lundi 27 octobre 2025

En introduisant... Louis Bouyer, Retrouver le vrai sens et la réalité de la Tradition

 


Dans la Constitution sur la liturgie, les Pères du Concile affirment avec insistance que le renouveau liturgique est bien plus qu'une question de rubriques nouvelles. Dans ce domaine, les meilleurs changements matériels eux-mêmes, tels un usage plus large de la langue vulgaire et un emploi plus abondant de l'Écriture, n'auraient aucun sens s'ils n'étaient accompagnés d'un changement de l'esprit dans lequel nous devons célébrer la liturgie.

D'un autre côté, l'esprit, dans tous les sens chrétiens du terme, ne veut pas simplement dire un sentiment ou une idée purement intérieurs. C'est cela, certainement, mais c'est plus encore. L'esprit signifie toujours, pour les chrétiens, une réalité intérieure, mais qui tend vers l'incarnation, ou mieux qui ne peut exister sans être incarnée. Pourtant ce n'est pas seulement dans les rubriques que l'esprit de la liturgie doit s'incarner, quelles que soient leur utilité et même leur nécessité pour nous mener dans la bonne voie. C'est un comportement général, toute une atmosphère ; plus profondément, c'est ce que nous pouvons appeler un éthos, une tournure d'esprit et de cœur, qui doit imprégner tous les détails du rituel pour en faire une incarnation cohérente de cet esprit qui n'est pas simplement l'esprit de l'homme, mais ce qu'il devient lorsque le Saint-Esprit, l'Esprit de Dieu est à l'œuvre dans l'homme.

Comment alors définir ce renouveau spirituel qui doit se réaliser non seulement dans le domaine de la liturgie, mais là peut-être en premier lieu et surtout ? (cette même Constitution, en effet, montre nettement que la liturgie est au cœur de la vie de l'Église tout entière : ce vers quoi tout tend, comme vers un but, et ce de quoi tout découle). Nous pouvons résumer ce renouveau en disant que nous devons retrouver le vrai sens et la réalité de la Tradition.

Ces derniers siècles, l'Église de la contre-réforme, avec sa mentalité d'assiégée, s'est durcie pour résister aux attaques extérieures ou aux tentations : il y a eu consciemment ou dans le subconscient une tendance à réduire la tradition à une manipulation tout extérieure de pratiques et de formules, que l'on devait transmettre sans rien y changer dans leur matérialité, mais sans porter grande attention à leur sens. C'était là une manière dangereusement dénaturée d'envisager la Tradition chrétienne. Il n'est donc pas surprenant de voir maintenant la tendance opposée : pour retrouver un christianisme pleinement vivant, on abandonne simplement une tradition ainsi comprise. Mais si, par voie de conséquence, nous devions abandonner toute tradition, loin de faire revivre le vrai christianisme, nous le rejetterions complètement.

En effet, le christianisme, le christianisme authentique, ne vit que par la tradition, mais non pas par une tradition de formules mortes et de pratiques mécaniques. C'est une tradition de vie, une vie cependant qui doit croître organiquement dans et par une incarnation continue. C'est dans la continuité de ce corps vivant, comme dans ses aspects toujours renouvelés, que doivent constamment se manifester et s'exercer la permanence et le pouvoir sans cesse créateur du même Esprit.

Pour en venir à la réalité concrète, la liturgie, c'est la vie de prière et d'adoration d'une communauté unique : le Corps mystique du Christ, qui progresse à travers l'histoire à partir d'une source unique, l'enseignement et l'action salvatrice de Notre Seigneur, toujours actifs en nous grâce à l'Esprit Saint. Il nous faut entrer dans la vie de ce Corps du Christ, de cette communauté des croyants qui est par-dessus tout la communauté de l'Esprit.

Nous sommes donc tributaires des formes de prière et de culte du passé, mais pas d'un passé mort. C'est un héritage de vie. Il doit, en premier lieu, être reconnu comme tel dans les documents du passé pour demeurer toujours fructueux et actif et, si besoin est, créateur dans le présent et pour l'avenir.

Dès que nous considérons les monuments liturgiques du passé à cette lumière, nous pouvons comprendre la richesse immense, et non moins la vaste marge de liberté, que la tradition catholique met à notre disposition. Mieux nous connaissons et comprenons de l'intérieur, pour ainsi dire, la puissance créatrice de l'Esprit qui s'est manifestée dans les formes liturgiques dont nous avons hérité, plus vite nous découvrons que, loin d'avoir à rompre avec la tradition pour répondre aux besoins de notre temps, c'est en en retrouvant la plénitude que nous serons le plus libres et le plus capables d'y parvenir. Cela, cependant, présuppose toujours que nous considérions les formes liturgiques, non pas telles qu'elles ont pu devenir à un moment où elles n'étaient plus comprises et où elles avaient cessé d'être l'objet d'une participation intelligente, active et féconde de la part des fidèles (comme le Concile le répète), mais telles qu'elles étaient dans leur première fraîcheur.

La liturgie nous apparaîtra alors pour ce qu'elle est en réalité: une vie commune dans l'Esprit, une vie commune de Dieu avec les hommes. C'est en la vivant que les hommes deviennent un entre eux en devenant un avec Dieu dans le Christ.

Louis Bouyer, in Architecture et Liturgie

lundi 29 septembre 2025

En introduisant... Charles Bonin, Fin des temps et renouveau de l'Église

 


À l'heure où l'Église s'interroge sur son avenir, ne faudrait-il pas d'abord se demander ce qu'en dit l'Écriture ? Alors que tant de nos contemporains sont inquiets devant le cours que prennent les événements du monde, n'y a-t-il pas dans l'Évangile quelque lueur d'espérance à leur communiquer ? Dans ses discours, Jésus parle principalement de ce qui va venir : sa Passion, sa Résurrection, la fin des temps, l'avènement du Royaume et la manière de s'y préparer. Il tient bien moins le rôle d'un maître de morale ou d'un législateur, rôle dans lequel on veut parfois l'enfermer à tort, que celui d'un sage, épris de liberté et de vérité, attentif au sens et à la finalité de l'existence, rappelant qu'en toute chose, pour vivre bien, il faut considérer la fin. Non seulement il ne cesse de le dire, mais il le vit. C'est en étant toujours tendu vers l'avant, vers sa Passion à Jérusalem et ultimement vers la Jérusalem céleste, qu'il enseigne aux foules errantes comme des brebis sans berger. En cela, son message est universel. Il le confie à ses disciples pour le transmettre au monde et les conduire ensemble vers de frais pâturages, comme le dit le psaume 22. Pourtant, l'Église parle peu de ce contenu eschatologique de l'Évangile. L'eschatologie, c'est, à partir de l'Écriture, l'étude de ce qui vient, une anticipation de ce vers quoi on chemine en retenant les leçons du passé pour mieux se situer dans l'actualité présente. C'est une mise en lumière de la parole de Dieu en ce qui concerne horizon de l'histoire humaine. C'est une recherche pour répondre aux questions existentielles fondamentales : vers où allons-nous ? Comment y allons-nous ? Pourquoi le mal entrave-t-il notre marche vers le bonheur et le souverain bien promis ?

« Parce qu'il n'y a pas de bon vent pour celui qui ne sait où il va », comme le disait Sénèque, il est essentiel, surtout lorsque la mer est agitée, de relever la tête hors de l'eau pour maintenir son cap. L'ambition de cette étude est d'apporter des pistes de réflexion pour prendre conscience de la nature profonde des ténèbres qui se propagent, mais surtout pour discerner les phares qui éclairent la route à suivre lorsque le soir tombe. Le prologue de saint Jean annonce que « la lumière luit dans les ténèbres et [que] les ténèbres ne l'ont pas arrêtée »1. Saurons-nous seulement la discerner ou nous laisserons-nous submerger par l'obscurité ? L'une et l'autre avancent de concert. Ces ténèbres, ce sont tous les maux qui pèsent sur notre humanité, sans raison apparente, de manière injuste et souvent absurde. C'est ce qu'on appelle communément le mystère du mal, si on le considère seulement en ses conséquences tangibles, ou de l'iniquité si on l'envisage plutôt en ses causes personnelles et morales. Mais au cœur de ce qui semble une sombre fatalité de notre nature, le Christ se présente lui-même comme cette lumière (Jn 8,12), qu'il transmet à ses disciples pour qu'ils soient eux-mêmes lumière du monde (Mt 5,14). C'est donc la vocation de l'Église, corps du Christ, assemblée de fidèles, d'être cette lumière qui luit dans les ténèbres pour les dissiper et ouvrir à l'espérance. Or, le propre de la lumière, c’est d'agir comme un révélateur pour permettre un discernement de la vérité et ouvrir un chemin de vie. Les chapitres 24 et 25 de l'Évangile de Matthieu, de manière toute particulière, mais non isolément dans l'Écriture, offrent cette perspective. Ils sont une apocalypse, c'est-à-dire, littéralement, une révélation de ce qui va venir à la fin des temps. Comment donc l'Église en assume-t-elle le message pour répondre à sa mission de porter dans le monde la bonne nouvelle du Royaume qui vient ?

Le Catéchisme y répond de manière un peu énigmatique et peu engageante dans ses numéros 675 à 677 en annonçant « qu'elle ne parviendra à la gloire du Royaume qu'à travers une ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa résurrection ». Nous y reviendrons souvent, car la crise actuelle de l'Église, les conflits internationaux en cours, les désordres environnementaux et les troubles sociétaux nous pressent de nous questionner sur l'imminence de cette issue annoncée. Alors que certains s'effraient de cette conjecture funeste, n'est-il pas plus conforme à l'Évangile de l'interpréter comme le contexte de l'émergence heureuse de la finalité de l'Histoire, plutôt que comme les prémices d'un terme sans lendemain ? C'est à cette perspective que l'on voudrait faire droit, afin de refonder l'espérance chrétienne sur la promesse de la béatitude éternelle et sur les exigences qu'elle implique, plutôt que d'entretenir la peur de voir disparaître ce qui n'a pas vocation à durer.

Le sujet est peu traité, car il n'est pas aisé. Il suscite facilement un imaginaire fantastique débridé, des émotions contrastées, et ouvre de nombreuses portes à divers développements pratiques. Cette étude est donc dense et plurielle. Elle a son origine dans un travail de mémoire de fin d'études de Master de théologie qui, à partir de l'exégèse biblique, cherchait à approfondir la compréhension du dogme avec une visée pastorale et spirituelle. Elle suit le fil rouge du chapitre 24 de l'Évangile de Matthieu pour rendre compte du mystère du mal qui caractérise la fin des temps, préciser l'attitude que cela réclame et envisager ce que cela prépare. Elle fut motivée, outre par les paragraphes précités du Catéchisme de l'Église catholique, par les propos non moins énigmatiques du cardinal Ratzinger qui, dans les années soixante-dix, entrevoyait l'avenir de l'Église comme un renouveau de la foi à partir de petites communautés pauvres et ferventes.

De la crise d'aujourd'hui naîtra une Église qui aura beaucoup perdu, écrivait-il. Elle sera petite et devra pour ainsi dire repartir de zéro. […] Pour moi, il est certain que l'Église va devoir affronter des périodes très difficiles. La véritable crise vient à peine de commencer. Il faudra s’attendre à de grands bouleversements. Mais je suis tout aussi certain de ce qu'il va rester à la fin : une Église, non du culte politique, car celle-ci est déjà morte, mais une Église de la foi. Il est fort possible qu'elle n'ait plus le pouvoir dominant qu'elle avait jusqu'à maintenant, mais elle va vivre un renouveau et redevenir la maison des hommes, où ils trouveront la vie et l'espoir en la vie éternelle. 2

Cette intuition nous semble d'une criante actualité. Modestement, nous voudrions chercher dans la parole de Dieu ce qui la fonde et tenter de développer ce qu'elle implique pour le renouveau de l'Église.

Loin des débats idéologiques, des querelles d'opinion, des réactions émotives superficielles et des projets politiques orientés par les médias, une réflexion plus profonde, théologique et spirituelle sur l'Église eschatologique face au mystère d'iniquité, autrement dit sur l'Église à venir devant le scandale du mal, nous apparaît plus que jamais nécessaire pour bâtir son avenir. Les pages qui suivent entendent y contribuer en prenant du recul afin de marcher ensemble, selon l'étymologie de la synodalité, sans pour autant perdre de vue que La destination qui nous rassemble est un Royaume qui a ses exigences, sans compromission avec le mal, car ce Royaume « souffre violence et seuls les violents s’en emparent » (Mt 11,12).

Comment pouvons-nous donc préparer l'avènement de ce Royaume ? Le livre de l'Apocalypse, au chapitre 21, présente l'image d'une Église renouvelée, chargée d'apporter la lumière aux nations sous les traits de la Jérusalem céleste émergeant des décombres d'un monde maléfique en ruine. Quels enseignements pouvons-nous tirer de cette figure eschatologique pour les orientations pastorales contemporaines et la mission des chrétiens dans le monde de notre temps ? Quels critères de discernement offre-t-elle aux révélations privées qui fleurissent sur ce thème, en égarant parfois bien des gens, sans toujours faire l'objet d'une attention théologique rigoureuse ? Quelles perspectives d'action face au mal cette vision de la finalité nous ouvre-t-elle ? Il ne s'agit pas de questions de théologie fondamentale réservées à quelques spécialistes. Ce sont des questions de vie pour s'orienter avec plus d'assurance vers ce terme où le Seigneur nous attend.

L'Église, en tant qu'Une, est une réalité théologale incarnée dans une réalité humaine sociale. Peuple de Dieu en marche, elle rejoint les hommes dans le concret de leur vie et leurs misères pour les porter au salut et à la gloire promise de leur sublime vocation d'être image du Dieu trinitaire. Elle est le Corps du Christ portant sur lui le péché du monde pour en être victorieux par la charité. Au-delà des images convoquées par les théologiens pour essayer de rendre compte de la nature de l'Église, il apparaît surtout qu'elle est une vie, plus que l'institution dogmatique à laquelle on pense en premier lieu. Le théologien jésuite Henri de Lubac, au début de ses méditations sur l'Église, met en garde contre le danger de ne la regarder que du dehors pour disserter à son sujet. Il se demande :

s'il ne vaudrait pas mieux s'efforcer tout simplement d'en vivre. Toutes les analyses théologiques à son sujet sont-elles compatibles avec cette simplicité antique et cet esprit d'obéissance qui ont toujours caractérisé le fidèle enfant de l'Église ? Du reste, elle ne peut être parfaitement connue, mais elle reste cachée comme sous un voile, dépassant les capacités et les forces de notre intelligence, car elle est objet de foi et de méditation, plus que de spéculation. 3

Cet avertissement nous invite à concentrer précisément notre étude sur la vie de l'Église comme mystère, comme sacrement, ou plus concrètement à comprendre comment elle est signe visible de l'invisible, intermédiaire entre la terre et le ciel, et médiatrice de grâces là où le péché abonde. Que lui faut-il être et faire pour accomplir aujourd'hui dans le monde cette mission sacerdotale à la suite du Christ souverain prêtre ? Entre une réalité théologale et une réalité sociale, comment assume-t-elle son service de communion des hommes entre eux et avec Dieu ? Puisque le concile Vatican II nous invite à dépasser les catégories juridiques et institutionnelles de l'Église pour en considérer « le caractère eschatologique en pèlerinage et son union avec l'Église du ciel »4, nous nous laisserons guider par les perspectives des fins dernières pour envisager ce vers quoi doit tendre l'Église, et chacun de ses membres, pour répondre ainsi à son ultime vocation.

Le théologien Jean-François Chiron justifie le bien-fondé de cette approche :

On ne peut comprendre une réalité chrétienne qu'en prenant en considération ce qu'elle est appelée à être. Il y a comme un en avant de toute réalité chrétienne, avec une dimension chronologique mais aussi une  dimension de sens, une finalité. C'est cette finalité qu'il s'agit de prendre en compte à propos de l'Église. Étudier le rapport entre Église et eschatologie invite donc à évoquer l'Église en son cœur, en son mystère 5, en ce qu'elle a (est) d'essentiel. 6

Comme le Christ intervient dans l'histoire de l'humanité en réponse à une situation donnée de péché, il  nous apparaît assez clairement que l'Église qui poursuit sa mission dans le monde n'est pas un en-soi abstrait, mais une réalité contextualisée qui se détermine et ne peut s'appréhender convenablement qu'à partir de l'environnement qui la suscite. Elle accompagne des situations particulières personnelles ou collectives à différentes époques de l'histoire, pour y apporter la présence ultime de Dieu. L'eschatologie, comme science de l'avenir, dans l'acception courante que nous donnons à ce terme jusqu'à ce que nous en précisions les nuances, se décline ainsi à différents niveaux parfois mêlés dans la littérature apocalyptique : individuel, christologique, historique ou ultime et universel. Dans l'Écriture, la considération de ce qui va venir s'envisage à partir de fins intermédiaires significatives : la mort personnelle, la mort du Christ, la fin d'un empire ou d'une période de l'Histoire. Ici, on ne s'intéressera qu'à l'eschatologie universelle, autrement dit à la fin des temps, et non au jugement particulier qui confronte l'homme dans sa mort. On verra comment la mort du Christ ou certains événements historiques peuvent préfigurer et éclairer cet avenir ultime du monde.

En effet, si l'Église est le corps du Christ, elle ne peut que suivre celui qui en est la tête dans son acte rédempteur. Aussi doit-on envisager l'eschatologie de l'Église à la lumière ultime du mystère de Pâques dans toutes ses dimensions : mort et résurrection, ténèbres et lumière, pauvreté et gloire. C'est cette réalité fondamentale qu'exprime ce passage du Catéchisme de l'Église catholique qui inspire la présente étude :

Avant l'avènement du Christ, l'Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants. La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre dévoilera le mystère d'iniquité sous la forme d'une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l'apostasie de la vérité. L'imposture religieuse suprême est celle de l'Antichrist, c'est-à-dire celle d'un pseudo-messianisme ou l'homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair. [...] L'Église catholique n'entrera dans la gloire du Royaume qu'à travers cette ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa résurrection.

Le Royaume ne s'accomplira donc pas par un triomphe historique de l'Église, selon un progrès ascendant, mais par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal qui fera descendre du Ciel son Épouse. Le triomphe de Dieu sur la révolte du mal prendra la forme du jugement dernier après l'ultime ébranlement cosmique de ce monde qui passe. 7

Pour bien comprendre ce qui adviendra à la fin des temps, nous commencerons par détailler les éléments constitutifs du mystère de l'iniquité en essayant de mettre en lumière leurs connexions et tenter d'en percevoir le sens. À l'invitation du concile Vatican II, reprenant les exhortations même du Christ, on s'efforcera ainsi, tout simplement, de lire les signes des temps. 8

Cela permettra ensuite de discerner les opportunités ouvertes par ces ravins à combler et ces sentiers à aplanir pour préparer la venue du Seigneur.9 Nous étudierons l'attitude juste du croyant face au mal. Comment en être victorieux, au sens du vainqueur des sept Églises de l'Apocalypse, en étant porteur de l'Évangile dans un monde qui ne l'entend plus ?

 Enfin, nous nous interrogerons sur le but de cet effort d'évangélisation. Comment l'Église est-elle une réalité en tension vers la plénitude du Royaume qui vient ? Est-elle déjà le Royaume en germe ou un moyen du salut ultérieur ? Et de quel Royaume parlons-nous ? S'agit-il d'une réalité spirituelle future et séparée du monde concret dont il faudrait s'affranchir, ou de quelque chose qui advient déjà dans notre temps et auquel nous sommes appelés à contribuer ?

Nous suivons en cela le plan condensé des versets 12 à 14 du chapitre 24 de l'Évangile de Matthieu, qui est comme le cœur de son exposé sur les fins dernières et la synthèse de toute la littérature apocalyptique auxquels se réfère explicitement le texte précité du Catéchisme :

Par suite de l'iniquité croissante, l'amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu'au bout, celui-là sera sauvé. Cette bonne nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier, en témoignage à la face de tous les peuples. Et alors viendra la fin.

On recherchera alors ce qui dans l'Écriture inspire ou enrichit le discours eschatologique de Jésus rapporté par l'évangéliste, tout en interrogeant ce que les Pères de l'Église ou des théologiens plus contemporains ont pu en comprendre. Pour une meilleure compréhension, il sera utile au lecteur de suivre cet exposé avec une Bible, pour se reporter aux textes de référence qu'il serait trop long de citer.

En résumé, nous essaierons donc de préciser ce qu'est le Mystère d'iniquité (Mt 24,12 : première partie) pour mieux saisir comment il suscite une Église martyre en pèlerinage (Mt 24,13 : deuxième partie) vers l'Avènement du Royaume qu'elle prophétise (Mt 24,14 : troisième partie), suivant ainsi le Christ dans sa passion, sa mort et sa résurrection.

Jean-François Chiron explique encore la pertinence de cette approche par la fin :

Il faut prendre acte de la redécouverte de la résurrection du Christ dans la théologie du XXe siècle notamment sous la forme du mystère pascal, [...] alors qu'on a habituellement pensé l'Église par rapport à l'Incarnation (dont elle est le prolongement) et à la Passion (elle est née du côté du Christ en croix) sans référence aussi bien à la Résurrection qu'aux derniers temps. Or, [...] l'avenir influence le présent, le transforme fondamentalement, l'oriente puisqu'il est déjà présent en puissance en lui.

C'est toute la différence entre la nature et le mystère : la nature d'une réalité qu'on peut analyser telle qu'elle est donnée, dans le présent ; le mystère orienté vers sa fin, réalisation du projet de Dieu. Le lien entre Église et eschatologie, c'est d'abord dans la résurrection du Christ qu'il faut le chercher. [...] Qui dit résurrection du Christ dit référence à l'eschatologie puisque nous sommes dans les derniers temps.

 [...] Il faut penser le statut de l'Église dans un entre-deux (Pâques-Parousie) et non comme le prolongement de ce que le Christ incarné a institué. [...] C'est donc bien la résurrection qui est le point de départ de l'Église. L'Église est le peuple qui annonce la Résurrection. Elle est le peuple qui est constitué par la Résurrection. Le peuple de ceux qui la reconnaissent et la proclament. [...] On ne peut penser l'Église qu'en fonction du Royaume annoncé par Jésus et en fonction de Jésus annonçant non l'Église, mais le Royaume, et en fonction du Christ ressuscité inaugurant le Royaume ! 10

C'est ce dont nous voudrions rendre compte, en explicitant ce qui, dans l'Église d'aujourd'hui confrontée au mal, peut être signe de cette réalité eschatologique de l'avènement du Royaume qu'elle anticipe.

Charles Bonin, in Faut-il se préparer à la fin des temps ?

 

1. Jean 1,5. Pour les références bibliques de l'ouvrage, on utilisera dans l'ensemble les traductions de la Bible de Jérusalem, de la Bible Osty ou la traduction officielle pour la liturgie (AELF), selon ce qui semblera le plus pertinent.

2. Joseph RATZINGER, Foi et Avenir, Mame, Paris, 1971, p. 111 à 130. Cf. Annexe 4.

3. Henri de LUBAC, Méditations sur l'Église, Aubier-Montaigne, « Foi vivante », Paris, 1968, p. 15-16.

4. Constitution dogmatique sur l'Église, Lumen gentium (LG), 1964, VII. 15

5. Lumen Gentium (LG) 1.

6. Jean-François CHIRON, « Église et eschatologie », in Eschatologie et morale, sous la direction de Olivier ARTUS. Desclée de Brouwer, Paris, 2009, p.21.

7. Catéchisme de l'Église catholique (CEC), n° 677.

8. Matthieu 16,1-4 ; Luc 12,54-59  ; Gaudium et Spes (GS) 44.

9. Isaïe 40,3-4, Jean 14,28.

10. Jean-François CHIRON, « Église et eschatologie » in Eschatologie et morale, op. cit., p. 28-33.

Annexe 4 : Prophéties du Cardinal Joseph Ratzinger sur l'Église

Je pense, non, je suis sûr, que le futur de l'Église viendra de personnes profondément ancrées dans la foi, qui en vivent pleinement et purement. Il ne viendra pas de ceux qui s'accommodent sans réfléchir du temps qui passe, ou de ceux qui ne font que critiquer en partant du principe qu'eux-mêmes sont des jalons infaillibles.

Il ne viendra pas non plus de ceux qui empruntent la voie de la facilité, qui cherchent à échapper à la passion de la foi, considérant comme faux ou obsolète, tyrannique ou légaliste, tout ce qui est un peu exigeant, qui blesse, ou qui demande des sacrifices. Formulons cela de manière plus positive: le futur de l'Église, encore une fois, sera comme toujours remodelé par des saints, c’est-à-dire par des hommes dont les esprits cherchent à aller au-delà des simples slogans à la mode, qui ont une vision plus large que les autres, du fait de leur vie qui englobe une réalité plus large. Il n'y a qu'une seule manière d'atteindre le véritable altruisme, celui qui rend l'homme libre: par la patience acquise en faisant tous les jours des petits gestes désintéressés. Par cette attitude quotidienne d'abnégation, qui suffit à révéler à un homme à quel point il est esclave de son ego, par cette attitude uniquement, les yeux de l'homme peuvent s'ouvrir lentement. L'homme voit uniquement dans la mesure où il a vécu et souffert. Si de nos jours nous sommes à peine encore capables de prendre conscience de la présence de Dieu, c'est parce qu'il nous est tellement plus facile de nous évader de nous-mêmes, d'échapper à la profondeur de notre être par le biais des narcotiques, du plaisir, etc. Ainsi, nos propres profondeurs intérieures nous restent fermées. S'il est vrai qu'un homme ne voit bien qu'avec le cœur, alors à quel point sommes-nous aveugles ?

Quel rapport tout cela a-t-il avec notre problématique ? Eh bien, cela signifie que les grands discours de ceux qui prônent une Église sans Dieu et sans foi ne sont que des bavardages vides de sens. Nous n'avons que faire d'une Église qui célèbre le culte de l'action dans des prières politiques. Tout ceci est complètement superflu. Cette Église ne tiendra pas. Ce qui restera, c'est l'Église du Christ, l'Église qui croit en un Dieu devenu homme et qui nous promet la vie éternelle. Un prêtre qui n'est rien de plus qu'un travailleur social peut être remplacé par un psychologue ou un autre spécialiste. Un prêtre qui n'est pas un spécialiste, qui ne reste pas sur la touche à regarder le jeu et à distribuer des conseils, mais qui, au nom de Dieu, se met à la disposition des hommes, est à leurs côtés dans leurs peines, dans leurs joies, dans leurs espoirs et dans leurs peurs, oui, ce genre de prêtres, nous en aurons besoin à l'avenir.

Allons encore un peu plus loin. De la crise actuelle émergera l'Église de demain – une Église qui aura beaucoup perdu. Elle sera de taille réduite et devra quasiment repartir de zéro. Elle ne sera plus à même de remplir tous les édifices construits pendant sa période prospère. Le nombre de fidèles se réduisant, elle perdra nombre de ses privilèges. Contrairement à une période antérieure, l'Église sera véritablement perçue comme une société de personnes volontaires, que l'on intègre librement et par choix. En tant que petite société, elle sera amenée à faire beaucoup plus souvent appel à l'initiative de ses membres.

Elle va sans aucun doute découvrir des nouvelles formes de ministère, et ordonnera à la prêtrise des chrétiens aptes, et pouvant exercer une profession. Dans de nombreuses petites congrégations ou des groupes indépendants, la pastorale sera gérée de cette manière.

Parallèlement, le ministère du prêtre à plein temps restera indispensable, comme avant. Mais dans tous ces changements que l'on devine, l'essence de l'Église sera à la fois renouvelée et confirmée dans ce qui a toujours été son point d'ancrage: la foi en un Dieu trinitaire, en Jésus Christ, le Fils de Dieu fait homme, en l'Esprit Saint présent jusqu'à la fin du monde. Dans la foi et la prière, elle considérera à nouveau les sacrements comme étant une louange à Dieu et non un thème d'ergotages liturgiques.

L'Église sera une Église plus spirituelle, ne gageant pas sur des mandats politiques, ne courtisant ni la droite ni la gauche. Cela sera difficile pour elle, car cette période d'ajustements et de clarification va lui coûter beaucoup d'énergie. Cela va la rendre pauvre et fera d'elle l'Église des doux. Le processus sera d'autant plus ardu qu'il faudra se débarrasser d'une étroitesse d'esprit sectaire et d'une affirmation de soi trop pompeuse.

On peut raisonnablement penser que tout cela va prendre du temps. Le processus va être long et fastidieux, comme l'a été la voie menant du faux progressisme à l'aube de la Révolution française – quand un évêque pouvait être bien vu quand il se moquait des dogmes et même quand il insinuait que l'existence de Dieu n'était absolument pas certaine – au renouveau du XIXe siècle.

Mais quand les épreuves de cette période d'assainissement auront été surmontées, cette Église simplifiée et plus riche spirituellement en ressortira grandie et affermie. Les hommes évoluant dans un monde complètement planifié vont se retrouver extrêmement seuls.

S'ils perdent totalement de vue Dieu, ils vont réellement ressentir l'horreur de leur pauvreté. Alors, ils verront le petit troupeau des croyants avec un regard nouveau. Ils le verront comme un espoir de quelque chose qui leur est aussi destiné, une réponse qu'ils avaient toujours secrètement cherchée.

Pour moi, il est certain que l'Église va devoir affronter des périodes très difficiles. La véritable crise vient à peine de commencer. Il faudra s'attendre à de grands bouleversements. Mais je suis tout aussi certain de ce qu'il va rester à la fin : une Église, non du culte politique car celle-ci est déjà morte, mais une Église de la foi.

Il est fort possible qu'elle n'ait plus le pouvoir dominant qu'elle avait jusqu'à maintenant, mais elle va vivre un renouveau et redevenir la maison des hommes, où il trouveront la vie et l'espoir en la vie éternelle. L'Église catholique survivra malgré les hommes et les femmes. Pas nécessairement grâce à eux, et nous avons encore notre rôle à jouer. Nous devons prier et cultiver la générosité, l'abnégation, la fidélité, la dévotion sacramentelle et une vie centrée sur le Christ.

Interview du 25 décembre 1969 sur la radio Hessische Rundfunk,
dans Joseph Ratzinger, Foi et Avenir, Mame 1971, p. 127-130.

 

J'avais prévu que l'Église deviendrait petite, que ce serait un jour une Église des minorités, qu'ensuite elle ne pourrait plus subsister dans ses grands espaces, ses vastes organisations, mais devrait s'organiser de manière plus modeste. Peut-être devons-nous dire adieu à l'idée d'une Église rassemblant tous les peuples. Il est possible que nous soyons au seuil d'une nouvelle ère, constituée tout autrement, de l'histoire de l'Église, où le christianisme existera plutôt sous le signe du grain de sénevé, en petits groupes apparemment sans importance, mais qui vivent intensément pour lutter contre le mal et implantent le bien dans le monde; qui ouvrent la porte à Dieu. [...]

L'Église ressemblera moins aux grandes sociétés, elle sera davantage l'Église des minorités, elle se perpétuera dans de petits cercles vivants, où des gens convaincus et croyants agiront selon leur foi. Mais c'est précisément ainsi qu'elle redeviendra sel de la terre. L'Église peut précisément être moderne en étant antimoderne, en s’opposant à l'opinion commune.

À l'Église incombe un rôle de contradiction prophétique et elle doit en avoir le courage. [...] Il serait faux, voire présomptueux, de projeter aujourd'hui un modèle plus ou moins achevé de l'Église de demain, qui sera plus clairement qu'aujourd'hui l'Église d'une minorité. Mais je pense que bien des gens qui vivent avec elle de l'extérieur et aussi intérieurement à leur manière, s'appuieront plus ou moins sur elle. Malgré tous les changements auxquels on peut s’attendre, la paroisse restera, selon ma conviction, la cellule essentielle de la vie commune. Mais on ne pourra guère maintenir tout le système paroissial actuel, qui d'ailleurs est en partie assez récent. On devra apprendre à aller les uns vers les autres et ce sera un enrichissement. Comme cela se produit presque toujours dans l'histoire, il y aura à côté de la paroisse des groupements qui, par un charisme particulier, par la personnalité d'un fondateur, maintiendront un chemin spécifiquement spirituel. Entre la paroisse et le mouvement, un échange plus fructueux est nécessaire : le mouvement a besoin d'un lien avec la paroisse pour ne pas devenir sectaire, la paroisse a besoin des mouvements pour ne pas se pétrifier. De nouvelles formes de vie monacale se sont déjà formées au milieu du monde. Si l'on veut bien regarder, on peut trouver aujourd'hui une étonnante multiplicité de formes de vie chrétienne, grâce auquel l'Église de demain est déjà très nettement au milieu de nous.

Joseph Ratzinger, Le sel de la terre, Cerf/Flammarion 1997, p. 16, 214, 256.

 

 

vendredi 12 septembre 2025

En priant... Pierre-Julien Eymard, Il faut goûter Dieu !

 

IL FAUT GOÛTER DIEU 1 !

 

Saint Bernard écrivant au Pape Eugène III, son ancien disciple, lui exprimait sa crainte que la multiplicité des affaires ne lui fasse abandonner la méditation, et que par suite il ne contracte la dureté de cœur 2.

Le saint Docteur parlait ainsi à un grand Pape, occupé des affaires les plus saintes du monde, celles de l'Église. À plus forte raison devons-nous appliquer ses mots à nous-mêmes, que des occupations bien moins importantes, éloignent trop souvent de l'oraison. Le monde nous environne : il faut peu de chose pour nous distraire et nous détourner de ce saint exercice : nos petites occupations extérieures y suffisent, et elles peuvent nous faire tomber dans l'insensibilité spirituelle, le plus grand de tous les malheurs.

* * *

Craignez beaucoup l'insensibilité, la dureté de cœur. Il est nécessaire d'avoir un cœur sensible, maniable, qui se sente lui-même dans le service de Dieu. Celui qui ne sent rien, n'aura pas horreur de lui, s'il vient à pécher ; il ne sentira pas ses blessures, quelque profondes qu'elles soient. 

Quand je parle de sensibilité, je me sers de ce mot parce que je n'en connais pas de plus apte à exprimer ma pensée. Cette sensibilité n'est autre chose qu'une affection à tout ce qu'on a à faire, et une répulsion au mal le plus léger.

Afin de ne rien exagérer, je ne parlerai pas ici de l'insensibilité involontaire. Le prophète avouait se trouver parfois, devant Dieu, comme une bête de somme, aussi insensible qu'elle, mais il ajoutait : « Malgré cela, je demeurais toujours avec vous »3.

Cet état de stupidité d'esprit n'est pas toujours une punition. Nous passons par là pour arriver à une plus parfaite soumission envers Dieu et à une plus grande humilité.

Que faut-il faire dans ces occasions ? — Y rester patiemment, s'exercer à ce qu'on peut, et attendre. Cet état, n'étant pas ordinairement un châtiment de Dieu, ne nous rend pas responsables de nos sécheresses et de nos mauvaises prières. C'est plutôt une miséricorde de Dieu qui veut empêcher notre esprit de s'amuser à des riens, qui veut enflammer notre cœur d'un amour plus ardent, et rendre notre volonté plus persévérante et plus ferme.

Outre cette insensibilité de l'esprit, il y a celle du cœur, qui est très pénible et l'une des plus grandes tribulations de l'âme fervente. C'est par le cœur que nous aimons Dieu ; la volonté, se dirigeant par l'amour, semble alors paralysée. Dieu envoie ordinairement cette épreuve au cœur trop sensuel qui veut toujours jouir. Notre-Seigneur le mène un peu avec lui à Gethsémani, pour lui faire goûter des jouissances plus amères.

Cette dureté de cœur, elle, est parfois une punition. Nous avons abusé de la bonté de Dieu, en nous recherchant nous-mêmes ; Jésus-Christ nous met alors dans l'insensibilité. Étant une suite de nos infidélités, il faut l'éviter à tout prix.

Les états d'épreuve ne durent pas longtemps ; ils passent, nous préparant à de plus grandes grâces, paient quelques petites dettes, puis le soleil reparait radieux. Le cœur ne peut pas rester de lui-même insensible à Dieu : il faut qu'un péché, ou un état de péché l'y force. Voyez Notre-Seigneur à Gethsémani : Il est triste jusqu'à la mort ; Son cœur s'est fondu à la vue des tourments qu'Il allait endurer, parce qu'Il n'avait pas de consolateur.

Quand ces états durent, il faut donc voir s'il n'y aurait pas de notre faute : car c'est un signe ordinaire que nous les avons attirés sur nous.

Voilà en effet que, depuis longtemps, un an ou plus, vous êtes insensibles aux grâces de Dieu, à la prière. N'allez pas en chercher la cause bien loin : cette cause est en vous, c'est vous ; déterminez-la et faites tout pour sortir de cet état. Il est clair que l'âme qui a commencé par goûter Dieu et en vient là, n'y arrive que par sa faute. Dieu n'est pas si dur : c'est un bon Père qui ne saurait se cacher longtemps. Il nous ferait mourir s'Il détournait trop longtemps Sa face de nous. L’Écriture atteste que Dieu est bon, plein de tendresse et d'amour ; qu'Il est un père, une mère, pour Ses élus. Nous devons, il le faut, sentir Sa douceur, Sa bonté. Il nous manque un sens, nous sommes paralysés ; c'est notre faute, cherchons-en la cause.

* * *

1° - Une cause se trouve ordinairement dans la légèreté de l'esprit, sa dissipation dans les choses extérieures. L'esprit léger n'est jamais chez lui ; il ne sait pas réfléchir. Il agit par impression ou par entraînement. Il demande à manger quand il a faim et ne se donne pas la peine de chercher sa nourriture ; ne la trouvant pas en Dieu, il se tourne vers les créatures. S'il méditait, il se nourrirait ; mais le temps de l'oraison, il le passe à des riens. Est-il étonnant que le cœur en souffre ?

Prenez donc bien garde à la dissipation de l'esprit. Portez toute votre attention sur la méditation, dans laquelle vous vous nourrissez, ou vous vous réchauffez, où vous formez votre plan de combat spirituel. Une méditation qui ne vous arme pas pour la lutte ne vaut rien. Elle ne vous nourrit pas ; vous tomberez de faiblesse.

Mais, direz-vous, je fais tout ce que je puis, et mon oraison ne me nourrit pas. — En ce cas, changez de sujet ; cherchez ce qui vous va le mieux. Si une arme ne vous convient pas, prenez-en une autre.

Rappelez-vous qu'il y a, dans la vie spirituelle, des pratiques de simple dévotion et des pratiques nécessaires telles que la méditation, l'esprit de foi et de prière. Rien ne remplace ces dernières ; si on les abandonne, la vie spirituelle s'éteint, parce qu'elles la soutenaient.

Il est certain que le cœur vit de l'esprit, et que l'amour, la volonté ne se nourrissent que de l'oraison.

2° - Une autre cause de la dureté du cœur vient de ce que nous sommes infidèles à la grâce. La grâce, l'inspiration de Dieu, ne nous font jamais défaut. C'est nous qui l'étouffons. Nous mourons alors de faim, mais c'est bien par notre faute. Nous étions devant une table somptueusement garnie, et nous avons négligé de toucher aux aliments. L'infidélité à la grâce paralyse le cœur, parce que c'est par la grâce que vit notre cœur ; ne la recevant plus, il s'éteint. Si vous coupez les ailes à un oiseau, il ne peut plus voler. Chacun de nous, outre les grâces générales de salut, reçoit des grâces propres de sainteté, des grâces d'état. Il faut y être fidèle. Ce sont elles qui nous font vraiment ce que nous devons être. Qu'est-ce qu'un homme qui n'est pas dans sa grâce d'état ? La grâce d'un adorateur se trouve dans la prière, dans le sacrifice de lui-même sur le prie-Dieu, au pied du Très Saint Sacrement. Vous négligez cette grâce ? Vous dépérirez. Où il n'y a pas de feu, il ne peut y avoir de chaleur.

Examinez-vous bien là dessus. Priez-vous ? Tout va bien. — Vous négligez-vous dans cet exercice ? Vous courez à votre perte. La grâce de Dieu, vous ne l'aurez que par la prière, le sacrifice et la méditation. Vous ne voulez pas poser la cause ? vous n'obtiendrez pas les effets. Vous avez droit à des grâces ; vous ne faites pas valoir ce droit, cela vous regarde, mais faites-y bien attention. Tant que le corps suit son régime, tout va bien. Votre âme a un régime à suivre aussi. Comment faites-vous vos prières ? en faites-vous autant qu'il vous est prescrit ?

Vous n'avez peut-être abandonné la prière que pour quelque temps ; vous la reprendrez ensuite, dites-vous. C'est de la présomption. Vous voulez vivre sans Dieu et sans aliments. Vous tomberez sur le chemin. Mais je n'abandonne que des prières de dévotion. Prenez garde. Vous les avez faites pendant longtemps. Pourquoi les quitter aujourd'hui ? C'est de la paresse. Déjà vous penchez vers le péché. Vous ne devez jamais changer votre régime de vous-même. Si vous voulez faire plus, très bien ; moins, jamais. Sans cela votre piété deviendra languissante. Ne dites pas : il n'y a aucune loi qui m'oblige à garder tel régime de dévotion. Dans l'amour de Dieu, on ne regarde pas la loi, mais le cœur.

3° - Une troisième cause vient de la sensualité de la vie. Dieu nous aime tant et veut tellement nous élever à Lui, que toutes les fois que nous allons chercher notre satisfaction en nous ou dans les créatures, Il nous punit ; ou plutôt nous nous punissons nous-mêmes en perdant la vigueur, la joie dans Son service.

Ce châtiment ne se fait pas attendre, et il suit la faute de près : c'est une loi de la sainteté. Les autres péchés ne sont pas tous suivis de leur punition, comme celui de la jouissance des créatures ou de soi-même. Le péché mortel est à lui-même sa punition, en attendant que l'enfer venge la justice de Dieu. Mais la personne qui cherche sa consolation en elle ou dans les créatures, gâte la grâce du Seigneur ; elle amoindrit Dieu et Le déshonore en elle-même. Elle en est aussitôt punie par la privation de la paix, du contentement que procure le service de Dieu : elle est punie par où elle a péché.

Cette classe d'âmes est très nombreuse. On veut toujours jouir. Dans tous les états, on commence par chercher le côté sensible. On croit aimer parce qu'on a plus de sensiblerie. Mais alors on est comme l'enfant auquel on donne une récompense qu'il n'a pas méritée. On n'aime pas véritablement ; on est aimé bien plutôt. On jouit, et on devient ingrat envers Celui qui est seul la source de cette joie toute gratuite. Si Dieu était obligé de nous traiter ainsi, malheur à nous : Il nous flatterait comme on flatte les malades à l'extrémité, en leur cachant leur mal.

Quand nous nous sentons insensibles, cherchons donc si nous n'avons pas été trop sensuels dans notre vie. Je ne parle pas de la sensualité abominable, mais de la sensualité dans le bien, du plaisir que trouve l'amour-propre dans les bonnes œuvres ; sensualité qui fait le bien pour en jouir et s'en glorifier, au lieu de le rapporter à Dieu. Sortez de cet état, et bénissez Dieu de vous traiter durement pour vous découvrir votre mal.

* * *

Il est donc nécessaire d'avoir un cœur sensible, impressionnable à la grâce, et de sentir l'opération de Dieu en soi.

Mais on dit : qui travaille prie.

Oh ! si vous priez en travaillant, c'est très bien. Mais le travail, si vous ne l'animez de bons désirs et d'union à Dieu, n'est pas une prière. Les païens et les impies travaillent aussi. Si vous travaillez par amour de Dieu, vous priez ; autrement non.

— Mais je fais la volonté de Dieu en travaillant ; ce doit être suffisant.

Y pensez-vous à cette volonté divine ?

— Mais je fais mon devoir.

Ne vous abusez pas. Les soldats et les galériens le font aussi. La vie extérieure n'est pas par elle-même une prière; il faut l'animer de l'amour de Dieu pour qu'elle le devienne.

Il est de nécessité, je le répète, d'avoir un cœur sensible, maniable. Pourquoi le Créateur nous aurait-il doués de sensibilité, sinon pour que nous la tournions à Son service ?

C'est la vie de l'esprit de foi. Le Seigneur disait par son prophète : « J'ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair »4. Les Juifs avaient un cœur de pierre parce qu'ils étaient tout extérieurs et faisaient consister leur récompense dans les biens de la vie présente. Mais le Seigneur a donné aux chrétiens un cœur de chair, capable de sentir la vie divine et de s'unir à Dieu. Dieu est esprit : il ne parle que spirituellement et par la foi. Il faut donc que notre âme, que notre cœur soit toujours dans nos mains, élevé vers Dieu, afin qu'Il puisse le façonner sur le modèle du Sien, lui en donner l'empreinte, la vie, le mouvement. Quand on veut faire un vase, on façonne de la terre molle et détrempée et on l'expose au soleil. Il faut que notre cœur soit une terre molle.

Lorsque le Seigneur, dans l'Écriture, repousse et maudit la terre, Il dit : elle sera aride, la pluie ne l'arrosera pas ; rien ne sortira de son sein ; elle ne sera plus accessible au soc de la charrue. — Quand il la bénit, au contraire, il dit : la pluie et la rosée la féconderont.

Ainsi Dieu arrose notre cœur, Il le féconde de la rosée de sa grâce, et par la chaleur de son amour le dilate ; Il le rend ainsi capable de toutes les impressions de son amour.

 

* * *

Le premier effet de cette sensibilité du cœur est de nous faire mieux distinguer l'approche de Dieu, de nous faire entendre de plus loin et avec plus de bonheur Sa voix, de nous tenir sous l'impression de Sa présence amoureuse.

Le cœur se dirige alors plus facilement vers Dieu, plutôt par impression, par instinct, que par raisonnement. Lorsque vous avez commis quelque manquement, n'avez-vous pas comme une peur instinctive de vous-même, laquelle disparaît lorsque vous avez fait pénitence ? Cela vient de ce que vous êtes sous l'impression de la grâce ; c'est même là un signe de cette grâce.

Plus on se donne à Dieu, plus on devient sensible et délicat. Il ne s'agit pas de verser des larmes avec plus ou moins d'abondance. La sensibilité et la délicatesse du cœur sont quelque chose de mystérieux. On ne les définit pas, on les sent comme on sent la vie, sans pouvoir dire ce qu'elle est.

Mais à mesure que l'on s'éloigne de Dieu, la délicatesse diminue. On quitte la compagnie du roi pour descendre avec la plèbe ; on s'attache aux créatures. Malheur à qui tombe ainsi.

Le second effet de cette sensibilité est de nous pousser à la prière intérieure. Les prières vocales ne suffisent plus ; quelque saintes qu'elles soient, elles ne satisfont pas entièrement : l'esprit y travaille plus que le cœur ; elles sont des actes de vertu, très méritoires, mais elles ne donnent pas assez de vie. Le cœur a besoin de se nourrir sans cesse d'aliments nouveaux. Il veut se dégager toujours davantage et monter toujours plus haut : il sent le besoin de vivre avec Dieu par la méditation. Il faut donc un cœur sensible au service de Dieu.

Prenez garde à la sensibilité, dit-on quelquefois. Non, désirez-la, au contraire, nous sommes faibles, nous en avons besoin. C'est une doctrine présomptueuse que celle qui rejette la sensibilité du cœur et enseigne à marcher sans jouir de Dieu. C'est de l'orgueil.

Sans doute, nous ne devons pas rechercher ici-bas la jouissance de Dieu comme notre fin ; du reste, si vous vous y arrêtez trop, Notre-Seigneur saura bien vous en retirer. Mais si vous vous sentez attirés, s'il est vrai que vous montez, que vous sentez le Cœur de Jésus sur le vôtre, oh ! que vous êtes heureux ! Demandez cette grâce : c'est un bâton solide pour vous aider à marcher.

Je n'aime pas ceux qui disent : « Ma tente est plantée sur le Calvaire ». — Si vous y pleurez, c'est bien ; mais si vous y demeurez froid, c'est l'orgueil qui vous retient.

Vous voulez vous passer des moyens doux et faciles que le Seigneur emploie dans Sa miséricorde. Qui êtes-vous donc ? Maintenant qu'on instruit les enfants de telle sorte qu'à sept ans, ils soient des philosophes, ils deviennent pédants, parce que l'esprit finit par l'emporter sur le cœur.

Voyez dans l'Évangile. Quand Madeleine et les saintes femmes pleurent, Jésus, loin de les repousser, les console. 5

Dieu vous a donné un cœur sensible. Goûtez donc Dieu.

Mais la tendresse du cœur est le plus souvent le fruit du sacrifice. Si le Seigneur vous fait passer par là, soumettez-vous. Dieu veut votre cœur tout entier pour Lui.

On a peur de se donner ainsi ; on dit : j'aime mieux souffrir. Au fond, c'est de la lâcheté : on n'ose pas faire un abandon complet de soi ; on veut choisir la souffrance, on a peur de laisser choisir le bon Dieu !

* * *

Ayons donc toujours pour Dieu un cœur sensible et affectueux, surtout dans nos prières. Nous ne sommes pas assez heureux au service du Seigneur. Dieu voudrait nous communiquer plus abondamment les douceurs de Sa grâce. Acceptons-les avec confiance pour notre plus grand bonheur dans le temps et dans l'éternité.

Pierre-Julien Eymard, in La Vie chrétienne et l’Eucharistie

 

1. Instruction de retraite, Paris, 4 avril 1867.

2. Cf. De Consideratione I. I, c. II.

3. Psaume LXXII, 23.

4. Ézéchiel XXXVI, 26.

5. Cf. Luc. XXIII, 27-28.