lundi 17 mars 2014

En devisant... André Malraux, Le Général de Gaulle à Colombey

Dans le salon aux fauteuils de cuir, où nous allons prendre le café, Grigri est couché sur un fauteuil. Les nuages se sont accumulés, et la pièce devient sombre. Le général me dit avec un peu d'ironie :
— C'est vous qui avez imposé le mot gaullisme, non ? Qu'entendiez-vous par là, au début ?
De nouveau, le ton a changé. Plus question de chats, ni de la distraction familière avec laquelle il parlait de Guevara, et même de Napoléon. Comme aux déjeuners intimes de l'Élysée, l'entracte est fini.
Je réponds :
— Pendant la Résistance, quelque chose comme : les passions politiques au service de la France, en opposition à la France au service des passions de droite ou de gauche. Ensuite, un sentiment. Pour la plupart de ceux qui vous ont suivi, votre idéologie ne me paraît pas avoir été capitale. L'importance était ailleurs : pendant la guerre, évidemment, dans la volonté nationale ; ensuite, et surtout depuis 1958, dans le sentiment que vos motifs, bons ou mauvais, n'étaient pas ceux des politiciens.
— Quand j'ai vu les politiciens rassemblés pour la première fois, j'ai senti aussitôt, sans erreur possible, leur hostilité à tous. Ils n'ont aucunement cru à ma dictature ; mais ils ont compris que je représentais l'État. C'était la même chose ; l'État est le diable, parce que s'il existe, eux n'existent plus. Ils perdent ce à quoi ils tiennent avant tout, et qui n'est point l'argent, mais l'exercice de leur vanité. Ils l'ont tous en abomination.
— Vous ne leur facilitiez pas la vie : ils promettaient des cadeaux, vous promettiez des sacrifices. Il reste que les Français sont antimonarchistes, et l'organisation de l'enseignement primaire depuis la IIIe n'y est pas pour rien ; ils sont aussi antipoliticiens, souvent pour de mauvaises raisons, car, quoi qu'on en dise, j'ai peu rencontré la corruption... Guy Mollet m'a dit qu'il ne possédait pas huit cent mille francs de l'époque. C'était certainement vrai. (A propos : quand son ministère et le mien se trouvaient en face de Matignon, j'avais l'ancienne salle des mousquetaires, ce qui était flatteur, et lui, l'ancienne salle des chanoines...)
— Je reconnais que les grands politiciens sont plus intègres qu'on ne le dit ; reconnaissez qu'ils aiment beaucoup les palais nationaux. Quand Herriot est venu, la conversation n'a pas duré cinq minutes avant qu'il expliquât qu'il devait reprendre l'hôtel de Lassay : la présidence de la Chambre. Je n'étais pas d'accord, puisqu'il n'était pas président de l'Assemblée. Il ne me l'a pas pardonné.
— Il me semble que les Français n'estiment longtemps que les politiques voués à quelque chose : la France, la Paix, - Clemenceau, Briand ; même Poincaré, à cause de la guerre. Ceux qui ne se définissent pas par un mélange d'ambition et d'administration. Ceux qui ne sont pas des politiciens. Vous vous souvenez de la foule debout, quand j'ai répondu à je ne sais quel minable qui vous attaquait : "L'homme qui, dans le terrible sommeil de notre pays, en maintint l'honneur comme un invincible songe !" Et il n'y avait pas là que des amis.
— Oui. Il en sera ainsi quand je serai mort, vous verrez. Pourquoi ?
— Vous avez fait aux Français un don qu'on ne leur fait guère : élire en eux leur meilleure part. Légitimer le sacrifice est peut-être la plus grande chose que puisse faire un homme. Les communistes aussi l'ont fait pour les leurs. Pas les autres.
— Encore valait-il mieux être Salan devant nos tribunaux, que Toukhatchevski – innocent, lui ! – en face de ceux de Staline. Mais je reconnais que si bien des soldats de l'an II sont morts pour la République, personne n'est mort pour le parti radical. Et que la France va de nouveau se politiser.
— Votre France n'a jamais été du domaine rationnel. Comme celle des Croisades, celle de l'an II. Pourquoi les braves types de l'île de Sein sont-ils venus vous rejoindre ? Pourquoi vous avons-nous suivi ? Vous disiez qu'à la fin nous serions peut-être vainqueurs ; nous pensions aussi que nous serions d'abord morts. Les gaullistes de gauche ont réellement espéré que tôt ou tard vous feriez, dans le domaine social, ce qu'ils n'attendaient plus des communistes ni des socialistes ; mais ils ne vous ont pas suivi pour cela. En 40, la justice sociale était dans la lune ; Staline, l'allié de Hitler, et Hitler à Paris. Les communistes sont venus avec nous, plus tard, avec soulagement : la défense du prolétariat écrasé s'accordait à celle de la France écrasée.
— Et à celle de la Russie.
— Ce qui a empêché le gaullisme de devenir un nationalisme, c'est sa faiblesse. Votre force a tenu à ce que vous n'aviez rien. Il n'y a pas eu que les gaullistes, pour vous suivre. Si j'en juge par les journalistes qui viennent m'interroger, un domaine capital de la France combattante et de la Résistance va disparaître, a déjà disparu : c'est l'antifascisme. Vous êtes le dernier chef antifasciste d'Occident. La plupart des anciens combattants d'Espagne, espagnols ou français, qui vous ont suivi au temps du pacte germano-soviétique, continuaient leur combat. Ils ont d'ailleurs été stupéfaits de ne pas retrouver Franco entre Hitler et Mussolini.
— Il est bon que vous citiez les étrangers, car vous parlez de la Résistance politique, non de la Résistance nationale, sans laquelle l'autre n'aurait pas pesé lourd !
— Mais ils ont continué le combat avec nous, plutôt que de rejoindre l'armée américaine. Ce qui a tout de même un sens. Je ne crois pas qu'un historien futur puisse interpréter le gaullisme en termes seulement politiques, ni même, seulement nationaux. Le communisme, c'est le prolétariat, mais aussi une volonté de justice qui n'est pas seulement marxiste ; le gaullisme a été la France, mais aussi quelque chose de plus. Quand un de mes amis anglais est arrivé à Calais, en 1945, le comptoir du bar où il était entré était surmonté d'une grande photo de vous : "Vous êtes gaulliste ? demande-t-il au patron. — Oh, vous savez, moi, la politique ! Mais après tout, un homme ne dure guère plus de trente ans, et celui-là vaut mieux que les autres..." Le hasard m'a fait passager de la première croisière privée de La Marseillaise, vers 1950. Il y avait eu la croisière des ministres de la IVe. Je commande un vin, je m'aperçois que le sommelier devra le chercher au diable, je change ma commande. Le sommelier sourit tristement : "Vous avez changé pour ne pas m'envoyer dans la cale, n'est-ce pas ? Mais je vais y aller. Je suis content de vous servir. Pour notre pays, un grand écrivain, c'est bien. Pas eux". L'une des raisons, mon général, pour lesquelles on me regarde comme une sorte de gaulliste symbolique, c'est que je ne me suis jamais fait élire. Quand vous m'avez dit, mi-figue, mi-raisin : "Ah ! soyez ministre !", je vous ai demandé : "Pour quoi faire ?" Dans le gaullisme, il y a ce qui s'explique, et ce qui ne s'explique pas. Le meilleur titre dont on vous ait fait hommage, c'est tout de même celui de Soustelle : Envers et contre tout. Vous étiez seul le 18 juin, et vous l'êtes aujourd'hui. Peut-être fallait-il qu'il en fût ainsi...
— J'ai eu tout le monde contre moi, chaque fois que j'ai eu raison.
— Vous dites que les soldats de l'an II ne seraient pas morts pour le parti radical, mais nos morts des camps d'extermination ne seraient pas morts pour l'élection du président de la République au suffrage universel – et je prends l'exemple le plus haut.
Ce qui l'intrigue chez moi, c'est la manie logique. Il n'y a pas de commune mesure entre son rôle épique et mon rôle ; mais s'il a le génie de l'instinct, il a aussi le goût de la rigueur. Je me souviens de sa surprise lorsque, au sujet de la dévaluation, j'ai dit au Conseil ce qu'il pensait. Il parlait toujours le dernier. « Je voudrais comprendre pourquoi le gaullisme, qui ne peut être que la défense du pays contre les spéculateurs, – comme il l'a été contre tant d'autres – accepterait la dévaluation, lorsque les spécialistes affirment que nous pouvons l'écarter... » Et d'une façon plus trouble, lorsque j'ai dit : « Le destin de la France ne peut supporter la guerre d'Algérie que si elle finit par un accord ». Et aussi, au mois de mai 1968 : « Aller aux Champs-Élysées nous engagera dangereusement, si nous ne sommes pas assez nombreux. Mais peut-être serons-nous un million, et nous devons le tenter ». Il n'avait pas besoin de moi pour le penser, mais il était content de l'entendre.
Il regarde la table aux patiences. Il ne croit évidemment pas aux cartes. Pourquoi l'amusent-elles ?
— Nous avons contrôlé pendant plusieurs mois, dit Mme de Gaulle, les réussites et les pas-réussites : c'est toujours la même proportion.
Le général relève les yeux. Il y a dans son regard, comme dans sa voix ; la pesante lenteur que je connais :
— Et plus tard, qu'adviendra-t-il de tout cela ?...
Encore la télépathie. Plus tard veut dire : quand je serai mort. Se demande‑t-il ce qu'il adviendra de la France, ou de lui-même ? Tantôt il pense : « Il se peut que ce soit fini » et tantôt : « La France étonnera encore le monde ». Il m'a dit naguère, avec moins d'orgueil que d'obsession « Si un nouveau sursaut doit se produire, il continuera ce que j'ai fait, et non ce qu'on aura fait après moi ». Pense-t-il à son destin ? (Sa vie ne l'intéresse plus). Une image de la volonté française ? Après tout, Clemenceau l'a été. Dans la bibliothèque, j'ai vu le dos tricolore de Grandeur et Misère d'une victoire. Je demande :
— Que pensez-vous maintenant de Clemenceau ? Il me répond avec distraction :
— Il les méprisait trop. Mais il croyait au destin. Vous vous souvenez du dialogue : "Franchet d'Esperey a eu de la chance ! dit Lloyd George. — C'est déjà bien : tant de gens n'en ont pas !" Je ne suis pas sûr que la baraka existe ; le contraire existe sûrement.
« Sa rage exprime la France : c'est en 18 – vous rendez-vous compte ! en 18 ! – qu'il répond par l'interruption fameuse que l'on croit aujourd'hui son premier discours de président du Conseil : "En politique extérieure, je fais la guerre ; en politique intérieure, je fais la guerre ; la Russie nous trahit, je fais la guerre. Je me battrai devant Paris, dans Paris, derrière Paris. Et ça suffit". C'était bien. Il connaissait les Français. Souvenez-vous du paysage qui s'étendait devant vous ce matin. C'est une position imprenable. Vercingétorix l'a perdue. Il devait recevoir tous les jours des syndicats et des contestataires.
— Clemenceau a sérieusement essayé de régler la question...
— Avec quel résultat ? La chasse au tigre ?
— Zaharoff, qui lui avait donné sa Rolls, ne prenait pour collaborateurs que des gens qu'aimaient ses chats. Les malins mettaient de la valériane au bas de leur pantalon. Peut-être est-il plus facile de séduire les chats que l'Histoire... Qu'en penses-tu, Grigri ?
— Il est étonnant que Clemenceau, si longtemps politicien, ait pu tout à coup cesser de l'être. L'Histoire transforme les hommes. Enfin, de temps en temps. Mais il avait conservé ses colères. Il est mort dans la haine de Foch, avec qui il avait réglé ses comptes, et de Poincaré, avec qui il ne les avait pas réglés. Philippe Berthelot, qu'il a beaucoup défendu contre Poincaré, lui avait dit un jour : "Vous êtes vraiment trop méchant, Monsieur le Président !" Réponse : "J'ai eu une femme, elle m'a fait cocu. Des enfants, ils m'ont abandonné. Des amis, ils m'ont trahi. Il me reste ces mains malades, et je ne quitte pas mes gants ; mais il me reste aussi des mâchoires : je mords". Berthelot ajoutait : "Il me faisait penser au général Dourakine : toujours en colère, mais on ne savait pas pourquoi". Paroles bien parisiennes... Mais Clemenceau avait osé dire aux députés : "Chassez-moi de la tribune, si ce que vous demandez n'est pas au service de la France, car je ne le ferai pas !" Et au président Coolidge : "Venez lire dans nos villages la liste sans fin de nos morts, pour comparer !" Et, à personne : "Je voudrais simplement que le peuple français osât compter sur lui-même, et c'est précisément le spectacle qui m'est refusé. Les Français ont été sublimes, ils ne le savaient pas ; ils sont redevenus médiocres, ils ne le croient pas".
Le vent qui s'est levé fait tournoyer la neige comme elle tournoyait sur le jardin de La Lanterne, lorsque je notais les phrases de la voyante qui avait découvert une tache sanglante sur un tissu antique, sans savoir que ce sang était celui d'Alexandre.
— Thémistocle, dis-je, est mort au service de la Perse...
« Claude Monet citait de Clemenceau une phrase assez fière : Honneur à ceux qui ne baissent pas les yeux devant la destinée !
« Vous avez connu Poincaré, mon général ?
— J'étais à la gare de l'Est, en 1914, quand il est venu assister au départ des premiers trains militaires. Personne n'a applaudi, mais tous les civils se sont découverts. Le passage de la mort. Noble.
Je pense au capitaine de Gaulle dans cette cour de la gare de l'Est où j'ai rendez-vous, ce soir. Aussi, aux lanciers que j'ai vus tourbillonner dans la nuit des Ardennes, le lendemain de la déclaration de la guerre en 1914.
L'avenir sera-t-il d'accord avec le patron du bar de Calais ? Staline ressuscite Pierre le Grand, et ce sont nos républicains, Michelet d'abord, qui ont ressuscité Jeanne d'Arc. Les analyses rationnelles sont fragiles. La radio ? Suffisait-il d'y exposer des choses justes, pour que Roosevelt malgré son hostilité, Hitler peut-être, comprissent que le cadavre de la France pouvait ressusciter ? Qu'eût apporté la radio, au général Giraud ? Comment eût-il dit : « La France gît à terre ; mais elle sait, elle sent, qu'elle vit toujours d'une vie profonde et forte... » Comment définir l'action historique de Gandhi, par son action politique ? À quel point l'Histoire qu'incarne le général porte l'accent du destin ! Que fût-il advenu si, après l'entrevue de Bordeaux, Herriot avait accepté de se réfugier à Londres ? Si Noguès avait accepté le commandement de la France libre, si Vichy n'avait pas mis la franc-maçonnerie hors la loi, faisant ainsi basculer la moitié de l'Afrique française chez les gaullistes ? Si Pétain avait pris l'avion pour Alger ? Si Hitler avait eu la bombe atomique (qui l'obsédait) avant les Américains ? L'habileté politique du général de Gaulle n'a pas gouverné son destin. Celui de Saint-Just, de Jeanne d'Arc, de Frédéric II (le miracle de Brandebourg...), de Mao, m'a toujours troublé comme celui de personnages protégés. Deux hommes auraient pu barrer la voie à Bonaparte : Saint-Just a été guillotiné, Hoche empoisonné.
Au Petit-Clamart, il s'en est fallu de peu. Le général l'a regretté, je crois.
En 1958, j'ai assumé quelque temps la charge de sa sécurité. Nous savions qu'on devait tirer sur lui d'une des maisons des Maréchaux, place de l'Étoile, lorsqu'il serait au garde-à-vous devant l'Arc de triomphe, pendant La Marseillaise. Quand j'entrai dans le bureau de Georges Pompidou, alors directeur du cabinet, il disait à un interlocuteur aux cheveux blancs : « On a assassiné peu de rois de France : Henri III, Henri IV... — Oui, mais ce sont ceux qui voulaient rassembler les Français... », répondit doucement l'interlocuteur en prenant congé. « Qui est-ce ? demandai-je. — Le préfet de police ».
— Quoi qu'il advienne, mon général, s'il advenait quelque chose de nos adversaires, depuis les âmes sensibles des Deux-Magots jusqu'à vos ennemis politiques, Dieu serait bien étonné...
— Quels adversaires ? Les communistes qui vont de la Bastille à la Nation, les socialistes qui ne vont nulle part ? Les syndicats, comme s'ils pouvaient refaire la France ? Tout ça et Ferdinand Lop, c'est la même chose, parce que c'est la même impuissance : fière, en quel honneur ? de la force de Mao Tsé-toung ou de l'héroïsme de Guevara. La Longue Marche pour arriver au stade Charléty ? Ce n'est pas sérieux.
— Plus, le comique. Au moment du référendum, mon chef de cabinet, Français libre, dit à l'un de nos directeurs, antigaulliste, avec suavité : "Malheureusement, si Malraux s'en va, il faudra renoircir les monuments ! — Oh, répond l'autre, nous ferons un plan !" Combien de lettres d'injures mon cabinet a-t-il reçues, pour avoir dilapidé l'argent des contribuables à changer la couleur de Paris, en détruisant la précieuse patine des siècles – alors que les pierres de Paris, comme celles de Versailles, se patinent en orangé, jamais en noir. Anthologie des idiots. Enfin, on ne vous a pas remplacé par M. Poher. Quant à vos successeurs...
— Je n'ai pas de successeurs, vous le savez. Les communistes ne croient plus assez au communisme, ni les autres à la Révolution. C'est trop tard. À force de mentir pour revendiquer la démocratie, ils sont devenus démocrates ! Ils veulent menacer le pouvoir, et ils ne veulent plus le prendre.
« Je ne vois pas pourquoi un système économique, qui s'appelle le communisme, ne serait pas meilleur qu'un autre, qui s'appelait le capitalisme ? Je n'aime pas les "ismes". Mais enfin le capital, c'est clair, la libre entreprise aussi. Je comprends l'Américain qui dit que les Postes devraient devenir des sociétés privées, comme le téléphone. Je comprends moins bien comment la libre entreprise ferait la Sécurité Sociale ; elle nous répondra qu'elle devrait pouvoir s'en passer. Soit. Mais si elle devait opposer une bombe atomique, qu'elle eût été incapable de créer, à celles de l'État soviétique, et même chinois, je ne donnerais pas cher de la libre entreprise. Trêve d'enfantillages. Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas parlé avec les communistes, quand ils faisaient partie de la France et n'y créaient pas une sorte d'île, vous voyez ? Quand j'ai dit à Thorez : "Vous avez choisi. Je vous comprends, mais vous avez choisi. Moi, je n'ai pas le droit de choisir", il n'a pas été d'accord, évidemment, mais il a compris, lui aussi. La conception de la lutte des classes est une conception puissante, je n'en disconviens pas — mais contraire à ce qu'il y a de plus profond en moi : je ne veux pas opposer, même pour triompher, je veux rassembler. Lors de la Libération, je l'ai fait... C'est pour cela que je ne serai jamais monarchiste, quoi qu'en disent les agités. Il n'y a pas de rassemblement possible de la France autour de la famille royale. Il n'y a pas plus de rassemblement possible autour de la classe ouvrière, en train de s'effriter. Déjà les communistes n'avaient que le mot "concret" à la bouche, alors qu'ils sont (je parle des communistes français) le parti le plus romanesque du monde. Très fiers d'une propagande qui leur a enseigné que l'on peut convaincre de tout, en détail, ceux qui sont convaincus de tout, en bloc. Ils n'oublient qu'une chose : ça n'a pas d'importance. L'Humanité dit que j'ai rejoint Thorez dans la Résistance. Cambrioler des mythes est inutile, parce qu'un mythe devient sans action lorsqu'il se sépare de ce qui lui a donné naissance.
« Chez nous, on ne peut rien fonder de durable sur le mensonge, c'est un fait troublant et certain. Mais malgré l'apparence, le communisme russe est le moins imposteur, parce que la résurrection de la Russie, elle, n'est pas un mensonge.
— Et parce que le problème social existe.
— Peut-être le communisme est-il en train de devenir ce que deviennent toujours les partis : un mythe au service d'une société d'entraide. Faisons-nous donner des pneus par la municipalité au nom de la misère du peuple. L'avenir n'est ni eux, ni nous, ni les autres. Nous devions faire ce que nous avons fait ; mais l'avenir est ce qui n'existe pas encore. Comme le christianisme pour les philosophes romains.
« Vous savez, les Français ont toujours eu du mal à se débrouiller entre leur désir des privilèges et leur goût de l'égalité. Mais au milieu de tout ce joli monde, mon seul adversaire, celui de la France, n'a aucunement cessé d'être l'argent.
« J'ai eu les intellectuels avec moi, mais ils sont devenus des équilibristes, comme lorsqu'ils faisaient des épigrammes sur Rossbach en l'honneur de Frédéric. Le talent n'est pas souvent le garant de la justesse des idées. Et la grève de la radio, en Mai ! Qui a fait grève pour la France dans cette maison, en des temps sérieux !
— Les intellectuels ne sont pas seulement les clients des Deux-Magots et les abonnés de L'Observateur.
— Même ceux-là avaient été avec moi. Vous avez écrit que les "âmes sensibles" n'étaient ni nées ni mortes en 1788, et que toute histoire était inséparable d'un romanesque historique. Nos âmes sensibles m'ont proclamé maurassien lorsque je rétablissais la République, colonialiste quand je créais la Communauté, impérialiste quand j'allais faire la paix en Algérie. Vous voyez Maurras se battre pour imposer l'élection du président de la République au suffrage universel ? Vous voyez la "droite", ravie des nationalisations, de mes décisions relatives à l'Algérie, et de notre Sécurité Sociale ? En 1958, vous savez bien que nous étions fascistes. Vous vous souvenez d'une phrase qu'on vous a attribuée : "Quand a-t-on vu une dictature en ballottage ?"
— J'avais dit aussi : quand a-t-on vu un dictateur que la presse ne cesse d'attaquer ? Si les historiens faisaient votre histoire à travers la presse, ce serait épatant.
Le 4 septembre, place de la République, j'avais prononcé le discours qui introduisait celui où il exposait sa Constitution. Les cris hostiles venus de loin se perdaient dans la place, pendant que le général disait : « Alors, au milieu de la tourmente nationale et de la guerre étrangère, apparut la République ! Elle était la souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. Elle devait le rester à travers les péripéties agitées de son histoire. Aujourd'hui, plus que jamais, nous voulons qu'elle demeure ! » C'est alors que les ballons d'enfants montèrent nonchalamment dans l'après-midi d'été, porteurs de banderoles qui affirmaient, en ondulant, que le fascisme ne passerait pas.
— Les grands écrivains français du XVIIIe siècle ont été prophètes, reprend-il, mais ce qui a commencé en tragédie finit une fois de plus en comédie. Dommage ! D'abord parce que les intellectuels, même quand ils aiment les honneurs et les puérilités, sont, comme moi, au service de quelque chose qui les dépasse.
Camus, au temps de la traversée du désert, le quitte en lui demandant en quoi, à son avis, un écrivain pourrait servir la France : « Tout homme qui écrit, (un temps), et qui écrit bien, sert la France ».
— Il existe tout de même des artistes gaullistes, dis-je : Braque et Le Corbusier hier, Chagall et Balthus aujourd'hui. Et ils ne sont pas seuls.
— Qu'est-ce qu'un artiste gaulliste ?
— Un artiste qui vous défend.
— Soit. Avec les autres, vous connaissez le disque : nous mettons la France trop haut. Comme s'ils ne savaient pas ce qu'il y a de lâcheté dans la modestie !
« Pourtant, nos intellectuels et nos artistes comptent encore, dans le monde. J'ai vu à la télévision les funérailles que vous aviez organisées pour Le Corbusier : la Cour Carrée du Louvre redevenue blanche, éclairée par les projecteurs, l'ambassadeur de Grèce et celui de l'Inde avec leurs offrandes... Le télégramme que m'avait envoyé le gouvernement indien : « L' Inde, où se trouve la capitale construite par Le Corbusier, viendra verser sur ses cendres l'eau du Gange, en suprême hommage ». La fin de votre oraison funèbre : "Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami..." Vous vous souvenez encore ?
— Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami.
« Bonne nuit.
« Voici l'hommage des villes épiques, les fleurs funèbres de New York et de Brasilia.
« Voici l'eau sacrée du Gange, et la terre de l'Acropole...
« Nos âmes sensibles écarteraient (modérément d'ailleurs dans le cas de Corbu, vomi par les académiques) cet héritage ; mais elles ont, toutes, leurs Pères de l'Église, mal conciliables : Freud, Marx, Proust, Kafka, etc. Patrologie d'ennemis dont la conciliation deviendra inintelligible, lorsqu'on aura oublié que les écoles des cafés n'ont pas d'autre vie que leurs conciliabules.
— Desnos, et comment s'appelait ce pauvre garçon : Desbordes ? sont morts noblement. Pourquoi les intellectuels ne croient-ils plus à la France ?
— Y ont-ils jamais beaucoup cru ? Au Moyen Âge, la France, qui n'existe pas, est un sujet de chansons mélancoliques. Jeanne d'Arc ? Cinquante ans après sa mort, que reste-t-il de ce qu'elle a signifié ? et ça finit par Voltaire. Ils ont cru au roi, ou haï le roi : pour un homme aussi intelligent que Diderot, la liberté, c'est Catherine de Russie ! Le rôle des passions négatives, chez les intellectuels, est à coup sûr très grand. De notre temps, ceux qui étaient contre Hitler ont cru être avec vous. Au moins un certain temps. Ajoutez la mythologie de la gauche. Mais quoi ? Nos intellectuels sont presque tous des littérateurs, dont l'idéologie dépend des sentiments. Pourquoi un romancier comprendrait-il l'action ou l'histoire mieux qu'un peintre, mieux qu'un musicien ? Nietzsche écrivait que depuis 1860, le nihilisme (c'était pour lui ce que j'ai appelé l'absurde) atteignait peu à peu tous les artistes. Depuis, pensez ! Le génie, de Baudelaire à nos écrivains, a été nihiliste à quatre-vingts pour cent. Sans cette conversion, le problème de la jeunesse ne serait pas le même. Et cette conversion est singulièrement profonde.
— Sans aucun doute. L'absurde, comme on dit, peut jouer contre la nation. Moi, je ne suis pas né pour le défendre. Oui, le conflit a été différé par l'antifascisme et par la Résistance. Mais nos intellectuels veulent que ce qu'ils appellent l'esprit, et qui l'est si peu, domine la nation. (Pour aboutir à Mai 68 !) Moi, je veux que la liberté de l'esprit soit défendue à tout prix, sauf au prix de la réalité nationale sur laquelle elle se fonde. Voltaire, quoi qu'il en pense, est plus lié à la France qu'à la Raison. Les intellectuels sont passionnés par les intentions, et nous, par les résultats. Qu'y faire ? Des déjeuners ?
« Pompidou pensait qu'il faut toujours faire déjeuner les gens ensemble. Avait-il tort ? J'ai invité Adenauer, que je ne connaissais guère : vous faites manger le même gigot à des gens qui se détestent parce qu'ils ne se connaissent pas, et ça les transforme en moutons ».
Il se retourne pour regarder tomber la neige. Il n'appartient pas à notre temps — mais à un passé millénaire auquel s'accorde si bien, aujourd'hui, sa stature massive de gisant.
— Avant cent ans, ce que nous avons appelé la droite et la gauche aura rejoint les chimères, et sera à peine intelligible. Avec raison. Sachez bien que je ne suis pas méfiant des théories politiques par principe, je le suis par souvenir. Quand le Front populaire est arrivé au pouvoir, j'ai pensé : puisqu'ils doivent avant tout combattre le fascisme, ils seront obligés de défendre la France. Donc, de faire une armée moderne. Je connaissais le pauvre Lagrange, le seul parlementaire qui soit allé se battre et qui en soit mort ; je connaissais un peu Blum. Que s'est-il passé ? Le Front populaire a fait l'armée française de 1918 — de 1918 ! — quand le nazisme faisait mes divisions cuirassées, et ses Stukas !
Le Front populaire a fait pas mal de choses.
Qui, sans moi, eussent été balayées par Hitler et par Vichy. Le gouvernement russe s'est battu sur l'essentiel. Hitler aussi. Depuis la Grèce antique, la Méditerranée prend les discours pour des réformes. Tout ce que nous avons fait, on veut oublier que c'est nous qui l'avons fait. Vous savez bien qu'au moment du Marché commun, nous trouver parmi les Six avec la charge de notre agriculture, sans contrepartie, eût été mortel. Mais la France reste ravagée par des mythes.
« J'étais un mythe aussi.
« Autrement.
« Les historiens modernes s'imaginent que l'on peut faire ce que l'on veut, quand on est au pouvoir. Louis XIV se plaignait de n'être pas obéi en Auvergne, où des accusés dans l'affaire des Poisons avaient trouvé refuge auprès du gouverneur. Napoléon se plaignait de n'être obéi à Orléans (à Orléans !) que s'il y allait ! Et je ne suis pas parvenu à faire construire aux Halles des édifices convenables. Mais j'ai voulu ressusciter la France et, dans une certaine mesure, je l'ai fait. Quant aux détails, Dieu reconnaîtra les siens. Il expliquera, le pauvre, pourquoi les gauchistes s'appellent gauchistes afin de se distinguer des communistes, et ne s'appellent ainsi que depuis que la gauche n'existe plus.
— Il y a dans cette gauche un romanesque historique très agissant, le côté main-sur-le-cœur des vieillards de Victor Hugo qui viennent dire leurs vérités aux rois. Pour les pays méditerranéens, la politique est liée au théâtre. Le romanesque a été tantôt pour vous, tantôt contre vous.
— Oui, oui. Je vous l'ai dit : il a été pour moi si longtemps qu'il m'a pris pour Tintin. Il adore Tintin.
— Mais, si la gauche a été longtemps autre chose qu'une comédie, c'est qu'elle a été ce qui s'opposait à la droite, qui était d'abord l'argent.
— La droite a cessé d'avoir une idéologie quand elle a cessé d'avoir partie liée avec la nation, et quand l'héritage de Rome qu'elle partageait avec l'armée, avec l'Église, avec l'État, a été repris par les communistes — qui n'étaient pas l'Église (évidemment), qui étaient certainement l'Armée, et qui voulaient être l'État.
— Une droite du profit ne peut être qu'une droite clandestine. Le vieux mythe de la gauche était le même que celui du gaullisme de 1940 : la défense des vaincus. Il a justifié, tour à tour, les conventionnels, les révolutionnaires de 1848, les communards, les radicaux malins, les bolcheviks, les gauchistes de Mai... Un mythe politique est un domaine d'émotions, qui se logent dans les idées comme les bernard-l'ermite dans les coquilles des crustacés morts...
— La Commune a voulu assumer la France : à ce titre, elle fait partie de notre histoire. Mais elle n'a pas tué un seul Prussien.
— La Commune est bien vue des intellectuels, la révolution de 1848 mal vue. Pourtant, l'idyllisme enragé est bien antérieur à 1848 : Rousseau l'a connu, Saint-Just aussi. Le romanesque historique est devenu un des éléments fondamentaux de notre civilisation.
— Si vous l'écartez, que reste-t-il, dans le marxisme, du mythe révolutionnaire ?
— La propriété collective des moyens de production, ne croyez-vous pas ? Mais nos marxistes n'ont pas l'air de s'en douter. La gauche électorale a longtemps reposé sur l'anticléricalisme, surtout dans son lien avec la franc-maçonnerie... Ça tire à sa fin. J'imagine sans peine un marxiste sérieux qui répondrait à l'illusion lyrique gauchiste : "Le pouvoir du général de Gaulle, qui est le fils de son action pendant la guerre le fils, mais pas le frère ! eût été inconcevable sans le développement du secteur tertiaire". Songez que cette année, en France, ce secteur a dépassé les deux autres : paysans et ouvriers réunis. Mais l'objectif de nos âmes sensibles n'est pas la prise du pouvoir, c'est la prise de l'Odéon.
— Oui. À la Libération, la faune politicienne me prenait pour un amateur. Et moi, qui pourtant la connaissais, j'étais déconcerté par son incapacité de savoir ce dont elle parlait. La Révolution ? Le seul révolutionnaire, c'était moi. Bien sûr, il y avait les communistes, pour qui le mot signifiait la prise du pouvoir par leur parti. Et pourtant, bien des années plus tard, en mai 1968, leur chef a dit à notre ministre de l'Intérieur : "Ne cédez pas ! " Mais les autres !
— Quel mot capital ne tire sa force de sens superposés : Révolution, Dieu, amour, Histoire... ? Dieu veut dire créateur, juge, amour sacré, mystère du monde ; j'en passe...
— Il n'est aucunement nécessaire de définir Dieu, alors qu'il est nécessaire de définir ce qu'on veut changer, et les moyens par lesquels on veut le changer. Pourtant il existe, je n'en disconviens pas, de grandes époques obscures de l'Histoire. J'ai autrefois cherché à comprendre ce qui, à Byzance, séparait réellement les Bleus des Verts. Vainement. Alors que je comprends Rome.
— Je crois la métamorphose des mythes aussi peu prévisible que celle des œuvres d'art. À Leningrad, j'ai vu la chambre de l'Impératrice, aux murs criblés de portraits de Raspoutine. Je regardais passer les absurdités acceptées par tant de nos contemporains intelligents, avec la même surprise que j'ai lu, plus tard, les comptes rendus des procès de Moscou. Rome est peut-être intelligible, en effet (enfin, jusqu'à Tibère...). La Révolution d'Octobre aussi. L'acceptation de la culpabilité des accusés de Moscou, c'est une autre affaire ; et celle de l'affirmation que des C.R.S., qui n'ont tué personne, étaient des assassins ; qu'il fallait défiler, en Mai, avec de grandes banderoles " Vengeons nos morts ! ", alors qu'il n'y avait pas de morts ; que la Guépéou, et dans un autre domaine, mon ami Mao, représentaient la liberté. Après avoir représenté, pour d'autres et aussi intelligemment, l'homme au couteau entre les dents... Je voudrais comprendre les sorcières de mon époque.
— L'histoire des chimères n'est pas encore écrite.
— Bien que détruire le capitalisme n'ait jamais été pour vous fondamental...
— Je n'étais aucunement venu pour détruire le capitalisme, que je n'ai d'ailleurs pas défendu ; j'étais venu pour rétablir la France, contre les mythes qui détruisaient sa réalité. Lénine savait-il qu'il était venu pour rétablir la Russie ?
« Peut-être la politique est-elle l'art de mettre les chimères à leur place ? On ne fait rien de sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ?
— À certains égards, la France aussi est une chimère...
— Non. Les chimères sont ce qui n'existe pas. Le marxisme n'est pas une chimère. Ni Lénine. Ni Staline. Ni d'ailleurs Mussolini. La chimère, c'est le marxisme des intellectuels qui n'ont pas lu Marx. Vos âmes sensibles avaient sans doute lu beaucoup de choses de Jean-Jacques Rousseau, mais pas Le Contrat social qui, malgré sa légende, est un
livre puissant.
— Ce n'est pas seulement dans le domaine politique, que les chimères se succèdent.
— Vous avez rencontré le curé de Colombey ? C'est un bon prêtre. Il m'a dit, de l'extrême-onction : "J'ai presque toujours rencontré la même attitude, surtout chez les femmes : Monsieur le Curé, je vais faire ce que vous dites ; mais, voyez-vous, ça n'a pas beaucoup d'importance. Je n'ai jamais fait de mal à personne : le bon Dieu ne me chassera pas".
« Je reconnais qu'il serait intéressant de fixer ce que les catholiques croient. Les hommes ne savent guère quand ils meurent ; pourtant, ce prêtre a raison. Il y a plus de chrétiens pour croire que Dieu accueillera ceux qui n'ont jamais fait de mal, qu'il n'y en a pour croire à l'enfer. Nous acceptons trop l'idée que les hommes croient à leurs drapeaux. Chacun a sa petite foi personnelle dans son petit sac, croyez-moi, les marxistes comme les catholiques... Néanmoins, ce n'est pas tout à fait la même chose. À chacun sa République. Les chimères de l'esprit me font plutôt penser aux modes.
— Je n'ai jamais tiré au clair ce que je pense des modes. La mode féminine est un moyen d'accession sociale ; passons. Mais les siècles pendant lesquels les hommes doivent être barbus, les siècles pendant lesquels ils doivent être rasés... Dans le domaine de la religion, le problème est aussi mystérieux. Les âmes sensibles, liées à la comédie politique, deviennent évidemment des comédiennes — ou des suicidées. Les femmes dont parle le curé de Colombey ne sont pas des comédiennes.
Je pense à sa propre foi, que je ne saisis jamais. L'Église fait partie de sa vie, mais il dit au pape : « Et maintenant, Saint-Père, si nous parlions de la France ? » Il a fort peu cité Dieu, et pas dans son testament. Jamais le Christ. Je connais son silence sur quelques sujets capitaux, silence né d'une invulnérable pudeur et de beaucoup d'orgueil, si l'on peut appeler orgueil le sentiment : cela ne concerne que moi. Sa communion à Moscou est claire : il témoigne. Mais il ne communie pas qu'à Moscou. Je crois sa foi si profonde, qu'elle néglige tout domaine qui la mettrait en question. C'est pourquoi mon agnosticisme ne le gêne pas. (Aussi parce que je ne suis ni anticlérical ni antichrétien, en un temps où les intellectuels le sont si souvent, alors que ceux de sa jeunesse ne l'étaient pas : Péguy, Jammes, Claudel. Un agnostique ami du christianisme l'intrigue plus qu'il ne l'irrite, même s'il est aussi un ami de l'hindouisme). Sa foi n'est pas une question, c'est une donnée, comme la France. Mais il aime parler de sa France, il n'aime pas parler de sa foi. Un Dieu, Juge suprême, son inspirateur pour gracier les condamnés ou pour deviner le destin de la France ? Cette foi recouvre un domaine secret, qui est sans doute celui du Christ, et aussi d'une interrogation, non sur la foi, mais sur les formes qu'elle prend. Il a été frappé, quand je lui ai cité la phrase hindoue : Tout homme va à Dieu à travers ses propres dieux. Il m'a demandé un jour : « Que signifient pour vous les œuvres religieuses des colosses comme Beethoven et Victor Hugo, dont la foi chrétienne était confuse, et qui n'étaient pas pour autant des voltairiens ? » Du moins cette foi est-elle nourrie par deux millénaires. Profonde et mystérieuse. Un jour, l'un de ses plus proches collaborateurs, qu'il a chargé de rassembler les documents dont il aura besoin pour le prochain discours (au Canada ?), lui dit timidement :
— J'ai pensé que vous seriez peut-être amené à finir sur la volonté divine, et les documents sont là.
Il répond :
— Je vous remercie. Je n'ai pas peur de Dieu.
Bien entendu, sa phrase signifie : « Pensiez-vous que j'aurais honte de la référence à Dieu ? » Mais Freud ne prendrait pas à la légère la forme qu'il lui donne...
— Gide, dis-je, à la fin de sa vie, tenait beaucoup à une idée qui m'a toujours semblé singulière : "Pour moi, la religion est un prolongement de la morale".
Il avait d'abord, évidemment, pensé l'inverse...
— Le péché n'est pas intéressant. Il n'y a de morale que celle qui dirige l'homme vers ce qu'il porte de plus grand. La grandeur peut être petite, mais voilà, ça ne fait rien ! La religion ne peut pas plus être un prolongement de la morale, que la morale ne peut être une dépendance de la religion. Tout ça n'est pas sérieux. L'homme n'est pas fait pour être coupable. Le sérieux, c'est de savoir pourquoi les passions mortes politiques, morales, et ainsi de suite sont mortes. Et de défendre ce qui peut survivre, par des voies mystérieuses. Mais n'oubliez pas qu'André Gide était un écrivain à qui l'histoire ne posait aucune question, car, à ses yeux, elle n'existait pas.
« Comme c'est étrange ! Valéry a dit beaucoup de mal de l'histoire, mais il en a écrit quelques interprétations incomparables : c'était une querelle de ménage, Je suis content de lui avoir fait des funérailles nationales. À la fin de sa vie, l'histoire était ce que font les hommes : il la regardait distraitement mourir ».
Combien de passions avons-nous rencontrées, dont il ne restera rien de plus que de L'Action française pour nos étudiants de Nanterre qui en ont oublié jusqu'au nom, rien de plus que des passions politiques qui se débattent dans ce monde qui aura été le mien, comme les passions religieuses se seront débattues pendant tant de siècles ? Parmi mes lecteurs de moins de trente ans, parmi les lecteurs étrangers, qui se souvient que L'Action française a dominé la Sorbonne ? Qui supportera sans rire, dans cent ans, le vocabulaire : aliénation, structure, démystification , forces malthusiennes , frustration, civilisation de consommation ?...
Il reprend, un peu rêveusement :
— Quand j'ai dit : je suis venu pour délivrer la France des chimères qui l'empêchent d'être la France, on m'a compris. Pourtant, elles sont trop constantes, elles jouent un rôle trop important pour que nous puissions penser qu'elles bourdonnent autour de l'Histoire comme des mouches. Elles aussi se succèdent. Ont-elles une histoire ? Drôles de bêtes ! Elles vont de la puérile indignation méditerranéenne, à des domaines considérables : du gauchisme de la Rive gauche, au sentiment de vos âmes sensibles, qui se sont trouvées jadis en face de la guillotine. Hier, l'ombre des nuages passait à mes pieds pendant que je me promenais ; et je pensais que les chimères font partie de l'humanité de la même façon que les nuages font partie du ciel. Mais est-ce que les chimères se succèdent comme eux, ou comme les plantes ? Devant les grands arbres que vous connaissez, à droite de la porte, je pense souvent à l'histoire des nations. Elle est le contraire des nuages. Pourtant, assumer la France, en 1940, n'était pas un problème de jardinier !
« Donc, je regarde passer les chimères. Je rentre. Je retrouve ces livres. Ce qui a survécu et peut-être ce qui a donné forme à l'homme, comme les jardiniers successifs ont donné forme à mes arbres. Après tout, le mot culture a un sens. Qu'est-ce qui se continue — vous voyez ce que je veux dire — qu'est-ce qui ne se continue pas ? Il s'agit d'une opposition plus profonde qu'entre l'éphémère et le durable, vous comprenez bien : de ce qu'il y a de mystérieux dans la durée. Cette bibliothèque n'est pas une collection de vérités, opposée à des calembredaines. Il s'agit d'autre chose. Rien de moins clair que la victoire des œuvres sur la mort.
— Que relisez-vous ?
— Eschyle, Shakespeare, les Mémoires d'outre-tombe, un peu Claudel. Et ce qu'on m'envoie, qui fait généralement partie des nuages. Je réponds à tous ceux qui m'envoient des livres : ils pourraient aussi ne pas me les envoyer.
— Vous aimez encore Rostand ?
— On aime sa jeunesse. Mais je ne réfléchis pas à ma jeunesse, pas même à Claudel : je réfléchis aux œuvres capitales d'autres temps — dans une certaine mesure, d'autres civilisations. Je ne puis m'expliquer que par une image. Ceux que je relis (ajoutez Sophocle)...
— Autre général.
— ...me font l'effet d'étoiles éclairées par un même soleil invisible. Ils ont quelque chose en commun. Comme les arbres, bien que... Ils sont différents des nuages et des chimères : ils ont quelque chose de fixe. Une sorte de transcendance ? Donc, je me promène entre les nuages et les arbres comme entre les rêves des hommes et leur histoire. Alors, entre en jeu un sentiment qui m'intrigue. Ces grands poèmes (moi qui n'aime guère le théâtre, je ne relis actuellement que des poèmes dramatiques), je sais bien qu'ils n'étaient pas ce qu'ils sont pour nous ; je vous ai écrit autrefois ce que je pensais de votre théorie de la métamorphose. Mais pour l'histoire ? Vous disiez tout à l'heure que ce mot faisait partie de ceux dont la profondeur vient de sens multiples. Certes. Mais il faut comprendre ce que nous avons fait.
— Ce que vous avez fait.
— Ce que j'ai fait ne s'est jamais défini pour moi par ce que je faisais. Notamment pas le 18 Juin.
L'important — et, peut-être, pour tous les hommes qui ont été liés à l'histoire — n'était pas ce que je disais, c'était l'espoir que j'apportais. Pour le monde, si j'ai rétabli la France, c'est parce que j'ai rétabli l'espoir en la France. Comment être obsédé par une vocation sans espoir, je vous le demande ? Quand je serai mort, cet espoir ne signifiera plus rien, puisque sa force tenait à notre avenir, qui, évidemment, ne sera plus un avenir : alors, interviendra ce que vous appelez la métamorphose. Oh ! je ne crains pas qu'il ne reste rien de cet espoir. Une constitution est une enveloppe : on peut changer ce qu'il y a dedans. Quand ce qu'il y avait comptait, qui diable eût pu l'envoyer à la corbeille ? Mais le destin de ce qui comptait est imprévisible. Un homme de l'Histoire est un ferment, une graine. Un marronnier ne ressemble pas à un marron. Si ce que j'ai fait n'avait pas porté en soi un espoir, comment l'aurais-je fait ? L'action et l'espoir étaient inséparables. Il semble bien que l'espoir n'appartienne qu'aux humains. Et reconnaissez que chez l'individu, la fin de l'espoir est le commencement de la mort.
— Vous avez été, en effet, à plusieurs reprises, le symbole de l'espoir.
— Peut-être aviez-vous raison de dire que, pour beaucoup, le gaullisme se définissait par ce qui les séparait des politiciens. Mais pour moi, quand j'ai accepté le mot assez tard c'était l'élan de notre pays, l'élan retrouvé. C'est pourquoi le premier volume de mes Mémoires va s'appeler Mémoires d'Espoir. C'est aussi pourquoi je suis loin de préparer le second volume (ne parlons pas du troisième !) avec les mêmes sentiments. Ce que nous avons fait va se transformer, et je veux qu'il existe un témoignage : "Voici ce que j'ai voulu. Cela, non autre chose". C'est pourquoi je n'ai plus pour ministres que les nuages, les arbre, et, d'une autre façon, des livres.
— Vous connaissez la phrase : "Le frémissement d'une branche sur le ciel est plus important que Hitler".
— Et que le cancer, sans doute quand ce n'est ni le vôtre ni celui d'un être que vous aimez ! Phrase curieusement féminine.
— Elle est d'un homme, je crois.
— Je suppose que Hitler la disait à ceux qui préféraient se défendre avec des branches plutôt qu'avec des chars. Mais enfin, je comprends ce qu'elle veut dire. Depuis quelques mois, j'ai vu beaucoup de branches.
— On peut vouloir s'accorder à la vie qui n'est pas celle des hommes...
— J'aime les arbres ; j'aime aussi les bûcherons. Et puis, dans la phrase que vous avez citée, je crains que le mot important ne signifie simplement : durable. La branche n'était pas plus importante que Hitler, pour nos compagnons des camps d'extermination ! L'action historique n'est pas seulement celle d'un homme, même quand cet homme est Napoléon. Elle assume les passions les plus profondes, ou la détresse de beaucoup d'hommes, et elle les partage. Comment ne pas voir les arbres, ici ? Après tout, la France dure depuis plus longtemps que la plus ancienne branche du parc. Ne soyons pas dupes de l'éternité. Enfin, de la petite éternité des branches... L'éternité n'est pas nécessaire pour connaître les limites de l'action : le malheur suffit.
Pense-t-il aux promenades avec Anne ?
— Vous connaissez le dialogue de Moltke — quatre-vingts ans — avec Bismarck ?
— Lequel, mon général ?
— Après de tels événements, dit Bismarck, est-il encore quelque chose digne d'être vécu ? — Oui, Excellence, répond Moltke : voir grandir un arbre.
— Même d'un point de vue métaphysique ou religieux, délivrer les prisonniers d'un camp d'extermination n'est pas moins important que l'existence des arbres, et même des nébuleuses spirales. Malheureusement, l'histoire ne consiste pas qu'à délivrer...
À la branche, Dostoïevski opposait le Mal, et j'ai dit ce matin que le sacrifice ou l'héroïsme ne me paraissait pas moins profond que le mal. Mais il me semble que depuis vingt ans, pour le général, l'Histoire est un domaine dont tous les serviteurs se ressemblent. À mes yeux, il existe deux types d'hommes de l'Histoire, qui ne se rejoignent que par leur survie.
D'une part, les conquérants ; de l'autre, les libérateurs et ceux qui leur sont obscurément liés : Philopœmen et Vercingétorix nous émeuvent sans doute comme des libérateurs vaincus.
— Sans doute l'histoire ne consiste-t-elle pas qu'à délivrer, dit-il. Elle est l'affrontement. Avec l'ennemi, aussi avec le destin. Peut-être la grandeur ne se fonde-t-elle que sur le niveau de l'affrontement.
Il a toujours pensé en ces termes. Et sa pensée n'a pas changé, même s'il affronte la vie des arbres ou la dérive des nuages. Moi aussi, souvent. Mais il est enraciné dans la France, à l'égal de ses arbres. L'Histoire, pour lui, c'est l'action : les ombres des nuages se succèdent en se continuant sur cette vieille terre dont il contemple l'éternité. Pour moi, l'Histoire, c'est d'abord leur succession incertaine, le cours héraclitéen du fleuve. Et pourtant, comme lui, je ne puis m'accorder à la branche. Plus qu'une leçon, elle me semble une accusation... Il continue :
— Peut-être n'a-t-on pas pris assez conscience d'un fait évident, considérable pourtant : les hommes de l'Histoire sont nécessairement, des joueurs.
Lorsqu'il parle sur le ton de la confidence, son œil se plisse, et la confidence semble ironique :
— Saint Bernard n'était pas assuré d'écraser Abélard. Napoléon, le matin d'Austerlitz, n'était pas assuré de la victoire. À Borodino, il pense qu'il est vainqueur, puisque les Russes ont abandonné le terrain. "Combien de prisonniers ? — Sire, presque pas". C'est seulement alors qu'il comprend qu'il a livré une fausse bataille, et remporté une fausse victoire. Même Alexandre a dû se demander, avant la rencontre avec Porus, comment tournerait la campagne des Indes. L'incertitude de la grande politique n'est pas tellement différente de l'incertitude militaire.
« Enfin, dans quelques jours, 1970... Il ne reste qu'une génération pour séparer l'Occident, de l'entrée en scène du Tiers-Monde. Aux États-Unis, il est déjà en place.
— C'est la fin du temps des Empires...
— Pas seulement des Empires. Gandhi, Churchill, Staline, Nehru, même Kennedy, c'est le cortège des funérailles d'un monde.
Il lève les bras selon le geste que nous lui connaissons, mais que je ne lui ai jamais vu faire qu'en public.
Je pense au bûcher qui faisait tomber du cadavre de Gandhi les balles incandescentes, aux sifflets des trains russes qui annonçaient la mort de Staline à travers les solitudes sibériennes, aux escortes de Churchill et de Kennedy, aux éléphants de Nehru. Ma vie.
— Restent en place, dis-je, Mao, et, dans une certaine mesure, Nasser.
— Mao, oui. L'Islam, peut-être. L'Afrique, qui sait ?
Je ne pense pas à l'Afrique, mais à l'Asie de ma jeunesse. L'Asie du passé, l'Asie sans présent a basculé dans la nuit. Innombrables petits ballons porteurs de publicités lumineuses parmi les étoiles d'Osaka, défilés sans fin du peuple chinois devant la Cité Interdite, multitudes autour de Gandhi, avec les fleurs qui tombaient des arbres lorsqu'il commençait à parler... Un milliard d'hommes, presque semblables depuis mille ans, et maintenus dans leur passé par l'Europe. Aujourd'hui, le grondement impatient de tout ce qui n'est pas l'Europe, mais aussi, en effet, les funérailles d'un monde ; et bientôt, l'Afrique ?
Je pense à mon avion de 1959 dans l'aube au-dessus des immenses marécages du Tchad ; au soldat noir évanoui sous le modeste soleil de la Concorde, le 14 Juillet où l'on distribuait les drapeaux de la Communauté... Et au président Senghor, à la négritude qu'il proclamait, pendant que la reine mérovingienne de la Casamance suivie de son grand chat entraînait ses fidèles sous la chute étincelante des kapoks vers les arbres sacrés. Senghor, aussi, annonçait l'entrée en scène du Tiers-Monde... Dernière plongée dans l'Asie, milliers de glaïeuls inclinés d'un seul geste, Mao, Cité Interdite, grand soleil de Chine à travers les rideaux de soie blanche... En 2000, le Tiers Monde sera-t-il dressé en face de la civilisation qui conquiert la Lune et perd sa jeunesse, et où les étudiants se font flamber comme des bonzes ? Tous ceux qui se trouvent dans cette pièce seront morts... Il disperse sans s'en apercevoir les cartes à jouer sur la table verte et regarde tomber la neige de l'Austrasie.
— On dressera une grande croix de Lorraine sur la colline qui domine les autres. Tout le monde pourra la voir, et comme il n'y a personne, personne ne la verra. Elle incitera les lapins à la résistance.
Du côté de la colline, il y a seulement, si loin que porte le regard, l'ondulation de la forêt mérovingienne.
— Staline avait raison : à la fin, il n'y a que la mort qui gagne.
— Peut-être, dis-je, l'important est-il qu'elle ne gagne pas tout de suite ?... Peut-être est-ce le même problème que celui que vous posiez au sujet de la bibliothèque, et qui se pose au sujet du musée... En face des nébuleuses spirales, l'Union Soviétique, la France, les deux mille cinq cents ans d'Eschyle !... Pourquoi l'homme, contre la mort, veut-il passionnément gagner la première bataille ? L'Égypte pensait qu'après des millénaires, les momies, les statues, les pyramides ne protégeaient plus le pharaon. Mais elle élevait les pyramides.
— Il faut bien !...
Il a soixante-dix-huit ou soixante-dix-neuf ans. « Je ne prétends pas que l'âge n'ait pas joué dans ma décision », a-t-il dit. Il me semble maintenant beaucoup plus âgé que moi : on ne voit vieillir que les autres. Son autorité reste saisissante, et il ne dialogue pas avec la vieillesse, mais avec un qu'importe stoïcien qui concerne parfois l'Histoire qu'il a faite. La mort n'a pas d'importance, mais la vie en a-t-elle beaucoup plus ? Dans la solitude de Colombey, ces Mémoires sont sans doute écrits en marge d'un dialogue distrait avec la mort. Et pourtant ?... Il a cité, dans un discours de 1940 : « Homme de la plaine, pourquoi gravis-tu la montagne ? — Pour mieux regarder la plaine... » Naguère, lorsque je faisais allusion au sentiment religieux, il me répondait par son geste qui semblait chasser les mouches.
— Des malheureux, qui généralement n'ont rien fait, m'ont reproché "mes changements". Le monde dans lequel je devais agir n'a pas changé, non ? Comme si une politique continue était une politique toujours semblable ! Ils s'imaginent sans doute que vivre consiste à imiter son enfance, et à vouloir à tout prix des confitures !
— Je ne crois pas qu'en une génération, le monde ait jamais changé à ce point, même lors de la chute de Rome...
— L'âme réelle de toute politique était la nation. Après la bombe, la nation reste-t-elle ce qu'elle était ? On ne dira pas longtemps que la bombe atomique n'est pas autre chose qu'une bombe plus puissante que les autres. Des spécialistes sont venus me dire maintes fois : les découvertes ne nous apportent pas autre chose que la multiplication de nos propres moyens. Oui, oui... Je ne crois pas, voyez-vous, que le microscope électronique ne soit qu'une énorme paire de lunettes : ce qu'il nous fait découvrir n'est pas ce que nous cherchions. Il résout quelques-uns de nos problèmes ; il apporte aussi les siens. Nous n'en avons pas fini avec la bombe atomique. Le plus puissant moyen de guerre a commencé par apporter la paix. Une paix étrange, la paix tout de même. Attendez la suite.
« Avec le développement de ce que vous appelez le secteur tertiaire, que devient l'ancienne lutte des classes ? Vous avez dit, en Mai, une phrase que j'approuve : le drame des étudiants n'est aucunement un drame universitaire, c'est une crise de civilisation. Le mois de Mai a créé beaucoup de romanesque, — avec un mort, et encore, par accident ! Mais dans quelle mesure la jeunesse française est-elle touchée ?
— Un apiculteur, ici, dit Mme de Gaulle, affirme qu'en Mai, dans toute la France les abeilles étaient enragées aussi.
Je me souviens de l'hôtel Lapérouse, lors de son retour : « Si avant de mourir, je puis revoir une jeunesse française... » Je réponds :
— Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu'on a appelé la défaillance de l'âme. Peut-être y a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l'empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans transcendance...
— Qu'est-ce qui permet aux heures de passer, dans la solitude ? Concevez-vous que ce que vous venez d'appeler une valeur suprême ne soit pas une valeur religieuse ?
— La raison, la vérité peut-être ; le destin du prolétariat pour Marx... Le nihilisme ne remplace pas plus ces valeurs à l'université de Berkeley qu'à celles de Tokyo. Mais Robespierre croyait réellement à la raison et à la nation. Et à ce qu'il faut faire pour assurer leur victoire. Jusqu'à la guillotine, il l'a fait. Saint-Just ne s'est pas mis à quatre pattes devant les Strasbourgeois. Saint Bernard ne s'est pas mis à quatre pattes devant les étudiants. L'Université ne sait pas ce qu'elle veut, l'État occidental ne sait pas ce qu'il veut, l'Église ne sait pas ce qu'elle veut. En fait, les étudiants non plus. Croyez-vous qu'une seule civilisation, avant la nôtre, ait connu la mauvaise conscience ?
« Aucune n'a été si puissante, aucune n'a été à ce point étrangère à ses valeurs. Pourquoi conquérir la Lune, si c'est pour s'y suicider ? »
La lumière change, parce que la neige recommence à tomber. La nouvelle lumière fait briller, en face de moi, les petits jeux en fil de fer, machines de cosmonautes sur le sol de la Lune.
— Il fallait rendre sa chance à la France.
— Une valeur suprême n'est pas une valeur supérieure, c'est une valeur invulnérable. Donc...
— Après le suicide de ceux-ci, d'autres viendront. Il est étrange de vivre consciemment la fin d'une civilisation ! Ce n'est pas arrivé depuis la fin de Rome : ce qui précède la Révolution française et la Révolution américaine n'est pas une fin de civilisation, c'est seulement la fin d'une société. Quelle peut bien être la date de la première neige ?
— Les intellectuels romains attendaient le stoïcisme, et la Stoa n'a pas pesé lourd en face du christianisme qu'ils ignoraient.
— Elle était désespérée, la Résurrection ne l'était pas : l'espoir est toujours vainqueur.
— Le problème le plus dramatique de l'Occident est-il celui de la jeunesse, ou celui de la démission de presque toutes les formes d'autorité ? Les zazous ont précédé les hippies et les contestataires, mais les professeurs d'alors ne devenaient pas zazous. Valéry me disait de Gide : "Je ne peux pas prendre au sérieux un homme qui se soucie du jugement des jeunes gens". Je lui répondais que la jeunesse et les jeunes gens, ce n'est pas la même chose.
— Bien sûr : comme la France et les Français. Mais quelle civilisation, avant la nôtre, a connu de grands vieillards ennemis de leur jeunesse ? Vous disiez que les professeurs du Moyen Âge ne devenaient pas zazous. Voyez-vous, il y a quelque chose qui ne peut pas durer : l'irresponsabilité de l'intelligence. Ou bien elle cessera, ou bien la civilisation occidentale cessera. L'intelligence pourrait s'occuper de l'âme, comme elle l'a fait si longtemps du cosmos, de la vie tout court, d'elle-même, que sais-je ? Elle s'est occupée de la vie historique : la politique, au grand sens. Plus elle s'en occupe, plus elle devient irresponsable. En Russie, en Chine, elle ne l'est pas. Montesquieu m'eût dit des choses importantes. Mais quand j'ai interrogé nos intellectuels, ils m'ont dit des choses qui n'avaient pas de conséquences. Vous comprenez ? Ils jouaient un rôle. Souvent avec désintéressement, parfois avec générosité. Avec générosité, mais sans conséquences. Or, la bêtise peut parler pour ne rien dire ; l'intelligence, non. Vous verrez. Il faudra en revenir à savoir ce qu'on pense. On peut se battre pour des passions confuses, on ne peut pas – vous voyez ce que je veux dire ? – se battre toujours pour des calembredaines. Ça finit par la vente des journaux gauchistes sur les boulevards ; non certes par manque de courage ! mais parce que ce courage ne rencontre jamais son ennemi. Si j'avais dit à Staline que bientôt, chez nous, les adversaires proclamés de l'État (du gouvernement, si vous voulez) ne parviendraient pas à se faire arrêter, il aurait pensé que je devenais fou.
Comment avez-vous commencé, avec Staline ?
Pendant au moins une minute, personne n'a parlé. C'était long. Puis...
Il hausse les épaules :
Puis, je croyais qu'il allait me parler de l'Europe, ou de ses gens de Lublin, puisqu'il tenait tellement à eux ! Et il m'a dit : "Alors vous venez me redemander Thorez ?" Il a enchaîné : "À votre place, je ne le ferais pas fusiller : c'est un bon Français". J'ai répondu : "Le gouvernement français traite les Français en fonction de ce qu'il attend d'eux. Et vous ?"
Le général ne raconte guère. « Les poulets de Staline, c'est bon pour Churchill ». Mais d'autres le remplacent. Je connais le banquet du Kremlin, avec l'imprudent ministre russe qui porte un toast à Staline, ce qui ne se fait pas. Staline lève le verre de sa propre vodka, qui est de l'eau, car il ne boit d'alcool que dans son appartement : « Le camarade Un tel est ministre des Transports ; et si les Transports ne marchent pas (Staline écrase son verre sur la table)... Il sera pendu ». C'est en pensant à cette scène, que le général m'a dit : « Il était un despote asiatique, et se voulait tel ».
Puis, le gouvernement de Lublin, que le général n'acceptait pas de reconnaître. Le banquet fini, il va se coucher. À trois heures du matin, Molotov, qui n'a pas trouvé Bidault, ministre des Affaires étrangères, vient chez Gaston Palewski : « Voulez-vous dire au général de Gaulle que le maréchal va faire projeter un film pour lui ? » Le général descend dans la petite salle du Kremlin. Film patriotique, avec les soldats allemands qui tombent en gros plan l'un après l'autre. À chaque mort, la main de Staline se crispe sur la cuisse du général. « Quand j'ai jugé qu'il m'avait fait assez de bleus, j'ai retiré ma jambe ». Hitler vivait encore... Au matin, le pacte franco-soviétique a été signé. La neige était sans doute celle qui nous entoure plus épaisse...
Serge Eisenstein m'avait confié, lorsqu'il avait reçu l'ordre d'interrompre sa mise en scène de La Condition humaine : « On m'a laissé en paix quand j'ai fait le Potemkine, parce que j'étais presque inconnu, parce qu'on me donnait six semaines pour faire le film, et que si ça tournait mal, tant pis pour moi. J'avais vingt-sept ans. Mais je ne demanderai pas maintenant audience à Staline, parce que, s'il ne comprend pas, il ne me restera qu'à me tuer ».
Il m'avait décrit, en 1934, une scène semblable avec Chaplin, lorsqu'il avait montré à celui-ci les photos des décapitations chinoises. Shakespeare faisait reprendre, par des personnages mineurs, les plus grandes scènes de ses chefs-d’œuvre : Dieu aussi. Et comment Eisenstein est-il mort ?
— Voici la seule chose intéressante qu'on m'ait racontée sur Staline, dit le général. Il se croit seul, alors que Molotov est derrière lui. Il couvre des deux mains de grandes parties du globe terrestre qui se trouve dans son bureau ; puis, d'une seule main, l'Europe, et murmure : "C'est petit, l'Europe..."
« Mais j'ai rencontré Staline, je n'ai pas rencontré la Russie. Ma Pologne, c'était le contraire. Je regrette : la Russie, ça compte !
— Ce que la vie en Union Soviétique vous aurait apporté, c'est la merveilleuse extravagance que tant de grands écrivains russes ont suggérée, et qui existe toujours. Staline citait : "Chez nous, il y a Sparte et Byzance. Quand c'est Sparte, c'est bien". Il n'y a pas que Byzance, pour s'opposer à Sparte : il y a les ivrognes inspirés, le comique soviétique, qui n'est pas plus gai que le comique russe, et un domaine difficile à définir. J'ai connu, en 1934, le chef de la police pour le Grand Nord. Les indigènes reçoivent de l'alcool qui les tue. Il faut y mettre ordre. Après des semaines de traîneaux à chiens, mon chef de la Guépéou arrive dans une sorte d'isba sur l'Océan glacial. Des bouteilles de vodka, un Russe mort conservé par le froid ; des pingouins ou d'autres bestiaux, et, sur ce qui a servi de table, une page du journal de San Francisco, une annonce matrimoniale entourée au noir de tison : "Jeune fille bien sous tous les rapports, désire épouser Russe, Sibérien de préférence, situation comparable à la sienne". Date du journal : 1883. Des paquets de roubles à côté, maintenus par une pierre... Et le club de Rostov, formé presque uniquement d'amputés, parce qu'il avait pour raison d'être de coller sur les bulbes de la cathédrale, des affiches faites de feuilles de carnets (il n'y avait pas de papier) : Dieu est un traître. Comment ne se sont-ils pas retrouvés au bagne (ça a fini ainsi, je suppose. Mais je me trouvais à Rostov avant les purges), puisque Dieu avait trahi en livrant la Russie aux bolcheviks ? Mystère. Mais Dieu réglait la question : chaque année, quelques colleurs d'affiches tombaient, se cassaient une jambe ou un bras et les éclopés prenaient leur vodka avec les copains qui allaient se casser la jambe l'année suivante. "La Russie est toujours pleine de Karamazov !", disait Ehrenbourg. C'est avec lui que j'ai connu mon plus beau numéro russe. Dans je ne sais quelle ville de Sibérie, les usines affichent, sous la signature de Staline : les relations sexuelles sont désormais interdites. Nombreux discours : Camarades, tout ce temps employé à des satisfactions individuelles est perdu pour la production ! La sexualité est pire que la vodka !" Alors, dit Ehrenbourg, je vais à poste, je demande communication télégramme. Postière, blonde avec nattes, vingt ans : Camarade Ehrenbourg, j'ai déchiré. Il disait : Relations sexuelles entre hommes sont interdites. Idiots, à Moscou ! comme s'il pouvait y avoir relations sexuelles entre hommes ! Alors, très pas content, j'ai dit : camarade postière, vous, idiote ! dourak !"
« De telles anecdotes sont innombrables. Et je ne crois pas qu'elles ne signifient rien.
— Non.
— Elles se mêlent, comme dans les romans russes, au domaine profond. J'ai vu, l'année dernière, un komsomol bouleversé pour avoir lu un cahier où était copié l'évangile selon saint Jean, cahier manuscrit qui coûtait aussi cher que les œuvres complètes de Tolstoï. J'ai écouté une psychiatre (maintenant, à Moscou, on peut parler : la main de la police est au-dessus des têtes, très proche d'elles, mais elle ne les tient plus à la gorge) qui m'a dit : "Je viens de soigner un fils de commissaire du peuple. Question traditionnelle : Que rêves-tu le plus souvent ? — Que je suis enfin seul. Seul contre tous les autres. Seul contre tout le monde". Jadis Boukharine, arpentant avec moi la place de l'Odéon entourée de tuyaux d'égouts tirés de leurs tranchées, m'a confié distraitement : "Et maintenant, il va me tuer..."
« Ce qui fut fait.
« Je pense beaucoup aux Polonais, sans doute parce que j'ai de l'amitié pour l'officier-adjoint du général Anders. Entre la Pologne et la Russie, nous sommes dans une relation presque aussi lointaine qu'entre la Chine et la Corée... À l'entrée en guerre (si l'on peut dire !) de l'Union Soviétique, les prisonniers polonais des Russes sont alignés militairement pour écouter l'officier polonais qui va leur dire qu'ils doivent entrer dans l'armée de libération polonaise, aux côtés de l'Armée Rouge : l'officier s'avance lentement, appuyé sur deux cannes parce que le mois précédent, il a été torturé par les Russes...
« Vous vous souvenez de Staline hilare devant les photographes du pacte germano-soviétique ? Évidemment, il en avait vu d'autres. Djilas, qui l'a rencontré peu de temps avant ou après vous, dit qu'il était pelé. Moi, j'avais rencontré, dix ans plus tôt, un robuste capitaine de gendarmerie, silencieusement intéressé par le monde, la terreur, sa pipe et sa moustache droite...
— Quand je l'ai rencontré, il était un vieux chat tout-puissant. Pelé ? Ça pouvait aller avec Byzance. Un chat au coin d'un bûcher : ce chat était un fauve. Il ne se réclamait que de l'avenir, et ne m'a impressionné que par son enracinement dans le passé.
— Le passé est toujours là, en Russie ! Dans le bureau de Lénine, près des cartes des fronts de la guerre civile, la pile des œuvres de Marx supporte un petit pithécanthrope darwinien de bronze, offert par un industriel des États-Unis qui voulait créer des usines de crayons, puisque le gouvernement soviétique avait décidé d'apprendre aux enfants à écrire. La culture, quoi ! J'ai vu le drame tiré de Dix jours qui ébranlèrent le monde. Saisissant, mais mythe pur, bien plus que l'Octobre génial d'Eisenstein. Le lendemain, j'ai visité le musée Marx-Engels. Assez vide pour que je trouve dans la dernière salle quelques couples d'amoureux embrassés plus tranquillement que sur les bancs du square... En marge, bien entendu, la résurrection colossale de Leningrad, le cimetière aux cinq cent mille morts, le monument pompier mais épique de Stalingrad qui, lui, est vraiment un monument de Sparte...
— Et, au-delà du pittoresque ?
— J'ai connu Staline chez Gorki : narquois et farfelu. La jovialité silencieuse. Puis, le vrai. Je crois qu'il était gouverné aussi profondément que vous par la volonté de rassembler — par une passion statistique : Si nous tuons tous ceux qui ont connu ceux qui ont connu, etc., nous atteindrons les vrais coupables, ou nous les paralyserons. "Avec moi, il n'y aura jamais de Franco". L'innocence des gens qu'il tuait ou envoyait au bagne ne l'intéressait pas. Souvenez-vous de sa réponse à Djilas, qui se plaint des viols de l'Armée Rouge en Yougoslavie : "Elle en a suffisamment subi pour qu'on ne lui demande pas de comptes !" Et surtout ce qui, pour moi, le peint plus que le reste, et beaucoup mieux que les procès tous les prisonniers russes envoyés au bagne, évadés compris.
— L'obsession statistique n'explique pas le despote. Il la rejoint.
— Vous vous souvenez du dialogue avec Boukharine, encore au pouvoir : "Pour régler la question des koulaks selon ta théorie, dit Boukharine, il faudrait d'abord en tuer huit millions. — Et alors ?"
« Puis, il y a eu ma dernière conversation avec Kossiguine. On pouvait bien me dire qu'il était un politicien, il n'en était pas moins le seul survivant des trois directeurs du Plan les deux autres, tués par Staline ; il n'en avait pas moins été le maire de Leningrad pendant la bataille, et je me souvenais du plus grand cimetière civil du monde. Mais l'entretien était le même qu'avec Chou En-lai : le mélange, si singulier pour nous, de prises de puissantes positions historiques, et d'affirmations qui eussent été les mêmes s'il avait tenu son interlocuteur pour un demeuré. Il m'a parlé du coupable pouvoir personnel de Mao, et du progrès de l'humanité : "Les hommes ne peuvent être cousus dans un pantalon uniforme, sous peine de n'être plus que des soldats ! Le temps des fanatiques est révolu". Après quoi : "Il y a autant de différence entre le Parti que vous avez connu, et celui d'aujourd'hui, qu'entre la Moscou que vous avez connue, et celle d'aujourd'hui". Tiens, tiens ! Je pense d'ailleurs que c'est vrai. Mais non que le Parti a cessé d'être le Parti. Obsédé par Mao, par sa volonté de conquête de l'Asie. Mais aussi par :
"Sur quoi s'appuie-t-il ? L'intelligentsia est contre lui. Il est la dictature, et aboutit au capitalisme. Lui mort, ce sera le vide. Tout ce qu'il fait est fondé sur la peur. — La peur est une grande puissance, Monsieur le Président". Tout à coup, il passe au sérieux : il se peut que les Chinois finissent par intervenir au Viêt-Nam... (où l'Union Soviétique n'intervient pas, comme chacun sait !). Ils sont pour la guerre, alors que nous sommes pour la paix. — À votre avis, Monsieur le Président, les États-Unis emploieront-ils la bombe atomique ? — Non. — Les Chinois parlent constamment de la guerre, mais ils ne la font pas. Même au Viêt-Nam. Je ne suis pas certain que les forces de paix puissent faire la paix, mais je suis certain que les forces de guerre, provisoirement, ne peuvent pas faire la guerre... "
« La neige tombait comme ici, mais à gros flocons, et devant cette fenêtre qui avait été celle de Staline, je pensais au discours que j'avais fait sur la permanence des nations : "Staline, regardant tomber par la fenêtre du Kremlin la neige qui ensevelit les Chevaliers teutoniques et la Grande Armée..."
« En le quittant, en 1934, je pensais, dans le petit square en bas du Kremlin, à cet immense pays misérable, menacé de si près par Hitler, et déjà enragé de rivaliser avec la colossale Amérique. Je regardais les tours médiévales au-dessus de moi, en pensant à la Garde impériale des gratte-ciel de Manhattan, et aussi aux steppes de Sibérie où brûlaient, comme un début d'incendie, les lumières des grands complexes industriels encore dans la solitude.
« Mais mon dernier souvenir russe ne concerne ni Staline ni ses successeurs. Un de mes amis, émigré en 1918, me demande d'aller voir sa mère à Moscou, et de l'aider. Ce que je fais. Quelques mois après mon retour, nous sommes au cinéma, et il me dit soudain : "Ma mère ressemble maintenant à cette vieille femme sur l'écran, n'est-ce pas ?"
La voiture aux pneus cloutés qui va nous reconduire à Bar vient d'entrer dans la cour. Le général nous accompagne, et ajoute, comme s'il ne voulait pas mettre fin à cette hospitalité modeste et souveraine sans retrouver l'essentiel :
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : j'entends qu'il n'y ait rien de commun entre moi et ce qui se passe.
— Avant dix ans, il s'agira de vous transformer en personnage romanesque. Il rôdera encore, je ne sais où, un vague 18 juin, une vague décolonisation.
— Une vague France ?
— Une vague France. En face, les sages. Alors, chez les gaullistes encore vivants, il adviendra quelque chose d'imprévisible. Et chez les jeunes, oh ! plus tard ! quelque chose du même genre.
Quand Joinville écrit sa Vie de Saint Louis, il est vieux. Allons ! Jeanne d'Arc avait raison à Patay, autre 18 juin, celui de 1429. Et alors ? La réalité que vous avez empoignée ne sera pas votre héritière : les personnages capitaux de notre histoire sont dans tous les esprits, parce qu'ils ont été au service d'autre chose que la réalité.
Il répond, avec une lassitude qui semble ignorer la fatigue :
— En politique, il y a une stratégie, qui s'appelle sans doute l'histoire. Et une tactique ; parler de celle-ci n'est pas plus sérieux que de parler d'escrime. Chacun connaît la phrase de Napoléon : "La guerre est un art simple, et tout d'exécution". Il est sage de réfléchir avant d'agir, mais l'action ne naît pas directement de la réflexion. C'est autre chose. Je vous l'ai dit : un destin historique est inséparable de beaucoup d'erreurs. Je ne me suis pas trop trompé sur la France, ni sur ce qu'il fallait faire pour elle. Pourtant, j'ai cru que la Russie serait incapable de fabriquer la bombe ; qu'en 1946, la guerre s'approchait inéluctablement ; qu'en 1947, la France n'en pouvait plus. En 1960, Adenauer m'a dit que si les socialistes prenaient le pouvoir à Bonn, ils traiteraient avec Moscou. Nous nous trompions. Mais je ne me trompais pas sur le destin de la France. Je ne me trompais pas en affirmant que Pétain n'irait pas à Alger. Vous aviez raison de dire : quand on passe par Montoire, on finit par Sigmaringen. Il ne faut jamais passer par Montoire. Mais il advient que l'on pense, avec raison, que la France doit s'opposer à tout prix à la reconstitution d'un Reich, et que l'on aille porter une couronne au Soldat Inconnu allemand. C'est le temps, qui fait l'Histoire. Si le destin de la France passe par l'indépendance de l'Algérie, qu'il y passe ; par notre mariage avec l'Allemagne, qu'il y passe ! Regretter l'indépendance algérienne n'était pas gai. Mais le sérieux, c'était de savoir que nous avions la charge du destin de la France. Au contraire de ce que pensent les politiciens, les politiciens ne font rien : ils rassemblent des terres, en attendant de les perdre, et ils défendent des intérêts, en attendant de les trahir. Le destin s'accomplit par d'autres voies.
« Savez-vous ce qui pourrait bien être la réalité ?
« Ces malheureux croient que je me suis trouvé en face de M. Mitterrand, de M... comment, déjà ? Poher. En fait, je me suis trouvé en face de ce dont vous parliez tout à l'heure. La France a été l'âme de la chrétienté ; disons, aujourd'hui, de la civilisation européenne. J'ai tout fait pour la ressusciter. Le mois de Mai, les histoires de politiciens, ne parlons pas pour ne rien dire. J'ai tenté de dresser la France contre la fin d'un monde. Ai-je échoué ? D'autres verront plus tard. Sans doute, assistons-nous à la fin de l'Europe. Pourquoi la démocratie parlementaire (la distribution des bureaux de tabac !) qui agonise partout, créerait-elle l'Europe ? Bonne chance, à cette fédération sans fédérateur ! Mais enfin, faut-il qu'ils soient bêtes ! Pourquoi la vocation de la France serait-elle celle de ses voisins ? Et pourquoi un type de démocratie dont nous avons failli mourir, et qui n'est pas même capable d'assurer le développement de la Belgique, serait-il sacré, quand il s'agit de surmonter les obstacles énormes de la création de l'Europe ? Je n'ai jamais cru bon de confier le destin d'un pays à ce qui s'évanouit quand ce pays est menacé. Confions-lui l'Europe !...
« Ils sont obsédés par la démocratie depuis qu'il n'y en a plus. L'antifascisme a bon dos. Quelle démocratie ? Staline, Gomulka, Tito, hier Peron ? Mao ? Les États-Unis ont eu leur monarque : Roosevelt, et le regrettent. Les illusions de Kennedy sont condamnées. L'Europe, vous le savez comme moi, sera un accord entre les États, ou rien. Donc, rien. Nous sommes les derniers Européens de l'Europe, qui fut la chrétienté. Une Europe déchirée, qui existait tout de même. L'Europe dont les nations se haïssaient avait plus de réalité que celle d'aujourd'hui. Oui, oui !
Il ne s'agit plus de savoir si la France fera l'Europe, il s'agit de comprendre qu'elle est menacée de mort par la mort de l'Europe.
« Après tout, qu'était l'Europe, au temps d'Alexandre ? Les bois que vous avez vus, que je vois chaque jour... »
Ce matin, ils s'étendaient derrière lui à l'infini, et prenaient une insidieuse présence, lorsqu'il faisait d'eux un interlocuteur.
— Les étudiants enragés, péripéties ! On a fait des confessionnaux pour repousser le diable, puis on a mis le diable dans les confessionnaux. La vraie démocratie est devant nous, non derrière : elle est à créer. Bien entendu, il y a une autre question, qui domine tout : dans la première civilisation sans foi, la nation peut gagner du temps, le communisme peut croire qu'il en gagne. Je veux bien qu'une civilisation soit sans foi, mais je voudrais savoir ce qu'elle met à la place, consciemment ou non. Bien sûr, rien n'est définitif.
Dans le domaine de l'esprit, que se passerait-il si la France redevenait la France ? Je suis payé pour savoir que le rassemblement des Français est toujours à refaire. Tout de même, cette fois-ci, il se peut que l'enjeu la concerne à peine. Enfin ! j'aurai fait ce que j'aurai pu. S'il faut regarder mourir l'Europe, regardons : ça n'arrive pas tous les matins.
— Alors, la civilisation atlantique arrivera...
— La France en a vu d'autres. Je vous ai dit autrefois : ça n'allait pas très bien le jour du traité de Brétigny, ni même le 18 juin.
Nous arrivons à la porte. Le général nous tend la main et regarde les premières étoiles, dans un grand trou de ciel, à gauche des nuages :
— Elles me confirment l'insignifiance des choses.
L'auto démarre. Toujours la neige blanche sur les arbres noirs. Le maintien de la France contre tout, la Résistance misérable, toute cette aventure désespérée, illusions ! La décolonisation, la fin du drame algérien, l'homme qui signifiait la France ravagée parlant d'égal à égal avec le président des États-Unis, illusions ! Je me souviens d'un syndicaliste des émeutes de 1934 ; il portait un drapeau rouge et noir, et les responsables politiques, devant la police qui chargeait, criaient : « Roulez les drapeaux ! — Oui, oui : ne nous pressons pas... »
Lumière de la neige, siècles de pénombre où se dressèrent les clochers mérovingiens ; temps où les horloges veillaient sur la chrétienté, avec l'indifférence de leur aiguille unique et sereine... La petite pendule de Senghor sonne un coup dans le bureau climatisé de Dakar, et l'air chaud tremble derrière les fenêtres. Fait-il beau à Dakar ? Les chefs des nouvelles nations africaines, qui ne pensent à l'Europe que pour l'aide qu'elle leur apporte, rêvent-ils à l'unité de l'Afrique ?
Un grand Noir suit son âne dans une ruelle déserte. Qu'importent au général de Gaulle l'Afrique, Mao qui vient de reconquérir la Chine, les passions qui se sont abattues sur les nations comme de grands rapaces qu'importent même les nations ? Et qu'importent à Mao, qu'importent à la reine de la Casamance, l'éphémère tourbillon de cette si vieille neige, et ses compagnons éternels, les nuages au-dessus des clochers survivants et des cimetières disparus ? Je pense aux sauvages de Bornéo, tous porteurs, dans leur brousse, de montres-bracelets arrêtées. Je pense aussi, sans doute parce que je crains obscurément d'avoir vu le général pour la dernière fois, à la maison de Nehru, — et à Bénarès.
Je suis la mort de tout, je suis la naissance de tout La parole et la mémoire, la constance et la miséricorde Et le silence les choses secrètes...
Le Gange emportait des reflets bleus et rouges dans la nuit.
Prononce maintenant les inutiles paroles de la sagesse...
Lumignons dans les impasses de Bénarès, et jadis, au fond des ruelles d'Ur ou de Babylone, avec des aboiements au fond de la nuit constellée. À Provins, en 1940, notre colonel attendait les ordres ; comme il ne faut jamais laisser les soldats désœuvrés, les futurs combattants des blindés, au repos, avaient pour instruction de chercher des trèfles à quatre feuilles... Je pense à la réverbération de la lune qui emplit soudain notre char, pendant que nous foncions sur les lignes allemandes... Au soir de juin 1940, plein de roses dans la canonnade et le brouillard d'été, où les paysans brûlaient leurs meules avant la nuit. À l'aumônier mort aux Glières. Par une nuit de neige comme celle qui vient, nous avancions en file indienne. Il portait le fusil mitrailleur. Je ralentis pour l'attendre, et lui dis : « À quoi réfléchissez-vous ? — À rien : j'essaie de voir le Christ... » Lorsqu'il dut prononcer la première prière pour les morts du maquis, il dit seulement : « Mon Dieu qui m'écoutez, donnez-nous la générosité... » Soir, tombe doucement dans les tourbillons de neige ! Voici la fin du temps de cet homme, et du mien. La fin du temps de la marche de Gandhi vers l'Océan pour y recueillir le sel, et de la marche de Mao vers le Tibet pour y recueillir la Chine. Hitler, dans le bunker de Berlin, entendant les premiers chars russes, Nehru se souvenant des brins d'herbe de sa prison et des écureuils roulés en boule. Troupes de Mao suspendues au pont devant les mitrailleuses. Viêt-Minh vainqueur du napalm, seins ensanglantés des Indonésiennes devenues les blasons des partis tour à tour vainqueurs. Banales nuits d'Indochine, écroulement des dominos chinois, violons monocordes, discours des usuriers chettys avec leur bruit de grille raclée, disputes au fond des marécages criblés de lucioles. Villes des Indes abandonnées aux paons ou aux singes, bourgades devenues des capitales. Et le mystère du monde, comme les yeux phosphorescents du chat invisible dans la nuit de Dakar. L'armée allemande qui chantait sur nos routes, les villes allemandes où nous sommes entrés au début de 1945, entre toutes ces fenêtres où les draps de lit faisaient office de drapeaux blancs. L'auto s'éloigne, et je revois le général aux funérailles de Jean Moulin, menhir dans sa longue capote battue par le vent glacé.
"Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège..."
Messages de Londres dans le maquis, parachutes multicolores éclairés par nos feux nocturnes ; premiers policiers allemands quand nous avions dans notre poche notre premier revolver ; expéditions dans l'aube à travers le meuglement des bestiaux réveillés ; camarades évadés et camarades morts, chambrées de prisonniers de la Gestapo ; camps d'extermination où erraient les ombres trébuchantes de notre misérable et poignante Iliade ; foudre intruse dans le parc de l'Élysée ; barricades d'Alger, dernière conférence de presse hérissée d'appareils de télévision, sur la minuscule scène du salon Murat où avaient lieu les ballets qui suivaient les dîners de réception des souverains...
Aux Invalides, à l'exposition de la Résistance, devant le poteau haché de nos fusillés, entouré de journaux clandestins, le général disait à l'organisateur : « Les journaux montrent trop ce que les résistants ont dit, trop peu comment ils se sont battus et comment ils sont morts. Il n'y avait plus personne, sauf eux, pour continuer la guerre commencée en 1914. Comme ceux de Bir Hakeim, ceux de la Résistance ont d'abord été des témoins ». Lui aussi. Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l'Ordre de la France. Parce qu'il l'a assumée ? Parce qu'il a, pendant tant d'années, dressé à bout de bras son cadavre, en faisant croire au monde qu'elle était vivante ?
Des branches de noyers se tordent sur le ciel éteint. Je pense à mes noyers d'Alsace, leur grande circonférence de noix mortes au pied du tronc — de noix mortes destinées à devenir des graines : la vie sans hommes continue. Nous aurons tenté de faire ce que peut faire l'homme avec ses mains périssables, avec son esprit condamné, en face de la grande race des arbres, plus forte que les cimetières. Le général de Gaulle mourra-t-il ici ? Nous repassons devant la guérite saugrenue qui abrite un C.R.S. à mitraillette, quittons le parc de la Boisserie funèbre. Maintenant, le dernier grand homme qu'ait hanté la France est seul avec elle : agonie, transfiguration ou chimère. La nuit tombe — la nuit qui ne connaît pas l'Histoire.

André Malraux, in Les chênes qu'on abat (nrf 1971)