On a déjà tant étudié, et si bien,
cette jeune fille de 24 ans qui ne nous a guère laissé qu'un petit livre, quelques
lettres et quelques mots ! Mais, plus on s'y adonne, et plus vastes sont
les horizons découverts. Sans aucun doute, voilà la marque des grands
saints : ils vivent dans l'infini de Dieu, son éternité se manifeste dans
leur vie temporelle. Pourtant les contours du fini ne s'estompent pas. Dans la
Jérusalem d'en-haut, chaque grande vocation occupe une place bien déterminée,
distante des autres, mais non sans rapport avec elles. Comme les étoiles, elles
forment des constellations. Avec cet art de la géométrie céleste – dont parle
Claudel – on pourrait mesurer les rapports entre Thérèse de Lisieux et Jean de
la Croix, Thérèse d'Avila, Jeanne d'Arc, Jean l'Évangéliste, Augustin et Thomas
d'Aquin. En de tels calculs, ce sont les missions divines qui comptent, qui
déterminent la forme, à quoi répondent, comme une matière, les
dispositions naturelles de la personne : Simon, fils de Jonas, se prête
ainsi, comme matière, à la forme de Pierre.
Qu'était-ce que la religiosité
des Buissonnets ? C'est là tout au plus une
question de matière et on connaît assez la liberté que prit Thérèse vis-à-vis
d'elle pour la subordonner à sa propre vocation. Pour le grand artiste, toute
matière (même imparfaite) est comme une disposition ultime bienvenue ;
elle lui est aussi nécessaire que Christian Bach l'a été pour Mozart, ou les
contes italiens pour Shakespeare, ou la romance espagnole pour Corneille. Mais
aucune matière, pour préparée qu'elle soit, ne laissera
soupçonner la forme géniale qui doit en sortir. De là vient que des psychologues
et des psychanalystes perdent leur temps auprès de Thérèse ; de même les
médecins qui se lancent dans des conjectures sur la maladie de sa
jeunesse.
À toutes ces tentatives d'approche
par en bas, s'oppose la parfaite lucidité de la forme thérésienne, de cette
mission menée jusqu'à la plénitude d'une lumineuse et limpide évidence. Ce que
Thérèse dit de Marie : « Qui est-ce qui aurait pu inventer la Sainte
Vierge ? » (CJ 3.8.10), peut se dire de toutes les grandes vocations,
quand l'appelé a répondu de son mieux à sa vocation. Elles ont une justesse qui
porte témoignage d'elle-même ; tant pis pour qui ne la perçoit pas.
Les grands saints sont assurément des
signaux que l'Esprit Saint dispose tout au long de l'histoire pour indiquer à
l'Église la bonne route, doctrinale et pratique, qu'elle-même aurait du mal à
trouver et à suivre sans eux. Aussi, à vues humaines, sont-ils des signaux
indésirables, inopportuns, des guides que souvent l'on suit peu ou trop tard
(après leur mort). Les canonisations ne sont-elles pas fréquemment pour
l'Église un moyen de reléguer aux archives les appels de l'Esprit ?
Jean-Marie Vianney a été, sans l'ombre d'un doute, un vivant et clair appel à
restaurer la pratique et la théologie de la pénitence personnelle : qu'en
avons-nous fait ? Lourdes a montré tout aussi nettement que l'Immaculée
Conception n'est pas une réalité marginale de la théologie catholique, mais
qu'elle se situe au cœur même de « l'épouse sans tache ni rides ».
Newman a été érigé comme un fanal signalant que, quelque sacrifice qu'il en
coûtât, il fallait en matière œcuménique dépasser le stade de la via
media, où nous retombons aujourd'hui. Charles de Foucauld a été un index
tout à fait inopportun pointé vers le désert, le signal d'une contemplation
gratuite, sans égard pour les résultats immédiats, mais d'une fécondité en
profondeur pour l'Église. Quand tant de professeurs catholiques préoccupés de
sociologie, ont-ils perçu ces signaux ? Et nous-mêmes, quand les
avons-nous suivis ? Les saints ont peu de chance parmi nous. Nous
savons mieux qu'eux. Dans bien des cas, même dans ceux d'Ars et de
Lisieux, nous nous sécurisons en prétendant que ces messages
ont eu leur temps, et que nous pouvons, en toute tranquillité, lever les veux
vers de nouvelles étoiles.
Nous allons même plus loin :
l'aristocratisme des saints nous est suspect. N'est-ce pas une Église laïque,
démocratique, qui doit aujourd'hui chercher sa voie dans ce monde
sécularisé ? Les saints n'ont-ils pas beau jeu, eux qui sautent à pieds
joints au beau milieu du cercle que la plupart des humains ne peuvent – et pour
cause – qu'approcher péniblement par la tangente ? Les saints ne sont-ils
pas par trop naïfs, qui, peu troublés par les problèmes exégétiques, prennent
la parole de l’Écriture pour argent comptant ? Ne proposent-ils pas une
lumière trop artificielle, quand il nous faut, pour être honnêtes, tâtonner
dans la nuit où nous sommes aujourd'hui solidaires de toute l'humanité,
sceptique et athée ? Mais ne nous y trompons pas. Quand Paul prétendait
être tout à tous, ce n'était certainement pas d'être sceptique avec les
sceptiques, ni athée avec les athées. En quoi cela aurait-il servi aux
sceptiques et aux athées ? C'est seulement du centre ardent de l'amour
chrétien qu'il a pu tirer assez de vigueur pour rayonner dans toutes les
directions et faire pénétrer la lumière dans les coins les plus obscurs. Une
œuvre apostolique ne peut être que le fruit du don de soi, sans réserve ni
condition. Le caractère aristocratique des saints consiste en ce qu'ils sont
uniques et, en tant qu'uniques, inimitables. Mais Dieu ne leur donne cette
singularité que pour illuminer une multitude innombrable. Quoi de plus
inimitable que François stigmatisé, et quelle famille est plus vaste dans le
monde que la sienne ? Quoi de plus inimitable que Marie, mais qui ne
voudrait se blottir sous son manteau ? Quoi de plus inimitable que le
Christ, qui néanmoins nous offre, nous ordonne son imitation ? Thérèse a
connu ce paradoxe, et elle a trouvé le moyen de faire de son amour exceptionnel
un chemin accessible à toutes les petites âmes. Elle n'a voulu pour
elle-même que ce qui pouvait convenir à toute sa famille spirituelle. Elle
estompe la différence entre ce qui est unique et ce qui est imitable, on dira
même que, d'une manière neuve et déconcertante, elle a mis en valeur ce que
l'amour a de spécifiquement divin au sein d'une réalité
spécifiquement humaine, et qu'elle a par conséquent rendu la
théologie et l'anthropologie perméables l'une à l'autre. Voilà ce que nous
voudrions montrer en parcourant trois thèmes de son œuvre, qui en prouvent
l'actualité.
1. L'unité parfaitement naturelle
de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Or,
l'amour de Dieu y est vécu de manière si radicale que l'amour du prochain
semble n'avoir plus de place. Mais, chez Thérèse, la vraie preuve de
l'authenticité chrétienne de notre amour pour Dieu, c'est justement l'amour
pour le prochain, et par là résout pratiquement un problème
qui théoriquement paraît insoluble.
2. L'unité paradoxale entre enfance et passion –
« de l'Enfant Jésus et de la sainte Face » –. Cette unité, elle
aussi, est si peu arbitraire, qu'elle se détache sur un arrière-plan
théologique qui lui donne tout son fondement.
3. Sa théologie de l'espérance, qui,
existentiellement, permet de tout oser avec Dieu, parce
qu'elle est, existentiellement, prête à tout risquer dans cette aventure –
jusqu'à la perte de toute orientation propre.
Ces trois thèmes ne sont sans doute
pas les seuls aspects de la théologie thérésienne ; du moins nous espérons par-là montrer que cette théologie
est authentique et d'une extrême importance pour
nous.
Toutefois, avant d'aborder ces points
en détail, je voudrais faire encore quelques remarques générales pour mieux
situer cette pensée si profondément catholique.
La pensée de Thérèse procède toujours
de ce point central, d'où seule la vérité chrétienne peut se
manifester à l'intelligence, et passer dans la pratique. À cet égard, la
religion quelque peu mesquine de son entourage lui apporte comme un matériau et
une assise tout à fait adaptés.
1. Thérèse présuppose sans
conteste, que les articles de foi, fondés dans la
Bible et proposés par l'Église, sont l'expression de la vérité divine à nous
communiquée. Elle suit simplement en cela le principe de saint Thomas d'Aquin :
« Les sciences profanes n'argumentent pas en vue de prouver leurs
principes ; elles s'y appuient, et, à partir de là, argumentent pour
démontrer telles ou telles propositions à l'intérieur de la science. De même la
science sacrée ne prétend point, au moyen de l'argumentation, prouver ses
propres principes qui sont les articles de foi : elle les reçoit, et, à
partir de là, établit ses thèses » (S. Th 1,1,8). La présence réelle du
Christ dans l'eucharistie, la maternité virginale de Marie, l'Église catholique
comme communion mystique des saints et comme société visible, hiérarchiquement
organisée, avec Léon XIII au sommet, l'efficacité de la prière et du
sacrifice personnel, mais aussi l'amour de la famille et de toute la
nature créée par Dieu le Père, la joyeuse aspiration à la vie éternelle
promise, tout cela et bien d'autres choses encore, sont, pour Thérèse, non pas
l'occasion d'enquêtes et de questions inquiètes, mais un point de départ tout à
fait assuré.
Que, dans ses derniers moments,
Thérèse ait participé aux doutes et aux dénégations des athées, c'est une tout
autre affaire. Ce fut un ultime effet de sa disponibilité à s'asseoir, elle, la
carmélite, à la table des pécheurs et à « savourer l'amertume » avec
eux (Ms C 8r), « je voulais boire ce calice jusqu'à la lie » (Ms C
10v). Parce qu'elle a d'abord cru, elle peut
ensuite entrer dans l'obscurité de la foi.
2. Sa foi est très exactement une foi
qui baigne dans le courant de vie et d'amour circulant entre le Christ
et l'Église. Il n'est pas d'autre place, où l'on puisse percevoir
objectivement la révélation de Dieu. C'est seulement dans le circuit entre la
foi de l'Église primitive et la vie de Jésus (que cette foi rend intelligible),
c'est seulement dans la parole de l'Écriture inspirée par l'Esprit (qui pose et
suppose un tel circuit), que l'on accède et participe au monde de la révélation
divine. En dernière analyse, c'est le circuit infrangible entre Marie et son
enfant. Thérèse montre à Pauline « l'image de la sainte Vierge allaitant
le petit Jésus : Y a que ça qui est du bon lolo, faut le dire à M. de
Cornière » (CJ 10.7.3). Thérèse connaît sa place : « Enfin, je
veux être fille de l'Église » (Ms C 33 y). « Oui j'ai trouvé ma place
dans l'Église, dans le cœur de l'Église, ma Mère, je serai l'Amour », car
« j'ai compris que l'Église avait un Cœur, et que ce Cœur était brûlant
d'Amour » (Ms B 3 v). Or cet amour n'est rien d'autre que la réponse,
parfaite en Marie, à l'amour de Dieu en Jésus Christ : Thérèse « veut
être fascinée par Ton regard divin, [elle] veut devenir la proie de Ton
Amour... [du] brûlant Abîme de cet Amour » (Ms B 5 v).
3. C'est dire que, pour
Thérèse, la multitude des articles de foi se réduit
toute à ce circuit de l'amour qui en est le principe, le sens et le
but, et que cette réduction précisément les rend pleinement lumineux. Pour
atteindre à la perfection de l'amour, aucun des articles de foi n'est de trop.
Le Cantique des cantiques, qui, pour
Jean de la Croix et pour toute la tradition théologique de l'Église, a constitué
comme un sanctuaire secret, est aussi pour Thérèse un centre de sa
spiritualité. Elle a dit à sa sœur Marie qu'elle aurait voulu le
commenter.
Ces remarques préliminaires ne visent
qu'à signaler l'avance considérable des saints en matière de
théologie. Leur point de départ est là où aboutissent, comme elles peuvent,
tant de sciences liminaires. Elles ne sont pas inutiles, bien sûr, et
plusieurs, telle l'exégèse, peuvent nous dévoiler de grandes clartés sur
l'essentiel de l'amour, pourvu du moins qu'elles se résolvent à accomplir le
saut de la foi, qui est la condition de toute intelligence de l'Écriture et le
point de départ de la théologie. Quels retards cependant, que de peine
perdue quand on néglige cette théologie des saints comme
règle d'une interprétation authentique de la révélation. C'est l'interprétation
traduite dans l'existence et dans la prière, et, si Dieu le veut, dans la
pensée spéculative également. La justesse inspirée avec laquelle les saints
les moins spéculatifs insistent sur certains aspects de la vie
chrétienne, peut avoir des effets imprévisibles sur la théologie vivante de
l'Église. Pensez à la Règle de saint Benoît, au Testament de
saint François d'Assise, aux Exercices de saint Ignace. Comme
ces écrits et d'autres, la vie et la parole de Thérèse tirent de leur propre
justesse une force toujours neuve pour nous guider.
Finalement : sa théologie est
essentiellement une théologie de l'Esprit-Saint. Thérèse n'est
l'enfant du Père, la fiancée du Fils qu'au sein de cet univers ecclésial,
sacramentel et plus spécialement monastique où elle se meut et réfléchit.
Ce n'est pas la révélation historique, mais sa réverbération dans la vie
chrétienne, le chemin du salut, qui l'occupe. Toutes les
structures de l’Église, y compris les sacrements, ne l'intéressent que de ce
point de vue. Ainsi la petite voie, la petite doctrine prend
en fait la place centrale. Thérèse suppose la dogmatique et l'inclut, mais elle
vit – comparable à Fra Angelico – de la contemplation d'une existence
chrétienne vécue. Sa doctrine est sagesse au sens biblique du terme. Il est
significatif que, dans les terribles souffrances de ses derniers
jours, Thérèse ait définitivement connu par expérience la vérité de sa
doctrine : « Je sens bien maintenant que ce que j'ai dit et écrit
est vrai sur tout » (CJ 25.9.2). Cette vérité n'est pas une logique
abstraite, mais une valeur existentiellement éprouvée. Elle est l'art chrétien
d'aimer. C'est ce que nous comprendrons en parcourant les trois thèmes que nous
abordons à présent.
1. Amour de Dieu et du
prochain
Le fameux problème des dimensions
chrétiennes, de la verticale et de l'horizontale. Il ne faudrait pas en
chercher la solution dans je ne sais quel compromis vague juxtaposant
ces deux dimensions : Dieu d'une part, le monde de l'autre. Il y a
d'abord l'immense passion religieuse pour qui Dieu est le Tout,
selon le mot de l'Ecclésiastique (43, 27), le Tout et l'Unique que nous devons
aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos
forces (Dt 6, 4sv). D'où l'aporie, qui
n'est pas simplement le fait de Thérèse, mais de la Bible : comment aimer
authentiquement notre frère humain, lui qui, loin d'être le tout, ne semble
être qu'une chose insignifiante, quand notre cœur entier appartient déjà à
Dieu ? Nulle part Thérèse ne prend explicitement conscience de cette
aporie. Ce qui est clair, c'est qu'elle veut aimer Dieu seul : « Je
sentais... le désir de n'aimer que le bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en
lui » (Ms A 36r). Ainsi au début de son livre. Et, à la fin « Vous le
savez, ô mon Dieu, je n'ai jamais désiré que vous aimer,.. votre amour m'a prévenue dès mon
enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c'est un abîme dont je ne puis
sonder la profondeur. L'amour attire l'amour, aussi, mon Jésus, le mien
s'élance vers vous, il voudrait combler l'abîme, mais hélas ; ce n'est pas
même une goutte de rosée perdue dans un océan... Pour vous aimer comme vous
m'aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le
repos » (Ms C 34v - 35r). « Tout le créé, qui n'est rien, fait place
à l'incréé, qui est la réalité » (L 169). Si de tels passages et bien
d'autres attestent que, d'expérience, Thérèse connaît Dieu comme le Tout
de l'amour, (au point qu'en fin de compte l'âme ne peut l'aimer que par la
vertu de l'amour divin lui-même), jamais l'idée panthéiste ne l'effleure qu'à
l'entrée en Dieu l'homme pourrait perdre sa personnalité. Et si ses premières
lettres parlent continuellement de la fuite du temps et du désir de l'éternité,
si la toute petite fille, trottinant la main dans la main de son père, voit son
nom écrit dans les étoiles (« et puis ne voulant rien voir de la vilaine
terre… je mettais ma petite tête bien en l'air »,(Ms A 18r), elle rêve
pourtant de la réunion de toute sa famille dans le ciel, et, ce qui importe
davantage, elle apprend, dans l'irrésistible approche de l'éternité, à
connaître le prix de l'instant terrestre : « Le jour
viendra où les ombres disparaîtront, alors, il ne me restera plus que la
joie, l'ivresse... Profitons de notre unique moment de souffrance, ne voyons
que chaque instant. Un instant, c'est un trésor » (L 122). D’où vient ce
retournement, de l'inanité du temps et de toutes choses terrestres au prix
reconnu du maintenant de l'aujourd'hui auquel
Thérèse consacre tout un poème ?
C'est que ce retournement se produit
en Dieu même : les chrétiens ne connaissent son amour que
grâce à son abaissement dans l'histoire, grâce à l'intérêt qu'il nous porte et
à son intervention en notre faveur. Il nous faut donc admettre ce
mystère : bien que Dieu soit Tout, Il permet pourtant que nous soyons
quelque chose, Il nous confirme dans notre propre identité et nous aime tels
que nous sommes. Mais il y a plus : dans son abaissement (abaissement,
le mot revient trois fois dans une seule page du manuscrit à 2v-3), dans sa
« folie de la croix », l'amour du Dieu souffrant devient fécond et
rédempteur, il nous prête la forme, la mesure et la force de l'imiter. C'est
pourquoi l'amour entre Thérèse et Dieu n'en reste nulle part à un dialogue
fermé, mais, dès le début, dès que l'idéal du Carmel s'est éveillé chez elle
(avant l'entrée de Pauline), il est devenu un dialogue où le monde entier a sa
place. Et plus son amour pour Dieu est pur et parfait, et plus il devient
fécond pour le monde, d'une fécondité telle que Dieu l'entend : « De
même qu'un torrent se jetant avec impétuosité dans l'océan entraîne après lui
tout ce qu'il a rencontré sur son passage, de même, ô mon Jésus, l'âme qui se
plonge dans l'océan sans rivages de votre amour, attire avec elle tous les
trésors qu'elle possède. Seigneur, vous le savez, je n'ai point d'autres
trésors que les âmes qu'il vous a plu d'unir à la mienne » (Ms C 34). Et
nous verrons que Thérèse ne pense pas, comme les jansénistes, à un nombre
limité d'âmes. Dans les passages célèbres où elle découvre dans le cœur de
l’Église sa mission (la mission de l'amour), d'emblée elle donne à cet amour un
sens apostolique : « Je voudrais être missionnaire non
seulement pendant quelques années, mais je voudrais l'avoir été depuis la
création du monde et l'être jusqu'à la consommation des siècles » (Ms B
3). Cette soif des âmes, Thérèse ne peut l'apaiser par de grandes œuvres, mais
par la seule qui lui soit possible : le don de soi dans la souffrance,
qu'exprime l'image qui revient comme une idée fixe : celle de la fleur
effeuillée, pétales après pétales arrachés du calice et jetés négligemment –
« que personne ne s'occupe de moi, que je sois... foulée aux pieds,
oubliée » (8 sept. 1890), jusqu'à ce qu'il ne reste plus, de ce qui fut une
fleur, qu'un parfum.
Tout cela pourrait paraître
extravagant, comme les rêves enfiévrés d'une pulmonaire, et c'est pourtant
marque ou sceau d'un art délicat et sobre de l'amour du prochain, poussé
jusqu'au raffinement. Comme si Thérèse n'avait rien d'autre à faire que de
s'épuiser à inventer comment elle va pouvoir montrer un visage plein d'amour
cordial et effectif à telle ou telle sœur désagréable, acariâtre, jalouse,
blessante, insupportable. Dans la seconde partie de son dernier manuscrit à la
prieure, dont elle a eu jusqu'à la fin beaucoup à souffrir, elle lui explique
délicatement et non sans quelque malice, mais en référence au sacrifice
eucharistique de Jésus, comment elle a entendu pénétrer toujours plus avant
dans toutes les finesses de l'amour du prochain et des ennemis, en esprit de
pauvreté et d'obéissance, et comment malgré toutes les vexations, elle a gardé
l'attitude de l'amour : « je tâche d'avoir l'air contente et surtout
de l'être » (Ms C 17 v). Dans l'éducation de
ses novices, elle a su tout à la fois enseigner sa doctrine d'un
inexorable oubli de soi – c'est la petite voie – et
l'approfondir en elle-même.
L'unité chrétienne de l'amour de Dieu
et du prochain est profondément théologique : elle se situe
dans l'imitation du Fils qui ne fait rien que la volonté du Père. Cette
volonté, c'est de livrer le Fils (et en lui Dieu tout entier) au monde. La
figure, parfaitement harmonieuse et jamais crispée de la petite Thérèse montre
que ce mystère théologique n'est aucunement absurde.
Elle nous donne l'image d'un humanisme
chrétien de choix. Elle déteste, même chez les saints, toute
solennité. Elle se méfie de tous les phénomènes exceptionnels à quoi ne peuvent
aspirer les petites âmes. On connaît les passages où elle s'oppose
résolument à certaines attitudes de la grande Thérèse et parfois même de saint
Jean de la Croix, libérant ainsi le Carmel du fardeau d'une sorte d'obligation
à la mystique. Elle combat jusqu'à la fin l'effroyable désir de ses sœurs de la
canoniser de son vivant : « Nous lui disions qu'elle était patiente,
qu'elle était sainte, qu'elle était belle » (CV 1.9.6). Réponse :
« J'éprouve une joie bien vive non seulement lorsqu'on me trouve
imparfaite, mais surtout de m'y sentir moi-même ». Ou bien : « Quand on
pense que nous soignons une petite sainte ! » Réponse : « Eh
bien, tant mieux ! mais je voudrais que le bon Dieu le dise » (CJ
3.9.2). Elle remet toute chose en place avec un humour imperturbable qui fait
éclater de rire les assistants avides d'édification.
Toutes ses forces naturelles ont
atteint un sublime épanouissement. Au cours de ses brèves années, son intelligence n'a
cessé de grandir. Elle peut, grâce à Dieu, s'appliquer la parole
du psalmiste : « Je suis devenu plus prudent que les
vieillards, parce que j'ai recherché votre volonté » (Ms C 4). Elle
porte sur ses consœurs, sur ses novices, et même sur sa prieure un
regard pénétrant auquel rien n'échappe, mais qui juge tout du
point de vue de l'amour : tout à la fois infiniment indulgent et d'une exigence
inexorable pour Dieu. Sa volonté est de fer, elle ne
se passe rien à elle-même, tout compte. Après son hémoptysie,
elle continue à travailler dur, ne se plaint de rien. Mourante,
elle tient encore en tremblant un verre, des heures durant, parce
que son infirmière s'est endormie. Mais je voudrais surtout
insister sur l'ardeur inouïe, brillante et parfaitement saine de son imagination. Si
sa poésie reste, pour la forme, prisonnière du goût du temps – où
aurait-elle appris la langue de Péguy ou de Claudel ? – son esprit
est une source jaillissante d'images les plus pertinentes, les plus
originales et les plus inoubliables, qui, pour la puissance poétique, je
ne crains pas de le dire, la rendent l'égale des deux grands réformateurs
du Carmel. Ne nous arrêtons pas aux images de fleurs, de nuages, de pluie, de
rosée, de soleil, de petite goutte d'eau qui se perd dans l'océan
(Ms A 35). Mais il y a les comparaisons toutes nouvelles du
jouet, de la petite balle de nulle valeur, qu'on peut jeter par terre, pousser
du pied, percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son cœur (Ms A
64). Il y a le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants (Ms
C 2v ; offrande 8.9.90). Il y a les symboles de la grâce : les
marches de l'escalier trop hautes pour le petit pied de l'enfant, emporté
ensuite par la mère (Ms C 3), l'ascenseur, cette nouvelle invention dans
les maisons des riches, que Thérèse va s'approprier (Ms C 3), le docteur
qui écarte la pierre du chemin de son fils (Ms A 38v), l'âne de La
Fontaine portant les reliques avec lequel Thérèse se compare (Ms C 19), le
billet de loterie (CJ 27.5.8), le petit pinceau (Ms C 20), il y a cette
nouvelle forme de passion : les coups d'épingle (L 117), la mèche à
demi éteinte à laquelle on allume les cierges et qui finalement embrase l'univers
(CJ 15.7.5). Il y aura surtout toute l'imagerie de la souffrance sur laquelle
nous reviendrons. Tout cela c'est l'humanisme thérésien : Gratia elevat et
per ficit naturam, etiamsi per ficiendo destruit ilium (La grâce élève et parfait la nature,
même si pour la parfaire il lui arrive de l'anéantir).
2. Enfance et passion
Thérèse a pris pour devise les deux
moments extrêmes de la vie de Jésus. À la lumière de ces deux extrêmes, le
mystère de l'homme-Dieu s'entr'ouvre à ses yeux. Ensemble ils manifestent la même
attitude fondamentale du Fils à l'égard du Père et à l'égard des hommes :
dépouillement, abandon, vulnérabilité. Thérèse a secrètement souhaité ce nom de
l'Enfant Jésus et l'a reçu sans
l'avoir demandé. Elle a donné des explications précises et circonstanciées sur
ce qu'elle entend par être enfant : « C'est reconnaître
son néant, attendre tout du bon Dieu..., c'est ne s'inquiéter de rien, ne point
gagner de fortune... c'est encore ne point s'attribuer à soi-même les vertus
qu'on pratique... Enfin, c'est ne point se décourager de ses fautes... »
(CJ 6.8.8). En somme, c'est le mystère d'un total abandon à Dieu, sans retour
sur soi, à Dieu dont on se sait aimé infiniment, comme l'enfant est aimé par
son père. On le voit, un tel idéal de pur et confiant renoncement à soi-même,
n'est possible que pour un chrétien, dans le mystère du Fils éternel de Dieu
devenu enfant des hommes. Et ce n'est qu'en raison de l'absolue confiance du
Fils en son Père, que le Père peut proposer au Fils la passion : Tous les
dons du Père, même les plus douloureux, les plus cruels, les plus inconcevables
sont bons, parce qu'un père ne peut prodiguer à son enfant que des bienfaits.
En somme, si la rédemption de l'humanité est possible, c'est uniquement parce
que le Fils de Dieu reste toujours l'enfant du Père. Thérèse a fort bien vu
l'unité qui lie enfance et passion. Parlant d'Isaïe 53, elle peut donc
dire : « Ces paroles... ont fait le fond de toute ma piété » (CJ
5.8.9). Dans son Rêve de l'Enfant Jésus, enfance et passion se
reflètent l'une dans l'autre. L'enfant voit en rêve les instruments de son
martyre, « son visage enfantin... il le voit défiguré,
sanglant !... méconnaissable ! Jésus sait bien que tous
l'abandonneront, aussi l'Enfant divin sourit à cette image sanglante » (L
252). L'enfant est le sujet éternel, la passion est un attribut temporel qui
lui est surajouté : elle se comprend à partir de l'enfance, et non pas
l'inverse.
Être enfant, pour Thérèse, c'est
allier une disponibilité sans limites et pleinement confiante
à la certitude de pouvoir formuler tous ses désirs. L'identité,
dans l'enfant, de la docilité et de l'ingénuité est le parfait symbole du
mystère trinitaire des rapports entre Jésus et son Père dans l'Esprit. Thérèse
ne peut souffrir qu'on ait du respect pour Dieu (CJ 5.7.3).
Elle veut vivre avec Dieu aussi familièrement que le Fils avec son Père. Cela
suppose qu'on accepte tout de Dieu, comme un enfant. Elle ne veut pas que Dieu
la ménage. « Dis-lui, dit-elle à Marie, de ne jamais se gêner avec moi »
(CJ 10.6). Donc, d'un côté, une indifférence poussée à l'extrême :
« Je ne désire pas plus mourir que vivre, c'est-à-dire que, si j'avais à
choisir, j'aimerais mieux mourir, mais, puisque c'est le bon Dieu qui choisit
pour moi, j'aime mieux ce qu'il veut » (CJ 27.5.4). Elle dit la même chose
de mille façons : « Oui, mon Dieu, je veux bien tout » (CJ
29.9.11). « Je ne choisirais rien » (CJ 14.9.3). Elle demande à Marie
de faire en sorte qu'elle ne tousse pas pour ne pas réveiller Céline,
« mais j'ai ajouté : si vous ne le faites pas, je vous aimerai encore
plus » (CJ 15.8.4). Enfin : « Le bon Dieu m'a toujours fait
désirer ce qu'Il voulait me donner » (CJ 13.7. 15). En fait
d'indifférence, elle parvient à ce point que Dieu « ne sait plus comment
faire avec moi » (CJ 6.7.3). Mais elle sait très bien comment
faire avec Lui : » C'est comme cela que j'ai pris le
bon Dieu » (CJ 4.9.1).
À ce moment le rapport
s'inverse : l'autre côté de l'enfance, c'est la confiance sans
limite. Il n'y a guère de mot qui apparaisse plus souvent chez Thérèse que
celui d'audace : « Confiante jusqu'à l'audace en sa bonté de
Père » (N.V. 3.8.5b) ; « désir téméraire... confiance
audacieuse » (Ms A 32 ; Ms B 4). « Est-ce de la témérité ?
Mais non, depuis longtemps vous m'avez permis d'être audacieuse avec
vous » (Ms 34v). Elle parle, en réunissant les deux aspects, d'un
« audacieux abandon », de « son téméraire abandon » (Ms B
5). Cette dialectique qui, contemplée à travers l'image de l'enfance paraît
tout simple, se perd en vérité dans l'abîme du mystère trinitaire :
l'abandon total du Fils à la volonté du Père s'identifie avec la volonté du
Fils toujours exaucée par le Père (Jean 11, 42 ; 17, 24).
Parvenus à ce sommet théologique, on
ne peut pas ne pas parler de certains dangers qui ont menacé
Thérèse et troublé momentanément sa limpidité, sans pourtant la compromettre
définitivement. Son idéal d'enfance exigeait une totale candeur, sans aucun
retour sur soi, sur le caractère extraordinaire de son élection. Un
premier malheur se produisit lorsque, à dix ans, elle fut guérie par le sourire
d'une statue de la Vierge et sut pertinemment qu'elle ne devait pas parler de
cette grâce. « Ah ! pensai-je, jamais je ne le dirai à personne, car
alors mon bonheur disparaîtrait » (Ms 30-30v). Mais déjà ses sœurs ont
deviné quelque chose, elles ne lui laissent aucun repos jusqu'à ce qu'elle
cède. Alors tout est galvaudé dans le parloir du Carmel ; Thérèse est
placée par son entourage sur le socle de la miraculée. Sans qu'il y ait de sa
faute, elle a perdu une partie de sa naïve spontanéité. La seconde faute fut
plus lourde de conséquences. Le P. Pichon lui déclare au confessionnal, avec
grande solennité : « Jamais vous n'avez commis un seul péché
mortel » (Ms A 70). Or, de toutes les déclarations de Thérèse, (en
particulier de ses poésies qui traitent de la rivalité entre le lys et la
rose : de l'amour des âmes innocentes et des âmes pécheresses), il ressort
clairement que Thérèse a compris cette déclaration comme affirmant qu'elle
n'avait jamais péché. L'idée de péché véniel n'apparaît nulle
part chez elle. Alors que Mère Agnès, dans les Novissima Verba écrit : « On pourrait
croire que c'est parce que j'ai été préservée du péché mortel que
j'ai une confiance si grande », le Carnet jaune, les Carnets verts et le
Procès de l'Ordinaire donnent à lire : « On pourrait croire que c'est
parce que je n'ai pas péché que j'ai une confiance si
grande » (CJ 11.7.6). De là, des difficultés presque insurmontables, mais
finalement surmontées, lorsqu'il s'agira de s'asseoir à la table des pécheurs,
de confesser, dans l'indistincte communion des saints, le péché commun. Nous
avons déjà parlé du troisième danger : celui d'être canonisée vivante par
ses sœurs. Elle est presque totalement hors d'atteinte de ce danger ; elle
était au-delà de telles tentations. Elle y répond seulement par un humour
supérieur. Mais en cela même s'exprime encore le constant besoin de s'estimer,
de faire retour sur elle-même, trait permanent qui lui restera jusqu'à la fin
et qui l'a peut-être privée de la possibilité d'être introduite par Dieu
dans la véritable nuit obscure. Le jour de sa mort, au milieu de son agonie,
elle peut encore affirmer : « Oui, j'ai compris l'humilité du cœur...
Il me semble que je suis humble » (CJ 30.9). Qu'il est étrange aussi, ce
besoin qu'elle a de laisser son reflet : « Pourquoi donc
regarder-vous si attentivement le fond du calice ? Parce que je m'y
reflète. À la sacristie, j'aimais à faire cela. J'étais contente de me
dire : mes traits se sont reflétés là où le sang de Jésus a reposé...
Combien de fois ai-je pensé aussi qu'à Rome mon visage s'était reproduit dans
les veux du Saint-Père » (CJ 19.9).
3. Théologie de l’espérance
Si la théologie de l'enfance et celle
de la passion sont pour nous actuelles parce que nous voudrions bien les éliminer de
l'image que nous nous faisons de Jésus, la théologie de l'espérance chez
Thérèse est actuelle parce qu'elle corrige nos propres
aspirations. Pour elle, la théologie de l'espérance ne procède pas du besoin de
changer l'état actuel du monde ; elle n'est pas non plus l'attente tiède que
tout finira bien entre l'homme et Dieu. Pour Thérèse, elle est la conséquence
logique de son audace téméraire qui ne peut se maintenir que conjointement avec
une absolue disponibilité à faire toutes les volontés de Dieu, si pénibles et
exigeantes soient-elles. « Ma folie à moi, c'est d'espérer » (Ms B
5v). Thérèse espère pour les pécheurs, elle espère témérairement pour tous les
pécheurs, dans la mesure où elle est prête à se substituer aux
pécheurs, à payer pour eux. L'élargissement de l'horizon de
l'espérance est proportionnel à l'accroissement de sa disponibilité ecclésiale,
elle est à proprement parler espérance de l'Église en tant qu'Immaculée, et ce
n'est qu'en raison de la communion des saints qu'elle est aussi une espérance à
laquelle tous sont autorisés à prendre part. « Mes
espérances, dit Thérèse, touchent à l'infini » (Ms B 2 v).
Dans la théologie officielle de
l'Occident et depuis Augustin au plus tard, l'espérance illimitée se trouve
entravée par la certitude qu'un certain nombre d'hommes seront damnés, et, de
manière plus funeste encore, par la doctrine d'une double prédestination érigée
en système. Mais il est significatif que, depuis le Moyen-Âge et jusque dans
l'époque moderne, tout un cortège de saintes femmes ait silencieusement
protesté contre cette théologie masculine, et fortes de la hardiesse de leur
cœur et d'un accès direct au mystère du salut, elles aient connu une espérance
sans limite. Pour se borner aux plus grands noms, mentionnons Hildegarde,
Gertrude, Mechthilde de Hackeborn, Mechthilde de Magdebourg, Lady Julian of
Norwich, Catherine de Sienne, auxquelles on pourrait sans doute ajouter
Catherine de Gênes, Marie de l'Incarnation et même Mme Guyon. Mais la théologie des
femmes n'a jamais été prise au sérieux ni intégrée par la corporation.
Cependant, après le message de Lisieux, il faudrait enfin y songer dans la
reconstruction actuelle de la dogmatique. Évidemment Thérèse – non plus que
celles qui l'ont précédée – n'a pu épuiser toute la profondeur du problème de
la damnation et de la justice de Dieu ; cela n'était pas encore dans sa
mission. Mais dans un grand élan du cœur, elle a découvert que l'amour de Dieu
ne saurait être borné par Sa justice (c'est une idée que nous trouvons déjà
chez saint Anselme, qui, en l'occurrence, radicalise Augustin) : « La
Justice même me semble revêtue d'amour » (Ms A 83v). Plus encore :
C'est l'amour de Dieu, méconnu par les pécheurs, qui est
oublié par la plupart des chrétiens, même par les prêtres et les
religieux ; c'est lui qui a le plus besoin de
consolation. Aussi, en la fête de la Trinité de 1895, Thérèse s'offre-t-elle en
holocauste à l'amour miséricordieux de Dieu. En raison de cette victimation,
voici ce que Thérèse peut dire : « croyez à la vérité de mes
paroles : on n'a jamais trop de confiance dans le bon Dieu, si puissant et
si miséricordieux ! On obtient de lui tout autant qu'on en
espère ! ». (Hist. d'une âme, éd. complète 1940, p. 246). Thérèse connaît
aussi le mot du Seigneur à sainte Mechthilde : « Je te le dis en vérité, c'est pour moi une
grande joie quand les hommes attendent de moi de grandes choses. Si grandes que
fussent leur foi et leur audace, je les comblerai encore bien au-delà de leurs
mérites. En fait il est impossible que l'homme ne reçoive pas ce qu'il a cru et
espéré recevoir de ma puissance et de ma miséricorde » (2e sommaire des procès de
béatification et de canonisation cité d'ap. I.F. Garres 1944, p. 356). « Mon
excuse, dit Thérèse, c'est que je suis une enfant, les enfants ne réfléchissent
pas à la portée de leurs paroles », et finalement elle est « l'enfant
de l'Église, et l'Église est Reine, puisqu'elle est Ton épouse » (Ms B
4) ; comment donc des parents royaux ne combleraient-ils pas les
désirs de leur enfant ? Une telle espérance n'est-elle pas aveugle ? Thérèse
est prête à le dire : « C'est l'espérance aveugle que j'ai en sa
miséricorde » (L 341). Elle prend aussi à son compte l'expression de saint
Paul : « Je ne cessais d'espérer contre toute espérance » (Ms A
64v).
Il est indispensable de bien situer
cette espérance ; exactement là où Thérèse rencontre Jésus : dans
l'enfance et dans la passion, c'est-à-dire dans la totale vulnérabilité de
l'amour divin, outragé et oublié, qu'on ne peut rencontrer que dans le
dépouillement de son propre cœur. Telle est la vocation carmélitaine :
être présent au point de rencontre entre le monde pécheur et l'amour souffrant
de Dieu. S'inspirant d'un verset d'Isaïe 53, Thérèse écrit : « Moi
aussi, je désirais être sans éclat, sans beauté, seule à fouler le vin dans le
pressoir, inconnue de toute créature » (N.V. 119). Alors la faible enfant
devient la vierge forte, la sœur de cette Jeanne d'Arc qu'elle aimait tant et
dont elle a souhaité partager la mort par le feu, et le feu ne l'a pas
épargnée. Dans sa témérité. Thérèse attire sur elle la foudre divine :
« Pour que l'Amour soit pleinement satisfait, il faut qu'Il s'abaisse,
qu'Il s'abaisse jusqu'au néant et qu'Il transforme en feu ce
néant » (Ms B 3v). On sait de quelle manière Dieu l'a prise au
mot en lui retirant la lumière et la joie de la foi, de l'espérance et de
l'amour. Si elle se consume lentement, inexorablement, dans cette passion
affreuse, dont les nouveaux documents nous révèlent la cruauté, c'est qu'elle paye
pour son espérance téméraire. Elle est résolue de « ne point se lever de
cette table remplie d'amertume... avant le jour que vous avez marqué » (Ms
C 6). De nouveau un débordement d'images : elle chemine dans un couloir
souterrain, mal éclairé, ne sachant si elle avance (Ms C 5r, Lettre).
Elle est le petit poucet qui sème ses trésors (Ms A 7v ; CJ 2.9.4),
l'enfant abandonné sur la voie du chemin de fer, les trains passent et aucun ne
l'emporte (CJ 9.6.5), Robinson dans son île, auquel on annonce un vaisseau qui
n'apparaît jamais (CJ 6.8.2), l'oiseau avec un fil à la patte (CJ 5.8.2), on
lui tend un gâteau, mais dès qu'elle veut le saisir, la main se retire (CJ
21/26.5.2), elle est comme enchaînée dans une prison (CJ 10.8.4). Le phare qui
annonçait le port du ciel, disparaît (CJ 15.6.1). Un mur s'élève jusqu'au ciel
et en cache les étoiles (Ms C 7v). L'étoffe est tendue sur le métier, mais
personne ne vient la broder (CJ 13.6). Et pour finir l'image splendide, qui
inclut tout ce qu'elle a dit sur la grâce : « Ça me fait l'effet d'un
mât de cocagne ; j'ai fait plus d'une glissade, puis, tout à coup, me
voilà rendue en haut » (CJ 8.7.7). Dans toutes ces obscurités a-t-elle
perdu son espérance ? Elle en a perdu la force, l'élan pour le prêter aux
autres, à sa famille toujours croissante.
Thérèse paraît bien être la sainte la
plus joyeuse. Elle nous montre combien c'est merveilleux et poignant de vivre
dans l'intimité de Dieu. Et elle n'a peur de rien. Elle démentit la comédie de
Christopher Fry The Lady's not for burning. Si, la Dame veut
brûler. Elle joue avec le feu. Elle aime l'aventure. Elle est absolument
antibourgeoise. Nous autres, nous avons fait du christianisme une affaire
compliquée, morose, dépassée. Nous sommes des vieux, Dieu est éternellement jeune,
il a besoin de jeunesse qui rayonne son tempérament et son humour.
Laissez-moi terminer par une remarque
d'un étranger. Pour le monde catholique, la France a été le pays des grands
saints. C'était là son génie chrétien. En est-elle bien consciente aujourd'hui ?
Pourquoi indéfiniment nous régaler de commentaires sur Hegel et Feuerbach,
Marx, Nietzsche et Freud, dont nous n'avons que faire ? Il y a 60 ans
déjà, Péguy se moquait d'une Sorbonne kantienne et sociologue. « Ce fin
parler haut allemand, il faut y renoncer », disait-il. Bien sûr :
nous avons reçu Charles de Foucauld, Madeleine Delbrêl, Henri de Lubac et tant d'autres.
Mais nous sommes d'insatiables mendiants : que la France continue à nous
donner l'aumône de la Sainteté catholique.
Hans
Urs von Balthasar, in Thérèse de Lisieux, Conférences du Centenaire