mardi 29 août 2017

En contemplant... Un Chartreux, Préparation à la venue de Jésus-Christ dans notre âme


Vous savez que notre Dieu infiniment sage a créé ce monde de telle sorte que, dans l'ordre naturel comme dans l'ordre surnaturel, tout se répond et se correspond.
Les choses inférieures sont l'image des choses supérieures. Ainsi notre vie animale et notre vie spirituelle présentent sur plusieurs points une évidente analogie. L'âme naît à la vie de la grâce, se nourrit des sacrements et de la parole de Dieu, elle peut devenir l'épouse de Notre Seigneur et acquérir une immense fécondité spirituelle. Elle peut aussi, malheureusement, mourir par le péché. Tout comme la chair, elle a donc une santé et des maladies, une naissance, une croissance et un épanouissement.
De même les choses extérieures sont comme des reflets des réalités intérieures. L'âme a ses printemps bien plus beaux que ceux de la nature, et aussi de plus terribles hivers ; elle a ses soirées d'automne et ses après-midi d'été. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées comme dans une trame divine, comme dans un roman infiniment compliqué pour nous, infiniment simple pour Dieu qui, seul, en connaît le dernier mot.
C'est ainsi encore qu'il y a une ressemblance étroite entre la vie et les actions de Notre Seigneur en Judée, il y a 2000 ans, et sa vie et ses actions dans nos cœurs ; entre sa naissance à Bethléem, sa mort et sa résurrection d'une part, et d'autre part, sa venue dans notre âme à laquelle il s'unit, par les souffrances qu'il y endure avec elle, et enfin la joie de l'âme qui a traversé victorieusement ses épreuves, et qui ressuscite avec Jésus pour l'éternité.
C'est dans cette lumière de la correspondance de l'histoire de la Rédemption avec l'histoire de notre âme que je voudrais jeter aujourd'hui avec vous un coup d'œil sur la période qui a précédé et préparé la venue de Notre Seigneur sur cette terre.
Il y a trois personnes qui jouent un rôle immédiat dans la préparation de la fête de Noël : la Très Sainte Vierge, saint Joseph et saint Jean-Baptiste. C'est de ce dernier que je vous entretiendrai ce soir.
Rappelez-vous ce que dit à son sujet Notre Seigneur lui-même dans l'Évangile d'aujourd'hui : « Quel est donc cet homme que le peuple va voir et écouter dans le désert ? Ce n'est pourtant pas un prince vêtu d'étoffes magnifiques, mais il est plus grand que tous les princes et même que tous les prophètes, car c'est l'ange, c'est-à-dire l'envoyé de Dieu qui prépare le chemin devant moi. Et personne n'est plus grand que lui parmi les hommes » (Luc 7, 24-28).
Il y a déjà dans ces quelques paroles, un enseignement singulier. Le plus grand des hommes, ce n'est pas celui qui conquiert des empires ou qui bâtit des villes, cela nous le savions déjà, mais ce n'est pas non plus celui qui fait des grands actes de vertu, des pénitences et des miracles. Non, c'est plus simple que cela : le plus grand parmi les enfants des hommes, c'est celui qui prépare le chemin au Bon Dieu.
Il y a une grande, une monstrueuse erreur qui nous est commune à tous, et que nous n'arriverons jamais à déraciner complètement. Cette erreur la voici : nous nous imaginons toujours que nous allons faire quelque chose par nous-même, nous comptons plus ou moins sur nos propres forces. Mais par nous-même, comme le dit Notre Seigneur en un autre endroit de son Évangile (Luc 12, 25), nous ne sommes pas capables d'ajouter trente centimètres à notre taille. Ceci est vrai en tout mais c'est surtout vrai en ce qui concerne la vie d'oraison, la vie intérieure. Nous ne pouvons pas nous donner les grâces dont nous avons besoin, grâces de lumière et d'amour, grâces de force et de douceur, nous sommes des mendiants et pis que cela, car nous ne sommes pas même capables, souvent, d'exprimer nos besoins, de les connaître ; il n'est personne d'entre nous qui n'ait sur ce point, une expérience cruelle et décisive.
Cette vie d'oraison, cette lumière et cette force surnaturelles qui nous permettraient de vivre continuellement dans la présence et dans l'amitié de Dieu, c'est pourtant là ce que nous désirons tous avoir. Et de fait, il nous est indispensable de l'acquérir si nous voulons réaliser l'idéal que nous nous sommes proposé en entrant en Chartreuse. Mais si, comme nous venons de l'affirmer, nous ne pouvons pas nous la procurer par nous-même, qu'allons-nous faire ? nous croiser les bras ? Non, pas tout à fait, nous allons faire ce que fit saint Jean-Baptiste ; préparer la voie à Notre Seigneur.
Et remarquez bien, ceci n'est pas un petit travail, ni une tâche facile que l'on peut entreprendre à ses moments perdus et achever sans trop d'efforts. Nous ne pouvons pas du tout nous donner ces grâces, mais nous pouvons nous préparer à les recevoir, nous devons nous y préparer en écartant les obstacles : et ceci, c'est à la fois un travail de force et de patience auquel chacun de nous doit s'appliquer sans cesse. Et c'est un travail qui exige de la générosité, comme Notre Seigneur nous le dit, en parlant encore de saint Jean-Baptiste : depuis que la voie du ciel est ouverte, on peut le conquérir, mais à condition de se faire violence et de ne pas se ménager. « Depuis saint Jean-Baptiste, le Royaume du Ciel souffre violence, et ce sont les violents qui l'emportent de force » (Matthieu 11, 12) Voilà donc notre tâche bien définie : préparer le chemin à Notre Seigneur en nous faisant violence et en triomphant de nous-même.
Mais celui dont nous voulons prendre aujourd'hui une leçon – saint Jean-Baptiste – précise encore un peu ce que doit être ce travail que nous opérerons dans nos âmes. Voici ses paroles : « Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert : Préparez les chemins du Seigneur, nivelez ses sentiers, toute vallée doit être remplie, toute montagne et toute colline doivent être aplanies. Ce qui est courbé doit être redressé, et ce qui est inégal doit devenir égal » (Luc 3).
Réfléchissons un peu à ces paroles : que voulait dire le mystérieux précurseur, nourri de miel sauvage et de sauterelles, en quel sens devons-nous aplanir les sentiers de notre âme, combler nos vallées, raser nos montagnes ? Comment égaliser notre âme pour que Notre Seigneur puisse facilement y venir, y pénétrer et, s'y établir ?
Les inégalités de notre âme qui la rendent difficilement pénétrables au souffle de l'Esprit saint, et qui entravent par conséquent le développement de notre vie intérieure, ce sont nos affections et nos penchants déréglés, tout amour et toute haine, toute joie et toute douleur qui ont pour objet la créature et qui, par conséquent, nous détournent de Dieu. Disons d'abord quelques mots de l'affection que nous pouvons ressentir dans nos relations extérieures : amitié pour des personnes ou attachement à des choses.
Sans doute, il ne nous est pas défendu d'aimer nos frères, nous avons même le devoir de les aimer. Il ne nous est même pas défendu, au sens strict du mot, d'aimer un confrère plus qu'un autre. Mais il est certain néanmoins que, pour des contemplatifs, l'idéal de l'amour pur et désintéressé, c'est d'aimer tous les hommes de tout son cœur, sans même nous demander si l'un nous plaît plus que les autres, selon ce qui est dit dans l'Évangile : « Soyez comme votre Père céleste qui fait luire son soleil sur les bons comme sur les méchants ».
Quand nous ressentons une affection particulière, demandons-nous avec loyauté pourquoi nous aimons ce confrère plutôt que les autres ? Nous ne tarderons pas, dans la grande majorité des cas, à découvrir que le fond de notre préférence n'est autre chose que l'amour-propre ; c'est parce que ce confrère est plus gentil avec nous, parce qu'il a confiance en nous, parce que les relations avec lui sont plus agréables, parce que lui-même nous témoigne de l'affection en retour. Toutes raisons qui se ramènent plus ou moins à l'amour-propre et qui n'auraient aucune prise sur nous si nous étions vraiment surnaturels et si nous avions donné totalement notre cœur au Bon Dieu. Il est évident que de telles affections gênent nos rapports avec Dieu, qu'elles diminuent la ferveur et la profondeur de notre vie spirituelle. Celui qui aime vraiment les hommes, les aime tous en Dieu, d'un amour trop immense pour pouvoir s'attacher à l'un ou à l'autre. Notez-le bien, cette indifférence du contemplatif est tout autre que l'indifférence de celui qui est trop égoïste pour aimer. L'égoïste a le cœur trop petit pour aimer autre chose que lui-même ; le contemplatif a le cœur trop grand pour s'attacher à autre chose qu'à Dieu.
Si notre cœur, fait pour Dieu, est trop grand pour s'attacher à un homme, à plus forte raison est-il trop grand pour s'attacher à une chose. Pourtant, il arrive souvent que nous perdions notre équilibre intérieur parce que nous tenons à un objet ou, plus souvent encore, à une occupation. C'est pour nous surtout, moines contemplatifs, c'est pour nous, Chartreux, que saint Paul a donné ce conseil : « de faire les choses comme ne les faisant pas » (1 Corinthiens 7, 30). Le défaut contre lequel il veut nous mettre en garde présente pour nous, me semble-t-il, deux formes principales : attachement à un travail qui nous a été confié par nos supérieurs, ou bien recherche curieuse d'une occupation étrangère à notre travail.
Sur la première forme, je ne crois pas nécessaire de m'étendre ; nous n'avons que trop souvent des exemples de religieux avec lesquels on doit prendre toutes sortes de ménagements, pour savoir si tel ou tel travail, telle ou telle charge leur plaît, si on peut les changer d'obédience sans qu'ils ne perdent courage...
Comprenez bien ce que je veux dire : nous pouvons, et nous devons même faire connaître à nos supérieurs nos besoins et aussi nos capacités. Mais il n'en est pas moins vrai que nous devons être toujours prêts à faire le sacrifice de nos préférences personnelles, dès que nous sentons que Dieu nous le demande.
Sur ce point, nous nous ressemblons malheureusement tous et notre pauvre nature humaine s'attache comme une ancre à tout ce qu'elle rencontre. Voici une autre forme que prend souvent notre attachement à la terre : les religieux qui ne sont pas très perdus en Dieu éprouvent de temps en temps des accès de curiosité qu'il est naturellement plus ou moins difficile de satisfaire pour un objet ou pour un autre. Tel veut un livre, tel autre veut écrire à diverses personnes, etc. Une telle curiosité crée dans l'âme une préoccupation et par conséquent, un trouble. L'âme n'est plus égale, elle n'est plus calme et sereine et Notre Seigneur s'en va. Il faut de toute urgence faire ce que saint Jean-Baptiste nous conseille de faire : « niveler l'âme, aplanir les sentiers du Seigneur ».
Ce que nous avons dit jusqu'ici concerne notre attachement aux satisfactions extérieures, mais il est d'autres plaisirs auxquels notre amour-propre s'attache d'une façon plus subtile et bien dangereuse encore pour la solidité de notre vie spirituelle. Ce sont les consolations, les douceurs, les accès de ferveur et de grâces sensibles que beaucoup de personnes reçoivent lorsqu'elles commencent leur vie intérieure. On se met en présence de Dieu, on fait le chemin de la Croix, on dit les litanies de la Sainte Vierge et le cœur est tout chaud, tout attendri. On a des instants délicieux en présence du Saint Sacrement : on se sent plein de feu et d'ardeur pour le service du Bon Dieu. Malheureusement, de tels états ne durent pas ; d'abord, ils sont intermittents et puis, au bout de quelques mois ou de quelques années, on s'aperçoit que l'on devient plus froid et plus sec et on se demande si c'est la vie intérieure qui a diminué et si l'on est encore dans l'amitié du Bon Dieu.
Mais là aussi, il faut se rappeler que les joies, même ces joies très pures, ne sont encore que des accidents de l'âme : il ne faut jamais leur accorder qu'une importance secondaire. Sans doute, lorsque le Bon Dieu nous envoie de telles douceurs et de tels élans, il faut les accepter avec reconnaissance et nous efforcer d'en profiter en étant bien fidèles et bien généreux. Mais il faut bien savoir que ces grâces ne constituent pas la sainteté ni la vie intérieure. Si nous les avons utilisées comme nous le devons, elles s'en iront pour faire place à des grâces plus profondes, à un attachement bien plus pur et plus solide de la foi et de la volonté qui étreignent Dieu dans la sécheresse et dans les ténèbres avec une obstination passionnée. Celui-là qui vit ainsi sans rien sentir peut-être que le souffle glacé des tentations et des doutes, mais fidèle, immobile, cramponné en quelque sorte à Dieu : celui-là ressemble vraiment au Divin Crucifié, c'est un enfant de Dieu. Il amasse des trésors de lumière pour la vie éternelle et, le jour où le vrai visage des hommes sera enfin révélé, les anges s'inclineront devant sa beauté !
* * *
« Comblez les vallées, rendez droits les sentiers du Seigneur... » Nous avons dit ce qu'il fallait entendre par la destruction et le nivellement des montagnes de notre âme ; voici maintenant ce qu'il faut comprendre sans doute quand saint Jean-Baptiste nous parle de combler les vallées : il s'agit, me semble-t-il, de nos aversions et de nos rancunes, de nos craintes et de nos tristesses, en un mot, de tous les sentiments douloureux de l'âme. Il faut aussi les maîtriser et les surmonter afin que la procession invisible de la grâce divine puisse traverser sans obstacle le chemin de nos cœurs.
Il est à peine besoin de s'étendre sur ces côtés négatifs de l'indifférence et de l'égalité surnaturelle où nos âmes doivent être établies, car ce que nous avons dit des dangers que présentent les joies naturelles ou les désirs humains, et des misères qu'entraînent ces passions, nous pourrions naturellement le répéter des sentiments opposés. Ce qui est nuisible à l'âme, ce n'est pas précisément la joie ni la douleur, c'est la sensibilité aux choses de ce monde.
Il y a, nous dit saint Paul, une tristesse selon Dieu, et une tristesse selon la chair. Quand on pense que l'on a tant offensé Dieu, et que l'on a si peu fait pour Sa gloire, quand on a conscience des millions d'offenses qui sont faites sans cesse à la divine Majesté, assurément on souffre. Mais c'est une souffrance calme et sereine qui n'enlève pas à l'âme sa paix. Elle nous pousse et nous donne des forces pour le service de Dieu. C'est elle qui fait les religieux humbles et généreux, les âmes expiatrices et réparatrices. C'est de cet état d'âme que saint Paul a dit : la tristesse selon Dieu donne l'esprit de pénitence (2 Corinthiens 7, 10).
Mais la tristesse selon le monde, ajoute-t-il, donne la mort. La tristesse selon le monde, c'est celle qui vient de l'amour-propre blessé ou privé des biens qu'il convoite. Un supérieur nous fait une observation un peu dure ou nous a refusé quelque chose. Un confrère a cru devoir nous dénoncer alors que nous étions en faute... Aussitôt, notre cœur se révolte, il nous vient toutes sortes de pensées mauvaises et si nous n'y prenons pas garde, si nous ne réagissons pas énergiquement, nous sentons bientôt notre âme toute troublée, et Dieu nous quitte. S'abandonner à de tels états d'amertume aussi bien que se laisser aller à la mélancolie des souvenirs et des regrets, ce sont pour un religieux, des fautes qui manifestent un manque de vie intérieure, des relations bien relâchées et bien ralenties avec le Bon Dieu, et qui promettent, si on les renouvelle, de refroidir et finalement d'éteindre ce qui peut rester encore dans l'âme du foyer primitif de la piété et de la ferveur.
Faisons, en passant, une mention spéciale à la mauvaise humeur. Un moine, un cœur qui s'est donné vraiment à Dieu, ne doit jamais se fâcher. Si nous nous fâchons, c'est toujours pour des motifs d'amour-propre. Les injures que nous croyons subir, l'indignation contre les défauts des autres, la révolte devant les injustices et les calomnies dont nous sommes l'objet : tout cela n'existerait pas si vraiment nous avions donné tout notre cœur à Jésus, et si nous ne cherchions plus nos aises, nos consolations et les mesquines satisfactions de notre petite personne.
Et il est encore une tristesse que nous ne devons pas laisser pénétrer dans notre âme, une tristesse plus profonde et plus dangereuse que toute autre, sans doute, parce qu'elle est plus intime. C'est le découragement. Vous n'ignorez pas que la purification de l'âme s'opère par une série d'épreuves intérieures ou extérieures, qui sont d'autant plus bienfaisantes qu'elles sont supportées avec plus de courage. Comment supporter une épreuve de façon à ce que nous en sortions plus purs, plus forts, plus unis à Dieu ? En ne la laissant pas pénétrer jusqu'au fond de notre âme : en lui disant non.
Non ! amertumes, scrupules écrasants, doutes sur ma prédestination, fatigue spirituelle, dégoût, écœurements, lassitudes, ténèbres, obscurités, purgatoires et enfers intérieurs, non ! vous ne ferez pas reculer ma confiance.
Je ne sens plus rien, je ne vois plus rien, mais je veux quand même croire et espérer en Dieu.
Je resterai fidèle à ma vocation et à mon idéal de dévouement et d'abandon à Dieu, quand bien même la tempête spirituelle soufflerait dix fois plus fort.
Je connais des âmes qui, pendant des années, ont lutté de cette façon contre le doute, le scrupule et l'angoisse, qui se sont forgé ainsi une trempe d'acier et qui, aujourd'hui, dans la joie de l'union profonde et continue avec Dieu, bénissent ces années de tourments qui semblaient ne devoir jamais finir et les ont préparées et mûries pour la béatitude présente.
Mais je sais que de telles promesses ne soulagent que bien faiblement l'âme aux prises avec ces orages. Tel est précisément le caractère qui fait la dureté de ces épreuves : aucune aide extérieure ne peut nous soulager et nous sommes en quelque sorte certains que cela ne finira jamais. Souvenez-vous seulement que plus nous sommes vigilants et énergiques, pour refuser l'entrée de notre cœur à ces souffles de désespoir, plus le démon se fatigue vite et plus la moisson de grâces sera grande lorsque se lèvera de nouveau le soleil de la paix.
Car c'est là l'exemple et le conseil muet que nous a donnés le Précurseur : couper court et attaquer le mal par sa racine. C'est ainsi qu'il a fait lui-même : abandonnant très jeune le monde, sa famille, ses biens et ses amis pour s'en aller vivre tout seul au désert. On ne dira jamais assez combien ceci est important dans les travaux et les luttes de la vie intérieure : surveiller les commencements, ne pas faire de petites concessions. Dès qu'on surprend une mauvaise tendresse ou une pensée méchante, vite, faisons comme saint Jean-Baptiste, détournons-nous et retirons-nous courageusement dans la solitude intérieure où Jésus nous attend. Ne jouons pas, ne badinons pas avec les pensées sensuelles ou avec les pensées de découragement : soyons debout à la porte de notre propre cœur, comme un soldat armé d'une épée à deux tranchants, et ne laissons rien passer qui ne porte le cachet du surnaturel et la marque du divin.
Ce principe est si important que je voudrais le graver dans vos mémoires par quelques exemples. Considérez un fleuve à sa source : qu'il est facile d'en détourner le cours ! Un enfant peut le faire en creusant une petite rigole dans la terre. Mais si l'on attend que le fleuve ait coulé pendant 50 kilomètres, il devient humainement impossible de changer sa direction. Il en est de même des mauvaises pensées. Lorsqu'elles viennent à peine de naître, il suffit d'un peu de volonté pour détourner l'attention. Mais si l'on attend qu'elles aient envahi l'âme et qu'elles l'aient emplie de leurs flots impurs, entraînant concession après concession et faute après faute, certes, ce sera une toute autre affaire que de s'en débarrasser.
Saint Jean-Baptiste a jugé sans doute que l'homme dans le monde est semblable à un arbre planté dans une mauvaise terre. Si on l'arrache tout petit et qu'on le transporte dans la bonne terre, il croîtra et donnera du fruit. C'est ce qu'il fit pour lui-même en quittant le monde si jeune. Il est si facile d'arracher une petite pousse de sapin : mais arracher un grand sapin c'est impossible. Si l'arbre a été planté dans un lieu défavorable où il a pris une mauvaise direction, et qu'on a attendu trop longtemps pour le transplanter, il ne reste plus qu'une chose à faire : le couper et le jeter au feu. Car Notre Seigneur nous en avertit : tout arbre qui ne donne rien de bon pour la vie éternelle sera jeté au feu (Matthieu 3, 10).
Imitons donc ce saint, sauvage et doux, ce mangeur d'insectes et de miel qui fut en quelque sorte le premier Chartreux ; soyons vigilants, énergiques et prompts dans la lutte avec nous-mêmes, coupons court à ce qui nous empêche de vivre unis au bon Dieu. On peut dire que cet amour des solutions radicales est caractéristique de l'esprit monastique et surtout de l'esprit cartusien. Et c'est, au fond, ce qu'il y a de plus habile. Car il est plus facile de renoncer carrément, totalement, d'un seul coup, à ce qui nous trouble et nous gêne, (par exemple, à une curiosité, à un désir de vanité) que de vouloir le satisfaire à moitié tout en restant dans l'amitié de Dieu. Une âme divisée c'est une âme malheureuse. Ceux qui ne pensent pas du tout à Dieu peuvent goûter les grossières jouissances des sens. Ceux qui se donnent totalement au Bon Dieu sont heureux comme des oiseaux, comme des enfants, comme des anges, parce qu'ils n'ont plus de soucis. Mais ceux qui veulent donner tout en gardant, être à la fois au Bon Dieu et à eux-mêmes, avoir les consolations de Jésus et encore d'autres consolations, ceux-là sont toujours inquiets, hésitants, troublés. Ils ne peuvent pas être heureux. Ainsi donc, pour réussir dans la vie intérieure comme dans toute chose, retenez ces deux conseils : surveiller les commencements et les principes et ne jamais prendre de demi-mesures.
Pour terminer, disons un mot de ce qui se produit dans l'âme lorsqu'elle a suivi fidèlement le conseil de saint Jean-Baptiste et qu'elle s'est purifiée des joies et des douleurs de l'amour-propre, lorsqu'elle ne se laisse plus entraîner par les plaisirs petits ou grands ni abattre par les chagrins et les contrariétés.
Ces affections et ces passions, ces attendrissements sur nous-mêmes, ou sur d'autres, ces désirs et ces amertumes avaient fait perdre à notre âme sa sérénité : elle était agitée de toutes sortes de mouvements qui ne permettaient plus à la lumière de la traverser.
Maintenant, nous l'avons établie dans le calme et voyez : c'est comme une eau qui, tout à l'heure, était agitée et troublée, et qu'on laisse en repos quelques instants. Le trouble disparaît peu à peu ; elle retrouve sa limpidité, la lumière du soleil la traverse de nouveau et s'y réfléchit comme dans un cristal. Ainsi fait la lumière de Dieu dans l'âme où s'est apaisé le tumulte des passions égoïstes : cette âme retrouve la paix et la confiance et la douce lumière de la foi. La voici de nouveau toute claire et franche comme l'eau pure, loyale avec Dieu et avec elle-même, humblement bienfaisante, douce, charitable pour les autres dans les petites choses comme dans les grandes.
Nous autres solitaires, nous pouvons faire beaucoup pour la gloire du Bon Dieu et le salut des âmes, simplement en offrant au Bon Dieu un cœur calme, pacifié par le sacrifice, où Dieu puisse venir Se reposer comme le rayon de soleil dans le cristal, Se reposer, dis-je, Se multiplier en quelque sorte, et rayonner en clarté de foi et en consolation d'espérance sur les âmes qui nous sont proches et sur celles qui nous sont lointaines, dans ce monde et dans l'éternité.

Un Chartreux, in Écoles de silence

mercredi 23 août 2017

En éclairant... Wilfrid Stinissen, L'abandon comme acceptation


Le problème de l'homme contemporain, c'est qu'il ne reconnaît plus la volonté de Dieu dans les événements. Il ne croit plus en une Providence faisant tout concourir au salut de ceux qui aiment Dieu (Romains 8, 28). On dit trop facilement et sans assez de nuances : « Mais ce n'est pas la volonté de Dieu que des gens tombent malades, aient faim, soient persécutés... ». Ce n'est certes pas la volonté de Dieu que les gens soient sans cœur les uns pour les autres ou vivent en conflit. Il veut au contraire que nous nous aimions les uns les autres. Mais même s'il y a des hommes mauvais qui, à l'encontre de la volonté de Dieu, sont injustes envers leurs semblables, Dieu sait tirer parti de cette injustice même pour la faire entrer dans son dessein en faveur de ces personnes injustement traitées. Il faut faire la distinction entre d'une part, l'action pécheresse s'opposant à la volonté de Dieu, et d'autre part, la situation qui en résulte pour la victime de cette action pécheresse. Dieu ne veut pas cette action pécheresse, mais Il prend en compte, de toute éternité, les conséquences de cette action dans la vie de la victime. Il veut positivement que tout ce qui nous arrive nous fasse grandir et mûrir, même l'injustice que d'autres nous font subir.
Nous sommes enclins — c'est profondément enraciné en nous — à toujours remarquer ce que les autres font de mal. Ainsi manquons-nous l'essentiel : accepter et accueillir pleinement la volonté de Dieu, laquelle, pour une bonne part, résulte du combat mené contre elle par d'autres personnes. Il suffit de penser à Jésus. Ce n'était certes pas la volonté du Père que son Fils soit assassiné par les hommes, ce n'est pas le Père qui les y a poussés. En revanche, le Père voulait réellement que Jésus soit la victime volontaire et innocente de la méchanceté des hommes, Il voulait que Jésus se laisse tuer. Et Jésus n'a pas dit, comme on l'entend si souvent maintenant : « Ce n'est pas la volonté de Dieu, Dieu ne peut pas vouloir une chose pareille ». Il a dit : « Abba, Père, tout t'est possible ; que cette coupe passe loin de moi. Mais cependant, non pas ce que Je veux, mais ce que Tu veux » (Marc 14, 36). Il y a pour chacun de nous une coupe que le Père nous donne à boire. Le contenu paraissant venir en grande partie des hommes, nous avons du mal à reconnaître en elle la coupe du Père. C'est pourtant le Père qui nous offre cette boisson amère. Il en fut ainsi pour Jésus, il en est de même pour nous.
C'est ta Providence, ô Père, qui pilote le navire.
Sagesse 14, 3
Dieu tient tout dans sa main. Rien n'échappe à son influence, rien ne peut déjouer ses projets. Saint Augustin a une formule très radicale : « Rien n'arrive sans que le Tout-Puissant veuille que cela arrive, soit en le laissant arriver, soit en le faisant lui-même »1. Laisser arriver quelque chose est aussi une décision émanant de la volonté de Dieu.
Ce laisser arriver, cette passivité de Dieu, est pour l'homme de notre temps la pierre d'achoppement par excellence. Pourquoi Dieu n'intervient-Il pas ? Comment Auschwitz, les salles de tortures et la menace permanente d'un conflit nucléaire inimaginable sont-ils possibles, si Dieu a vraiment souci de l'homme ? Terribles questions auxquelles il n'est pas simple de répondre. J'y reviendrai dans le deuxième chapitre et j'essayerai de démontrer pourquoi Dieu a doté l'homme de liberté, tout en sachant que cette liberté même ouvre le chemin à d'effroyables catastrophes.
Limitons-nous pour le moment au fait que le Père n'a pas empêché la mort atroce de son Fils Unique, son Bien-Aimé. Ce fait est une sorte d'archétype qui nous montre très clairement deux choses. Tout d'abord, que la souffrance et même la déchéance ne sont jamais signes d'un moindre amour de la part du Père. Et par conséquent, que la souffrance n'est pas vaine. La souffrance porte fruit, la souffrance est rédemptrice, la souffrance est devenue, depuis que Jésus l'a traversée, instrument de salut. Cela ne vaut pas seulement pour une souffrance noblement et héroïquement supportée. Qui sait comment il réagirait dans la salle de torture ? Il suffit que chacun, selon ses propres forces, essaye d'accepter la souffrance, ou même seulement de laisser arriver ce qui doit arriver. L'Église a toujours honoré les Saints Innocents comme martyrs, alors que ces enfants n'ont jamais positivement accepté leur mort violente.
Dieu se sert du mal et en joue d'une manière si souveraine et avec une telle virtuosité qu'Il obtient un meilleur résultat que s'il n'y avait jamais eu de mal. Pour nous qui sommes plongés dedans, cela paraît difficile à digérer. Nous trouvons bien trop élevé le prix à payer pour ces bons résultats. Mais saint Paul jubile devant le mystère, le dessein grandiose de Dieu « caché en Dieu dès avant les siècles » (Éphésiens 3, 9), et dans lequel le mal et le péché ont aussi leur place. « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » (Romains 11, 32). Dans ce texte lapidaire et audacieux, contestable d'un point de vue strictement théologique parce qu'il semble mettre en Dieu l'initiative du péché, Paul nous assure que même la plus grande catastrophe, le péché, contribue à la manifestation de l'amour. Rien n'échappe au plan de salut de Dieu, c'est pourquoi le tragique de ce monde, malgré toute son horreur, n'a jamais un caractère définitif. Tout l'absurde auquel peuvent mener la bêtise et l'aveuglement de l'homme est ressaisi par l'amour tout-puissant de Dieu, capable de faire entrer même l'absurde dans son plan de salut et ainsi de lui donner sens.
Dans ses récits sur le Hassidisme, Martin Buber écrit :
La veille de Yom Kippour, jour du Grand Pardon, Rabbi Susha entendit le chantre, dans la synagogue, chanter de façon poignante ces paroles : Et tout est pardonné. Il cria alors vers Dieu : Seigneur du monde, jamais ce chant n'aurait pu monter vers Toi si Israël n'avait pas péché. 2
Il est vrai que les méchants, écrit saint Augustin, agissent souvent contre la volonté de Dieu, mais sa sagesse et sa puissance sont si grandes que tout ce qui semble s'opposer à sa volonté contribue en fait aux bons résultats ou aux fins qu'Il avait fixés d'avance. 3
Ou, en d'autres termes :
Dieu accomplit sa volonté bonne à travers la volonté mauvaise des méchants. C'est ainsi que le dessein d'amour du Père a été réalisé par les Juifs et que Jésus est allé pour nous à la mort. 4
Ne nous torturons donc pas l'esprit en voulant établir une distinction précise entre ce que Dieu veut et ce qu'Il se contente de permettre. Ce qu'Il permet fait aussi partie de son plan global, universel. Il l'a prévu dès le commencement et a décidé de ce qu'Il en ferait. Chaque événement a sa place dans le plan de Dieu. Dieu est si bon que, dans un certain sens, tout ce qui entre en contact avec Lui devient bon. La bonté de Dieu est, pour ainsi dire, contagieuse et elle contamine même le mal.
Dieu est si bon, dit saint Augustin, que, dans sa main, même le mal favorise le bien. Il n'aurait jamais laissé arriver le mal s'Il n'avait pu, grâce à sa parfaite bonté, l'utiliser. 5
Qui parlera encore de hasard ?
Rien dans notre vie n'est dû au hasard... Sache que tout ce qui arrive contre notre volonté, ne peut venir que de la volonté de Dieu, de sa Providence, de l'ordre qu'Il a créé, de la permission qu'Il donne et des lois qu'Il a faites. 6
La distinction entre ce que Dieu veut et ce qu'Il ne fait que permettre est d'une extrême importance du point de vue théologique. Toutefois, au niveau de la vie concrète, quand il s'agit d'événements inévitables et de notre façon d'y réagir, spéculer sur cette distinction ne serait-il pas souvent une manière subtile de chercher un échappatoire ? Si Dieu ne veut pas le mal qui m'atteint, je n'ai pas non plus à l'accepter. Je peux alors, en toute bonne conscience, me révolter. Job ne s'intéresse pas à cette distinction. Le mal qui l'atteint vient directement du démon. Et pourtant, Job dit :
Yahvé a donné, Yahvé a repris, que le nom de Yahvé soit béni.
Job 1, 21
Le Père de Caussade (1675-1751) écrit à sœur Marie-Henriette de Bousmard :
Être vivement convaincu qu'il n'arrive rien en ce monde ni dans l'intérieur que Dieu ne veuille ou ne permette. Or il faut également se soumettre aux permissions de Dieu et aux volontés absolues de Dieu. 7

Une manière de vivre toujours en présence de Dieu
Si Dieu est le Créateur du ciel et de la terre, s'Il est le grand régisseur du théâtre de ce monde et des hommes, je peux Le rencontrer partout. Dans tout ce qui arrive et à travers tout, Il déverse sur moi son amour. « Ouvre large ta bouche, dit-Il, je calmerai ta faim » (Psaume 81, 11). Inutile de me tarabuster pour savoir quand j'ai intérêt à ouvrir la bouche et quand il est préférable de la fermer. Je dois toujours avoir la bouche grande ouverte, puisque j'habite un pays ruisselant de lait et de miel. À chaque instant, je suis nourri d'une nourriture substantielle. Non qu'elle ait toujours goût de miel, elle paraît parfois amère, mais les herbes amères — c'est bien connu — sont meilleures pour la santé. L'action de Dieu remplit l'univers. Je peux me livrer à elle, me laisser emporter par ses flots.
Nous cherchons Dieu. Mais en fait, Dieu n'a pas à être cherché. Il est partout. Impossible de Lui échapper. Tout parle de Lui, tout manifeste quelque chose de Lui. Nous n'avons pas à faire un long chemin, ni à acheter une boussole pour trouver la bonne direction. Dieu est dans la réalité, la nôtre : nos parents, notre corps sain ou malade, nos dons et nos limites, notre richesse ou notre pauvreté, notre quotient intellectuel élevé ou faible. Dès que nous cessons de nous battre contre tout cela, dès que nous nous ouvrons à cette réalité – la réalité de Dieu – et y consentons de tout cœur, nous vivons dans le royaume de Dieu.
La psychologie moderne aussi, d'une certaine façon, sent qu'il est primordial pour l'homme d'accepter sa condition concrète, d'être celui qu'il est et de ne pas vouloir être un autre. Le but du psychothérapeute n'est pas en premier lieu d'inculquer à son patient de nouveaux modes de comportement. Il veut l'aider à s'accepter lui-même, à ne plus refuser et refouler son passé, mais au contraire à l'intégrer. Par suite de l'entière acceptation, le changement vient alors presque de lui-même. Mais accepter notre sort nous est difficile tant que nous ne savons pas que Dieu est caché derrière, qu'il est et a toujours été réellement présent dans notre vie justement à travers ce sort. C'est pourquoi la psychologie a un pouvoir limité et ne peut jamais mener à une libération totale.
Quelle que soit la direction vers laquelle on se tourne, on bute toujours sur Dieu. Celui qui finit par en prendre conscience se reconnaît dans l'événement qui bouleversa Jacob. Il se réveille de son rêve et s'exclame :
En vérité, Yahvé est dans ce lieu et je ne le savais pas... Que ce lieu est redoutable ! Ce n'est rien moins que la maison de Dieu et la porte du ciel.
Genèse 28, 16-17
Le rêve de l'échelle dont le sommet touchait au ciel et le long de laquelle les anges de Dieu montaient et descendaient, avait appris à Jacob que le ciel et la terre sont reliés, que les anges transmettent sans cesse des messages célestes. Au lieu d'événements prosaïques, banals, voilà qu'on rencontre des anges !
Mais la plupart des chrétiens sont comme les apôtres qui aperçoivent Jésus marchant sur le lac et croient voir un fantôme. Même Marie de Magdala se trompe et pense voir un jardinier quand Jésus lui apparaît. Nous devrions être comme la fiancée du Cantique des Cantiques qui Le reconnaît déjà de loin :
Écoutez ! Voilà mon Bien-Aimé !
Regardez, le voilà qui vient :
Il saute sur les montagnes,
Il bondit par-dessus les collines...
Le voilà qui se tient derrière le mur de notre maison.
Il regarde par la fenêtre et guette à travers le treillis !
Cantique 2, 8-9
Comment peux-tu reconnaître que tu vis conformément à la volonté de Dieu ? En voici le signe : si tu es préoccupé de quelque chose, cela veut dire que tu n'es pas complètement abandonné à la volonté de Dieu, même si tu crois vivre selon sa volonté. Celui qui vit selon la volonté du Seigneur ne se fait aucun souci. S'il a besoin de quelque chose, il l'abandonne, et lui-même avec, au Seigneur. Il se remet entre ses mains. Et s'il ne reçoit pas le nécessaire, il reste calme, comme s'il l'avait reçu. Quoiqu'il arrive, il n'a pas peur, car il sait que c'est la volonté de Dieu. S'il est atteint d'une maladie, il pense : j'ai besoin de cette maladie, sinon Dieu ne me l'aurait pas envoyée. C'est ainsi qu'il conserve la paix du corps et de l'âme. 8
Ce texte du starets russe Silouane (1866-1938), d'ores et déjà vénéré comme un saint sur le Mont Athos, peut servir de test. Sa lecture nous réjouit-elle, ou bien nous irrite-t-elle ? Si elle nous irrite, c'est sans doute parce que nous sommes incapables de situer les événements dans leur juste relation, sans les voir comme des matériaux dont Dieu se sert pour réaliser ses plans. Que le matériau soit bon ou mauvais en soi, n'a pour Dieu aucune importance. Il lui suffit d'y toucher pour en faire un instrument adéquat.
On le constate aussi chez les hommes. Ne reconnaît-on pas un maître à sa capacité de faire quelque chose de beau avec de faibles moyens ? Un débutant dans l'art culinaire risquera de faire, avec les aliments les plus coûteux et les plus fins, un dîner abominable. En revanche, celui qui maîtrise cet art sera capable de transformer même des restes en un repas délicieux. Il est vrai qu'en ce monde, on se heurte toujours à des limites : il n'est pas possible de préparer un bon repas avec de la nourriture gâtée, mais pour Dieu, c'est possible ! Nous pouvons nous mettre à table et manger ce qu'Il nous sert, sans appréhension et sans souci ! La nourriture sera toujours substantielle, car c'est toujours Lui-même qu'Il nous sert, sa volonté, son action.
L'omniprésence de Dieu reçoit ainsi une nouvelle signification. Sa présence n'est ni statique ni passive. Il n'est pas obligé d'assister, en spectateur impuissant, au mauvais usage que l'homme fait de sa liberté, brouillant tous les plans divins. Se livrer à un Dieu qui se tordrait ainsi les mains de désespoir n'aurait aucun sens. Dieu est amour efficient, et tout ce qui arrive, tout ce que les hommes font et défont, est intégré dans son activité universelle. On nage dedans.
Je mourais de soif, écrit Caussade, je courais de fontaine en fontaine, de ruisseau en ruisseau, et voilà une main qui a fait un déluge ; l'eau m'environne de toutes parts. Tout devient pain pour me nourrir, savon pour me blanchir, feu pour me purifier, ciseau pour me donner des figures célestes. Tout est instrument de grâce pour toutes mes nécessités ; ce que je chercherais dans tout autre chose, cela me cherche incessamment et se donne à moi par toutes les créatures. Ô amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu'on vous cherche dans les coins et recoins où l'on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne pas respirer dans l'air, de ne pas trouver l'eau dans le Déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses ! 9
Il n'y a pas un instant où Dieu ne se communique. La plus grande partie de notre vie nous semble être le jeu du hasard. De temps en temps, Dieu manifeste sa présence, de loin en loin, nous apercevons le fil rouge et nous Le remercions. Mais Il est toujours présent, tout parle de Lui. Il y a une continuité ininterrompue dans l'activité de Dieu.
Il ne dort pas, ton gardien.
Non, Il ne dort ni ne sommeille, le gardien d'Israël.
Psaume 121, 3-4
C'est nous qui dormons le plus souvent, oui : notre foi sommeille. Nous ne découvrons rien de particulier. Et pourtant, tout est extraordinaire. C'est peut-être là justement le secret de certains saints qui sont morts jeunes après avoir parcouru en peu de temps un chemin incroyablement long. Aucun instant de perdu dans leur vie, aucun événement vécu en vain. Ils savaient qu'à chaque moment, à travers tous les événements et dans toutes les circonstances, surtout celles qui semblaient entraver leur vie spirituelle, Dieu les poussait dans le dos. Et ils se laissaient pousser en avant par Lui.
Notre effort vers la vie spirituelle cache souvent une fuite. Fuite devant la réalité concrète, apparemment banale, et pourtant remplie de présence divine, pour nous réfugier dans une existence artificielle répondant à nos idées de piété et de sainteté, mais dont Dieu est absent. Tant que l'on veut décider par soi-même où trouver Dieu, on ne risque pas de Le rencontrer ! On ne rencontrera que soi-même, une édition retouchée de soi-même. La vraie vie spirituelle commence dès lors qu'on est prêt à mourir. Et peut-on mourir plus rapidement qu'en laissant Dieu modeler jour après jour notre vie, dans l'acceptation cordiale de son action ?

La foi : voir l'invisible (He 11, 27)
Nous avons reçu des yeux nouveaux pour découvrir cette réalité divine, ce sont les yeux de la foi. La foi traverse l'écorce extérieure et pénètre jusqu'à la substance des choses. Pour bien des chrétiens, la foi concerne une réalité qui n'appartient pas à ce monde, elle nous permet de voir une autre partie de la réalité. Pour un croyant, la réalité devient effectivement plus large et plus vaste. La foi découvre des terrains nouveaux (Trinité, anges, etc.). Mais la foi nous donne aussi la possibilité de voir notre réalité quotidienne sous un jour nouveau. La foi voit les choses communes dans leur profondeur. Ainsi, un croyant ne trouve rien banal ou ennuyeux. Tout devient captivant, passionnant.
Ce ne sont pas en premier lieu les belles pensées ou théories qui nous apprennent quelque chose. Elles restent souvent à flotter dans notre tête sans influencer la vie. Ce sont les événements qui exercent une influence sur nous. En hébreu, parole et événement sont désignés par le même terme : dabar. Dieu parle par les événements. Quand Il parle par son Fils, survient le plus grand événement de l'histoire : l'Incarnation. Chaque événement est une parole que Dieu nous adresse, Il est présent en tout ce qui arrive. Si je ne regimbe pas contre les événements, si au contraire j'y consens de tout cœur et les accepte comme parole de Dieu, je vis en sa présence. Je réalise qu'Il ne cesse pas de me travailler, de me former et de me modeler. À cet effet, je n'ai pas besoin de beaucoup penser, ni même obligatoirement de beaucoup Lui parler. Même un travail réclamant toute mon attention ne m'empêche pas de vivre ainsi en sa présence. La seule chose nécessaire est d'être toujours prêt à dire oui. Je me laisse ainsi créer par Dieu.
Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre que ce n'est pas facile. Si Dieu nous créait directement, sans intervention d'hommes ou d'événements, ce ne serait peut-être pas aussi difficile. Mais Le reconnaître dans des événements quotidiens, insignifiants, demande une foi profonde. L'Incarnation a toujours été la pierre d'achoppement par excellence. Dieu et l'homme entretiennent un dialogue de sourds. L'homme cherche Dieu dans ce qui est grand, alors qu'Il se communique et se manifeste dans ce qui est petit.
À ceci reconnaissez l'Esprit de Dieu, écrit saint Jean, tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair, est de Dieu ; mais tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu ; c'est là l'esprit de l'anti-Christ.
1 Jean 4, 2-3
Déjà dans la primitive Église, un Dieu aussi humain posait problème à bien des gens. Ils étaient prêts à croire en un Christ céleste, mais ne pouvaient admettre qu'il ait quelque chose à voir avec Jésus. Il reste un peu de cette hérésie chez la plupart d'entre nous. Cela transparaît, par exemple, dans la difficulté que nous éprouvons à reconnaître un saint dans notre entourage immédiat, à moins qu'il ne fasse des choses sensationnelles. Quelqu'un à qui nous avons affaire dans la vie de tous les jours, en qui nous reconnaissons un être humain ordinaire, ne peut pas être un saint. Pour être un saint, il faut être ou bien mort, ou bien très loin. La distance nous permet de faire abstraction de l'aspect humain ordinaire et de gonfler la réalité, d'en faire quelque chose de grandiose, un mythe.
Il est important, et même nécessaire, d'interrompre de temps à autre le travail au cours de la journée pour se tourner vers Dieu ou vers Jésus et Lui adresser quelques « paroles de lumière et d'amour ». Ma foi me dit que Dieu demeure en mon cœur et que je peux L'y trouver. Mais reconnaître Dieu dans tout ce qui arrive demande un supplément de foi. Il est plus difficile de rencontrer Dieu dans une personne qui vient sans cesse me déranger au milieu de mes occupations en me téléphonant à des heures impossibles, que d'insérer de loin en loin une petite pause de prière dans mon travail. Mais si je n'essaie pas dans le premier cas, l'autre ne sera pas tout à fait authentique. Un Dieu que je ne peux rencontrer que dans mon cœur, mais pas dans les personnes et les événements, n'est pas vraiment incarné. Apparaît alors un dangereux dualisme : le contact avec Dieu se réduit à quelques moments ou périodes privilégiés, tandis que le reste de la vie se passe sans Dieu.
On ne saurait limiter Dieu à une époque donnée. Nous nous imaginons facilement que Dieu était particulièrement actif aux temps évoqués dans la Bible, c'est-à-dire, exception faite du récit de la Création, environ deux mille ans. Mais ce que nous lisons dans l'Écriture n'est qu'une petite partie de l'histoire sainte qui a commencé avec l'apparition du monde et se poursuit jusqu'au dernier jour. Dieu a choisi quelques instants et les a mis en lumière afin que nous comprenions qu'Il conduit l'histoire tout entière et soutient l'humanité du début jusqu'à la fin. De notre lecture de la Bible, nous devons retenir surtout ceci : l'histoire est toujours une histoire sainte ; l'homme a beau s'imaginer pouvoir agir de façon autonome et ne pas tenir compte de Dieu, c'est Dieu en dernière instance qui, malgré tout, soutient et conduit l'histoire dans son ensemble. En tout ce qui arrive, Il est présent. Notre vie est la suite de cette histoire sainte. La Bible nous donne une description succincte du début de l'histoire (le récit de la Création) et de sa fin (l'Apocalypse : combat décisif entre la lumière et les ténèbres) pour nous faire comprendre clairement que tout ce qui se passe entre le début et la fin fait partie de cette histoire sainte. Tout ne peut pas être décrit de manière circonstanciée. Si tout devait être décrit en détail,
Le monde entier lui-même, je pense, ne suffirait pas à contenir les livres qu'on en écrirait.
Jean 21, 25
L'histoire sainte se continue et Dieu l'écrit à travers chacune de nos vies. Les livres actuellement inspirés par le Saint-Esprit sont des livres vivants. C'est Lui qui veut écrire le livre de notre vie, croyons-le et laissons-Le écrire : rien n'est plus important. Il n'est pas indispensable que nous comprenions tout ce qu'Il écrit. Même les hagiographes écrivant sous l'inspiration de l'Esprit ne savaient pas exactement ce qu'Il voulait dire. Cela ne s'éclairait que peu à peu. Vouloir à tout prix connaître l'intention précise de Dieu pour tel épisode de notre vie, c'est de la curiosité spirituelle. Le principal est de savoir que pour tout, Dieu a une intention ; à nous de rester ouverts et vigilants : Il nous fera connaître cette intention quand Il voudra.
Tu as changé mon deuil en une danse.
Psaume 30, 12
Nous sommes tous enclins à imputer aux autres ou aux circonstances la cause de notre manque de croissance spirituelle. Je n'ai pas de temps pour la prière, j'ai trop de travail, je vis dans un environnement stressant, les enfants sont tellement bruyants, mes confrères (consœurs) ne me comprennent pas, je n'ai pas de bon guide spirituel... La liste est sans fin.
Si nous croyons vraiment que Dieu est notre Père (Père, c'est ainsi que commence la prière de Charles de Foucauld ; sans ce premier mot, toute la prière se désagrège) et qu'Il tient tout dans sa main, nous savons alors aussi que rien, rien ne pourra nous arrêter sur le chemin vers Lui.
Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par Celui qui nous a aimés. Oui, j'en ai l'assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur.
Romains 8, 35, 37-39
Qu'un obstacle apparent de prime abord puisse s'avérer être en fait un moyen, la vie de Jésus nous en offre un exemple magnifique. Les pharisiens rejettent Jésus et veulent L'empêcher de se présenter comme Messie. Mais c'est justement en Le tuant qu'ils L'acheminent vers son but. Son but, c'est la Croix. Ceux qui l'y clouent servent, bon gré mal gré, la cause de Dieu. Le poisson qui voulait engloutir Tobie lui sert, à lui et à son ange, de nourriture et fournit même un remède (Tobie 6, 3-6). Tu t'imagines que, si tel casse-pied disparaissait de ton entourage, tu pourrais enfin vivre en paix et te consacrer à nouveau à la prière ? Mais Dieu se sert justement de ce casse-pied pour approfondir ta paix, afin qu'elle ne soit plus dépendante des circonstances extérieures, mais soit fondée en Dieu. Tes ennemis deviennent tes amis.
Dans ses Précautions, Jean de la Croix incite un confrère à considérer les frères de sa communauté comme autant de collaborateurs de Dieu, chargés de le former :
La première précaution (contre la chair) consiste à vous bien persuader que vous n'êtes venu au couvent que pour y être éprouvé et exercé par tous à la vertu. Aussi, afin de vous délivrer des imperfections et des troubles qui peuvent surgir au sujet des dispositions ou des rapports des religieux avec vous, et afin de tirer profit de tout événement, il convient que vous regardiez tous ceux qui sont dans le couvent comme des ministres de Dieu, et ils le sont en effet, chargés de vous exercer à la vertu ; que les uns doivent vous éprouver par des paroles, d'autres par les œuvres, et d'autres par des pensées défavorables ; qu'en tout cela, vous devez être comme l'image entre les mains de celui qui la travaille, la peint ou la dore. Sans cela vous ne saurez pas vaincre la sensualité ni la sensibilité ; vous ne saurez pas non plus vous bien comporter avec les religieux du monastère, ni obtenir la sainte paix, ni vous prémunir contre une foule d'obstacles et de maux. 11
Dans un certain sens, tout le monde est au service de Dieu. Tous contribuent à accomplir ses desseins. L'ironie du sort, ou plutôt l'humour de Dieu, fait en sorte que, souvent, Il est le mieux servi par ceux qui tentent de lui résister avec le plus d'acharnement. Dans de nombreuses vies de saints, il est question d'un esprit tracassin, d'une personne désagréable, voire parfois malveillante, qui fournit la quantité de persécution nécessaire, semble-t-il, pour faire un saint (Marc 10, 30). Mais au ciel règne une reconnaissance universelle. Reconnaissance destinée à tous, aussi bien à ceux qui nous ont traités sur terre avec amour, qu'aux tracassins. Chacun a mis du sien, de son gré ou contre son gré, pour accomplir le dessein de Dieu.
N'en concluons pas pour autant qu'il faille devenir indifférent aux événements. L'insouciance évangélique n'est pas l’indifférence. Jésus a pleuré sur Jérusalem. Ce n'était pas Lui, mais les autres qui étaient l'objet de son chagrin. Les soucis dont Jésus veut nous libérer sont surtout des soucis qui tournent autour de nous-mêmes. La plus grande partie de nos problèmes entre dans cette catégorie. Éprouver du chagrin à la vue de tant de gens qui ne s'ouvrent pas à Dieu et n'osent pas se confier en Lui, ne fait pas partie des soucis désapprouvés par Jésus. C'est de l'amour que jaillissent les larmes versées en ce cas, et de telles larmes ne sont jamais amères.
On nous tient pour pauvres, et nous possédons tout.
2 Corinthiens 6, 10
Dieu peut aussi utiliser notre pauvreté intérieure. C'est le plus difficile à croire de tout. Et pourtant, cette pauvreté même peut devenir la plus fidèle auxiliaire de Dieu.
Le cheval fait du fumier dans l'étable, écrit Tauler, en soi le fumier est sordide et répand une odeur infecte ; cependant le même cheval le traîne avec beaucoup de travail dans les champs, où il fait croître la précieuse récolte d'un bon froment ou d'un vin délicieux ; récolte qui n'aurait pas été si bonne s'il n'y avait pas eu de fumier. Ton fumier à toi, ce sont tes propres défauts dont tu ne viens pas à bout pour l'instant et que tu ne parviens pas à dominer. Prends avec application le soin de les porter sur le champ de la très aimable volonté de Dieu dans un véritable abandon de toi-même. Épands ton fumier dans ce noble champ et sans aucun doute il en sortira dans un humble abandon des fruits nobles et délicieux. 12
Te sens-tu angoissé, sec, sans force, triste ?
La peur même, la suspension, la désolation, écrit Caussade, sont des versets de cantiques ténébreux. On est ravi de n'en pas omettre une syllabe, on sait que tout se termine au Gloria Patri ; ainsi on fait sa voie de son égarement. Les ténèbres même servent de conduite, les doutes, d'assurance ; et plus Isaac est en peine de trouver de quoi faire le sacrifice, plus Abraham attend tout de la Providence. 13
Il écrit aussi à une sœur qui lui confie sa détresse :
Vous adhérez trop à ces craintes et à ces doutes, vous vous en occupez trop au lieu de les mépriser, au lieu de vous jeter dans l'entier abandon à Dieu. Sans cet heureux et saint abandon, vous ne jouirez jamais d'une paix solide. 14
La Providence de Dieu englobe si bien tout que rien n'en est exclu, même le péché y a sa place. Ainsi notre abandon doit être total au point que même notre inquiétude et nos soucis y trouvent leur place et y soient inclus. Nos soucis eux-mêmes ne doivent plus être source de soucis ! Nous ne pouvons pas vivre toujours dans une paix parfaite.
Quand Dieu ôte parfois la tranquillité, eh bien, qu'elle s'en aille avec tout le reste ! Dieu demeure toujours et Il suffit. 15
Dieu paraît parfois dur. On peut avoir l'impression que c'est Lui, le grand tourmenteur. Mais s'Il tourmente l'homme, c'est parce que sa miséricorde ne renonce jamais. Il continue à tout croire, à tout espérer, à tout essayer pour que nous en arrivions enfin à lâcher prise et à capituler. Au lieu de reprocher à Dieu sa dureté, nous devrions Lui être reconnaissants de ne jamais se décourager avec nous. Il nous connaît. Il sait à quel point nous sommes enfermés dans notre bulle, enclins à nous mettre au centre de tout, y compris en notre amour. S'Il nous laissait éprouver, trop tôt et trop longtemps, sa présence béatifiante, nous nous sentirions si satisfaits de notre amour pour Lui que nous penserions davantage à cet amour qu'à Lui-même. Il peut arriver que le bonheur provoqué par la présence de Dieu nous absorbe à tel point que nous en oublions Dieu Lui-même. L'amour que Dieu nous porte L'oblige à se retirer apparemment, afin d'enlever à notre orgueil et à notre amour-propre tous leurs points d'appui. Quand l'amour-propre ne reçoit plus de nourriture, il finit par mourir de faim. Lorsque l'amour-propre est mort et que le centre de l'homme s'est déplacé en Dieu, celui-ci peut enfin se révéler sans risques et sans limites.
La vallée aride, sur sa route, devient une oasis.
Psaume 84, 7
Oui, si l'on accepte vraiment de traverser une vallée aride, on s'aperçoit soudain que cet espace aride est une oasis. On n'a même pas besoin d'attendre la fin du voyage pour découvrir, rétrospectivement, qu'on a effectivement traversé une oasis. On s'en aperçoit chemin faisant. C'est là une des merveilles opérées par l'abandon. Ce qui, aux yeux du profane ou du réfractaire à la conduite de Dieu, paraît monotone et désolant, s'avère passionnant pour celui qui laisse la décision à Dieu et ose s'en remettre à sa conduite. L'enfant en nous aime marcher, les yeux fermés, en tenant la main d'une personne à qui il peut faire inconditionnellement confiance. Thérèse de Lisieux raconte comment elle s'amusait à se laisser guider par son père, savourant la sécurité de s'en remettre entièrement à quelqu'un en qui elle pouvait avoir toute confiance. C'est ainsi qu'une simple promenade devient une aventure.
Si nous n'osons pas marcher en tenant la main de Dieu, quelle autre main allons-nous choisir ? Dieu voudrait-Il nous égarer ? Allons-nous nous fier à nos pauvres yeux myopes plutôt qu'à Lui qui a vue sur l'ensemble ? Penser que nous allons manquer de ceci ou de cela, que quelqu'un ou quelque chose va nous faire obstacle, n'y a-t-il pas là de quoi rire ? Dieu sait exactement ce qu'il nous faut, tous ses dons sont soigneusement adaptés à nos besoins. Lui seul connaît nos besoins réels. Quand nous protestons, c'est toujours à partir de nos besoins imaginaires.
Qui se laisse docilement conduire par Dieu, marche par un droit et court chemin. Il s'épargne une infinité de temps et de peine. La plupart des gens investissent une partie considérable de leur énergie à lutter contre Dieu. Dès qu'on abandonne cette lutte, une quantité incroyable d'énergie est libérée. On se met à avancer soudain à un rythme accéléré. Et bien plus joyeusement. Résister à la vie et aux circonstances provoque une crispation intérieure, la première et la plus importante cause du malheur de l'homme. Quand cette crispation se dénoue, tout se simplifie. Même la possibilité d'être frustré disparaît. Il y a frustration quand on n'obtient pas ce dont on croit avoir besoin, quand ce qu'on attend ne se produit pas. Qui s'en remet à la conduite de Dieu n'est jamais frustré. S'il ne peut obtenir certaines choses, c'est qu'il n'en a pas besoin. Si quelque chose ne se produit pas, il en conclut que ce n'était pas sa voie. Il n'est pas déçu, car tout est exactement comme devant être. Non pas en soi-même, mais en tant que milieu où il doit vivre, milieu divin.
Que tes œuvres sont grandes, Seigneur !
Psaume 92, 6
La conséquence de tout cela est un contentement qui va croissant. On est content de Dieu. On trouve qu'Il fait bien toutes choses (Marc 7, 37). N'a-t-on pas tout ce dont on a besoin, ni peu ni prou ? Avec Thérèse, on est prêt à citer Isaïe : « Dites au Juste que TOUT est bien » (3, 10, Vulgate).
Oui, tout est bien, lorsqu'on ne recherche que la volonté de Jésus. 16
Quand Dieu fait si bien toutes choses, on ne peut que le bénir :
Seigneur, vous me comblez de JOIE par TOUT ce que vous faites. 17
Que personne n'aille se méprendre sur ces paroles et penser qu'il est facile de parler ainsi quand tout va bien.
À vues humaines, cela n'allait justement pas bien pour Thérèse quand elle écrivait ces mots. Sur la même page, on peut lire la description de son épreuve de la foi qui lui ôtait toute espérance du ciel.
Quand quelqu'un est content de Dieu et de tout ce qu'Il fait, une musique intérieure retentit en lui, une chanson qui se chante elle-même. Sœur Marie-Angélique de Jésus, du Carmel de Pontoise (1893-1919), qui s'appelait elle-même Flamme de joie, écrit :
Au plus profond de mon âme, il y a quelque chose qui chante sans cesse, un Magnificat qui n'a pas de fin.
Monsieur Toccanier, vicaire du saint Curé d'Ars :
Un jour, je lui jetai en passant :
— Il fait mauvais temps aujourd'hui, Monsieur le Curé !
— Il fait toujours beau temps pour le juste, répondit-il, il ne fait mauvais temps que pour les pauvres pécheurs.
 18

Wilfrid Stinissen, ocd, in L’Abandon

1. Saint Augustin, Enchiridion de fide, spe et caritate, 24.
2. Martin Buber, Die Erzählungen der Chassidim, Manesse Verlag, Zürich, 1949, p. 387.
3. Saint Augustin, De civitate Dei, 22, 2, 1.
4. Saint Augustin, Enchiridion, n° 26.
5. Saint Augustin, Opus imperf. Contra Julianum, Lib. 5, n° 60.
6. Saint Augustin, Enarrationes in Ps 118, y. 12.
7. Père de Caussade, Lettres Spirituelles II, Desclée de Brouwer, Paris, 1964, p. 128.
8. Silouane, Écrits spirituels (Spiritualité orientale, n° 5), Abbaye de Bellefontaine, 1976, p. 47-48.
9. Père de Caussade, L'Abandon à la Providence divine, Desclée de Brouwer, Paris, 1966, p. 106-107.
10. Père de Caussade, L'Abandon à la Providence divine, op. cit., p. 60.
11. Saint Jean de la Croix, Œuvres Spirituelles.
12. Jean Tauler, cité dans La Vie Spirituelle, n° 652, p. 705.
13. Père de Caussade, L'Abandon, p. 133-134.
14. Père de Caussade, Lettres Spirituelles II, p. 58.
15. Père de Caussade, Lettres Spirituelles II, p. 40.
16. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, de la Sainte Face, Manuscrit C 2 v°, in Œuvres Complètes, p. 237.
17. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, de la Sainte Face, Manuscrit C 7 r°, in Œuvres Complètes, p. 243.
18. Francis Trochu, Le Curé d'Ars, Vitte, Lyon-Paris, 1929, p. 508.