Jusqu'au début du XXe siècle, la création artistique fut placée sous le signe du beau. Les canons de la beauté pouvaient se modifier suivant les époques, le propos de l'art demeurait le même : célébrer la beauté, la révéler, créer du beau. Vers la fin du XIXe siècle déjà, et tout au long du XXe siècle, plusieurs facteurs se sont conjugués pour changer cette donne : la laideur des grandes villes qui résultait de l'industrialisation forcenée, la conscience d'une « modernité » basée sur l'idée de « la mort de Dieu », l'effondrement de l'humanisme provoqué par les successives tragédies au niveau planétaire. Tous ces éléments ont bouleversé la conception traditionnelle de l'art, lequel ne se limite plus à l'exaltation d'un beau reconnu comme tel. Par une sorte d'expressionnisme généralisé, la création artistique, à l'instar de la littérature qui a connu un éveil plus tôt, entend avoir affaire à toute la réalité des vivants et à tout l'imaginaire de l'homme. N'ayant plus pour seule visée le beau, sauf sur le plan stylistique, elle n'hésite pas à avoir recours aux ruptures et aux déformations les plus extrêmes.
Toutefois, en dépit de l'impression générale d'un déchaînement dans « le bruit et la fureur », le fil d'or du beau ne s'est pas tout à fait interrompu. Pour ne citer que les peintres les plus connus, « figuratifs » ou « abstraits » : Braque, Matisse, Chagall, Mirô, Bonnard, Derain, Marquet, Morandi, Balthus, de Staël, Kandinsky, Delaunay, Bazaine, Hartung, Sam Francis, Rothko, Manessier, Soulages, Zao Wouki. À travers eux, ou par-dessus eux, la référence à l'expérience du passé reste valable.
Je voudrais mentionner ici le point de vue d'un homme ayant un sens aigu du tragique moderne, le poète-peintre Max Jacob. Dans L'Homme de cristal, il écrit en toute simplicité :
Sur ma face de mort on lira mes études
et tout ce qui entre de toute la nature
dans mon cœur aspirant à toute beauté,
les voyages, la paix, la mer, la forêt.
et tout ce qui entre de toute la nature
dans mon cœur aspirant à toute beauté,
les voyages, la paix, la mer, la forêt.
Et dans Derniers poèmes, il évoque sa nostalgie : « Il suffit qu'un enfant de cinq ans, en sa blouse bleu pâle, dessinât sur un album pour que quelque porte s'ouvrît dans la lumière, pour que le château se rebâtit et que l'ocre de la colline se couvrît de fleurs ».
Une création artistique digne de ce nom, dévisageant tout le réel, se doit d'entretenir les deux desseins : elle doit certes exprimer la part violente, souffrante de la vie, ainsi que toutes les formes de perversion que cette vie engendre mais elle a également pour tâche de continuer à révéler ce que l'univers vivant recèle de beauté virtuelle. Chaque artiste, en somme, devrait accomplir la mission assignée par Dante : explorer à la fois l'enfer et le paradis. D'ailleurs, une des preuves de l'existence de cette beauté virtuelle se trouve dans la création artistique même. Dans celle-ci, la recherche de la beauté de la forme et du style — même si cette beauté, nécessaire, n'est jamais suffisante — est la marque qui distingue une œuvre d'art des autres productions humaines, à but utilitaire. L'art authentique est en soi une conquête de l'esprit ; il élève l'homme à la dignité du Créateur, fait jaillir des ténèbres du destin un éclair d'émotion et de jouissance mémorable, une lueur de passion et de compassion partageable. Par ses formes toujours renouvelées, il tend vers la vie ouverte en abattant les cloisons de l'habitude et en provoquant une manière neuve de percevoir et de vivre.
Quand je parle d'art, j'ai en vue aussi bien la poésie, la peinture que la musique. J'accorde une place plus qu'éminente à la musique occidentale. Dans tous ces domaines, le génie dont l'homme est doté a pu atteindre son plus haut degré d'expression. C'est que l'art est toujours la cristallisation d'un « ici et maintenant » apparemment provisoire, l'élévation d'une présence dans le temps comme avènement. Par les formes réalisées qui réactivent la grande rythmique, il est pour l'homme le moyen suprême de défier le destin et la mort. Cela n'enlève en rien à la valeur d'autres types d'activités et d'engagements. Simplement, l'art a le don de se justifier par son existence propre, par « la chose en soi ». En lui, l'homme peut puiser une raison d'être pour son existence terrestre. Comment ne pas songer aux strophes désormais célèbres de Baudelaire :
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Le poète, ici, rend hommage aux grands peintres qui ont fait la gloire de l'art pictural occidental. Ma démarche en sera sensiblement proche. Sans négliger aucune référence valable relevant des divers domaines de l'art, j'ai tendance à mettre l'accent sur la peinture car, concernant le beau, cet art visuel s'impose à nous par sa force d'évidence. C'est bien lui qui a suscité, au cours des siècles, les réflexions les plus concrètes, les plus conséquentes aussi. C'est pourquoi, dans ma réflexion, je solliciterai les deux traditions de pensée que je connais un peu, l'occidentale et la chinoise, comme j'ai commencé à le faire lors de la précédente méditation. Cette fois-ci, j'interrogerai plus spécifiquement la pensée esthétique — ou la philosophie de l'art —, mon propos étant de voir dans quelle mesure, en dépit de la totale confusion dans laquelle nous nous trouvons depuis un siècle, il est encore possible de dégager quelques notions de valeur pour cerner le beau engendré par la création artistique.
Précisons qu'il ne s'agit nullement d'une étude systématique ; le présent cadre ne le permettrait pas, et le souci de s'abriter derrière le lourd appareil académique et de ne négliger aucun détail ne peut que contribuer à escamoter ce qui me semble essentiel. Je n'aurai pas pour but d'opposer rigidement, une fois de plus, l'Orient et l'Occident en leur différence, afin de flatter de part et d'autre je ne sais quel penchant narcissique. Cela a été fait. Si nous en restions là, le jeu se révélerait stérile. Je m'efforcerai, bien entendu, de faire ressortir la différence, mais en la plaçant dans l'optique de la complémentarité. Comment nier que, du fait de l'unicité des êtres et des cultures, la diversité est la condition même de l'humain, qu'elle est sa richesse et sa chance ? Néanmoins, j'ai assez vécu pour observer et comprendre que, très en profondeur, l'effort de l'homme pour tendre vers le beau est de nature universelle. Je ne doute pas que le grand dialogue qui marquera le siècle à venir se fera aussi dans l'esprit non de confrontation mais de compréhension, seule voie valable. De la pensée esthétique occidentale, connue de tous, je ne mentionnerai que les quelques points qui me semblent, à moi, importants. Si j'insiste plus, ici, sur la pensée esthétique chinoise, ce n'est pas par préférence. Simplement, j'ai souci de verser au dossier, en vue du dialogue, une pièce particulière que je connais mieux.
Concernant le courant majeur de la pensée qui a dominé en Occident, depuis les Grecs jusqu'au rationalisme de l'âge moderne en passant par Descartes, on pourrait dire très schématiquement que ce qui l'a singularisé et ce qui, à bien des égards, a fait sa grandeur — même si, depuis un siècle, on en a mesuré les limites sur le plan philosophique —, c'est la démarche dualiste : un dualisme fondé sur la séparation de l'esprit et de la matière, du sujet et de l'objet. Séparation comme étape nécessaire qui a permis des acquis positifs dont bénéficiera l'humanité tout entière : l'affirmation de l'objet à observer et à analyser a abouti à la logique et à la pensée scientifique ; l'affirmation du sujet, elle, a abouti à l'élaboration d'un droit qui protège son statut, et à une liberté effective.
Dans le domaine esthétique, cette séparation trop tranchée, tout en ayant suscité des réflexions extrêmement fécondes, n'a pas toujours favorisé un type de démarche qui envisagerait un processus organique où sujet et objet s'impliquent dans un va-et-vient continu et continûment transformant. Tout au long d'une pensée qui cherche à cerner le phénomène de la création artistique et à fixer les critères du beau, il y a comme une oscillation, ou une irrésolution, entre l'affirmation de la prééminence de l'objet et celle du sujet. En simplifiant beaucoup, on peut dire que, depuis la Grèce antique jusqu'au XVIIIe siècle, l'idéal de la beauté qui doit régir la création artistique s'efforce de se baser sur des critères objectifs, l'art ayant pour modèle la Nature en ce qu'elle a de plus vivifiant, de plus inspirant, de plus noble.
Platon, dans Phèdre, dit que la beauté se manifeste dans les choses à travers leur « intégrité, simplicité, immobilité, félicité, appartenant à leur tour aux apparitions que l'initiation finit par dévoiler à nos regards au sein d'une pure et éclatante lumière ». Aristote, dans la Métaphysique, reprend la même position, tout en formulant des critères plus concrets : « Les formes les plus hautes du beau sont l'ordre, la symétrie, le défini, et c'est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques. » Ces principes objectifs d'ordre, de symétrie et de défini qui entraînent l'idée d'harmonie recherchée, de contraste voulu, et de proportion juste, demeurent des règles incontestées, malgré des tentatives périodiques pour introduire d'autres façons d'exprimer plus ou moins rebelles, tel notamment le mouvement du Baroque.
C'est seulement au XVIIIe siècle qu'un vrai renversement de tendance se fait jour, au profit d'un art où s'accentue de plus en plus l'inspiration subjective et individuelle. Ce renversement est dû pour partie à la philosophie de Descartes qui, moins d'un siècle auparavant, avait rétabli le privilège du sujet connaissant, favorisant, de manière indirecte, les recherches ultérieures sur la puissance créatrice de la pensée. Au long du XVIIIe siècle, on se mit, dans divers pays de l'Europe occidentale, à repenser le problème de la beauté dans l'art. Dans son article sur le Beau, Diderot, admirateur de Chardin, a une démarche encore fondamentalement classique, avec quelques percées dans le sens d'un regard plus neuf, lorsque, touchant la structure interne d'une œuvre, il soutient, comme nous l'avons vu précédemment, que la beauté qui en émane réside dans les rapports, ou lorsqu'il avance l'idée que, par-delà l'imitation, l'art nous apprend à voir dans la nature ce que nous ne voyons pas dans la réalité. C'est dans l'article sur le Génie qu'il se montre plus hardi : « Le génie est un sujet autonome, libre, créateur de ses propres lois. Toute règle ou contrainte efface sa puissance créatrice à produire le pathétique, le sauvage et le sublime ».
Toutefois, pour ce XVIIIe siècle, il nous faut tourner notre regard de nouveau vers l'Allemagne. C'est là qu'eut lieu un exceptionnel moment philosophique qu'on appelle l'idéalisme allemand. Depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu'aux premières décennies du XIXe siècle, se sont succédé trois générations de penseurs qui ont entrepris, sur le sujet qui nous intéresse ici, une interrogation et une quête passionnées et passionnantes, lesquelles ont favorisé la naissance du mouvement littéraire et artistique qu'est le Romantisme. Il serait utile, pour la suite de notre réflexion, que nous résumions cette aventure, fût-ce de manière sommaire et inévitablement maladroite.
Commençons, comme il se doit, par Alexander Gottlieb Baumgarten, né en 1714, disciple de Christian Wolff et exact contemporain de Winckelmann, auteur de la célèbre Histoire de l'art de l'Antiquité. C'est à lui que revient le mérite d'avoir été le premier à émettre le vœu que soit instituée une discipline ayant trait à l'esthétique, sorte de science de la sensibilité, la beauté étant à ses yeux la forme sensible de la vérité. Immédiatement après lui, les penseurs allemands se sont mis en devoir de réfléchir sur la question de la beauté.
Kant lui-même n'y fait pas exception. À ses grandes « critiques », il ajoutera une Critique de la faculté de juger, consacrée à la manière dont l'homme appréhende le beau. Dans cet ouvrage admirable de rigueur et de clarté, le point de vue du philosophe est celui d'un spectateur qui se trouve devant un objet de beauté ou une œuvre d'art et qui tente de l'apprécier ; et non celui d'un créateur engagé dans le processus de la création dont la conscience affronte la beauté comme un défi qui lui est lancé. Cela est logique, la démarche générale du philosophe étant « dualiste ». Il est dans la position d'un sujet qui aborde l'objet en face dans l'intention de le connaître. On sait avec quelle lucidité il a pu mesurer jusqu'où peut tendre la connaissance humaine. Toutefois, on sait aussi que sa réflexion philosophique l'a conduit à poser que « la chose en soi », la chose telle qu'elle est en elle-même, l'homme ne peut la connaître.
Selon Kant, le goût est la « faculté de juger le beau ». Le goût est donc un jugement, dont l'étude va permettre à Kant de donner quatre définitions du beau : « Le beau est l'objet d'une satisfaction désintéressée » ; « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » — c'est-à-dire qu'on ne peut pas prouver la beauté, mais seulement l'éprouver ; « Le beau est la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle y est perçue sans représentation de fin » — c'est-à-dire qu'une œuvre d'art ne vise pas une fin utile ; « Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction nécessaire » — c'est-à-dire que chacun de nous doit y être sensible.
À nos yeux, ces quatre définitions sont probablement insuffisantes pour appréhender tout l'ébranlement de l'être, toute la transformation potentielle qui s'opèrent à l'intérieur d'un sujet lorsque le désir et l'esprit de celui-ci sont aux prises avec la beauté.
Réagissant à son maître Kant, Fichte assure que jusqu'à un certain degré nous pouvons connaître la « chose en soi », dans la mesure où celle-ci est à la base même de l'esprit connaissant de l'homme. Exaltant le sujet réfléchissant qui puise en lui-même les ressources de la connaissance, il bâtit un système qui finit par devenir un idéalisme absolu où il n'y a d'autre réalité que le moi.
Réagissant à son tour à son maître Fichte, Schelling parachève en quelque sorte l'intense jeu dialectique qui s'est joué sur trois générations. Schelling est pénétré de l'importance du sujet connaissant, agissant, créant. Il sait aussi qu'un subjectivisme sans « garde-fou » verse dans l'arbitraire et conduit à une voie contraire à la vérité de la vie. Il faut à la conscience humaine non un complice chimérique ni un opposant stérile, mais un partenaire, un interlocuteur. Ce dernier ne saurait être arbitrairement choisi, selon le bon vouloir de l'homme. Il doit être la source même de la vie. Et pour Schelling, c'est la Nature à laquelle il donne un sens proche de celui que les Grecs donnent au mot Physis. À ses yeux, la Nature, en sa profondeur potentielle et irrévélée, n'est pas seulement une entité passive et servile, une simple source de matières premières, ou pire, un cadre décoratif pour l'homme. Elle est la force cosmique primitive, relevant d'un principe sacré et éternellement créatrice. En nouant avec elle un dialogue continu et exigeant, l'homme est assuré d'être dans l'authentique voie de la vie et de la création.
L'essentiel de la pensée de Schelling se trouve exprimé dans son ouvrage Système de l'idéalisme transcendantal, publié en 1800. Il met la vraie création artistique à la place suprême, au-dessus même de la pure spéculation philosophique. Il s'emploie à montrer que, avide de connaître l'Absolu, l'Esprit, celui qui habite l'homme, s'engage dans une quête dont l'objet est la recherche de l'identité du moi et de celle du monde. Une identité supérieure où le moi et le monde coïncident, seul l'art peut la réaliser. Car, dans l'acte de création, l'artiste objective l'idée dans la matière, et par là, subjective aussi la matière. Dans l'art sont alors réunis les contraires apparemment irréconciliables que sont esprit et nature, sujet et monde, singulier et universel. Une œuvre qui atteint la grandeur contient une infinité d'intentions et de virtualités ; elle est véritablement la figure de l'infini dans le fini, seul lieu où les contradictions se résolvent dans l'apaisement. Schelling est à mes yeux, parmi tous les penseurs occidentaux, celui dont la vision sur l'art est la plus proche de celle qui nourrit les peintres-lettrés chinois, même si, pour la pensée chinoise, fondée sur l'idée du Souffle, la notion d'« identité absolue » possède quelque chose de trop fixe, de trop statique. Malheureusement, la pensée de Schelling sera vite éclipsée par celle de son condisciple Hegel dont le génie va tout balayer sur son chemin.
L'équilibre fragile fondé sur le respect que l'homme porte à l'Autre — la Nature ou l'Univers vivant — et sur l'échange sincère et équitable au bénéfice des deux interlocuteurs sera rompu par le système trop écrasant de Hegel. En anticipant le triomphe de l'Idée absolue, qui entraînera, selon le philosophe, la disparition de la création artistique et de la religion, l'objet, en tant que négation qui permet au sujet-esprit de se dépasser, ne semble plus qu'une sorte de « tremplin provisoire », ou de « prétexte utilitaire », et non, comme chez Schelling, une entité qui, apportant contradictions et exigences constructives, serait destinée à durer. Si nous admettons, surtout en art, que l'essentiel est ce qui naît entre les interlocuteurs selon le principe de vie en vue d'une transformation commune, alors la dialectique hégélienne n'est pas à proprement parler « dialogale » ; elle ne suit pas un vrai mouvement ternaire.
Après Hegel, dans le domaine de la pensée esthétique, tandis que Nietzsche exalte l'énergie vitale d'inspiration dionysiaque, Benedetto Croce met en avant l'expression subjective de l'esprit humain. Paradoxalement — ou heureusement —, durant cette même période, les artistes, eux, et surtout les impressionnistes, ont d'instinct compris la nécessité de renouer l'authentique dialogue avec la Nature. Un Pissarro, un Monet, un Van Gogh, un Gauguin, un Renoir, un Sisley, chacun, à sa manière, est allé au bout de sa vision, vivifié par les ressources inépuisables d'une Nature retrouvée.
Sans nullement chercher à le comparer aux autres, j'insisterai cependant sur le cas de Cézanne qui me semble être allé le plus loin dans le sens de la profondeur, lorsqu'il a entrepris de peindre les rochers, les arbres et la Sainte-Victoire. Par-delà le temps atmosphérique, il a plongé dans un temps géologique, et assisté, de l'intérieur, à cette remontée de la force tellurique depuis l'obscurité originaire vers la clarté, vers le déploiement rythmique de ce que la terre porte en elle comme formes variées, rendues plus variées encore par le fascinant jeu de lumière que le soleil dispense.
Chez Cézanne, la beauté est formée de rencontres à tous les niveaux. Au niveau de la nature représentée, une rencontre entre le caché et le manifesté, entre le mouvant et la fixité ; au niveau de l'agir de l'artiste, une rencontre entre les touches apposées, entre les couleurs appliquées. Et au-dessus de cet ensemble, une rencontre entre l'esprit de l'homme et celui du paysage à un moment privilégié, avec dans l'intervalle ce quelque chose de tremblant, de vibrant, d'inachevé, comme si l'artiste se faisait réserve ou accueil, en attendant la venue de quelque visiteur qui sache habiter ce qui est capté, offert.
Oui, à l'aube du XXe siècle, se dresse, en Occident, cette figure singulière avec qui, par-dessus les siècles, les grands maîtres des Song (XIe – XIIIe siècle) et des Yuan (XIVe siècle) viendraient volontiers converser. Indéniablement, l'œuvre de Cézanne est la plus proche de la grande voie du paysage en Chine. Elle a assez d'envergure pour être le lieu de jonction où les deux traditions peuvent se reconnaître et se féconder, dans la perspective d'un commun renouvellement. Car, du côté de l'Occident, le cubisme n'a exploité qu'une part superficielle de toute la richesse contenue dans cette œuvre.
Rien d'étonnant à ce que, après l'avènement de la pensée phénoménologique — cette tentative d'un « retour aux choses » —, un Merleau-Ponty ait voulu étudier le phénomène de la perception et de la création d'après l'expérience de Cézanne. Passant un été au pied de la montagne Sainte-Victoire sur les traces du peintre, il a observé que l'acte de percevoir et de créer naissait du chiasme — notion que nous avons déjà évoquée —, chiasme formé par l'entrecroisement des regards, lequel entraîne celui des corps et des esprits. Dans ce jeu de rencontre totale, le sujet regardant n'est pas moins regardé tant il est vrai que le monde regardé se révèle lui aussi un « regardant ». Entre les deux entités en présence, l'entrecroisement en question se transmue en interpénétration. C'est bien au travers d'un corps-à-corps et d'un esprit-à-esprit qu'advient la vraie perception-création.
Toujours dans l'aire intellectuelle de la phénoménologie, bien qu'il n'admette pas tout à fait cette parenté, Heidegger a puisé lui aussi certaines leçons chez Cézanne, et plus lointainement, chez Laozi. Méditant sur la nature et la signification d'une œuvre d'art, il fait appel, entre autres, à l'image du vase vide. Celui-ci, en sa simplicité même, relie pourtant la terre et le ciel, l'humain et le divin. Toute œuvre d'art digne de ce nom est douée de ce pouvoir de « reliance ». Nous ne pouvons ne pas y entendre un écho à la pensée de Schelling que Heidegger a beaucoup étudiée.
Tout cela concerne la démarche générale de la pensée occidentale sur la création artistique.
Cette pensée, bien entendu, est allée plus loin dans l'investigation concrète de cette pratique. S'appuyant sur une histoire de l'art solidement constituée, elle a proposé des éléments pour distinguer styles et genres, des modèles pour cerner formes et structures, des figures rhétoriques — métaphore, métonymie, allégorie, symbole, etc. — pour décrire les multiples procédés dans la réalisation d'une œuvre. J'aimerais remonter maintenant, fût-ce brièvement, aux deux notions initiales qui ont présidé à l'orientation de l'art occidental, à savoir la mimêsis et la catharsis.
Le terme mimêsis (imitation) a donné lieu à de nombreuses interprétations. Je m'en tiens ici au sens que lui donnent Platon et Aristote. Dans la philosophie de Platon, la mimêsis a deux significations : elle est d'une part un art de la copie « conforme » ; de l'autre un art de l'apparence illusoire. Si l'artiste reproduit une œuvre conforme aux canons des proportions du corps humain, il crée une œuvre vraie. Précisons que, dans la Grèce antique, la forme artistique majeure est la sculpture. Y est célébré avant tout le corps humain. Dans cette figure idéalisée de beauté et de désir, derrière laquelle on pressent la main divine, l'apparence et le fond sont confondus.
En revanche, lorsque l'artiste s'éloigne de la vérité objective, il crée une œuvre où la ressemblance n'est qu'apparence, illusion, simulacre. Cet art du trompe-l'œil est condamné par Platon ; ainsi seront exclus de la Cité idéale, telle que le philosophe la pense dans La République, peintres et poètes.
Aristote rejette cette dichotomie opérée par Platon, et soutient dans sa Poétique que le principe de tous les arts est dans la mimêsis. Le philosophe sait que l'art passe par la forme à travers une matière, que l'artiste travaillant la matière en vue de la forme sera forcément amené à maîtriser matière et forme et à les connaître, ce qui lui permet d'affirmer que le travail de la mimêsis est un processus de connaissance.
Il y a chez l'artiste une posture initiale engendrée par le souci de reproduire qui a déterminé l'esprit de l'art occidental. L'homme capable de reproduire exalte en lui-même la prouesse technique ; l'homme capable de connaître matière et forme exalte en lui-même le désir de maîtrise du monde. L'idée de mimêsis existe dans toutes les cultures, mais c'est en Occident que sa pratique a été menée à ses extrêmes conséquences, grâce sans doute à cet éveil très précoce de sa signification spécifique. Si l'on regarde de manière globale la peinture et la sculpture occidentales — mettons à part la musique — jusqu'au XIXe siècle, il semble possible d'en dégager la ligne de force : plutôt qu'à créer un état de rêve ou de pure communion, la tendance dominante vise à dompter le réel par la figuration véridique. L'esprit qui anime cet art est celui de la conquête. Je n'use nullement de ce dernier terme dans un sens péjoratif. Il est vrai qu'un esprit de conquête, exclusif, exagéré, aveugle celui qui crée et l'empêche d'accomplir toute la tâche que l'art attend de lui. Néanmoins, en sa meilleure part, cet esprit a fait la grandeur de l'art occidental. Grandeur de la connaissance. Connaissances pratiques d'abord : observations minutieuses des effets d'optique et des phénomènes atmosphériques ; analyse des composantes de la matière minérale, végétale et animale. Et conquête parmi les conquêtes : formulation précise des lois de la perspective.
Mais ce sont des connaissances d'un autre ordre que nous voudrions souligner. Héritier de la Grèce et de la tradition judéo-chrétienne, l'art occidental a représenté, inlassablement, les paysages où se jouent les drames ou les aspirations de l'homme, le corps même de l'homme, corps charnels tout d'éclat et de plaisir certes, combien aussi corps de violence et de souffrance, victimes de cruauté et de dérision, corps offerts au sacrifice et à l'espoir de la rédemption.
Par-delà paysages et corps, l'art occidental est parmi tous les arts du monde celui qui a le plus dévisagé le visage, le plus scruté toutes les facettes de son mystère. Mystère de sa beauté émouvante, mystère non moins hallucinant de sa capacité à glisser vers la hideur. Entre beauté et hideur se concentre sur un visage toute une gamme d'expressions à travers lesquelles la vie irrévélée cherche à se dire : tendresse, ravissement, jubilation, élan et quête, extase, solitude, mélancolie, colère, désolation, désespoir... Parmi tous ceux qui ont sondé ce mystère, Rembrandt, qui vient après les grands Renaissants, est certainement digne d'occuper la place la plus éminente.
Quant à la notion de catharsis, elle a également été étudiée par Aristote au sujet des passions dans sa Poétique. C'est au théâtre et à la tragédie en particulier qu'est lié ce terme grec qui signifie la purgation, la purge au sens quasi médical du mot, et, dans un sens plus élevé, la purification. Car le spectateur, assistant à la représentation d'une tragédie, y participe mentalement. Il peut éprouver toutes sortes de sentiments dont les dominants sont la crainte et la pitié. Ceux-ci connaissent le soulagement lorsqu'au terme du drame l'injustice est réparée, ou que l'être injuste est en proie aux remords ou puni. Si la tragédie parvient à explorer en profondeur le mystère de la destinée humaine, et que le spectateur expérimente la « frayeur sacrée », la purification qui en résulte est à comprendre comme un retournement intérieur, une élévation spirituelle.
Quelle que soit l'évolution intervenue dans le développement de la tragédie grecque à l'âge classique — une évolution qui voit la prédominance du destin céder le pas au débat de la conscience humaine —, le sacré y est présent, exprimé notamment par la voix du chœur qui commente les actes, s'en lamente ou s'en félicite, invoque toujours implicitement les puissances d'En-Haut, lesquelles offrent une figure distante et intransigeante, d'où la tension dramatique. Par ce biais, l'humain se mesure à l'aune du divin ; la condition des mortels est appréhendée à la lumière de celle des dieux. La mort, ici, s'affiche comme la ligne indépassable, et dans le même temps, paradoxalement, comme l'espoir même du dépassement. Elle s'offre en effet comme l'unique chance d'une transfiguration. Sous-jacent à toutes les tragédies demeure le mythe d'Orphée, lequel préfigure la passion du Christ qui hantera l'imaginaire occidental, par-delà toute question de croyance.
Cet éclairage nous montre que seul un retournement spirituel et une transfiguration permettent à certaines tragédies humaines de se transmuer en beauté. À mes yeux, la tragédie grecque en est au fondement et contribue à la grandeur dont nous avons parlé ; elle imprégnera toutes les formes de la tradition artistique : théâtre, littérature, peinture, musique, danse.
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté - Albin Michel