mercredi 23 octobre 2019

En Thérèsant... Hans Urs von Balthasar, La théologie des saints


On a déjà tant étudié, et si bien, cette jeune fille de 24 ans qui ne nous a guère laissé qu'un petit livre, quelques lettres et quelques mots ! Mais, plus on s'y adonne, et plus vastes sont les horizons découverts. Sans aucun doute, voilà la marque des grands saints : ils vivent dans l'infini de Dieu, son éternité se manifeste dans leur vie temporelle. Pourtant les contours du fini ne s'estompent pas. Dans la Jérusalem d'en-haut, chaque grande vocation occupe une place bien déterminée, distante des autres, mais non sans rapport avec elles. Comme les étoiles, elles forment des constellations. Avec cet art de la géométrie céleste – dont parle Claudel – on pourrait mesurer les rapports entre Thérèse de Lisieux et Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, Jeanne d'Arc, Jean l'Évangéliste, Augustin et Thomas d'Aquin. En de tels calculs, ce sont les missions divines qui comptent, qui déterminent la forme, à quoi répondent, comme une matière, les dispositions naturelles de la personne : Simon, fils de Jonas, se prête ainsi, comme matière, à la forme de Pierre. 
Qu'était-ce que la religiosité des Buissonnets ? C'est là tout au plus une question de matière et on connaît assez la liberté que prit Thérèse vis-à-vis d'elle pour la subordonner à sa propre vocation. Pour le grand artiste, toute matière (même imparfaite) est comme une disposition ultime bienvenue ; elle lui est aussi nécessaire que Christian Bach l'a été pour Mozart, ou les contes italiens pour Shakespeare, ou la romance espagnole pour Corneille. Mais aucune matière, pour préparée qu'elle soit, ne laissera soupçonner la forme géniale qui doit en sortir. De là vient que des psychologues et des psychanalystes perdent leur temps auprès de Thérèse ; de même les médecins qui se lancent dans des conjectures sur la maladie de sa jeunesse. 
À toutes ces tentatives d'approche par en bas, s'oppose la parfaite lucidité de la forme thérésienne, de cette mission menée jusqu'à la plénitude d'une lumineuse et limpide évidence. Ce que Thérèse dit de Marie : « Qui est-ce qui aurait pu inventer la Sainte Vierge ? » (CJ 3.8.10), peut se dire de toutes les grandes vocations, quand l'appelé a répondu de son mieux à sa vocation. Elles ont une justesse qui porte témoignage d'elle-même ; tant pis pour qui ne la perçoit pas. 
Les grands saints sont assurément des signaux que l'Esprit Saint dispose tout au long de l'histoire pour indiquer à l'Église la bonne route, doctrinale et pratique, qu'elle-même aurait du mal à trouver et à suivre sans eux. Aussi, à vues humaines, sont-ils des signaux indésirables, inopportuns, des guides que souvent l'on suit peu ou trop tard (après leur mort). Les canonisations ne sont-elles pas fréquemment pour l'Église un moyen de reléguer aux archives les appels de l'Esprit ? Jean-Marie Vianney a été, sans l'ombre d'un doute, un vivant et clair appel à restaurer la pratique et la théologie de la pénitence personnelle : qu'en avons-nous fait ? Lourdes a montré tout aussi nettement que l'Immaculée Conception n'est pas une réalité marginale de la théologie catholique, mais qu'elle se situe au cœur même de « l'épouse sans tache ni rides ». Newman a été érigé comme un fanal signalant que, quelque sacrifice qu'il en coûtât, il fallait en matière œcuménique dépasser le stade de la via media, où nous retombons aujourd'hui. Charles de Foucauld a été un index tout à fait inopportun pointé vers le désert, le signal d'une contemplation gratuite, sans égard pour les résultats immédiats, mais d'une fécondité en profondeur pour l'Église. Quand tant de professeurs catholiques préoccupés de sociologie, ont-ils perçu ces signaux ? Et nous-mêmes, quand les avons-nous suivis ? Les saints ont peu de chance parmi nous. Nous savons mieux qu'eux. Dans bien des cas, même dans ceux d'Ars et de Lisieux, nous nous sécurisons en prétendant que ces messages ont eu leur temps, et que nous pouvons, en toute tranquillité, lever les veux vers de nouvelles étoiles. 
Nous allons même plus loin : l'aristocratisme des saints nous est suspect. N'est-ce pas une Église laïque, démocratique, qui doit aujourd'hui chercher sa voie dans ce monde sécularisé ? Les saints n'ont-ils pas beau jeu, eux qui sautent à pieds joints au beau milieu du cercle que la plupart des humains ne peuvent – et pour cause – qu'approcher péniblement par la tangente ? Les saints ne sont-ils pas par trop naïfs, qui, peu troublés par les problèmes exégétiques, prennent la parole de l’Écriture pour argent comptant ? Ne proposent-ils pas une lumière trop artificielle, quand il nous faut, pour être honnêtes, tâtonner dans la nuit où nous sommes aujourd'hui solidaires de toute l'humanité, sceptique et athée ? Mais ne nous y trompons pas. Quand Paul prétendait être tout à tous, ce n'était certainement pas d'être sceptique avec les sceptiques, ni athée avec les athées. En quoi cela aurait-il servi aux sceptiques et aux athées ? C'est seulement du centre ardent de l'amour chrétien qu'il a pu tirer assez de vigueur pour rayonner dans toutes les directions et faire pénétrer la lumière dans les coins les plus obscurs. Une œuvre apostolique ne peut être que le fruit du don de soi, sans réserve ni condition. Le caractère aristocratique des saints consiste en ce qu'ils sont uniques et, en tant qu'uniques, inimitables. Mais Dieu ne leur donne cette singularité que pour illuminer une multitude innombrable. Quoi de plus inimitable que François stigmatisé, et quelle famille est plus vaste dans le monde que la sienne ? Quoi de plus inimitable que Marie, mais qui ne voudrait se blottir sous son manteau ? Quoi de plus inimitable que le Christ, qui néanmoins nous offre, nous ordonne son imitation ? Thérèse a connu ce paradoxe, et elle a trouvé le moyen de faire de son amour exceptionnel un chemin accessible à toutes les petites âmes. Elle n'a voulu pour elle-même que ce qui pouvait convenir à toute sa famille spirituelle. Elle estompe la différence entre ce qui est unique et ce qui est imitable, on dira même que, d'une manière neuve et déconcertante, elle a mis en valeur ce que l'amour a de spécifiquement divin au sein d'une réalité spécifiquement humaine, et qu'elle a par conséquent rendu la théologie et l'anthropologie perméables l'une à l'autre. Voilà ce que nous voudrions montrer en parcourant trois thèmes de son œuvre, qui en prouvent l'actualité. 
1. L'unité parfaitement naturelle de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Or, l'amour de Dieu y est vécu de manière si radicale que l'amour du prochain semble n'avoir plus de place. Mais, chez Thérèse, la vraie preuve de l'authenticité chrétienne de notre amour pour Dieu, c'est justement l'amour pour le prochain, et par là résout pratiquement un problème qui théoriquement paraît insoluble. 
2. L'unité paradoxale entre enfance et passion – « de l'Enfant Jésus et de la sainte Face » –. Cette unité, elle aussi, est si peu arbitraire, qu'elle se détache sur un arrière-plan théologique qui lui donne tout son fondement. 
3. Sa théologie de l'espérance, qui, existentiellement, permet de tout oser avec Dieu, parce qu'elle est, existentiellement, prête à tout risquer dans cette aventure – jusqu'à la perte de toute orientation propre. 
Ces trois thèmes ne sont sans doute pas les seuls aspects de la théologie thérésienne ; du moins nous espérons par-là montrer que cette théologie est authentique et d'une extrême importance pour nous. 
Toutefois, avant d'aborder ces points en détail, je voudrais faire encore quelques remarques générales pour mieux situer cette pensée si profondément catholique. 
La pensée de Thérèse procède toujours de ce point central, d'où seule la vérité chrétienne peut se manifester à l'intelligence, et passer dans la pratique. À cet égard, la religion quelque peu mesquine de son entourage lui apporte comme un matériau et une assise tout à fait adaptés. 
1. Thérèse présuppose sans conteste, que les articles de foi, fondés dans la Bible et proposés par l'Église, sont l'expression de la vérité divine à nous communiquée. Elle suit simplement en cela le principe de saint Thomas d'Aquin : « Les sciences profanes n'argumentent pas en vue de prouver leurs principes ; elles s'y appuient, et, à partir de là, argumentent pour démontrer telles ou telles propositions à l'intérieur de la science. De même la science sacrée ne prétend point, au moyen de l'argumentation, prouver ses propres principes qui sont les articles de foi : elle les reçoit, et, à partir de là, établit ses thèses » (S. Th 1,1,8). La présence réelle du Christ dans l'eucharistie, la maternité virginale de Marie, l'Église catholique comme communion mystique des saints et comme société visible, hiérarchiquement organisée, avec Léon XIII au sommet, l'efficacité de la prière et du sacrifice personnel, mais aussi l'amour de la famille et de toute la nature créée par Dieu le Père, la joyeuse aspiration à la vie éternelle promise, tout cela et bien d'autres choses encore, sont, pour Thérèse, non pas l'occasion d'enquêtes et de questions inquiètes, mais un point de départ tout à fait assuré. 
Que, dans ses derniers moments, Thérèse ait participé aux doutes et aux dénégations des athées, c'est une tout autre affaire. Ce fut un ultime effet de sa disponibilité à s'asseoir, elle, la carmélite, à la table des pécheurs et à « savourer l'amertume » avec eux (Ms C 8r), « je voulais boire ce calice jusqu'à la lie » (Ms C 10v). Parce qu'elle a d'abord cru, elle peut ensuite entrer dans l'obscurité de la foi. 
2. Sa foi est très exactement une foi qui baigne dans le courant de vie et d'amour circulant entre le Christ et l'Église. Il n'est pas d'autre place, où l'on puisse percevoir objectivement la révélation de Dieu. C'est seulement dans le circuit entre la foi de l'Église primitive et la vie de Jésus (que cette foi rend intelligible), c'est seulement dans la parole de l'Écriture inspirée par l'Esprit (qui pose et suppose un tel circuit), que l'on accède et participe au monde de la révélation divine. En dernière analyse, c'est le circuit infrangible entre Marie et son enfant. Thérèse montre à Pauline « l'image de la sainte Vierge allaitant le petit Jésus : Y a que ça qui est du bon lolo, faut le dire à M. de Cornière » (CJ 10.7.3). Thérèse connaît sa place : « Enfin, je veux être fille de l'Église » (Ms C 33 y). « Oui j'ai trouvé ma place dans l'Église, dans le cœur de l'Église, ma Mère, je serai l'Amour », car « j'ai compris que l'Église avait un Cœur, et que ce Cœur était brûlant d'Amour » (Ms B 3 v). Or cet amour n'est rien d'autre que la réponse, parfaite en Marie, à l'amour de Dieu en Jésus Christ : Thérèse « veut être fascinée par Ton regard divin, [elle] veut devenir la proie de Ton Amour... [du] brûlant Abîme de cet Amour » (Ms B 5 v). 
3. C'est dire que, pour Thérèse, la multitude des articles de foi se réduit toute à ce circuit de l'amour qui en est le principe, le sens et le but, et que cette réduction précisément les rend pleinement lumineux. Pour atteindre à la perfection de l'amour, aucun des articles de foi n'est de trop. Le Cantique des cantiques, qui, pour Jean de la Croix et pour toute la tradition théologique de l'Église, a constitué comme un sanctuaire secret, est aussi pour Thérèse un centre de sa spiritualité. Elle a dit à sa sœur Marie qu'elle aurait voulu le commenter. 
Ces remarques préliminaires ne visent qu'à signaler l'avance considérable des saints en matière de théologie. Leur point de départ est là où aboutissent, comme elles peuvent, tant de sciences liminaires. Elles ne sont pas inutiles, bien sûr, et plusieurs, telle l'exégèse, peuvent nous dévoiler de grandes clartés sur l'essentiel de l'amour, pourvu du moins qu'elles se résolvent à accomplir le saut de la foi, qui est la condition de toute intelligence de l'Écriture et le point de départ de la théologie. Quels retards cependant, que de peine perdue quand on néglige cette théologie des saints comme règle d'une interprétation authentique de la révélation. C'est l'interprétation traduite dans l'existence et dans la prière, et, si Dieu le veut, dans la pensée spéculative également. La justesse inspirée avec laquelle les saints les moins spéculatifs insistent sur certains aspects de la vie chrétienne, peut avoir des effets imprévisibles sur la théologie vivante de l'Église. Pensez à la Règle de saint Benoît, au Testament de saint François d'Assise, aux Exercices de saint Ignace. Comme ces écrits et d'autres, la vie et la parole de Thérèse tirent de leur propre justesse une force toujours neuve pour nous guider. 
Finalement : sa théologie est essentiellement une théologie de l'Esprit-Saint. Thérèse n'est l'enfant du Père, la fiancée du Fils qu'au sein de cet univers ecclésial, sacramentel et plus spécialement monastique où elle se meut et réfléchit. Ce n'est pas la révélation historique, mais sa réverbération dans la vie chrétienne, le chemin du salut, qui l'occupe. Toutes les structures de l’Église, y compris les sacrements, ne l'intéressent que de ce point de vue. Ainsi la petite voie, la petite doctrine prend en fait la place centrale. Thérèse suppose la dogmatique et l'inclut, mais elle vit – comparable à Fra Angelico – de la contemplation d'une existence chrétienne vécue. Sa doctrine est sagesse au sens biblique du terme. Il est significatif que, dans les terribles souffrances de ses derniers jours, Thérèse ait définitivement connu par expérience la vérité de sa doctrine : « Je sens bien maintenant que ce que j'ai dit et écrit est vrai sur tout » (CJ 25.9.2). Cette vérité n'est pas une logique abstraite, mais une valeur existentiellement éprouvée. Elle est l'art chrétien d'aimer. C'est ce que nous comprendrons en parcourant les trois thèmes que nous abordons à présent. 
1. Amour de Dieu et du prochain 
Le fameux problème des dimensions chrétiennes, de la verticale et de l'horizontale. Il ne faudrait pas en chercher la solution dans je ne sais quel compromis vague juxtaposant ces deux dimensions : Dieu d'une part, le monde de l'autre. Il y a d'abord l'immense passion religieuse pour qui Dieu est le Tout, selon le mot de l'Ecclésiastique (43, 27), le Tout et l'Unique que nous devons aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces (Dt 6, 4sv). D'où l'aporie, qui n'est pas simplement le fait de Thérèse, mais de la Bible : comment aimer authentiquement notre frère humain, lui qui, loin d'être le tout, ne semble être qu'une chose insignifiante, quand notre cœur entier appartient déjà à Dieu ? Nulle part Thérèse ne prend explicitement conscience de cette aporie. Ce qui est clair, c'est qu'elle veut aimer Dieu seul : « Je sentais... le désir de n'aimer que le bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en lui » (Ms A 36r). Ainsi au début de son livre. Et, à la fin « Vous le savez, ô mon Dieu, je n'ai jamais désiré que vous aimer,.. votre amour m'a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c'est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur. L'amour attire l'amour, aussi, mon Jésus, le mien s'élance vers vous, il voudrait combler l'abîme, mais hélas ; ce n'est pas même une goutte de rosée perdue dans un océan... Pour vous aimer comme vous m'aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le repos » (Ms C 34v - 35r). « Tout le créé, qui n'est rien, fait place à l'incréé, qui est la réalité » (L 169). Si de tels passages et bien d'autres attestent que, d'expérience, Thérèse connaît Dieu comme le Tout de l'amour, (au point qu'en fin de compte l'âme ne peut l'aimer que par la vertu de l'amour divin lui-même), jamais l'idée panthéiste ne l'effleure qu'à l'entrée en Dieu l'homme pourrait perdre sa personnalité. Et si ses premières lettres parlent continuellement de la fuite du temps et du désir de l'éternité, si la toute petite fille, trottinant la main dans la main de son père, voit son nom écrit dans les étoiles (« et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre… je mettais ma petite tête bien en l'air »,(Ms A 18r), elle rêve pourtant de la réunion de toute sa famille dans le ciel, et, ce qui importe davantage, elle apprend, dans l'irrésistible approche de l'éternité, à connaître le prix de l'instant terrestre : « Le jour viendra où les ombres disparaîtront, alors, il ne me restera plus que la joie, l'ivresse... Profitons de notre unique moment de souffrance, ne voyons que chaque instant. Un instant, c'est un trésor » (L 122). D’où vient ce retournement, de l'inanité du temps et de toutes choses terrestres au prix reconnu du maintenant de l'aujourd'hui auquel Thérèse consacre tout un poème ? 
C'est que ce retournement se produit en Dieu même : les chrétiens ne connaissent son amour que grâce à son abaissement dans l'histoire, grâce à l'intérêt qu'il nous porte et à son intervention en notre faveur. Il nous faut donc admettre ce mystère : bien que Dieu soit Tout, Il permet pourtant que nous soyons quelque chose, Il nous confirme dans notre propre identité et nous aime tels que nous sommes. Mais il y a plus : dans son abaissement (abaissement, le mot revient trois fois dans une seule page du manuscrit à 2v-3), dans sa « folie de la croix », l'amour du Dieu souffrant devient fécond et rédempteur, il nous prête la forme, la mesure et la force de l'imiter. C'est pourquoi l'amour entre Thérèse et Dieu n'en reste nulle part à un dialogue fermé, mais, dès le début, dès que l'idéal du Carmel s'est éveillé chez elle (avant l'entrée de Pauline), il est devenu un dialogue où le monde entier a sa place. Et plus son amour pour Dieu est pur et parfait, et plus il devient fécond pour le monde, d'une fécondité telle que Dieu l'entend : « De même qu'un torrent se jetant avec impétuosité dans l'océan entraîne après lui tout ce qu'il a rencontré sur son passage, de même, ô mon Jésus, l'âme qui se plonge dans l'océan sans rivages de votre amour, attire avec elle tous les trésors qu'elle possède. Seigneur, vous le savez, je n'ai point d'autres trésors que les âmes qu'il vous a plu d'unir à la mienne » (Ms C 34). Et nous verrons que Thérèse ne pense pas, comme les jansénistes, à un nombre limité d'âmes. Dans les passages célèbres où elle découvre dans le cœur de l’Église sa mission (la mission de l'amour), d'emblée elle donne à cet amour un sens apostolique : « Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l'avoir été depuis la création du monde et l'être jusqu'à la consommation des siècles » (Ms B 3). Cette soif des âmes, Thérèse ne peut l'apaiser par de grandes œuvres, mais par la seule qui lui soit possible : le don de soi dans la souffrance, qu'exprime l'image qui revient comme une idée fixe : celle de la fleur effeuillée, pétales après pétales arrachés du calice et jetés négligemment – « que personne ne s'occupe de moi, que je sois... foulée aux pieds, oubliée » (8 sept. 1890), jusqu'à ce qu'il ne reste plus, de ce qui fut une fleur, qu'un parfum. 
Tout cela pourrait paraître extravagant, comme les rêves enfiévrés d'une pulmonaire, et c'est pourtant marque ou sceau d'un art délicat et sobre de l'amour du prochain, poussé jusqu'au raffinement. Comme si Thérèse n'avait rien d'autre à faire que de s'épuiser à inventer comment elle va pouvoir montrer un visage plein d'amour cordial et effectif à telle ou telle sœur désagréable, acariâtre, jalouse, blessante, insupportable. Dans la seconde partie de son dernier manuscrit à la prieure, dont elle a eu jusqu'à la fin beaucoup à souffrir, elle lui explique délicatement et non sans quelque malice, mais en référence au sacrifice eucharistique de Jésus, comment elle a entendu pénétrer toujours plus avant dans toutes les finesses de l'amour du prochain et des ennemis, en esprit de pauvreté et d'obéissance, et comment malgré toutes les vexations, elle a gardé l'attitude de l'amour : « je tâche d'avoir l'air contente et surtout de l'être » (Ms C 17 v). Dans l'éducation de ses novices, elle a su tout à la fois enseigner sa doctrine d'un inexorable oubli de soi – c'est la petite voie – et l'approfondir en elle-même. 
L'unité chrétienne de l'amour de Dieu et du prochain est profondément théologique : elle se situe dans l'imitation du Fils qui ne fait rien que la volonté du Père. Cette volonté, c'est de livrer le Fils (et en lui Dieu tout entier) au monde. La figure, parfaitement harmonieuse et jamais crispée de la petite Thérèse montre que ce mystère théologique n'est aucunement absurde. 
Elle nous donne l'image d'un humanisme chrétien de choix. Elle déteste, même chez les saints, toute solennité. Elle se méfie de tous les phénomènes exceptionnels à quoi ne peuvent aspirer les petites âmes. On connaît les passages où elle s'oppose résolument à certaines attitudes de la grande Thérèse et parfois même de saint Jean de la Croix, libérant ainsi le Carmel du fardeau d'une sorte d'obligation à la mystique. Elle combat jusqu'à la fin l'effroyable désir de ses sœurs de la canoniser de son vivant : « Nous lui disions qu'elle était patiente, qu'elle était sainte, qu'elle était belle » (CV 1.9.6). Réponse : « J'éprouve une joie bien vive non seulement lorsqu'on me trouve imparfaite, mais surtout de m'y sentir moi-même ». Ou bien : « Quand on pense que nous soignons une petite sainte ! » Réponse : « Eh bien, tant mieux ! mais je voudrais que le bon Dieu le dise » (CJ 3.9.2). Elle remet toute chose en place avec un humour imperturbable qui fait éclater de rire les assistants avides d'édification. 
Toutes ses forces naturelles ont atteint un sublime épanouissement. Au cours de ses brèves années, son intelligence n'a cessé de grandir. Elle peut, grâce à Dieu, s'appliquer la parole du psalmiste : « Je suis devenu plus prudent que les vieillards, parce que j'ai recherché votre volonté » (Ms C 4). Elle porte sur ses consœurs, sur ses novices, et même sur sa prieure un regard pénétrant auquel rien n'échappe, mais qui juge tout du point de vue de l'amour : tout à la fois infiniment indulgent et d'une exigence inexorable pour Dieu. Sa volonté est de fer, elle ne se passe rien à elle-même, tout compte. Après son hémoptysie, elle continue à travailler dur, ne se plaint de rien. Mourante, elle tient encore en tremblant un verre, des heures durant, parce que son infirmière s'est endormie. Mais je voudrais surtout insister sur l'ardeur inouïe, brillante et parfaitement saine de son imagination. Si sa poésie reste, pour la forme, prisonnière du goût du temps – où aurait-elle appris la langue de Péguy ou de Claudel ? – son esprit est une source jaillissante d'images les plus pertinentes, les plus originales et les plus inoubliables, qui, pour la puissance poétique, je ne crains pas de le dire, la rendent l'égale des deux grands réformateurs du Carmel. Ne nous arrêtons pas aux images de fleurs, de nuages, de pluie, de rosée, de soleil, de petite goutte d'eau qui se perd dans l'océan (Ms A 35). Mais il y a les comparaisons toutes nouvelles du jouet, de la petite balle de nulle valeur, qu'on peut jeter par terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son cœur (Ms A 64). Il y a le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants (Ms C 2v ; offrande 8.9.90). Il y a les symboles de la grâce : les marches de l'escalier trop hautes pour le petit pied de l'enfant, emporté ensuite par la mère (Ms C 3), l'ascenseur, cette nouvelle invention dans les maisons des riches, que Thérèse va s'approprier (Ms C 3), le docteur qui écarte la pierre du chemin de son fils (Ms A 38v), l'âne de La Fontaine portant les reliques avec lequel Thérèse se compare (Ms C 19), le billet de loterie (CJ 27.5.8), le petit pinceau (Ms C 20), il y a cette nouvelle forme de passion : les coups d'épingle (L 117), la mèche à demi éteinte à laquelle on allume les cierges et qui finalement embrase l'univers (CJ 15.7.5). Il y aura surtout toute l'imagerie de la souffrance sur laquelle nous reviendrons. Tout cela c'est l'humanisme thérésien : Gratia elevat et per ficit naturam, etiamsi per ficiendo destruit ilium (La grâce élève et parfait la nature, même si pour la parfaire il lui arrive de l'anéantir). 
2. Enfance et passion 
Thérèse a pris pour devise les deux moments extrêmes de la vie de Jésus. À la lumière de ces deux extrêmes, le mystère de l'homme-Dieu s'entr'ouvre à ses yeux. Ensemble ils manifestent la même attitude fondamentale du Fils à l'égard du Père et à l'égard des hommes : dépouillement, abandon, vulnérabilité. Thérèse a secrètement souhaité ce nom de l'Enfant Jésus et l'a reçu sans l'avoir demandé. Elle a donné des explications précises et circonstanciées sur ce qu'elle entend par être enfant : « C'est reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu..., c'est ne s'inquiéter de rien, ne point gagner de fortune... c'est encore ne point s'attribuer à soi-même les vertus qu'on pratique... Enfin, c'est ne point se décourager de ses fautes... » (CJ 6.8.8). En somme, c'est le mystère d'un total abandon à Dieu, sans retour sur soi, à Dieu dont on se sait aimé infiniment, comme l'enfant est aimé par son père. On le voit, un tel idéal de pur et confiant renoncement à soi-même, n'est possible que pour un chrétien, dans le mystère du Fils éternel de Dieu devenu enfant des hommes. Et ce n'est qu'en raison de l'absolue confiance du Fils en son Père, que le Père peut proposer au Fils la passion : Tous les dons du Père, même les plus douloureux, les plus cruels, les plus inconcevables sont bons, parce qu'un père ne peut prodiguer à son enfant que des bienfaits. En somme, si la rédemption de l'humanité est possible, c'est uniquement parce que le Fils de Dieu reste toujours l'enfant du Père. Thérèse a fort bien vu l'unité qui lie enfance et passion. Parlant d'Isaïe 53, elle peut donc dire : « Ces paroles... ont fait le fond de toute ma piété » (CJ 5.8.9). Dans son Rêve de l'Enfant Jésus, enfance et passion se reflètent l'une dans l'autre. L'enfant voit en rêve les instruments de son martyre, « son visage enfantin... il le voit défiguré, sanglant !... méconnaissable ! Jésus sait bien que tous l'abandonneront, aussi l'Enfant divin sourit à cette image sanglante » (L 252). L'enfant est le sujet éternel, la passion est un attribut temporel qui lui est surajouté : elle se comprend à partir de l'enfance, et non pas l'inverse. 
Être enfant, pour Thérèse, c'est allier une disponibilité sans limites et pleinement confiante à la certitude de pouvoir formuler tous ses désirs. L'identité, dans l'enfant, de la docilité et de l'ingénuité est le parfait symbole du mystère trinitaire des rapports entre Jésus et son Père dans l'Esprit. Thérèse ne peut souffrir qu'on ait du respect pour Dieu (CJ 5.7.3). Elle veut vivre avec Dieu aussi familièrement que le Fils avec son Père. Cela suppose qu'on accepte tout de Dieu, comme un enfant. Elle ne veut pas que Dieu la ménage. « Dis-lui, dit-elle à Marie, de ne jamais se gêner avec moi » (CJ 10.6). Donc, d'un côté, une indifférence poussée à l'extrême : « Je ne désire pas plus mourir que vivre, c'est-à-dire que, si j'avais à choisir, j'aimerais mieux mourir, mais, puisque c'est le bon Dieu qui choisit pour moi, j'aime mieux ce qu'il veut » (CJ 27.5.4). Elle dit la même chose de mille façons : « Oui, mon Dieu, je veux bien tout » (CJ 29.9.11). « Je ne choisirais rien » (CJ 14.9.3). Elle demande à Marie de faire en sorte qu'elle ne tousse pas pour ne pas réveiller Céline, « mais j'ai ajouté : si vous ne le faites pas, je vous aimerai encore plus » (CJ 15.8.4). Enfin : « Le bon Dieu m'a toujours fait désirer ce qu'Il voulait me donner » (CJ 13.7. 15). En fait d'indifférence, elle parvient à ce point que Dieu « ne sait plus comment faire avec moi » (CJ 6.7.3). Mais elle sait très bien comment faire avec Lui : » C'est comme cela que j'ai pris le bon Dieu » (CJ 4.9.1). 
À ce moment le rapport s'inverse : l'autre côté de l'enfance, c'est la confiance sans limite. Il n'y a guère de mot qui apparaisse plus souvent chez Thérèse que celui d'audace : « Confiante jusqu'à l'audace en sa bonté de Père » (N.V. 3.8.5b) ; « désir téméraire... confiance audacieuse » (Ms A 32 ; Ms B 4). « Est-ce de la témérité ? Mais non, depuis longtemps vous m'avez permis d'être audacieuse avec vous » (Ms 34v). Elle parle, en réunissant les deux aspects, d'un « audacieux abandon », de « son téméraire abandon » (Ms B 5). Cette dialectique qui, contemplée à travers l'image de l'enfance paraît tout simple, se perd en vérité dans l'abîme du mystère trinitaire : l'abandon total du Fils à la volonté du Père s'identifie avec la volonté du Fils toujours exaucée par le Père (Jean 11, 42 ; 17, 24). 
Parvenus à ce sommet théologique, on ne peut pas ne pas parler de certains dangers qui ont menacé Thérèse et troublé momentanément sa limpidité, sans pourtant la compromettre définitivement. Son idéal d'enfance exigeait une totale candeur, sans aucun retour sur soi, sur le caractère extraordinaire de son élection. Un premier malheur se produisit lorsque, à dix ans, elle fut guérie par le sourire d'une statue de la Vierge et sut pertinemment qu'elle ne devait pas parler de cette grâce. « Ah ! pensai-je, jamais je ne le dirai à personne, car alors mon bonheur disparaîtrait » (Ms 30-30v). Mais déjà ses sœurs ont deviné quelque chose, elles ne lui laissent aucun repos jusqu'à ce qu'elle cède. Alors tout est galvaudé dans le parloir du Carmel ; Thérèse est placée par son entourage sur le socle de la miraculée. Sans qu'il y ait de sa faute, elle a perdu une partie de sa naïve spontanéité. La seconde faute fut plus lourde de conséquences. Le P. Pichon lui déclare au confessionnal, avec grande solennité : « Jamais vous n'avez commis un seul péché mortel » (Ms A 70). Or, de toutes les déclarations de Thérèse, (en particulier de ses poésies qui traitent de la rivalité entre le lys et la rose : de l'amour des âmes innocentes et des âmes pécheresses), il ressort clairement que Thérèse a compris cette déclaration comme affirmant qu'elle n'avait jamais péché. L'idée de péché véniel n'apparaît nulle part chez elle. Alors que Mère Agnès, dans les Novissima Verba écrit : « On pourrait croire que c'est parce que j'ai été préservée du péché mortel que j'ai une confiance si grande », le Carnet jaune, les Carnets verts et le Procès de l'Ordinaire donnent à lire : « On pourrait croire que c'est parce que je n'ai pas péché que j'ai une confiance si grande » (CJ 11.7.6). De là, des difficultés presque insurmontables, mais finalement surmontées, lorsqu'il s'agira de s'asseoir à la table des pécheurs, de confesser, dans l'indistincte communion des saints, le péché commun. Nous avons déjà parlé du troisième danger : celui d'être canonisée vivante par ses sœurs. Elle est presque totalement hors d'atteinte de ce danger ; elle était au-delà de telles tentations. Elle y répond seulement par un humour supérieur. Mais en cela même s'exprime encore le constant besoin de s'estimer, de faire retour sur elle-même, trait permanent qui lui restera jusqu'à la fin et qui l'a peut-être privée de la possibilité d'être introduite par Dieu dans la véritable nuit obscure. Le jour de sa mort, au milieu de son agonie, elle peut encore affirmer : « Oui, j'ai compris l'humilité du cœur... Il me semble que je suis humble » (CJ 30.9). Qu'il est étrange aussi, ce besoin qu'elle a de laisser son reflet : « Pourquoi donc regarder-vous si attentivement le fond du calice ? Parce que je m'y reflète. À la sacristie, j'aimais à faire cela. J'étais contente de me dire : mes traits se sont reflétés là où le sang de Jésus a reposé... Combien de fois ai-je pensé aussi qu'à Rome mon visage s'était reproduit dans les veux du Saint-Père » (CJ 19.9). 
3. Théologie de l’espérance 
Si la théologie de l'enfance et celle de la passion sont pour nous actuelles parce que nous voudrions bien les éliminer de l'image que nous nous faisons de Jésus, la théologie de l'espérance chez Thérèse est actuelle parce qu'elle corrige nos propres aspirations. Pour elle, la théologie de l'espérance ne procède pas du besoin de changer l'état actuel du monde ; elle n'est pas non plus l'attente tiède que tout finira bien entre l'homme et Dieu. Pour Thérèse, elle est la conséquence logique de son audace téméraire qui ne peut se maintenir que conjointement avec une absolue disponibilité à faire toutes les volontés de Dieu, si pénibles et exigeantes soient-elles. « Ma folie à moi, c'est d'espérer » (Ms B 5v). Thérèse espère pour les pécheurs, elle espère témérairement pour tous les pécheurs, dans la mesure où elle est prête à se substituer aux pécheurs, à payer pour eux. L'élargissement de l'horizon de l'espérance est proportionnel à l'accroissement de sa disponibilité ecclésiale, elle est à proprement parler espérance de l'Église en tant qu'Immaculée, et ce n'est qu'en raison de la communion des saints qu'elle est aussi une espérance à laquelle tous sont autorisés à prendre part. « Mes espérances, dit Thérèse, touchent à l'infini » (Ms B 2 v). 
Dans la théologie officielle de l'Occident et depuis Augustin au plus tard, l'espérance illimitée se trouve entravée par la certitude qu'un certain nombre d'hommes seront damnés, et, de manière plus funeste encore, par la doctrine d'une double prédestination érigée en système. Mais il est significatif que, depuis le Moyen-Âge et jusque dans l'époque moderne, tout un cortège de saintes femmes ait silencieusement protesté contre cette théologie masculine, et fortes de la hardiesse de leur cœur et d'un accès direct au mystère du salut, elles aient connu une espérance sans limite. Pour se borner aux plus grands noms, mentionnons Hildegarde, Gertrude, Mechthilde de HackebornMechthilde de Magdebourg, Lady Julian of Norwich, Catherine de Sienne, auxquelles on pourrait sans doute ajouter Catherine de Gênes, Marie de l'Incarnation et même Mme Guyon. Mais la théologie des femmes n'a jamais été prise au sérieux ni intégrée par la corporation. Cependant, après le message de Lisieux, il faudrait enfin y songer dans la reconstruction actuelle de la dogmatique. Évidemment Thérèse – non plus que celles qui l'ont précédée – n'a pu épuiser toute la profondeur du problème de la damnation et de la justice de Dieu ; cela n'était pas encore dans sa mission. Mais dans un grand élan du cœur, elle a découvert que l'amour de Dieu ne saurait être borné par Sa justice (c'est une idée que nous trouvons déjà chez saint Anselme, qui, en l'occurrence, radicalise Augustin) : « La Justice même me semble revêtue d'amour » (Ms A 83v). Plus encore : C'est l'amour de Dieu, méconnu par les pécheurs, qui est oublié par la plupart des chrétiens, même par les prêtres et les religieux ; c'est lui qui a le plus besoin de consolation. Aussi, en la fête de la Trinité de 1895, Thérèse s'offre-t-elle en holocauste à l'amour miséricordieux de Dieu. En raison de cette victimation, voici ce que Thérèse peut dire : « croyez à la vérité de mes paroles : on n'a jamais trop de confiance dans le bon Dieu, si puissant et si miséricordieux ! On obtient de lui tout autant qu'on en espère ! ». (Hist. d'une âme, éd. complète 1940, p. 246). Thérèse connaît aussi le mot du Seigneur à sainte Mechthilde : « Je te le dis en vérité, c'est pour moi une grande joie quand les hommes attendent de moi de grandes choses. Si grandes que fussent leur foi et leur audace, je les comblerai encore bien au-delà de leurs mérites. En fait il est impossible que l'homme ne reçoive pas ce qu'il a cru et espéré recevoir de ma puissance et de ma miséricorde » (2e sommaire des procès de béatification et de canonisation cité d'ap. I.F. Garres 1944, p. 356). « Mon excuse, dit Thérèse, c'est que je suis une enfant, les enfants ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles », et finalement elle est « l'enfant de l'Église, et l'Église est Reine, puisqu'elle est Ton épouse » (Ms B 4) ; comment donc des parents royaux ne combleraient-ils pas les désirs de leur enfant ? Une telle espérance n'est-elle pas aveugle ? Thérèse est prête à le dire : « C'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde » (L 341). Elle prend aussi à son compte l'expression de saint Paul : « Je ne cessais d'espérer contre toute espérance » (Ms A 64v). 
Il est indispensable de bien situer cette espérance ; exactement là où Thérèse rencontre Jésus : dans l'enfance et dans la passion, c'est-à-dire dans la totale vulnérabilité de l'amour divin, outragé et oublié, qu'on ne peut rencontrer que dans le dépouillement de son propre cœur. Telle est la vocation carmélitaine : être présent au point de rencontre entre le monde pécheur et l'amour souffrant de Dieu. S'inspirant d'un verset d'Isaïe 53, Thérèse écrit : « Moi aussi, je désirais être sans éclat, sans beauté, seule à fouler le vin dans le pressoir, inconnue de toute créature » (N.V. 119). Alors la faible enfant devient la vierge forte, la sœur de cette Jeanne d'Arc qu'elle aimait tant et dont elle a souhaité partager la mort par le feu, et le feu ne l'a pas épargnée. Dans sa témérité. Thérèse attire sur elle la foudre divine : « Pour que l'Amour soit pleinement satisfait, il faut qu'Il s'abaisse, qu'Il s'abaisse jusqu'au néant et qu'Il transforme en feu ce néant » (Ms B 3v). On sait de quelle manière Dieu l'a prise au mot en lui retirant la lumière et la joie de la foi, de l'espérance et de l'amour. Si elle se consume lentement, inexorablement, dans cette passion affreuse, dont les nouveaux documents nous révèlent la cruauté, c'est qu'elle paye pour son espérance téméraire. Elle est résolue de « ne point se lever de cette table remplie d'amertume... avant le jour que vous avez marqué » (Ms C 6). De nouveau un débordement d'images : elle chemine dans un couloir souterrain, mal éclairé, ne sachant si elle avance (Ms C 5r, Lettre). Elle est le petit poucet qui sème ses trésors (Ms A 7v ; CJ 2.9.4), l'enfant abandonné sur la voie du chemin de fer, les trains passent et aucun ne l'emporte (CJ 9.6.5), Robinson dans son île, auquel on annonce un vaisseau qui n'apparaît jamais (CJ 6.8.2), l'oiseau avec un fil à la patte (CJ 5.8.2), on lui tend un gâteau, mais dès qu'elle veut le saisir, la main se retire (CJ 21/26.5.2), elle est comme enchaînée dans une prison (CJ 10.8.4). Le phare qui annonçait le port du ciel, disparaît (CJ 15.6.1). Un mur s'élève jusqu'au ciel et en cache les étoiles (Ms C 7v). L'étoffe est tendue sur le métier, mais personne ne vient la broder (CJ 13.6). Et pour finir l'image splendide, qui inclut tout ce qu'elle a dit sur la grâce : « Ça me fait l'effet d'un mât de cocagne ; j'ai fait plus d'une glissade, puis, tout à coup, me voilà rendue en haut » (CJ 8.7.7). Dans toutes ces obscurités a-t-elle perdu son espérance ? Elle en a perdu la force, l'élan pour le prêter aux autres, à sa famille toujours croissante. 
Thérèse paraît bien être la sainte la plus joyeuse. Elle nous montre combien c'est merveilleux et poignant de vivre dans l'intimité de Dieu. Et elle n'a peur de rien. Elle démentit la comédie de Christopher Fry The Lady's not for burning. Si, la Dame veut brûler. Elle joue avec le feu. Elle aime l'aventure. Elle est absolument antibourgeoise. Nous autres, nous avons fait du christianisme une affaire compliquée, morose, dépassée. Nous sommes des vieux, Dieu est éternellement jeune, il a besoin de jeunesse qui rayonne son tempérament et son humour. 
Laissez-moi terminer par une remarque d'un étranger. Pour le monde catholique, la France a été le pays des grands saints. C'était là son génie chrétien. En est-elle bien consciente aujourd'hui ? Pourquoi indéfiniment nous régaler de commentaires sur Hegel et Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, dont nous n'avons que faire ? Il y a 60 ans déjà, Péguy se moquait d'une Sorbonne kantienne et sociologue. « Ce fin parler haut allemand, il faut y renoncer », disait-il. Bien sûr : nous avons reçu Charles de Foucauld, Madeleine Delbrêl, Henri de Lubac et tant d'autres. Mais nous sommes d'insatiables mendiants : que la France continue à nous donner l'aumône de la Sainteté catholique. 
Hans Urs von Balthasar, in Thérèse de Lisieux, Conférences du Centenaire