude a été placé dans la pleine lumière de la gloire littéraire aux dépens de tout ce qui était méditation un peu rigoureuse, abstraction, ésotérisme, investigation de l'esprit, audace inspirée. Sainte-Beuve ne sauvait de la Délie que quatre ou cinq dizains — les plus médiocres — parce qu'ils étaient les plus clairs. Ronsard et Du Bellay eux-mêmes sont glorifiés pour celles de leurs œuvres dont l'accès est le plus aisé, non par celle dont la qualité poétique est la plus éclatante. Pour les mêmes raisons, c'est Nerval qui est traité en poète mineur, non Musset. Il serait bon qu'on cessât de considérer la clarté formelle de certaines œuvres, qui ne résulte bien souvent que de leur insignifiance, comme la garantie la meilleure de leur valeur et de leur durée. Il faut rendre à la poésie française le trésor de ses profondeurs.
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On peut dire de Villon qu'il crée la poésie française, même temps qu'il la conduit à l'un de ses sommets les plus glorieux et les plus purs. Grâce à lui, la poésie française a l'un des commencements les plus éclatants qui soient. Jusqu'à lui, en effet, il faut une grande bonne volonté pour, discerner, ça et là, eu milieu du fatras, du bavardage et de la préciosité qui emplissent la littérature versifiée du Moyen âge quelques timides éclairs annonciateurs. Durant des siècles, la poésie française a été sollicitée par les tentations et les besognes les plus contraires à sa nature, les interminables récits héroïques, les laborieuses dissertations galantes, un symbolisme subtil et morne. Durant ces siècles, il semble que la conscience poétique ait manqué absolument, de sorte que les rares éclairs dont il s'agit doivent être attribués moins à le volonté du poète qu'à l'état de fraîcheur du langage, à le grâce de mots encore adolescents. Avec Villon, il semble que la poésie française naisse soudain à elle-même, s'écarte, comme sous l'effet d'une révélation, de ce qui la sollicitait en l'étouffant pour courir à des objets plus rebelles à son effort et plus conformes à son destin, les étreindre et s'y accomplir. Villon donne ainsi à la poésie française quelques-uns de ses thèmes de prédilection, quelques-unes de ses traditions les plus authentiques, au point que la gloire de lui ressembler par moments comptera au nombre des titres les plus hauts d'un Péguy ou d'un Apollinaire. D'autres poésies sont parées ou drapées. La poésie de Villon est nue. Aucune harmonique indiscrète n'y altère le timbre de la voix humaine dans sa pureté, nul soleil, nul astre nocturne ne s'y vient ajouter à la faible clarté de lait et de phosphore dont le corps humain et l'âme humaine sont pour ainsi dire la source. L'homme est dans cette poésie dépouillé et désarmé, offert au monde sans défense, sans ruse et sans secret comme dans les lits de l'amour, la mort et la prière, il y oscille seulement entre les grands horizons magnétiques qui le sollicitent de leurs aimantations contraires, le péché et la pénitence, la quête de la joie terrestre et le doux néant de l'humilité, la vie et la mort.
On a voulu dresser autour de Villon le décor d'un pittoresque facile, lui donner la démarche et le visage du voyou de génie sur lequel s'attendrit volontiers le public. Il n'y a guère de traitement plus indigne à faire souffrir à Villon que celui qui fait de lui l'ancêtre de la poésie du milieu. S'il est une qualité éclatante dans cette œuvre, c'est sa distinction. L'homme y a les mêmes traits délicats, pensifs et tristes, la même décence hautaine qui n'exclut ni l'impudeur, ni l'humilité, la même sincérité et la même force que dans les portraits de Jean Fouquet et de ses contemporains. L'amour, la douleur et la mort sont par Villon jetés, dépouillés et saignants, loin des faubourgs et des bouges, à la face même du ciel, au delà des faciles et vains sursauts de la pitié et de la révolte, là où il n'est demandé nul adoucissement à la condition humaine, si ce n'est ceux du respect, de la miséricorde et de le calme espérance qui ne tremble ni ne supplie. Villon a assumé, eu nom de la poésie française, toute la charge d'humanité dont cette poésie était capable.
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Avant que l'éden doré de la Pléiade emplisse le siècle, avant qu'apparaisse au plus noir du ciel, tournant sur son orbite héroïque et inconciliable, l'astre rouge de D'Aubigné, la constellation lyonnaise a resplendi de toute sa clarté limpide et méditative dans le haut ciel de la Renaissance. L'école de Lyon n'a pas reçu, il s'en faut de beaucoup, la place qu'elle mérite dans l'histoire des lettres françaises. Maurice Scève doit être considéré comme le pair des plus grands poètes de notre race. Pernette du Guillet et surtout Louise Labé ont donné à notre littérature quelques-unes des œuvres qui méritent de nous rester les plus chères, œuvres voluptueuses et pures, porteuses d'une charge presque terrible de tendresse et de connaissance. Les paroles de Pernette et de Louise sont irremplaçables, elles n'ont plus été prononcées après elles, fût-ce par les plus violentes et les plus tendres des filles de Racine. Il est certes inutile de s'abandonner aux tentations sentimentales, aux amours archéologiques devant ces tendres corps dévorés de tendres passions, devant ces deux femmes évanouies qui furent l'une et l'autre belles, sensuelles, aimées, amoureuses, infidèles, et que la mort frappa l'une et l'autre avant qu'elles eussent cessé de faire « signe d'amantes » comme Louise Labé l'avait souhaité.
Mais il faut se garder plus encore de la stupide et malsaine tentation des réhabilitations vertueuses auxquelles se sont livrés quelques niais commentateurs du très moraliste XIXe siècle. II faut en prendre son parti, la Délie de Maurice Scève n'est pas une figure symbolique de « l'idée », les amants de Pernette et de Louise ne sont pas des amants allégoriques. Il y a une sottise sacrilège à transformer en exercices d'école et en jeux intellectuels quelques-uns des chants les plus ivres des joies et des douleurs de la terre, les plus splendidement chargés d'impureté, les plus réellement charnels qui aient passé par des lèvres humaines. Tel huitain de Pernette du Guillet, tels sonnets de Louise Labé sont la voix même d'une civilisation qui ne cherche pas à s'accomplir ailleurs que dans les voluptés, les souffrances et les connaissances de la terre, la voix du seul paganisme possible. Jamais, dans la littérature, l'impudeur même des sens n'a atteint à une telle gravité. Jamais l'âme et le corps n'ont paru aussi peu séparés, la lucidité la plus claire ainsi présente dans les exigences de l'amour et dans ses gratitudes, dans les corps comblés et dans les corps avides, jamais l'âme n'a été ainsi engagée et mise en jeu tout entière dans la passion sans cesser pourtant d'y trouver un surcroît de pouvoir, de connaissance et d'enrichissement, jamais l'être humain n'a su conserver cette possession de soi dans la possession de l'autre. Cette claire amitié, cette tendresse et cette décence jusque dans les caresses que le corps reçoit et donne, ou brûle de donner et de recevoir. Il convient moins de parler ici de passion, que d'une véritable création amoureuse, qui ne tient de la passion que sa violence et son intensité presque mortelle. C'est cette même fusion nuptiale de la connaissance et de la sensualité, entreprise rare et admirable de l'esprit de la Renaissance, que l'on trouve aussi dans l’œuvre de Maurice Scève : mais, chez ce poète animé d'un extraordinaire génie, la méditation intellectuelle parcourt les dimensions de l'amour humain jusqu'aux frontières même du monde.
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Par Maurice Scève, la création poétique s'unit à une démarche singulièrement audacieuse et secrète de la connaissance, et à ce titre, ce poète est le héros de la tradition la plus hautaine, la plus réservée de la poésie française. Maurice Scève n'écrit pas pour raconter, ou pour se raconter, ou pour faire à la ronde la description lyrique de ses joies ou de ses tourments. Il fait de la création du langage poétique le plus haut exercice de lime aux prises avec l'universel mystère. Scève est sans aucun doute celui de nos poètes qui fut le plus hanté de préoccupations cosmiques. Son Microcosme, encombré de longs récits descriptifs et de dissertations scientifiques, n'est sauvé que par un petit nombre de passages d'une beauté surprenante. Sa véritable création du monde est dans les quatre cents et quelques dizains de la Délie, dont presque tous sont d'une intensité mallarméenne, d'une gravité telle que les atomes du langage s'y resserrent, semble-t-il, en un métal d'une densité inexplicable. Dans une extraordinaire exploration du monde, le poète va continuellement se perdre au fond de soi-même, au sein de la substance originelle, pour en ramener les secrets dérobés à la mort, et revenir chargé d'un magique butin, doué d'une force incorruptible. Par l'exercice de la poésie, l'homme descend ainsi dans ses propres profondeurs, Orphée possédant en lui-même son abîme, son chemin des ténèbres et ses dieux infernaux, en quête d'une Eurydice qu'il cherche moins pour la délivrer que pour s'en faire, contre le néant qui monte autour de lui, un tendre rempart invincible. Dans le vertige d'une inquisition dévorante, Scève reste conduit, soutenu, défendu par son amour, cuirasse et philtre, myrrhe et cèdre, talisman radieux opposé au Serpent intérieur du néant et de la mort. Scève procède déjà à une déification nervalienne et faustienne de la femme, dressée sur le limon même du chaos, le front ceint de toutes les étoiles, égale aux limites extrêmes du temps. Mais, tandis que le panthéisme féminin de Nerval a pour objet un fantôme presque arbitraire de l'imagination et de la mémoire, c'est avec sa maîtresse de chair que Scève construit son mythe, c'est la vivante Délie à laquelle il confère l'éternité. Par la main prodigieuse du poète, cette femme devient la seule femme, et son regard et son baiser sont tels que s'il n'y avait jamais eu de regard et de baiser au monde, et lorsque sa main couronne la hanche ou le col du poète, ce n'est pas seulement pour la première, c'est aussi pour la dernière et pour la seule fois.
La Délie est sans doute la méditation poétique la plus forte et la plus assurée qui soit. Scève marche en lui-même avec des pas calmes et purs. Nous sommes très loin de la Pléiade, de ses chants de fontaines, de ses campagnes peuplées de faunes et de fées, de son ciel bourdonnant de dieux. La terre que foule Scève ne porte pas le masque des fleurs et des forêts, des villes, des hommes ; elle garde nu au contact libre de l'espace son véritable épiderme d'astre. Il ne s'y trouve pas d'autre nourriture que le lait même de la nuit. Il n'y est pas suspendu d'autres fruits que les grappes de feu des constellations fatidiques. Là où se trouve l'horloge même du monde, avec ses grands rouages d'astres bien huilés, et le balancier des siècles, dont l'ombre ne passe sur chaque homme qu'une fois, là descend Scève à la rencontre de son amoureuse immortelle. Aucun poète ne s'est avancé dans un tel silence.
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Ronsard et Du Bellay font à eux seuls presque toute la Pléiade. Leurs vies et leurs talents sont dissemblables. Ronsard meurt à son heure, après avoir à l'aise édifié son œuvre. Du Bellay appartient à cette phalange de poètes qui traversent l'existence humaine avec la vitesse enflammée des météores. Il est effacé du monde à trente-cinq ans, comme Nerval est effacé du monde, comme Rimbaud est effacé de la poésie, et il a les mêmes dons fulgurants que ses successeurs, le même dédain de la pesanteur terrestre, la même facilité de dieu humain à obtenir le plus difficile. Sans doute est-il l'égal de Ronsard, et son œuvre paraît même à certains égards plus homogène, soulevée d'une énergie poétique plus continue. Ces poètes ne sont pas sans défauts, mais leurs défauts même ont les traits de leur génie, ils sont éclatants, insouciants et triomphants comme lui. Ronsard et Du Bellay n'ont point pour eux-mêmes assez de sévérité, ils traitent avec désinvolture, et plient à toutes leurs exigences, une langue encore adolescente, ductile, docile, pleine de richesse et aussi de mollesse, et qui prendra bientôt sa revanche des caprices que lui ont fait subir les poètes de la Renaissance, en enserrant la poésie du XVIIe siècle, jusqu'à l'étouffer, dans un corset de fer. Mais ces restes de gaucherie, et ces excès d'habileté, qui se trouvent chez Du Bellay et Ronsard, ne les ont point empêchés d'atteindre souvent à la plus grande pureté dont la poésie française soit capable, et à cet égard, bien qu'ils aient été les plus favorisés des poètes du XVIe siècle par la bienveillance des siècles suivants, on ne leur a pas encore assez rendu justice. Les premières Amours de Ronsard, l'Olive de Du Bellay ont été négligés au profit des œuvres postérieures de l'un et de l'autre. Or, ces recueils ne sont pas seulement, dans une œuvre poétique qui rayonne tout entière de jeunesse, jusque dans ses moments funèbres, ceux qui resplendissent surtout de l'éclat doré de la jeunesse. Ils sont aussi dans l’œuvre de Ronsard et de Du Bellay ceux où le grand esprit de la Renaissance est le plus complètement incarné. La densité de la pensée poétique y rappelle souvent les éblouissantes méditations de Scève, et on y trouve les derniers efforts, les derniers éclats de cette grande poésie intellectualiste, de cette transmutation intellectuelle de la sensibilité et de la sensualité par l'instrument poétique, dont Scève avait été le représentant souverain, et qui va disparaître de notre littérature pendant plus de trois siècles.
La Pléiade n'a peut-être rien apporté de nouveau à la Renaissance. Peut-être même quelques-unes des inestimables possibilités de la Renaissance commencent-elles à s'y fermer. Mais elle en a été le dernier, le plus tendre et le plus brillant triomphe. La poésie française n'a plus retrouvé, depuis lors, cette sensualité si humaine, ce culte des corps et des amours, ces douces arabesques, cette fraîcheur d'eau vive jusque dans le plus subtil artifice, ce goût admirable du bonheur, non pas combattu, mais accru et comme tendrement exalté par la certitude de la fragilité de toute chose, du peu de durée qu'ont la beauté, le plaisir, les chères souffrances de l'amour.
Ronsard et Du Bellay puisent, en même temps qu'aux plus littéraires des thèmes de la poésie antique, aux sources mêmes des ruisseaux, aux racines des forêts ; les plus savants de leurs poèmes ont la grâce des rondes ou des chansons populaires ; l'extrême de l'artifice s'unit dans leur langage à l'extrême de la liberté. Il y a dans la poésie de la Pléiade une union extraordinaire de la mythologie et de la nature. Les rivières et les bois, les roses et la rosée sont pleins alors de secrets magiques, les nymphes et les amours s'installent dans les campagnes françaises où ils n'avaient jamais vécu, et qui pourtant les accueillent comme leurs plus anciens et plus naturels habitants. Ces surnaturels habitants de la terre, dont la poésie légère des siècles suivants fera de simples signes allégoriques, les mots de passe d'un ésotérisme de salon, possèdent alors, en vertu d'une extraordinaire résurrection littéraire, une existence dans la pensée poétique aussi réelle qu'ils la possédèrent jadis dans la pensée religieuse. La mythologie est, par la Pléiade, incorporée à la littérature à son état naissant, comme la projection du visible sans figure en figures invisibles. Le monde et ses fêtes, et ses femmes et ses matins portent, pour les yeux de Ronsard et de Du Bellay, la mince parure d'or de leur épiderme divin. Il en résulte qu'il est impossible de concevoir une poésie à ce point grecque, latine, alexandrine, qui soit à ce point française. Ce qui se peuple alors d'Adonis aimés des déesses, de baigneuses nées des eaux mêmes, de Narcisse penchés sur leur mortelle image, ce sont des vallons de Touraine, des fontaines du Parisis ou du Vexin, des horizons rigoureux et doux, avec leurs toits et leurs fumées. Jamais poète n'a traité avec plus de conviction pathétique ce qu'on peut considérer comme les lieux communs de la littérature éternelle, jamais poésie plus remplie de si brillants artifices n'a montré cette robustesse, cette vivacité, cette santé, cette vitalité victorieuse, jamais poésie plus dansante et plus ivre de sa jeunesse n'a inscrit en elle avec plus d'intense discrétion les secrets tragiques du monde, les noirs filigranes de la mort. Jamais poètes n'ont été si pleins de spontanéité et de préciosité, de science et d'innocence en même temps.
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D'Aubigné est notre Hugo, il est celui que Hugo crut être, et réussit à faire croire qu'il était... Aucun autre poète de France n'a cette carrure terrible, cette voix de géant inspiré, ce souffle fait pour les trompettes des désastres cosmiques, pour le rassemblement des nuées chi déluge, la chute des murs réprouvés, l'appel de l'aube à Josaphat. Son œuvre est d'une richesse incomparable, et ce ne sont pas seulement les Tragiques, noirs bataillons d'alexandrins rangés sous leurs enseignes farouches : Fers, Feux, Vengeances ;ce sont aussi les grands recueils de l'Hécatombe, du Printemps, des Psaumes, que traversent, non point des éclairs passagers, mais de grandes vagues lyriques, de grands enchaînements de strophes maintenues sans faiblesse à la plus haute altitude qui soit. Il n'est pas un poète qui appartienne aussi peu que d'Aubigné, à notre vivant univers. Comme ces poissons abyssaux dont le cœur éclate dès que cesse de peser sur lui le poids de la mer tout entière, certains êtres ne trouvent rien d'habitable et de respirable qu'à l'envers noir du monde. Leur regard est aveuglé par le jour, leur âme est étouffée par le paix et par l'espérance, leur vol défaille au sein des tièdes courants du ciel et n'est porté qua par les abîmes, comme s'il prenait son appui non pas sur les airs secourables, mais sur les atomes mortels et la substance irrespirable du vide. D'Aubigné est de ceux-là. Son royaume n'est pas dans l'humaine lumière du ciel, il n'est pas dans l'humaine nuit, il est dans cette nuit de la nuit dont seul il a su et nous a dénoncé l'existence, au delà des ombres funèbres. Sous les sombres clartés du dédain, de la solitude et de la persécution, loin des tendres triomphes de son siècle, ce chef de bande en armes, jette sur l'amour même des lueurs d'éclair et de soufre. Loin des vaisseaux en fête où les poètes de Lyon et les poètes de la Pléiade étreignent avec une même sensualité nuptiale des idées aux formes de chair et des femmes au nom étoilé, cet Alcyon erre entre les foudres, au sein du néant son chemin et de la fureur son refuge, son Dieu vaincu contre son cœur.
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La poésie atteint au XVIe siècle à un tel degré de splendeur et de vitalité que les poètes secondaires se distinguent alors des plus grands moins par la qualité de leurs œuvres que par la difficulté plus grande qu'ils éprouvent à atteindre une même qualité. La plus grande partie de l'œuvre de Baïf, de Pontus de Tyart, de Jodelle, de du Bartas, de Bertaut, de Desportes est seulement agréable, ou médiocre, ou gauche et embarrassée, ou terne ou prosaïque. Mais il n'est pas un de ces poètes en l’œuvre de qui ne puisse être découvert quelque fragment admirable, quelque éclat voluptueux ou sombre, quelque descente vers les profondeurs du mystère et de la mort, quelque essor mystique qui interdit de les considérer au rang des poètes mineurs. La haute pensée poétique de Scève est présente dans un ou deux sonnets des « Erreurs amoureuses » que Pontus de Tyart dédie magnifiquement « à l’ombre de sa vie ». Il y a chez Baïf tel sonnet d'une douceur voluptueuse unique qui est peut-être le chef-d'œuvre de la poésie érotique française, tel psaume en vers mesurés où, comme dans les plus beaux psaumes de d'Aubigné, la voix s'élève entre les murs des limbes de la terre, sans vibration, sans. éclat, sans écho, du plus profond et du plus nu des dénuements humains. Il y a chez Desportes, non seulement le célèbre sonnet d'Icare, mais le miraculeux sonnet des Ombres, plus enveloppé de mystère que les plus mystérieuses ballades du romantisme germanique. Il y a le cantique à la Vierge de Bertaut, que Péguy, dans ses grands moments ne dépassera pas. Il y a enfin chez Jodelle, à qui il ne manque presque rien pour atteindre au premier rang, le sonnet splendide à la triple Diane, stellaire, chasseresse, infernale, et les Stances à Claude Colet, un des chefs-d'œuvre incontestables de la poésie française, d'une si somptueuse et si pure magnificence que les Stances à du Périer paraissent auprès oratoires et banales, et les strophes d'À Villequier, d'une vulgarité et d'une pauvreté indécentes.
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Dans les mêmes années, ou presque, qui portaient à son plus haut rayonnement la gloire de la Pléiade, Garnier composait ses tragédies. Il n'est pas de poète, parmi nos grands poètes dont la mémoire ait été traitée plus injustement. Dans la hiérarchie de nos écrivains, organisée par des juges mystérieux et irresponsables, mais consacrée par le respect des situations acquises, Garnier ne figure qu'en rang modeste. L'oubli ou le mépris vaudraient mieux pour lui que la condescendance avec laquelle on lui reconnaît quelques mérites. On a fait de lui un précurseur obscur et sacrifié, dont les travaux sans gloire ébauchèrent les formes de la tragédie française ; on ne lit pas ses œuvres, qu'on a décrétées illisibles, mais on leur est reconnaissant d'avoir ouvert la voie à des successeurs éclatants ; et Les Juives, — la seule tragédie de Garnier qui ait modestement survécu étant naturellement la plus ennuyeuse — sont parfois commentées dans les universités, moins pour leur beauté littéraire que pour la place qu'elles tiennent dans l'histoire du théâtre et de la langue. Ainsi, on a rejeté, non pas dans l'obscurité, mais dans une gloire obscure pour étudiants et philologues, un des génies les plus éclatants, les plus libres et les plus divers de nos lettres, un pair d'Agrippa d'Aubigné et de Ronsard, un des plus grands dramaturges, un des plus grands lyriques français.
Les tragédies de Garnier, qui n'ont jamais été représentées, passent pour indignes d'être portées à la scène. Au théâtre de Racine aussi, le plus dramatique qui soit, on a fait parfois le reproche d'être destiné à la lecture, plutôt qu'à la représentation, parce qu'il manque de cette agitation scénique que les dramaturges contemporains confondent volontiers avec l'action. Certes, il n'y a pas dans les tragédies de Garnier l'implacable et homicide enchaînement de Racine, cette nécessité dévorante, ce glissement, plus rapide de minute en minute, des héros sur la pente de la mort : la structure de ses pièces, avec leurs grands monologues, leurs invocations, le commentaire lyrique des chœurs, est plutôt à la ressemblance des tragédies antiques. Elles ont subi aussi l'influence de Sénèque ; et sont encombrées parfois d'une rhétorique que sa sombre magnificence ne parvient pas toujours à soutenir. Mais le théâtre élisabéthain — dont la parenté avec le théâtre de Garnier est telle qu'on pourrait presque dire Garnier un élisabéthain français — a lui aussi ses lenteurs, ses répétitions, ses inutilités, ses moments d'enflure et d'emphase. Quel metteur en scène osera rendre ou plutôt donner la vie du théâtre à l'Antigone ou à l'Hippolyte, entreprise d'autant plus facile que la juste résurrection des élisabéthains a accoutumé le public à ce que le style théâtral a de plus libre, de plus inégal, de plus noir et de plus heurté ? C'est avec stupeur que le spectateur découvrira alors la prodigalité poétique qui emplit les drames de Garnier, la hauteur où ils se jouent, leur somptueuse et terrible beauté.
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Garnier a pourtant été un lyrique, plus encore qu'un dramaturge. Dans les poèmes lyriques qu'il nous a laissés, le seul défaut semble dans l'excès même de la facilité. Il n'est pas un poète français à qui la grâce poétique ait été donnée avec plus de générosité, pas un dont l'œuvre poétique paraisse alimentée à une source ainsi ruisselante et inépuisable. Qui connaît, qui lit et relit l'Ode pour la mort de Ronsard, où Garnier s'égale aux réussites les plus hautes de celui qu'il pleure ? Qui connaît telle élégie, dédiée à Nicolas de Ronsard, ouverte sur un crépuscule sombre et doré, et mourant en soupirs d'une limpidité céleste ? Certes Garnier est parfois trahi par sa surabondance, il a souvent quelque chose de relâché dans un lyrisme qui s'abandonne aux répétitions, aux développements, et n'atteint que rarement à la prodigieuse densité poétique où parvient la rigueur de Maurice Scève, et même de Jodelle. Il n'hésite pas, à l'occasion, à puiser dans les poètes anciens des strophes entières qu'il traduit avec une éclatante aisance. Mais on ne saurait contester au poète le droit de prendre à d'autres poètes, ses thèmes, ses mots, ses images, s'il le juge bon ; quelques-uns des plus raciniens parmi les vers de Racine, ne sont que la traduction de vers anciens, quelques-uns des vers que Nerval a chargés de toute l'irradiation nervalienne sont dans la traduction de Faust ou dans la ballade de Lénore. Dans l'œuvre de Garnier, la poésie emporte tout : poésie qui se nourrit indifféremment d'Horace et de Sénèque, et des ruisseaux d'Île-de-France qu'elle peuple de « naïades saintes », et de la myrrhe et des lis, et des dieux et des amours, et qui parfois s'élève aux astres et se fait suivre, comme dans le chœur prodigieux de la Troade, d'un somptueux cortège étoilé.
Mais le lyrisme de Garnier n'a pas besoin, pour s'éveiller et se libérer, des formes proprement lyriques. Les poèmes de Garnier, et les chœurs souvent sublimes des tragédies ne doivent pas faire oublier les beautés plus mêlées, parfois plus éclatantes encore, des tragédies elles-mêmes. Ici encore, la variété des tons est extraordinaire. Certes, Garnier est, dans le cours de ses tragédies, gêné plus d'une fois, comme l'ont été tous les grands classiques, hors peut-être Racine, lorsqu'ils ont utilisé les ressources de l'alexandrin à des tâches trop discursives, à la discussion, à l'exposé, au récit. Mais il n'y a pas dans les tragédies de Garnier plus de faiblesses que dans les tragédies de Corneille, et Garnier, si sa personnalité de dramaturge est moins originale que celle de son puissant successeur, est à coup sûr plus naturellement et plus généreusement poète. Tantôt, il décharge dans les foudres du langage toute l'énergie humaine élémentaire, et arrache à la chair et à l'âme d'Hémon cette réplique stupéfiante :
Moi, j'ai toujours l'amour cousu dans mes entrailles.
Tantôt, il fait naître sur les lèvres des femmes délaissées les plaintes accablées et pures, la musique mortelle dont l'impitoyable Racine tire son cruel plaisir. Voici Bradamante qui gémit d'être privée de son amant :
Quelle mer, quel rivage a ce qui m'appartient ?
Plus loin, le ton même de la plainte change, et la douleur s'y pare d'une adolescente fraîcheur que le trop savant Racine ne connaît pas. C'est la même Bradamante qui appelle :
... revenez, ma lumière,
Las ! et me ramenez la saison printanière.
Quant à la « déclaration » et à la prière de la Phèdre de Garnier, il faut bien dire qu'elles s'égalent plus d'une fois à ce que le même sujet a inspiré à Racine de plus incomparable, c'est-à-dire à ce qui, dans la littérature dramatique, n'a point été dépassé. La Phèdre de Garnier est bien la même Phèdre, dévorée de la même tendre et terrible ardeur :
Dieux, qui voyez, sécher mon sang dedans mes veines...
La sorcellerie de Garnier atteint par moments une telle puissance, l'incantation poétique s'y décharge en tels rayonnements que l'on est, par moments, tenté de traiter Racine, le meilleur Racine, en plagiaire :
Qu’il t’eust bien mieux valu, délaissée au rivage,
Comme fut Ariadne en une isle sauvage,
Ariadne ta sœur, errer seule en danger !
Pourtant, ce n'est pas là encore que Garnier remporte ses plus surprenantes victoires, et l'on s'étonne moins de trouver en lui un Racine qu'un Shakespeare. Il n'a pas d'égal dans notre littérature, il n'en trouve qu'en Shakespeare et dans les antiques, lorsque ses héros se détournent des héros qu'ils affrontent, lorsqu'ils adressent la parole aux dieux, et, au delà des dieux, à l'inconnu des éléments et des ténèbres, aux présences et aux imminences mortelles. Garnier est le poète incomparable de l'invocation, de l'imprécation, de la malédiction. Que sont les pâles déclamations de Camille, à côté des fureurs sacrées de Cléon, d'Œdipe, de Phèdre encore ? L'épouvante d'Oreste meurtrier est aussi belle que l'épouvante de Macbeth, et nous le voyons, lui aussi, devant ses propres mains, reculer de terreur :
Je fuirai ces deux mains, ces deux mains parricides...
Je ne connais guère, dans la poésie, de moments plus solennels et plus funestes que la conjuration adressée par Porcia à tous les maléfices des astres et aux divinités ténébreuses :
Toi, reine de la nuit, Hécate aux noirs chevaux...
Il y a ici un dialogue vraiment démoniaque entre l'homme et les puissances les plus informes et les plus noires de l'univers, une force hallucinatoire, une magie shakespearienne des songes nocturnes, des chiens hurlants, des hiboux funèbres, dont la tradition s'est perdue dans notre théâtre classique. Tel est Garnier.
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On confond un peu trop volontiers le XVIIe siècle avec le siècle de Louis XIV. La courbe de gloire de la civilisation française n'a pas au XVIIe siècle un sommet, mais deux sommets de hauteur égale, et si le second est atteint aux environs de 167o, le premier peut être situé aux environs de 1630. L'apogée de Louis XIV a été précédée de l'apogée de Louis XIII et de Richelieu. Louis XIV a pour lui la grandeur de Racine, et La Fontaine, et Molière, et Bossuet, et Versailles ; peut-être le temps de Louis XIII offre-t-il le spectacle d'une richesse plus diverse. Au plus brillant du règne de Louis XIV, le moment de la gloire suprême pour la peinture française, pour la science française, pour la pensée philosophique française est déjà passé. Jamais, comme dans la première moitié du XVIIe siècle, la civilisation française n'a été près de pousser simultanément à leur point extrême ses plus diverses possibilités. Plus agité que l'époque de Louis XIV, moins favorisé par la clémence du sort, la paix intérieure, la grandeur d'une nation triomphante, la cour, le mécénat, ce temps où les croyances et l'incroyance s'affrontent, où la monarchie lutte avec les factions, où les dramaturges fixent les règles de leur art, où les philosophes construisent le monde, où les esprits multiplient les investigations, les interrogations, les disputes, ce temps où tout est encore sur la béance, et où tout est encore possible, a presque tout réalisé.
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Aucun des étés florissants de l'histoire n'a donné plus riche moisson. C'est alors que Retz fixe dans ses Mémoires la langue française au point de perfection qu'elle ne dépassera plus. C'est alors que Corneille écrit ses Comédies intellectuelles et dures, la merveilleuse Illusion, Le Cid, et apporte dans le théâtre, avec les règles savantes et compliquées d'une esthétique nouvelle, son culte étrange et fanatique de la volonté solitaire, affirmant son dédain de toute entrave humaine à la double épreuve du crime et du sacrifice de soi. C'est alors qu'apparaissent, sur le champ de la pensée, jonché par Montaigne des débris des vieilles certitudes, le héros Descartes et le pathétique Pascal. C'est alors que Malherbe et Maynard ouvrent des voies nouvelles à la poésie française et composent quelques-unes de nos plus grandes œuvres lyriques. C'est alors que Descartes et Pascal — eux encore — accroissent le domaine et perfectionnent les méthodes de la physique et de la mathématique dans des proportions incroyables, en même temps qu'ils refont la philosophie. Le peintre de Louis XIV s'appellera Le Brun, mais les peintres de ce qu'on peut appeler le siècle de Louis XIII s'appellent Philippe de Champaigne, les Le Nain, La Tour, Poussin enfin, et c'est de Fouquet à Poussin que la peinture française acquiert le droit de balancer la peinture du plus grand siècle d'Italie. Au même moment, les architectes couvrent la France d'hôtels et de châteaux sans défaut. Le style décoratif est un des plus beaux qui soient, d'une somptuosité, d'une noblesse et d'une vigueur que la génération suivante ne connaîtra plus. Époque aventureuse et savante, galante, brillante, dure et profonde, où les philosophes montent à cheval, où les cardinaux sont les plus cyniques des intrigants, les plus audacieux des politiques et les amants les plus réputés, où les plus grandes dames se rendent illustres par leurs exploits de maîtresses et d'amazones, où les aventuriers des guerres civiles sont princes de l'Église et écrivains raffinés, le temps de Louis XIII n'est pas riche seulement de ce qu'il enfante et prépare, mais de ce qu'il mène à son terme, il unit magnifiquement les accomplissements avec les promesses, la liberté avec la force, la violence de la jeunesse avec les subtiles vertus de la décadence, la splendide immoralité de la Renaissance dont il est digne avec la noble ordonnance du Grand Siècle qui ne fait que le continuer.
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La poésie brille dans la première moitié du xvii siècle d'un éclat égal à celui des autres arts et investigations. Le demi-siècle où Maynard succède à Malherbe, et Corneille à Maynard, compte parmi les moments heureux de l'histoire poétique française, et l'école précieuse a produit alors des œuvres mineures, qui ne sont point méprisables. Malherbe a été victime des injustices commises en son nom. Maynard a été victime du voisinage de Malherbe. Corneille, d'une admiration qui s'est assez régulièrement portée sur ce que ce grand poète avait de moins admirable, le sublime « romain » et l'emphase héroïque ; victime aussi d'utilisations morales et patriotiques assez répugnantes. Malherbe a jeté hors du temps quelques poèmes d'une substance si dense, si pure, si inaltérable, qu'il n'en est guère qui puissent être dits plus exactement immortels. Maynard, qui dépassa son maître, est regardé comme un poète mineur, alors qu'il plane et respire à l'aise à une altitude lyrique que Lamartine et Hugo ne songent même pas à atteindre. Corneille est plus grand que sa gloire.
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Les poètes du XVIe siècle avaient presque tous reçu en partage la douceur insondable, les démons et les phosphores de la nuit. Les explorations intellectuelles de Scève le portaient aussi loin que possible des routes habituelles de l'âme, il s'enfonçait au cœur du silence du monde vers le fantôme adorable dont une femme de chair n'était que le reflet. D'Aubigné errait à travers son pays de brasiers et de cendres, portant, comme un coureur que vêtent les feux d'or de sa torche, son nimbe et son manteau infernal jusque dans la vive clarté du jour. Sur les fronts des héros de Garnier passaient les ailes noires des anges, des désirs, des crimes, des oiseaux nocturnes. Les poètes de la Pléiade, rassemblés sous leur patronage stellaire, recherchaient le secret de tout ce qui n'a de secret que la nuit, les feuillages, les femmes, les sources, ouvraient sur les aubes terrestres les jeunes yeux du réveil, abritaient sous des ombrages leurs dieux et leurs baisers. Au XVIIe siècle, les tentations et les vertiges de la nuit, les tendres limbes terrestres, l'envers redoutable du monde ne sont pas oubliés des poètes. Saint-Amand, Tristan sont extraordinairement attentifs à la vie cachée du silence, de l'immobile et de l'obscur. On commence seulement aujourd'hui, après trois siècles de vaine critique, à suivre les sombres filigranes inscrits dans. la substance hypocritement claire de Corneille. Malherbe n'est pas seulement le pompeux ordonnateur de la poésie du Grand Siècle. Il n'est pas seulement, comme Maynard, l'auteur de poésies érotiques dont la brutalité est dans la pure tradition du XVIe siècle, encore que la sensualité véritable y soit malheureusement absente. Il est encore, avec Maynard, un des pères du seul véritable et valable romantisme français.
Les images de la vieillesse et de la mort étaient sans cesse présentes dans la poésie du XVIe siècle ; mais elles y étaient accueillies et traitées librement, pour être opposées aux images contraires de l'heure qu'il faut cueillir, de l'immortalité du poème, pour conseiller aux femmes de faire l'amour, et les avertir qu'elles ne seraient pas toujours désirables. Chez Malherbe et Maynard les mêmes images apparaissent avec je ne sais quoi de plus cruel, de plus inquiet et de plus morbide qui annonce Baudelaire et s'apparente au sadisme espagnol. Tel sonnet de Maynard, telle strophe splendide de Malherbe mêlent les thèmes, non de la vieillesse et de la mort, mais de la décrépitude et de la décomposition aux thèmes de la vie triomphante et même de l'érotisme. Mais ces ténèbres ne sont chez Malherbe et Maynard que les ennemies vaincues de la lumière, elles ne sont hantées que des monstres meurtris sous les pas de la victoire apolliniens, pourrissants sous les rayons corrupteurs de l'été. Maurice Scève et d'Aubigné étaient les poètes de la nuit. Malherbe et Maynard apparaissent dans notre littérature comme les premiers et peut-être les plus grands des poètes solaires, au matin d'un siècle solaire. Leur démarche est éclatante. Et leurs alexandrins, leurs strophes, leurs hymnes s'élèvent, triomphent, expirent avec la majesté du jour. À cet égard, ils ressemblent à leur contemporain Descartes, cavalier armé de lumière, Persée sauvant Dieu des ténèbres. Toutes les grandes images de Malherbe et de Maynard sont des images radieuses, moissons florissantes, fruits mûrs, brasiers clairs de passions resplendissantes, filles aux visages de feu. Il n'est presque pas un grand instant poétique dans l’œuvre de Malherbe et de Maynard, où ne brille le signe solaire sous lequel ils sont nés, les thèmes du déclin et de la mort se chargent, pour eux, non pas des ombres de la nuit, mais de toute la clarté du couchant, et lorsque Maynard nous annonce sa fin, il ne nous annonce pas un crépuscule :
... Et l'on verra bientôt naître du sein de l'onde
La première clarté de mon dernier soleil.
Il ne songe à mourir que dans une dernière victoire du jour.
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Corneille est le dernier héros de cette ère héroïque où fut accompli l'un des plus grands efforts de l'homme, et des plus féconds, pour une plus complète possession du monde. Ce n'est pas simple rencontre, si le mot de sa Médée émergeant seule des désastres est le mot même de Descartes au milieu de l'univers qui se dérobe : « Que vous reste-t-il ? — Moi ». Je suis, dit Médée. Je suis, dit Descartes. À nulle autre époque de notre littérature, l'affirmation du moi n'a eu ce caractère serein, stoïque, implacable. Au-dessus des flux et des reflux de la fortune et de l'infortune, au-dessus du bien et du mal, au-dessus de l'amitié et de l'inimitié des hommes, des dieux, du sort lui-même, les héros de Corneille s'affirment maîtres d'eux et maîtres du monde. Chevaliers assassins, amants sacrifiant leurs maîtresses, mères égorgeant leurs enfants, uniformément voués à abolir la pitié, la vengeance, la morale, l'amour, l'amitié, la colère, devant la décision d'une volonté hautaine et solitaire, jusque dans le crime le plus gratuit et le désintéressement le plus dénaturé, ils font sans nécessité don à autrui de la femme qu'ils aiment, ils trahissent leur père, ils assassinent leur fils, ils pardonnent à leur ennemi pour le seul plaisir de se sentir dociles à eux-mêmes, obéissants à leurs décrets inflexibles, mécanismes bien huilés que, ne sauraient arrêter ni la peur, ni l'amour, ni le scrupule, ni la souffrance. Cette apothéose du pur pouvoir humain offrait malheureusement à Corneille les tentations de la rhétorique, du « romain », du sublime. Cet inestimable poète n'est poète que par moments.
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Garnier avait sacrifié dans ses œuvres le drame à la poésie. Corneille avait sacrifié la poésie au drame. Racine porte à leur état de fusion poétique intégrale les matériaux jusque-là rebelles de l'art tragique. De là, la place absolument incomparable et solitaire occupée par cet écrivain qui n'a, avec aucun autre, de parenté même lointaine. Lié à son siècle par les amitiés et par les pitiés, par les bienfaits et par les offenses, ambassadeur devant la postérité de la grande époque qu'il paraît rassembler en lui et accomplir, Racine n'en est pas moins seul, tombé au sein de son siècle comme un météore inexplicable, porteur du feu d'un autre monde. De quels espaces, de quelles nuits sans fond arrivent sur la scène française ces créatures habitées de fatalités mortelles, ces serviteurs acharnés et lucides d'un destin qui les dévore ? La tragédie se fait ici poésie, la poésie se charge de puissances furieuses et de fièvres implacables, elle élève sa voix dans les limbes de l'angoisse humaine, sur une terre hantée de crimes et de silence, sous un ciel sournois et meurtrier. Racine jette au milieu du plus policé des siècles, d'un siècle qui attend de lui de beaux spectacles ordonnés. amoureux, héroïques, les bûchers humains, les meurtres rituels surgis du fond des âges, le vol noir des sorts funestes, le va-et-vient dans les âmes des grandes marées homicides. Mais jamais, fût-ce dans les cérémonies solennelles de la tragédie antique, les plus douces formes de la chair, les corps les plus glorieux, les âmes les plus riches de conscience et de passion n'avaient brûlé eu se consumant d'une flamme aussi claire. Jamais artiste n'avait transmué en un tel or cruel le plus vif de l'humain, n’avait composé pureté plus miraculeuse de tant de trouble et de supplice. Les jeunes gens et les jeunes filles que Racine conduit à la mort sur sa scène, ce ne sont pas des jeunes gens et des jeunes filles, ce ne sont même pas des héros, ce sont les diverses figures, soudain éclatantes, pourvues d'un nom et d'une voix, de ce dieu qui meurt oublié au plus profond de chaque homme depuis le commencement du monde, Icare au vol toujours brisé, Prométhée crucifié, Orphée offert en proie à la bacchante immortelle. Racine n'est point auteur dramatique, il n'est point poète. Il met la poésie sur la scène, il compose de poésie ses tragédies tout entières. De là résulte que Racine porte la responsabilité du poète devant son œuvre à un degré qui n'a été égalé par nul autre. Possesseur serein, souverain sans conteste du domaine où les autres poètes n'accèdent que par l'effort, la méditation ou la transe, il semble désigné et né pour vivre et respirer à l'aise dans les espaces les moins explorés de l'ordinaire langage humain : artiste si maître de son art qu'il ne songe même pas à se forger un langage qui lui soit propre, et que les alliances de mots les plus ternes et les plus desséchées par l'usage, il suffit qu'elles aient passé un instant entre ses mains pour réapparaître aussitôt ruisselantes des gouttes lustrales du miracle. Aucun poète ne s'est vu obéi des démons, que les naïfs « romantiques » crurent redoutables, avec une si adorable docilité.
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Si Racine avait eu des héritiers, c'est qu'il n'eût point été complètement Racine. Ce génie dévorant avait épuisé dans ses extrêmes ressources, porté à ses dernières conséquences la matière littéraire dont il disposait. Il ne laissait à ses successeurs d'autre voie ouverte que celle de l'imitation. Lorsqu'un art est parvenu à son instant classique, — lorsque les œuvres dans lesquelles il s'incarne épuisent les richesses et circonscrivent à leur limite les efforts d'une longue suite de siècles, lorsqu'une forme d'art a une fois atteint cette minute de plénitude où elle consomme toute la matière que l'époque lui soumet, cette forme d'art est vouée ensuite inéluctablement à une ère de stérilité. Une grande œuvre classique est un aboutissement, ce qui signifie qu'elle ne peut avoir d'héritage. Léonard de Vinci dit que c'est un pauvre disciple, celui qui ne dépasse pas son maître, voulant dire non que le disciple doit être plus grand que son maître, mais que, profitant de son maître, il doit charger d'un supplément de sens les formes d'art dont le maître s'est servi. Racine a fait une consommation si totale des ressources de la poésie française qu'il la laisse épuisée pour un siècle et demi.
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Chénier s'efforcera de ranimer la morte aux lèvres de marbre à qui le ravisseur Racine a pris, pour les donner à Hermione et à Phèdre, le sang, le souffle et la pensée. Mais la poésie ne peut renaître qu'après que les transes de la civilisation et le bouleversement de la culture elle-même lui ont permis de quitter des voies qui ont été parcourues jusqu'à leur terme, de tracer son chemin dans des régions encore obscures et vierges de la conscience et du langage. Mais, comme il arrive des terres régénérées par un bouleversement profond, la première végétation de la poésie française après 1800 n'est qu'une floraison hâtive et avortée. Les grands « romantiques » de 183o ont eu l'étrange et injuste bénéfice du contraste avec l'absolue stérilité qui les avait précédé, du facile éclat de quelques-uns de leurs exercices verbaux, de l'attrait qu'exerçait sur le grand public la banale clarté de leurs œuvres et l'allure provocatrice de leurs manifestations, de l'ignorance où se trouvait ce grand public des époques vraiment éclatantes de la poésie française, comme le XVIIe siècle, et le début du XVIe. La place de Lamartine, de Hugo, de Vigny, de Musset dans l'histoire de la poésie française ne tardera pas, il faut l'espérer, à apparaître ce qu'elle fut réellement, c'est-à-dire extrêmement mince. Ils n'apportèrent rien de nouveau dans la poésie, si ce n'est ce qui n'y avait jamais manqué, et s'attribuèrent la qualité de romantiques par un véritable abus de vocabulaire, puisqu'ils n'introduisirent à peu près rien en France de la vérité du romantisme étranger dont ils se prétendaient les imitateurs. Ils bornèrent leur révolution à quelques innovations d'ordre formel, d'ailleurs extrêmement timides. Enfin, ils manquèrent surtout de génie poétique, et c'est par imposture, distraction ou malentendu, qu'ils sont restés dans l'histoire de la littérature française les types de l'abondance et de la richesse lyrique. Il est en réalité extrêmement difficile d'extraire des Premières Méditations, des Nuits ou de la Légende des Siècles quelques vers, quelques fragments de vers véritablement poétiques. Il y a dans la Chute d'un Ange de Lamartine quelques vers d'une pureté, d'une solidité et d'une splendeur véritablement valéryennes ; dans la médiocrité de Vigny, quelques vers si beaux que l'auteur en paraît irresponsable ; Musset, qui était richement pourvu de dons mineurs, a écrit quelques chansons presque aussi admirables que son théâtre. Il a malheureusement écrit aussi les Nuits. Il y a dans l'œuvre de Hugo les possibilités innombrables d'une splendeur presque toujours vulgaire, impure ou avortée. On n'y peut découper que des citations très brèves, et le trait dominant de l'école de 183o est dans l'immense déchet qu'elle laisse, dans la pauvreté poétique qui s'y associe à une singulière abondance verbale. Mais, dans le temps même où l'on assistait à l'immense avortement romantique, un jeune poète apparaissait qui ne put résister que quelques années à la morsure d'un génie intolérable et finalement mortel, un jeune poète qui connaissait, lui, et le XVIe siècle et Racine et le romantisme allemand. Ce poète, non le plus grand, mais le seul romantique français, porta son effort non sur des problèmes scolaires de prosodie ou de vocabulaire, mais sur la puissance irradiante même dont il s'agissait de recharger un langage vidé d'énergie poétique. Ce poète fit du langage le magique instrument d'un commerce continuel entre la réalité et l'inconnu dont elle est l'ombre, entre la chair sensible du présent et les figures immobiles dans le ciel du mythe et du souvenir, entre les choses et les esprits des choses, entre les visages des femmes que croisait son chemin et le fantôme dressé au delà des constellations visibles de se maîtresse éternelle. La première moitié du XIXe siècle, dans l'histoire de la poésie française, ce n'est pas Hugo, Vigny, Lamartine, Musset : c'est ce diamant aux feux obscurs, cette limpidité insondable, ce miroir où se reflète la part invisible du monde : Gérard de Nerval.
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Le XIXe siècle a donné naissance à un nombre incroyable de versificateurs diversement habiles, parmi lesquels apparaissent, après Nerval, deux ou trois poètes authentiques. Les défauts parfois insupportables de celui qui a donné à son œuvre ce titre ridicule, « Les Fleurs du Mal », son satanisme à bon marché, la médiocrité de certaines de ses œuvres trop admirées, les concessions qu'il fait selon le cas à un immoralisme et à un moralisme également fades et laborieusement didactiques, ne sauraient faire oublier qu'on doit à Baudelaire quelques poèmes noirs et splendides, qui comptent parmi les plus beaux de nos lettres. Il en est de même de Rimbaud, qui n'est assuré de durer, lui aussi, que pour une part de son œuvre relativement mince. Dans Bateau Ivre, lui-même, le déchet est important : c'est celui du bric-à-brac symboliste : flottaison blême, noyé pensif, lichens de soleil, morves d'azur, mais certaines strophes de cette beauté presque irrespirable au contact de laquelle le cœur humain est près de défaillir, ces seules strophes assureraient l'immortalité à Rimbaud, quand bien même l'attention se serait détournée des problèmes poétiques qu'il a posés et qui semblent d'ailleurs avoir été compliqués à plaisir. Ce jeune écrivain, aussi évidemment comblé de génie que Gérard de Nerval, parcourt en peu de temps, et sans un instant faire halte, toute l'étendue du domaine qui lui est offert. On peut dire qu'il n'y a pas pour lui de problème de la création littéraire, puisque le langage ne lui offre aucune résistance. Comme il est naturel à ceux qui jouent trop bien le jeu, il commence par le pastiche ; ses premiers vers sont dignes du pire Sully Prudhomme, puis du pire Hugo (Le Forgeron), puis de Nerval, puis des symbolistes. Explorateur passionné à la recherche des difficultés créatrices qui se dérobent, Rimbaud finit par briser le langage lui-même comme l'enfant le jouet dont il a parcouru jusqu'au bout les mystères, pour en faire jaillir le dernier miracle possible. Mais ces nouveaux secrets sont à leur tour épuisés, et Rimbaud finit dans la seule forme de révolte contre le langage qui ne se contredise pas elle-même, c'est-à-dire dans le silence.
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Comme l'œuvre de Rimbaud, l'œuvre de Mallarmé est de peu de volume, mais elle dépasse de loin l'œuvre de Rimbaud par l'immensité des problèmes auxquels elle a été affrontée, par l'audace de ses explorations hors de l'univers poétique fréquenté, par les voies qu'elle illumine d'un bref éclair et laisse ouvertes derrière elle ; Rimbaud passe dans les lettres françaises comme un météore, poursuit sa route au-dessous de l'horizon de notre faible réalité, et illumine un instant de fragments éclatants les miraculeuses profondeurs dans lesquelles il se brise. L'alchimiste Mallarmé extrait lentement des abîmes du langage le produit de fusions mystérieuses, et remplit à peine le creux de nos mains de cristaux à l'éclat insoutenable et glacé. Mais, tandis que Rimbaud tentait d'enserrer dans les mailles d'un langage de plus en plus ingénieux et délié les fantômes aux couleurs sauvages que lui permet d'entrevoir, au delà-de son âme claire, un regard d'une extraordinaire acuité, le magicien Mallarmé sonde et torture les mots eux-mêmes, les soumet aux plus singulières combinaisons et aux plus insolites températures, pour les forcer à abandonner un peu de leurs pouvoirs les plus secrets, de leurs vertus les plus insaisissables. Ainsi retourne-t-il aux vraies richesses du poète, qui ne sont que les puissances insondables et méconnues enfermées dans le langage même. Les poèmes réunis de Mallarmé ne sont pour ainsi dire que d'extraordinaires montages où chaque mot, dégagé du terne esclavage du discours, passe sous nos yeux et se présente en lui-même, ouvert dans ses profondeurs d'azur et de nacre, avant de s'évanouir et de se fondre dans le mot suivant qui s'allume à son tour et brûle une seconde avec une pureté de feu. Nul poète peut-être ne nous a aussi clairement montré que chaque facette du langage, comme l'or des trésors souterrains, tient en elle un pouvoir endormi, et pour s'éveiller, radieuse, n'attend que la visitation du jour.
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Le début du XXe siècle brille dans notre histoire littéraire d'un éclat qui n'a point d'égal dans les deux siècles précédents. Il n'est pas donné à beaucoup de générations de rassembler en elles une richesse égale à celle qui compte Gide, Barrès, Proust, Bergson, Maurras, Valéry, Péguy, Claudel, Apollinaire. Quant à la poésie, l'époque qui nous a donné les cinq derniers de ces noms se fera aisément pardonner d'avoir produit aussi Edmond Rostand et la comtesse de Noailles, et mérite d'être considérée comme une des époques royales de la poésie française. Il n'est pas impossible que cette ère favorisée dont nous nous éloignons déjà apparaisse demain toute baignée du printemps lumineux d'une nouvelle Renaissance.

Thierry Maulnier, in Introduction à la poésie française (1939)