À Mademoiselle Suzanne Fouché
Mademoiselle,
Vous me demandez de parler, en ce
premier numéro de votre Bulletin, à ceux que vous appelez les diminués
de Berck, diminués en effet, en ce qui est de l'activité
matérielle, mais qui sont aussi des agrandis, des âmes
agrandies et approfondies dans des corps entravés. Parmi eux, si je pouvais
choisir, je m'adresse non pas à ceux chez qui la maladie n'est qu'un accident, une
épreuve momentanée, mais à ceux, pour employer une expression qui paraîtra bien
cruelle, chez qui elle est une vocation, une
conversion définitive de toute la nature. Je m'adresse aux acclimatés,
à ces patients à la manière de Pascal, qui n'attendent pas
de guérison, mais qui, leur état une fois accepté, tournent sur cette condition
étrange qui est la leur, le regard lucide à la fois du chrétien et du savant,
et qui sont capables de méditer cette parole substantielle : « Mon
espérance est du côté de mon attention ».
La douleur est une présence et elle
exige la nôtre. Une main nous a saisis et nous tient. Nous ne pouvons plus lui
échapper, nous ne pouvons plus être ailleurs, nous ne pouvons plus être
distraits. Notre oreille est continuellement tendue à ce travail qui se fait en
nous, à cette note de lime et de scie, à cette opération sur notre corps d'une
volonté qui n'est pas la nôtre et d'une loi étrangère à notre convenance physique.
Quelque chose profite de tout ce monde organique, à l'intérieur de nous-mêmes
dont, bien portants, nous n'avons pas conscience et que seule nous révèle l'exploration,
ou l'assaut, ou l'investissement, ou l'occupation et le blocus, de cet ennemi
ingénieux et intime, dont les relations avec nous tiennent à la fois de la
violence et de la persuasion.
Une question continuelle est présente
à l'esprit du malade : Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce
que je souffre ? Les autres marchent, pourquoi est-ce que je suis immobile ?
Les autres rient, courent, travaillent, jouissent de ce beau et vaste monde,
suivent un chemin et une carrière, produisent une œuvre, élèvent une famille,
s'occupent parmi leurs semblables à une quantité de choses utiles et
délicieuses. Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Pourquoi est-ce que j'ai été mis
de côté, impuissant, inutile, étendu depuis le matin jusqu'au soir pendant des
jours et des mois et des années sur la même couche, en compagnie d'événements
minuscules et de cette manière du temps dont les normaux ne s'aperçoivent même
pas ? Pourquoi est-ce que j'ai été choisi ? Qu'est-ce qui m'a valu
cette désignation nominale, cette élection au rôle de passif et l'épinglement
au rideau de mon lit de ce programme de tortures à épuiser qui est mon lot,
paraît-il, et la chose pour quoi je suis né ?
À cette question terrible, la plus
ancienne de l'Humanité, et à laquelle Job a donné sa forme quasi officielle
et liturgique, Dieu seul, directement interpellé et mis en demeure, était en
état de répondre, et l'interrogatoire était si énorme que le Verbe seul pouvait
le remplir en fournissant non pas une explication, mais une présence ;
suivant cette parole de l'Évangile : « Je ne suis pas venu expliquer,
dissiper les doutes avec une explication, mais remplir,
c'est-à-dire remplacer par ma présence le besoin même de
l'explication ». Le Fils de Dieu n'est pas venu pour détruire la
souffrance, mais pour souffrir avec nous. Il n'est pas venu pour détruire la
croix, mais pour s'étendre dessus. De tous les privilèges spécifiques de l'Humanité,
c'est celui-là qu'Il a choisi pour Lui-même, c'est du côté de la mort qu'Il nous
a appris qu'était le chemin de la sortie et la possibilité de la
transformation. Il nous a appris à préférer à toutes les fables des poètes et à
toutes les fantaisies de l'imagination ces deux pénibles marches affreusement
réelles et praticables. De la nature de l'Homme c'est la souffrance qui Lui a
paru l'essentiel. Par Lui elle cesse d'être gratuite, elle paye maintenant
quelque chose, et ce quelque chose, c'est le Christ qui est venu nous
l'apporter. Il est venu nous montrer ce que nous sommes capables d'acquérir et
de réparer en payant, d'acquérir et de réparer pour nous-mêmes et pour les
autres avec une monnaie dont le cours est universel et dont la dépense nous est
d'ailleurs imposée, le seul choix nous étant laissé de l'employer ou absolument
de la perdre. Ainsi l'homme qui souffre n'est pas inutile et oisif. Il
travaille et il acquiert par sa collaboration avec la main bienfaisante et
cruelle qui est à l’œuvre sur
lui, non pas des biens périssables et relatifs, mais des valeurs absolues et universelles dont il a la disposition. Il est tout
entier transposé dans la nécessité. Certes sa souffrance est nécessaire, en ce
sens qu'il n'est pas libre de la rejeter, mais lui-même est nécessaire à la souffrance.
Quelque chose se passe à quoi son corps
et son âme, ou disons d'un seul mot, sa présence, est indispensable, et qui ne
pourrait exister sans lui. Tout en lui est devenu acte par le sacrifice qui en
est fait. Chose merveilleuse ! son travail est d'être travaillé, c'est
lui-même qui fournit la matière de cette élaboration mystérieuse, c'est son âme
qui subit l'opération de mains aussi savantes et délicates que celles d'un
artiste ou d'un créateur, il y a quelqu'un à l’œuvre sur lui qui l'empêche de
revenir à l'état vulgaire et qui lui demande autre chose, qui lui pose
patiemment, et suivant un mode mystérieusement apparenté à sa propre nature,
cent fois et mille fois la même question (dans l'antique
sens juridique du mot), jusqu'à ce qu'il ait répondu la réponse essentielle
qu'on veut de lui et ce oui qui pour la plupart se confond avec le
dernier soupir.
Ainsi la souffrance ressemble à la grâce, en ce qu'elle est une élection
gratuite, bien qu'il ne soit pas interdit de trouver parfois entre la nature et
le don de Dieu un rapport de convenance. Toutefois il y a cette différence que
nous pouvons nous dérober à l'une, mais non pas à l'autre qui nous prend de
force. L'une va jusqu'au corps à travers l'âme, l'autre s'adresse à l'âme à
travers le corps. L'une est comme un empoisonnement, l'autre comme une voie de fait. Mais toutes deux nous séparent du monde et nous livrent à
quelqu'un qui est avec le monde non pas comme la partie dans le tout mais comme la cause dans l'effet. C'est la cause qui nous a faits qui n'est pas
contente de son ouvrage et qui le reprend et qui nous oblige à nous apercevoir d'elle.
Le Malade et le Saint, c'est quelqu'un que Dieu ne laisse pas tranquille. Un
rythme nouveau intervient dans l'engrenage automatique de nos effets et de nos causes, nous frottons, un accident intérieur s'est produit, un doigt
s'est introduit qui engourdit et qui pince et qui nous oblige à quelque chose
de différent comme marche et comme accommodation.
Je sens trop en relisant les lignes
qui précèdent que l'ordre et la bonne composition y manquent. Il y a des
répétitions, il y a des phrases d'où sortent toute espèce d'amorces interrompues
qu'il faudrait rogner ou provigner, il y en a d'autres qu'il faudrait
transporter à d'autres
endroits, il suffirait de taper dessus un petit coup pour les caler. Mais j'ai
perdu le goût du beau travail scolastique, je préfère suivre ma plume que de la
diriger (il y a d'ailleurs une certaine entente entre nous deux). Je préfère à
cet ordre immobile dans un carré
de papier le mouvement de diverses idées qui se cherchent et après de lents
essais ne se retrouvent que pour se séparer.
Et puisque nous parlons d'immobilité,
tout le monde bouge, n'est-il pas nécessaire qu'il y ait aussi parmi les hommes
des immobiles et ces amis de Dieu qu'Il a choisis
pour passer
moins, pour être associés de plus près à cette durée qui est le
voile de l'éternel Présent ? Qu'il y ait des témoins comme il y a des
acteurs ? Chers amis de tous côtés gisants, privés de tout excepté de
cette force essentielle et tenace qui vous retient à la vie, et qui peut-être est nécessaire
pour maintenir bien d'autres fils tendus qui s'accrochent à vous sans que vous le sachiez, vous êtes ceux qu'on
a fait entrer de force comme les Invités de la Parabole. Vous êtes pour
toujours ou pour quelque temps les Invités à l'attention. Tous
ces gens debout et bougeants et agissants que vous enviez, êtes-vous sûrs
qu'ils vivent autant que
vous ? Est-ce que la vie pour eux n'est pas un rêve où l'engrenage de l'idée et de
l'acte, de l'habitude et du geste, s'opère pour ainsi dire de lui-même et presque sans aucune intervention de
la pensée ? Mais vous, Dieu vous a fait un amer loisir. Est-ce que le goût
d'une poignée de cerises par exemple n'est pas différent pour le convive repu
qui les picore distraitement à la fin d'un bon dîner, ou pour le voyageur altéré
et affamé qui les savoure non seulement de la bouche et du palais, mais du plus
profond de son cœur et de son estomac ? Est-ce qu'un bouquet de belles fleurs
fraîches, une assiette toute remplie et débordante de grosses grappes de
raisin, n'apporte pas plus de joie au chevet d'un malade que sur la table à thé
d'une Parisienne ? Dans le premier cas, il y a eu simple effleurement
rapide du regard et de l'esprit : l'esclave n'a pas le droit de s'arrêter une
seconde, il faut qu'il aille à sa tâche. Dans le second cas, il y a communion et la présence solennelle à côté de nous
de ces belles choses que Dieu a faites a quelque chose de sacramentel.
L'instrument de cette communion est l'attention, le ressort en est le besoin,
la matière profonde en est le consentement, comme dans ce sacrement que saint
Paul appelle par excellence le grand sacrement et qui
est le Mariage. Par le consentement nous nous ouvrons sans réserve à toutes ces
belles et bonnes choses qui nous sont offertes et nous leur permettons d'être
avec plénitude par rapport à nous tout ce que le
Créateur leur a commandé d'être. Mais ne serait-ce pas une idée, au lieu de
consentir simplement à ce fruit ou à cette belle rose trempée de pleurs
d'argent, de consentir à Dieu ? De faire
attention à Lui, bien que ce soit plus difficile ? De consentir du plus
profond de notre âme et de notre corps à Lui, et de profiter de ce que
nous sommes vaincus pour capituler, pour couler à fond, pour capituler sans
articles dans une amère et silencieuse communion qui ne laisse pas un pouce de notre
territoire inoccupé ? Cette humanité qu'Il a faite, pourquoi est-ce qu'Il
n'y goûterait pas une fois de plus ? Ce calice qu'Il nous a donné à boire,
pourquoi est-ce que notre souffrance ne servirait pas à Lui en rafraîchir le
goût ? Ces fleurs, après tout, n'étaient que des signes bons à flatter un
moment notre contemplation. Mais nous prêtons l'oreille à une nomination insistante
et personnelle de notre nom. Nous sommes comme le mineur ou le puisatier
enseveli qui entend tout là-bas le travail, le petit grattement de l'ami qui est
à l'œuvre pour le délivrer. Il appartient à notre cœur de le devancer, de
l'aider par une adroite et sainte immobilité au lieu de le gêner par tous ces pauvres
gestes éperdus. « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le
Paradis ». Ah,
Seigneur, ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui
même que Vous avez dit, oui, c'est à cet instant même de
suprême torture que cela m'est arrivé, et je ne pouvais comprendre Votre parole
que sur la croix.
Paul Claudel, in Dialogues avec la
souffrance