mercredi 22 juin 2011

En musant... Paul Verlaine et le Renouveau catholique


[ ndvi : la formulation pourra sembler désuète. Certaines considérations pourront chagriner. Le parti-pris pourra heurter. Reste que ce Verlaine souffrant et déchiré, espérant et illuminé, nous ressemble à bien des égards... le génie en plus ?]

Paul Verlaine a une mauvaise réputation et il la mérite ; et néanmoins, comme cet écolier du XVe siècle, voleur, débauché, assassin ou à peu près, qui s'appelait François Villon, il fut un poète émouvant. Rien ne nous empêche de blâmer la conduite de Verlaine et d'aimer sa poésie. Nous ne permettrons pas à des juges sans autorité comme tel historien de Verlaine, d'imposer à nos esprits des jugements pareils à celui-ci : « Si l'artiste eût donné l'exemple de toutes les vertus domestiqués, quel avantage en eût retiré la foule ? N'est-il pas préférable pour l'humanité que le poète se soit écarté de la morale commune, si cet écart a stimulé son cerveau ? 1 » À qui voudrait-on faire croire que les écarts stimulent le cerveau ? Il est possible que Verlaine ait parfois trouvé dans l'alcool une excitation momentanée ; mais les vers qu'il crayonnait sur une table de café, à côté d'un verre d'absinthe, ont quelque chose de tourmenté et de maladif ; et si nous n'avions de lui que les inspirations qu'il a rencontrées là, nous l'aurions depuis longtemps oublié. Mais cet alcoolique, ce débauché, ce détraqué avait un cœur naturellement tendre et puéril et malgré le régime atroce qu'il lui imposa, il n'arriva jamais à le tuer entièrement. Lorsque volontairement ou par un inconscient instinct, il sort de ces rêves malsains et se rapproche de Dieu, comme le dit vigoureusement Baudelaire

Dans la brute assoupie un ange se réveille

et c'est cet ange qui a écrit Sagesse, le plus beau livre de poésie catholique du XIXe siècle.
L'enfance de Verlaine qui s'écoula d'abord à Metz sa ville natale, puis à Paris, fut douce, calme et pieuse. Dans ses Confessions, il en a raconté les menus incidents et s'il s'est arrêté avec une prédilection marquée sur sa Première Communion, c'est qu'elle avait particulièrement ébranlé sa sensibilité. « Ma Première Communion fut bonne. Je ressentis alors, pour la première fois, cette chose presque physique que tous les pratiquants de l'Eucharistie éprouvent de la Présence absolument réelle dans une sincère approche du Sacrement. On est investi, Dieu est là, dans notre chair et dans notre sang. Les sceptiques disent que c'est la foi seule qui produit cela en l'imaginant. Non, et l'indifférence des impies, la froideur des incrédules, quand, par dérision, ils absorbent les Saintes Espèces, est l'effet même de leur péché, la punition temporelle du sacrilège ». L'impression de cette bonne Première Communion parut s'effacer rapidement ; mais lorsque plus tard Verlaine désespéré se sentit attiré vers Dieu, ce qu'il retrouva d'abord au fond de son cœur, ce fut le souvenir de son initiation catholique.
Initié à la poésie sur les bancs du collège par la lecture de Baudelaire, Verlaine naquit à la vie artistique dans le salon de Louis Xavier de Ricard, grâce à l'excitation que donnaient à son esprit les jeunes poètes qui étaient réunis là, et qui devaient former le futur Parnasse. Aussi lorsqu'il publiait à vingt-cinq ans son premier recueil de vers, Les Poèmes Saturniens, il se conformait à l'esthétique de la nouvelle école et il en proclamait même les lois avec quelque solennité. Mais à travers cette poésie impassible et froide, on entendait quelques vagues plaintes mal contenues, et on sentait une âme malade et tendre qui s'évaderait un jour vers plus de liberté.

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure.

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Les Poèmes Saturniens et les Fêtes Galantes qui suivirent furent lus par quelques douzaines de poètes attentifs à tous les vers nouveaux, mais ne parvinrent pas jusqu'au public ; ce n'était pas de la poésie que Verlaine pouvait tirer son pain quotidien. Il le comprenait, ou ses parents le comprenaient pour lui, et très sagement il devenait expéditionnaire dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Il ne s'éleva jamais au-dessus de ce grade peu somptueux, ne cherchant qu’à se faire oublier pour pouvoir s’absenter sans danger. Un jour même, il cessa de se rendre à son bureau ; c'était après la Commune, l’Hôtel de Ville avait été brûlé ; c'était une raison majeure pour n’y pas aller travailler aux expéditions. Mais les bureaux de l'Hôtel de Ville étaient installés au Luxembourg ; Verlaine l'ignora d'abord et quand il le sut il n'osa pas s'y présenter après une longue absence ; on le classa parmi les communards et ce fut la fin de sa vie d'employé.

Verlaine, expéditionnaire à l’Hôtel de Ville, vivait chez sa mère dans un logis étroit et sans gaieté, il prit peu à peu l'habitude, entraîné par des camarades, de faire de longues stations au café ; il y revint de son propre mouvement, gagné par les délices de la fée verte, de l'absinthe, dont il commença dès lors à faire sa muse, et il entra ainsi dans la vie de bohême. Un moment il crut et ses amis espérèrent qu'il allait revenir à la droite voie et qu'il allait trouver la paix dans l'ordre. Il était fiancé à Mathilde Manté de Fleurville, et, très épris, il s'efforçait de la mériter.

En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j'étais soucieux
Elle apparut.

Verlaine se préparait au mariage par la vertu ; ses efforts pour s'abstenir de vin et d'alcool, pour rentrer de bonne heure le soir au logis maternel, ont quelque chose de touchant. De ces gauches essais de tempérance et de tenue, de ses espoirs, de ses rêves, de sa volonté de devenir digne de celle qu'il aimait, il faisait des poèmes qu'il envoyait sous forme de lettres à Mathilde de Fleurville ; car, très timide, il n'osa jamais risquer sa cour que par écrit. Mathilde lisait, ne comprenait pas très bien, mais trouvait ce poète bien sympathique. Au reste Verlaine, homme de lettres autant que fiancé, gardait prudemment un double de ses poèmes qu'il publia plus tard sous ce titre significatif La Bonne Chanson.
Hélas ! la Bonne Chanson ne fut pas chantée une année entière. La femme de Verlaine, d'esprit positif et court, ignorait l'art de soigner les âmes malades ; on lui avait dit qu'elle épousait un employé de l'Hôtel de Ville, qui tournait bien les vers, et elle découvrait avec effarement qu'il y avait erreur sur la personne, que cet homme n'avait pas une âme d'employé, mais que c'était un demi-fou, un poète. L'harmonie dura peu : repris par ses funestes habitudes d'alcoolique, Verlaine rentrait à son logis ivre d'absinthe, il y apportait des fureurs sombres et folles qui devenaient le lendemain des remords pitoyables et des désespoirs mouillés de larmes. On se sépara. Pour le pauvre Lélian 2 privé de la seule chose qui pût le sauver, du foyer, commença la vie de vagabondage à travers la France, la Belgique, l'Angleterre, dans l'ivresse et dans le vice. Il erre en compagnie de son mauvais ange, qui acheva de le perdre, en compagnie de l'équivoque Arthur Rimbaud. C'était un pâle et vicieux gamin, assez lucide à ses heures pour devenir un remarquable chevalier d'industrie, assez fou par moments pour dépasser Verlaine en excentricités et pour exciter sa jalousie de maniaque, assez robuste pour boire sans tomber sous la table, assez gracile pour obtenir le sympathie qui est due à la faiblesse, artiste d'ailleurs et poète, à l'inspiration étrange, au souffle puissant et cassé, aux formes inattendues, à la langue exaspérée et frémissante. Il était arrivé de Charleville à Paris à dix-huit ans et, dans les milieux d'art, il avait fait scandale par sa grossièreté de sauvage en même temps qu'il excitait la curiosité par ses dons exceptionnels de poète. Quelques-uns, comme Paul Claudel, avouent avoir été éveillés par son art de décadence, en particulier par son Bateau Ivre 3. L'influence que ce jeune homme exerça sur Verlaine fut totale : il le détacha de l'esthétique Parnassienne, étriquée et insuffisante ; il lui révéla un art nouveau, direct, fluide, échappant à toute règle, traduisant sans les styliser les cris d'une âme malade, en somme l'art symboliste. Au point de vue moral, l'influence de Rimbaud sur Verlaine fut aussi complète, mais elle fut désastreuse. Il l'incita à boire et à ruiner sa santé, il l'habitua à trouver une certaine joie et l'oubli des douleurs dans la crapule ; le corps, la conscience, le cœur de Verlaine en furent gâtés. Le malheureux le comprenait vaguement. Dans une crise d'alcoolisme à Bruxelles, il déchargea son revolver sur Rimbaud, comme s'il avait voulu tuer son péché. Il le blessa seulement, il fut appréhendé, jugé et enfermé pour deux ans à la prison de Mons.
Ce fut provisoirement son salut : la prison était pour lui la nourriture saine, l'eau pure, la solitude, la paix. Il dira plus tard avec un sourire

J'ai longtemps habité le Meilleur des châteaux.

Les sources fermées de son âme se rouvrirent et le premier flot qui en sortit fut de dégoût de lui-même. Il parle de lui en ces termes :

Il fut un athée, un brutal, un parisien fade,
Race de théâtre et de boutique, dont les vices
Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée
Lèveraient le cœur à des sauvages leurs complices,
Race de trottoir, race d'égout et de fumée. 4

ou encore

Ce fut un athée et qui poussait loin sa logique…
Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues,
Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières
Enfin un sot, un infatué de ce temps bête.
Et par-dessus tout, une folle tête inquiète,
Un cœur à tous vents, vraiment mais vilement sincère. 5

Ce dégoût de lui-même et cette honte du présent le ramenèrent nostalgiquement vers les puretés de sa première Communion.

Il fit venir l'aumônier dans sa cellule et il reçut de lui un catéchisme. Il a raconté dans Mes Prisons comment la lecture de ce petit livre, et en particulier le chapitre de l'Eucharistie, « déterminèrent, un certain petit matin de juin, après quelle nuit douce-amère passée à méditer sur la présence réelle et la multiplicité sans nombre des hosties figurées aux saints Évangiles par la multiplication, des pains ; et des poissons... une extraordinaire résolution vraiment !...
Je ne sais quoi ou Qui me souleva soudain, me jeta hors de mon lit, sans que je pusse prendre le temps de m'habiller et me prosterna en larmes, en sanglots, aux pieds du Crucifix...
L'heure seule du lever, deux heures au moins peut-être après ce véritable (petit ou grand) miracle moral, me fit me relever et je vaquais selon le règlement aux soins de mon ménage.
Le jour de l'Assomption 1874 où il fut admis à communier sera désormais considéré par lui comme la date de sa véritable libération morale. C'était une conversion, entièrement sincère, comme il l'écrivait un mois après à son ami Ed. Lepelletier en lui envoyant un poème chrétien :
C'est absolument senti, je t'assure. Il faut avoir passé par tout ce que je viens de souffrir depuis trois ans, humiliations, dédains, insultes, pour sentir tout ce qu'il y a d'admirablement consolant, de raisonnable, de logique dans cette religion si terrible et si douce. Oh ! terrible, oui ! mais l'homme est si mauvais, si vraiment déchu, et puni par sa seule naissance ; et je ne parle pas de preuves historiques, scientifiques et autres, qui sont aveuglantes, quand on a cet immense bonheur d'être retiré de cette société abominable, pourrie, vieille, sotte, orgueilleuse, damnée... Si tu savais comme je suis détaché de tout hormis de la prière et des méditations ! 6
Cette conversion n’était pas la suite d'un long examen ; pris dans une bourrasque, ému jusqu'au fond des entrailles, Verlaine aurait pu dire comme Châteaubriand avant lui et comme tant d'autres après lui : « J'ai pleuré et j'ai cru ». Cette conversion sentimentale subit victorieusement les épreuves du monde, lorsque Verlaine fut sorti de la prison qui le protégeait. Prudemment, sentant sa faiblesse, il évita Paris ; il enseigna dans des collèges en France et en Angleterre, il essaya même du pacifique travail des champs et il tenta de se fixer dans l'agriculture. Pendant cinq ou six ans, il resta fidèle à ses résolutions. Il n'abandonnait pas pour autant la poésie et dans cette forme nouvelle plus musicale, plus fluide, et plus vague qu'il avait employée pour la première fois dans, les Romances sans Paroles (1874), il achevait les poèmes pieux commencés en prison. Il en fit le recueil, intitulé Sagesse, qui parut en 1880, chez Victor Palmé. L'indifférence totale du public catholique pour ce chef-d'œuvre nous apparaît aujourd'hui un peu déconcertante et scandaleuse. Léon Bloy la vitupère dans son style exaspéré : « Elle était cependant bien glorieuse pour les bonzes chrétiens, cette imploration d'un si rare esprit et ce qu’il offrait aurait dû être accueilli par des Noëls et des Hosannas. La gratitude catholique aurait dû raisonnablement s'effréner jusqu'à l'emphase d'une apothéose ! Il aurait fallu dételer les rosses pondérées de la critique et porter ce bienfaiteur sur un pavois argenté de têtes chrétiennes »7. Les catholiques n'allèrent pas jusqu'à ces gestes excessifs, mais quelques années après, l'éditeur Vanier achetait à Palmé le recueil inconnu et le faisait connaître. Ouvrons à notre tour le livre du repentir et de la prière et écoutons des accents que la littérature, chrétienne ne connaissait pas encore. Il est précédé d’une préface humble et ingénue. « L'auteur de ce livre n'a pas toujours pensé comme aujourd'hui. Il a longtemps erré dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de fautes et d'ignorance. Des chagrins, très mérités, l'ont depuis averti, et Dieu lui a fait la grâce de comprendre l'avertissement. Il s'est prosterné devant l'Autel longtemps méconnu. Il adore la Toute Bonté et invoque la Toute Puissance, fils soumis de l'Église, le dernier en mérites mais plein de bonne volonté »8. Cette humilité nous invite à lire les poèmes qui suivent avec une confiance totale dans la piété de leurs accents. Malheureusement, la critique est impitoyable ; elle a su la date de composition de chacun des poèmes ; elle nous a dit que leur classement dans le recueil ne correspond pas à la chronologie et que l'évolution religieuse que le poète a voulu raconter par ce classement est une pure construction littéraire 9. Donnons acte aux érudits de leur découverte et suivons Verlaine dans la voie où il nous appelle.
La première partie du recueil évoque plus qu'elle ne raconte le drame intérieur de la conversion. Il a été touché à la poitrine par le Chevalier Malheur :

Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer,
Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier.

Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un cœur jeune et bon battit dans ma poitrine !

Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Dans cette incertitude et dans ce trouble il est réconforté par la Prière qui vient à lui après le Chevalier Malheur et qui lui parle un doux et réconfortant langage :

Je suis la douceur qui redresse,
J'aime tous et n'accuse aucun,
Mon nom, seul, se nomme promesse.

Je suis l'unique hôte opportun,
Je parle au Roi le vrai langage
Du matin rose et du soir brun ;

Je suis la Prière et mon gage
C'est ton vice en déroute au loin,
Ma condition : Toi, sois sage.

Cette visite de la Prière, un moment apaisante, ne suffit pas pour dénouer le drame dans lequel le poète est emporté. Tous les souvenirs du passé, et Dieu sait s'il y en a de brûlants et d'horribles, se réunissent et se donnent la main pour une sarabande infernale.

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute !
Ô, va prier contre l'orage, va prier.

Effaré, le poète cherche à s'évader du temps présent, d'un temps d'athéisme et de pourriture, et il s'imagine qu'il aurait été meilleur à d'autres époques, au temps de Louis Racine et de Rollin,

Quand l'étude de la prière était suivie.
Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l'orphelin,
Quand l'étude de la prière était suivie.

ou mieux encore dans le Moyen Age « énorme et délicat », où il lui aurait été loisible d'être un saint,

Guidé par la folie unique de la Croix.

Quelque peu apaisé par ses rêves, il revient à son passé personnel, au foyer de la Bonne Chanson, qui l'aurait préservé, s'il avait su s'y blottir et y rester, de la mauvaise aventure. Il se souvient de sa femme dont il voudrait le pardon, de ces chères mains qui furent siennes et dont il implore un geste indulgent. Trop coupable il n'ose rien réclamer, il se contente de murmurer une prière :

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire
Elle est discrète, elle est légère,
Un frisson d'eau sur de la mousse.

La voix vous fut connue (et chère ?)
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée ;
Pourtant comme elle est encor fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d'automne
Cache et montre au cœur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste la mort venue...

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste.

À cette voix qu'il veut si douce, s'opposent d'autres voix qui, insolentes, le provoquent et le retiennent, voix de l'orgueil « un cri puissant comme d'un cor », voix de la haine, voix de la chair « un gros tapage fatigué », voix d'autrui « tout le cirque des civilisations ». Contre toutes ces voix tentatrices, il s'emporte et, cette fois, c'est la victoire définitive.

Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Mourez parmi la voix terrible de l'Amour !

C'est sur ce cri de colère triomphale que Verlaine prend congé de son passé et des tentations que ses souvenirs lui apportent et ainsi s'achève la première partie du recueil.
La seconde partie est un acte de contrition d'une simplicité douloureuse et d'un élan vainqueur. Rompant avec les procédés de la rhétorique Parnassienne, oubliant même les conseils de sa nouvelle esthétique, le poète à genoux laisse parler son cœur et, comme les mots qui lui viennent n'épuisent pas d'abord ses sentiments, il les répète, à la manière des enfants qui se plaignent.

Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encore là qui tonne,
Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé !

Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée,
Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin
Fondez ma vie au pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé.
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds frivoles voyageurs
Pour accourir aux cris de votre grâce,
Voici mes pieds frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la pénitence
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux luminaires d'erreur.

Hélas, Vous Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude.
Hélas, Vous Dieu d'offrande et de pardon.

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas ! ce noir abîme de mon crime.
Dieu de terreur et Dieu de sainteté.

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur.

Vous connaissez tout cela, tout cela
Et que je suis plus pauvre que personne
Vous connaissez tout cela, tout cela.

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

Nous sommes ici hors de la littérature et nous avons oublié pour un moment le Parnasse et le Symbolisme. Est-ce un poète qui écrit pour être imprimé ou un saint pénitent qui parle à voix basse pour Dieu seul, sans se soucier d'être entendu et applaudi des hommes ? C'est précisément par cette absence d'art, par cette nudité de l'expression, que Verlaine touche au grand art et émeut les âmes naïves.
La fin de cette seconde partie du recueil est encore plus belle ; nous savons d'ailleurs qu'elle a été écrite aussitôt après la conversion, sous le coup d'impressions toutes vivantes 10. Ce n'est plus ici une prière qui sanglote ; le poète pénitent a franchi le stade de la contrition et il a passé la porte dorée de l'Amour et de la Lumière ; il n'en est plus à supplier, il parle à Dieu et Dieu lui parle. Verlaine a retrouvé le ton des colloques divins qui rendent si pénétrants certains chapitres de l'Imitation et qui font de certaines pages des Pensées de Pascal des scènes si dramatiques. Charles Morice 11 enfle un peu trop la voix lorsqu'il nous parle des « sonnets théologaux » de Verlaine et vante son « extraordinaire sûreté de Docteur » pour célébrer « l'enseignement des Pères et des Confesseurs sur le Mystère de l'amour de Dieu pour sa créature ». Il n'y a chez Verlaine aucune érudition patristique et la théologie ne l'encombre pas ; c'est son cœur qui parle, Dieu merci, son cœur tout nu, et comme il est tendre et repentant, il touche le nôtre. Relisons quelques-uns de ces sonnets, au moins par fragments.

Mon Dieu m'a dit : — « Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la Croix
Tu vois les clous, le fiel, l'éponge, et tout t'enseigne
À n'aimer, en ce monde amer où la chair règne ;
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,
Ô mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,
Et n'ai-je pas souffert comme c'était écrit ?

N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »

J'ai répondu : « Seigneur, vous avez dit mon âme.
C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Moi, vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! voyez un peu tous mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas
Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme ?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements.
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,

Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous toute lumière,
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ».

— « Il faut m'aimer ! Je suis l'universel baiser,
Je suis cette paupière et je suis cette lèvre
Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t'agite, c'est moi toujours ! il faut oser... »

— « Seigneur, c'est trop ! Vraiment je n'ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! Je tremble et n'ose. Oh ! vous aimer, je n'ose
Je ne veux pas ! je suis indigne... »

— « Il faut m'aimer....
 Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée et l'évapore comme
Un parfum — et c'est le déluge qui console
En son flot tout mauvais germe que je semais... »

— « Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment
Moi, ceci, me ferais-je, ô vous Dieu, votre amant,
Ô Justice que la vertu des bons redoute !...

Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où repose la tête de l'apôtre ? »

— « Certes, si tu veux le mériter, mon fils, oui
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
 Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L'humiliation d'une brave franchise,
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,

Et tu boiras le vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l'immortalité ».

— « Ah ! Seigneur qu'ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes
D'une joie extraordinaire ; votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes
D'un clairon, pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois.
Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.

J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être,
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant ».

— « Pauvre âme, c'est cela ! »

L'heure de l'extase et du colloque divin est forcément brève et Verlaine sorti de sa prison rentre, dans la trivialité du réel. La troisième partie du recueil de Sagesse écrite à des dates diverses entre 1875 et 1880, exprime ses découragements, ses désespoirs, ses efforts maladroits, ses élans vainqueurs. Il y a des moments où tout l'abandonne, où il ne voit plus la lumière, où il n'entend plus la voix.

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !

Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire,
Du mal et du bien...
Ô la triste histoire !

Je suis un berceau
Qu'une main, balance
Au creux d’un caveau
Silence, silence !

Dans ce tombeau où l'enferme sa mélancolie, il réussit cependant à réveiller de leur sommeil ses bonnes pensées, ses souvenirs pieux, ses bonnes résolutions, troupe falote d'êtres fragiles qu'il ne peut regarder sans quelque ironie, mais dont il s'entoure, avec confiance parce qu'Un plus grand que lui en est le pasteur.

Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées !
L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d'esprit,
Et cette vigilance, et le calme prescrit,
Et toutes ! — Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d'aplomb, Mais encor timides, débrouillées
À peine du lourd rêve et de la tiède nuit,
C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit
L'autre et toutes ont peur du vaste clair de lune.
Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une,
Puis deux, puis trois, le reste est là les yeux baissés,
La tête à terre et l'air des plus embarrassés,
Faisant ce que fait leur chef de file : il s'arrête,
Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête
Sur son dos simplement et sans savoir pourquoi.
Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi,
C'est un meilleur, un bien meilleur qui sait les causes,
Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes,
Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai.
Suivez-le. Sa houlette est bonne.
                                                                                Et je serai,
Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle,
Je serai, moi, par vos, chemins, son chien fidèle.

On ne saurait exprimer avec plus d'humilité souriante le rôle obscur du chrétien dans sa collaboration à la grâce ; il y a même là, peut-être, un parti pris narquois de le minimiser afin d'avoir une raison valable pour se dispenser des efforts douloureux. Verlaine retrouve rarement pendant cette période la vigueur de ces accents chrétiens. Il avait trop présumé de ses forces et d'une volonté qui ne commandait que par boutades et que le corps alourdi refusait de suivre. L'air pur des champs lui inspirait par bouffées des résolutions ardentes, le travail agricole lui rendait l'équilibre moral en même temps que la santé physique et lui inspirait d'admirables visions dans le genre de celle-ci :

C'est la fête du blé, c'est la fête du pain,
Ô chers lieux d'autres fois revus après ces choses !
Tout bruit, la nature et l'homme dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.

L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux
Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face à chaque instant gaie et sévère.

Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement
Sous le soleil, tranquille autour des moissons mûres,
Et qui travaille encor imperturbablement
À gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.

Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,
Nourris l'homme du lait de la terre et lui donne
L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin,
Moissonneurs, vendangeurs, là-bas ! votre heure est bonne !

Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne et vendange et dispose à ses fins
La chair et le sang pour le calice et l'hostie.

La chaleur chrétienne de cette poésie se retrouve dans le recueil d'Amour publié en 1888 ; mais on se ferait une idée fausse de l'âme de Verlaine si on allait croire qu'il a été composé vers cette date. En réalité, la plupart des pièces qui le constituent ont été écrites entre 1875 et 1880 et traduisent les mêmes sentiments que les vers de Sagesse. On y sent la sincérité d'une conversion, issue d'une crise douloureuse et qui voudrait persévérer maintenant que l'orage est passé. Il y a là une prière du matin qui ne manque pas d'éloquence

Ô Seigneur, exaucez et dictez ma prière,
Vous la pleine sagesse et la Toute Bonté,
Vous sans cesse, anxieux de mon heure dernière
Et qui m'avez aimé de toute éternité...

Exaucez ma prière après l'avoir formée
De gratitude immense et des plus humbles vœux,
Comme un poète scande une ode bien aimée,
Comme une mère baise un fils sur les cheveux...

Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure
Sur l'impropriété de tant de maux soufferts,
Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure
Lâchement gaspillée aux efforts que je perds.

Au moment où paraissaient ces vers, Verlaine aurait été incapable de les écrire. Revenu à Paris, après la publication de Sagesse, il s'était mêlé de nouveau au monde littéraire et il était retombé dans la tyrannie de ses vieilles habitudes. Sans ressources précises, sans domicile fixe, il errait de café en café, cherchant à oublier sa misère dans l'alcool ; et l'ivresse le ramenait à la débauche. Sans compter qu'il était maintenant célèbre, que les jeunes gens l'admiraient et le flattaient et que parvenu à la gloire grâce à sa légende, il se sentait comme engagé à en continuer le malsain prestige. Il était définitivement le poète bohème, le faune ivre ; et avec cela saisi parfois de repentirs soudains, il était aussi le pénitent qui sanglote dans les églises en se traînant sur les genoux et qui invoque Notre Dame. Ce mélange de truanderie et de dévotion lui constituait, une personnalité à part qui l'isolait de son siècle et l'établissait dans un temps très ancien, mendiant et pèlerin, diseur d'oraisons et aviné, pieux et ripailleur. Pour ce pauvre être déchu qui souffrait de sa déchéance, on pourrait n'avoir qu'une pitié sans colère. Mais il restait poète et homme de lettres ; il rimait aux pieds de la Madone et au cabaret et il publiait tous ses vers, non pas mélangés certes, mais triés avec soin, parallèlement, en recueils pieux et en recueils obscènes, qui alternaient comme alternaient dans sa vie l'orgie et l'oraison. Procédé odieux, que rien ne peut excuser et qui prouve, non pas que Verlaine manquât de sincérité quand il se repentait et qu'il priait, mais que la conscience chrétienne était totalement oblitérée en lui. Chose plus grave, dans les Poètes Maudits, parlant du pauvre Lélian qui est lui-même, il essaie de justifier du point de vue de l'art ce dualisme de la personnalité et il réclame le droit au nom de l'art de « coucher sur le papier » les délectations les plus perverses, naturelles et animales, sous prétexte qu'il les a ressenties. Et il ajoute : « De bonne foi, nous condamnera-t-on comme poète ? Cent fois non. Que la conscience du catholique raisonne autrement ou non, ceci ne nous regarde pas ». Cette séparation de la conscience esthétique et de la conscience religieuse est arbitraire et absurde : le poète est comme tous les autres hommes, il n'a qu'une conscience ; s'il est catholique, sincèrement et à fond, sa conscience est catholique et elle commande son art comme sa vie. Elle ne lui interdit point de raconter son péché, mais elle lui interdit de s'y complaire et de l'exalter.

Mais le recueil de Sagesse n'aurait-il été dans la vie et dans l'œuvre de Verlaine qu'un accident heureux, qu'on devrait signaler l'enrichissement qu'il a apporté à la littérature catholique. Par pudeur et par réserve chrétienne, par respect pour des règles littéraires trop étroites, la poésie religieuse manquait de personnalité et de chaleur ; ou bien, quand le Romantisme fut passé par là, elle se chargeait d'une rhétorique verbeuse et douceâtre qui étouffait toute sincérité. Verlaine étala simplement son cœur et il fit de sa poésie religieuse une naïve prière. C'était une nouveauté dont la richesse s'est imposée à toute la génération chrétienne qui a suivi. Verlaine est le premier initiateur du « Renouveau Catholique » de nos Lettres.

1. Edmond Lepelletier. Paul Verlaine, sa vie et son œuvre.
2. C'est le nom qu'il s'est donné lui-même dans Les Poètes Maudits.
3. Des travaux récents ont mis Rimbaud à la mode ; on voudrait nous le faire prendre pour un poète génial et pour un grand poète catholique. Il est vrai qu'il y a dans son œuvre brève de prodigieux accents ; mais elle est inégale, chaotique et obscure ; et quelle que soit notre sympathie pour les repentirs de l'homme, il reste que sa religion littéraire n'est pas de bon aloi.
4. Paul Verlaine, Sagesse.
5. Paul Verlaine, Amour.
6. Cité par Ed. Lepelletier, Paul Verlaine, sa Vie et son Œuvre, p. 395.
7. Cité par Albert de Bersaucourt. Paul Verlaine, poète catholique, p. 37.
8. Préface de l'édition originale.
9. Cf. Pierre Martino, Verlaine (1924).
10. Cette partie écrite en prison en 1874 devait paraître sous le titre de Cellulairement.
11. Charles Morice, Paul Verlaine, l'homme et l’œuvre.


Jean Calvet, in Le Renouveau Catholique dans la littérature contemporaine (1927)