dimanche 13 mars 2011

En lisant... Vassili Grossman, Dékoulakisation et génocide des paysans ukrainiens

Dékoulakisation
et génocide des paysans ukrainiens
La dékoulakisation a commencé en 1929, à la fin de l'année, mais elle a battu son plein en février et en mars 1930.
Je me souviens.., avant de les arrêter, on les frappait d'un impôt. La première fois, ils le payaient, ils tenaient le coup. La seconde fois, ils vendaient ce qu'ils pouvaient pour s'acquitter. Ils croyaient que s'ils payaient, l'État leur ferait grâce. Certains abattaient leur bétail, faisaient de l'eau-de-vie de grain, buvaient, mangeaient puisque de toute façon, disaient-ils, la vie pour eux était finie.
Peut-être que cela s'est passé autrement dans d'autres régions, mais dans la nôtre ce fut ainsi. On a commencé par arrêter les chefs de famille, et seulement eux. On a pris en majeure partie des hommes qui avaient servi sous Denikine, dans des unités cosaques. C'était la Guépéou qui procédait aux arrestations, les militants, les activistes n'y ont pas pris part. Tout le premier contingent a été fusillé. Personne n'en a réchappé. Quant à ceux qu'on a arrêtés à la fin de décembre, on les a gardés en prison deux ou trois mois et on les a envoyés en « migrations spéciales ». Quand on arrêtait les pères, on ne touchait pas aux familles, on faisait seulement l'inventaire, la famille n'était plus considérée comme propriétaire mais se voyait confier la garde des biens.
La direction régionale faisait connaître le plan — le nombre des koulaks qu'il fallait arrêter — aux districts, les districts divisaient ce chiffre entre les divers soviets ruraux et les soviets ruraux établissaient les listes. Et c'est d'après ces listes que l'on appréhendait les hommes. Mais ces listes, qui les établissait ? Une troïka. Trois personnages douteux décidaient qui devait vivre, qui devait mourir. Mais bien évidemment toutes sortes de choses entraient en jeu : pots-de-vin, histoires de femmes, vengeances personnelles. Et pour finir, on décrétait que les paysans pauvres étaient des koulaks, tandis que ceux qui avaient de quoi payer achetaient leur liberté.
Mais, au fond, que ces listes aient pu être établies par des filous, cela importe peu. Il y avait plus d'hommes honnêtes que de filous parmi les activistes et le crime des uns et des autres était identique. Le malheur, je le comprends maintenant, c'est que toutes ces listes scélérates étaient injustes. Dès lors, qu'on y inscrive un tel ou un tel, cela revenait au même : Piotr et Ivan n'étaient-ils pas également innocents ? Mais qui a fixé le chiffre des victimes pour toute la Russie ? Qui a établi ce plan pour toute la paysannerie ? Qui l'a signé ?
Les pères ayant été arrêtés, ce fut le tour des familles, au début de 1930. La Guépéou n'y suffisant plus, on a mobilisé les activistes. C'étaient des hommes du pays, des gens que tout le monde connaissait mais on aurait dit qu'ils étaient comme hébétés, envoûtés. Les voilà qui menacent leurs victimes, qui parlent de canons... Ils traitent les enfants des koulaks de « fils de putain ». Ils leur crient : « Buveurs de sang ! » Mais les buveurs ont tellement peur qu'ils n'ont plus une goutte de sang dans les veines. Ils sont pâles comme la mort. Les activistes, eux, ont des yeux de verre, comme les chats. C'est que pour la plupart, ce sont des hommes du pays. Mais il est vrai qu'ils sont envoûtés... Ainsi, ils se sont persuadés qu'ils ne pouvaient toucher à rien : les serviettes sont souillées, on ne peut pas s'asseoir à la table de ces parasites, l'enfant du koulak est dégoûtant, sa fille est pire qu'un pou. Ils considèrent ces paysans comme du bétail, comme des cochons. Tout chez les koulaks est répugnant : leur personne d'abord, puis le fait qu'ils n'ont pas d'âme... Ensuite, ils puent, ils ont tous la vérole mais surtout, ce sont des ennemis du peuple, ils exploitent le travail d'autrui. Tandis que les pauvres, les komsomols et les miliciens sont tous des Tchapaïev, des héros. Mais, si on les regardait bien, ces militants, on voyait que c'étaient des hommes comme les autres. Il y avait des morveux parmi eux et ce n'étaient pas non plus les gredins qui manquaient.
Ces propos commencèrent à m'influencer, moi aussi, j'étais une gamine. On nous parlait des koulaks aux réunions. La radio, le cinéma, les écrivains et Staline lui-même disaient tous la même chose : les koulaks sont des parasites, ils brûlent le blé, ils tuent les enfants. Et on nous a déclaré sans ambages : il faut soulever les masses contre eux et les anéantir tous, en tant que classe, ces maudits... Et je cédai à mon tour à l'envoûtement : tout le malheur vient des koulaks. Dès qu'on les aura exterminés, une ère heureuse commencera pour la paysannerie.
Et pas de pitié ! Ce ne sont pas des hommes, ces créatures-là... On ne sait pas ce que c'est... Et je devins activiste. Il y avait de tout parmi nous : ceux qui y croyaient, haïssaient les parasites et pensaient défendre la paysannerie la plus misérable ; ceux qui faisaient leurs propres affaires ; ceux qui exécutaient les ordres, c'étaient les plus nombreux, ceux-là auraient tué père et mère rien que pour obéir aux instructions. Et les plus immondes, ce n'étaient pas ceux qui croyaient qu'il suffisait d'exterminer les koulaks pour que la vie soit heureuse — les bêtes féroces ne sont pas les plus effrayantes —, les plus immondes, c'étaient ceux qui faisaient leurs propres affaires en répandant le sang et qui parlaient très fort de conscience politique, alors qu'ils réglaient des comptes personnels et pillaient. Ceux-là dénonçaient par intérêt, pour des broutilles, pour une paire de bottes. Oh, ce n'était pas difficile de perdre un paysan, il suffisait d'écrire, sans même signer, qu'il avait eu à son service des ouvriers agricoles ou qu'il avait possédé trois vaches et il était aussitôt promu koulak. Je voyais tout cela et je me tourmentais naturellement mais, au fond de moi-même, je n'en souffrais pas vraiment. Si, dans une ferme collective, on avait tué du bétail contrairement au règlement, je m'en serais émue mais pas au point de perdre le sommeil.
Te souviens-tu de ce que tu m'as dit ? Moi, je n'oublierai jamais tes paroles. Elles sont claires comme le jour. Je te demandais : Comment des Allemands ont-ils pu faire mourir des enfants juifs dans des chambres à gaz et comment peuvent-ils continuer à vivre après cela ? Est-ce que vraiment ils ne seront jugés ni par Dieu ni par les hommes ? Et tu m'as répondu : Il y a un seul châtiment pour le bourreau ! Il ne considère pas sa victime comme un être humain et, par le fait même, il cesse lui-même d'être un être humain, il tue l'homme en lui-même, il est son propre bourreau. Quant à sa victime, même si on la tue, elle reste à jamais un être humain. Tu te souviens ?
Je comprends maintenant pourquoi j'ai pris cet emploi aux cuisines : je ne voulais plus être présidente de kolkhoze. Mais je t'ai déjà parlé de tout cela...
Quand je pense maintenant à la dékoulakisation, je vois tout d'une autre façon, je ne suis plus envoûtée et puis j'ai vu les hommes à l'œuvre... Comment ai-je pu avoir ce cœur de pierre ? Comme ils ont souffert ces gens, comme on les a traités ! Mais moi, je disais : Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des koulaks. Et plus j'y pense, plus je me demande qui a inventé ce mot : les koulaks. Est-il possible que ce soit Lénine ? Quelle damnation il encourt !... Pour les tuer, il fallait déclarer : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Tout comme les Allemands disaient : Les Juifs, ce ne sont pas des êtres humains. C'est ce qu'ont dit Lénine et Staline : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Mais ce n'est pas vrai, c'étaient des hommes, c'étaient des hommes ! Voilà ce que j'ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains...
Donc, au début de l'année 30, on s'est mis à dékoulakiser les familles. Février et mars ont été marqués par une activité fébrile. On hâtait leur départ pour qu'il n'y ait plus un koulak dans le district au moment des semailles et que la vie prenne un cours nouveau. Nous disions : C'est le premier printemps des kolkhozes !
Les activistes, naturellement, étaient chargés de les expulser. Mais comment ? Il n'y avait pas d'instructions. Certains présidents de kolkhoze rassemblaient tant de chariots (dame, il s'agissait de koulaks !) que c'est le chargement qui faisait défaut et les camions repartaient à moitié vides. Dans notre village, on faisait partir les paysans à pied. Mais que n'emportaient-ils pas ? Leur lit, leurs vêtements... La boue était telle qu'elle leur arrachait les bottes des pieds. C'était affreux de les voir. Ils marchaient en colonnes, ils se détournaient pour regarder leurs isbas, ils étaient encore tout imprégnés de la chaleur du foyer. Ce qu'ils ont souffert ! Ils étaient nés dans ces maisons, c'est dans ces maisons qu'ils avaient marié leurs filles... Ils venaient d'allumer leur poêle et ils ont dû tout abandonner, la soupe aux choux .qui n'était pas encore tout à fait cuite, le lait qu'ils n'avaient pas eu le temps de boire. Les cheminées fumaient encore, les femmes pleuraient, elles avaient peur de crier. Mais pour nous, une seule chose comptait : nous sommes des activistes... Nous les chassions comme un troupeau d'oies. Une charrette les suivait sur laquelle on avait entassé Pélagie l'aveugle, Dmitri Ivanovitch, un petit vieux que ses jambes ne pouvaient plus porter, qui n'était pas sorti de sa maison depuis dix ans et Maroussia l'innocente, une fille de koulak qui avait reçu dans son enfance un coup de pied de cheval à la tempe. Depuis lors, elle était paralysée et tout hébétée...
Au centre du district, il y avait pénurie de prisons. Et il fallait la voir, la prison du centre : un vrai violon ! Et il y en avait du monde : de chaque village arrivait une colonne. Le cinéma, le théâtre, le club, les écoles étaient transformés en prisons. On gardait les gens peu de temps. On les emmenait à la gare où des convois, vides de marchandises, les attendaient sur des voies de garage. On les menait sous escorte — milice, Guépéou — comme des assassins : les grand-pères et les grand-mères, les femmes et les enfants. Il n'y avait pas de pères, on les avait tous pris, l'hiver précédent. Et les gens chuchotaient : « On chasse les koulaks... », comme si c'étaient des loups. Et certains même leur criaient : « Vous êtes maudits » mais eux, ils ne pleuraient plus, ils étaient devenus de pierre...
Comment on les a emmenés ? Je ne l'ai pas vu mais j'en ai entendu parler plus tard, quand certains d'entre nous sont allés chez les koulaks, là-bas, au-delà de l'Oural, pour tenter d'échapper à la famine... Moi-même, j'ai reçu une lettre d'une amie. Ensuite, quelques koulaks se sont enfuis et j'ai pu parler avec deux d'entre eux...
On les a emmenés dans des wagons scellés, leurs affaires ont été acheminées séparément, ils n'ont emporté que ce qu'ils pouvaient porter eux-mêmes. Mon amie m'a écrit qu'à une gare de transit, on avait fait monter des pères dans le convoi. Quelle joie dans les wagons ce jour-là, et aussi quels pleurs... Ils ont voyagé plus d'un mois : les lignes étaient encombrées de convois, de tous les coins de la Russie on transportait des paysans. Ils étaient entassés par terre, il n'y avait pas de lits de planches dans les wagons à bestiaux. Naturellement, les malades mouraient en route, n'arrivaient pas à destination. Mais on les nourrissait, c'était l'essentiel. Un seau de soupe, deux cents grammes de pain aux gares d'embranchement.
C'était un convoi militaire. L'escorte les traitait sans haine, comme du bétail, m'écrivait mon amie.
Comment c'était là-bas ? Les fugitifs me l'ont raconté. La région les répartissait dans la taïga. Là où il y avait un hameau forestier, on entassait dans les isbas ceux qui n'étaient plus en état de travailler. Ils y étaient aussi à l'étroit que dans le convoi. Là où il n'y avait pas de village à proximité, on les déchargeait directement sur la neige. Les faibles mouraient. Ceux qui étaient aptes à travailler se mettaient à abattre les arbres sans arracher les souches, elles ne les gênaient pas. Ils faisaient rouler les arbres et construisaient des huttes, des baraques, ils travaillaient sans répit, sans dormir pour ainsi dire, afin que leurs familles ne meurent pas de froid. Par la suite, ils se sont mis à bâtir des petites isbas de deux pièces, pour deux familles. Ils les construisaient sur la terre même et se servaient de mousse en guise de mastic.
Les exploitations forestières ont acheté au NKVD les paysans qui étaient aptes au travail. Elles assuraient leur ravitaillement et donnaient une ration aux personnes qui étaient à leur charge. On appelait cela une colonie de travail. Il y avait un commandant et des surveillants de travaux. On les payait, disait-on, le même prix que les autochtones mais tout leur salaire passait en achats à crédit. Ah, il est vigoureux notre peuple ! Ils ont bientôt gagné plus que les gens du pays. Ils n'avaient pas le droit de franchir certaines limites, de s'éloigner de la colonie ou de la coupe. J'ai entendu dire par la suite que, pendant la guerre, on leur avait permis de circuler à l'intérieur du district et qu'après la guerre on avait autorisé les héros du travail à en sortir. On a même donné un passeport intérieur à certains d'entre eux.
D'après ce que m'a écrit mon amie, on a organisé les paysans inaptes au travail en colonies agricoles qui devaient se suffire à elles-mêmes. Mais on leur a tout de même prêté des semences et, en attendant la première récolte, ils ont vécu d'une ration que leur allouait le NKVD. La surveillance était exercée par un commandant et par des gardiens, comme dans les colonies de travail. Plus tard, on a transformé ces colonies agricoles en artels et l'on a adjoint au commandant des représentants élus par les paysans.
Et une nouvelle vie a commencé pour nous, une vie sans koulaks. On a entrepris de regrouper les autres paysans dans le kolkhoze. On les réunissait dès le matin et c'étaient des cris, des jurons... Les uns hurlaient : Nous n'irons pas... Les autres : D'accord, nous irons mais nous ne donnerons pas nos vaches. Ensuite parut l'article de Staline : « Le vertige du succès » et ce fut de nouveau le gâchis. Ils protestaient, ils criaient « Staline interdit qu'on nous fasse entrer de force dans les kolkhozes ». Ils écrivaient leurs requêtes sur des bouts de journaux : « Je sors du kolkhoze et je retourne dans les exploitations individuelles... » Mais ensuite on les a parqués de nouveau dans les kolkhozes... Quant aux affaires qu'avaient laissées les koulaks, la plupart ont été volées.
Nous pensions qu'il ne pouvait pas y avoir de destin pire que celui des koulaks. Eh bien, nous nous trompions ! La hache a frappé tous les paysans du plus petit jusqu'au plus grand.
Et ce fut un autre supplice, le supplice de la famine.
À ce moment-là, je ne lavais plus les planchers, j'étais comptable. On m'a envoyée comme activiste en Ukraine pour « consolider » un kolkhoze. On nous a expliqué que, là-bas, l'instinct de la propriété privée était plus fort qu'en République fédérative de Russie. Et de fait, les choses allaient plus mal encore chez eux que chez nous. On ne m'a pas envoyée loin : à la frontière de l'Ukraine, à moins de trois heures de chez nous. C'était un endroit magnifique. Je suis arrivée là-bas et j'y ai trouvé des hommes semblables à tous les hommes... J'ai pris la direction de leur comptabilité.
Je crois que j'ai bien compris la situation. Ce n'est pas pour rien que le vieux m'appelait « le ministre ». Je te dis cela à toi parce que je te parle comme à moi-même mais tu penses bien que je ne ferais jamais mon propre éloge à un étranger... J'avais en tête toute la comptabilité. Je n'avais pas besoin de papier. Quand on nous convoquait au rapport, quand notre troïka siégeait, quand nos chefs buvaient de la vodka, partout et toujours j'écoutais les conversations.
Quelle était la situation ? Après la dékoulakisation, les surfaces emblavées avaient considérablement diminué et le rendement était bas. Mais, d'après les indications recueillies, notre vie était florissante depuis qu'il n'y avait plus de koulaks. Tout le monde mentait. Le soviet rural racontait des histoires au district, le district à la région, la région à Moscou. Moscou, se fondant sur les renseignements ainsi reçus, donnait ses ordres à la région qui les répercutait sur les districts. En conséquence, le plan a imposé à notre village une tâche telle que, même en dix ans, on n'aurait pas pu la remplir. Au soviet rural, même ceux qui ne buvaient pas se sont mis à boire pour noyer leur peur. Moscou, on le voyait, mettait tous ses espoirs en l'Ukraine. Ensuite, c'est contre l'Ukraine surtout qu'elle a fait éclater sa colère. Mais on connaît la chanson : Tu n'as pas réalisé le plan, donc tu es un koulak camouflé.
Naturellement, on ne pouvait pas faire les livraisons requises, les surfaces emblavées avaient diminué, le rendement avait baissé, où l'aurait-on prise cette mer de blé kolkhozien ? C'est donc que l'on cachait le blé ! Les koulaks camouflés étaient des fainéants. On avait bien emmené les koulaks mais leur esprit, l'esprit des koulaks demeurait ! L'Ukraine avait toujours en tête la propriété privée.
Qui a ordonné ce massacre général ? Je pense souvent à cela. Est-il possible que ce soit Staline ? Je crois que, depuis que la Russie existe, jamais un tel ordre n'avait été donné. Non seulement le tsar mais même les Tatars, même l'occupant allemand n'ont pas donné d'ordre tel : l'ordre de tuer les paysans par la famine — en Ukraine, sur le Don, au Kouban —, de les tuer eux et leurs enfants. On donna aussi l'ordre de saisir tout le fonds de semences. On cherchait partout le grain comme si ce n'était pas du blé mais des bombes, ou des mitrailleuses. On faisait des trous dans la terre avec des baïonnettes, avec des baguettes de fusil, on creusait le sol des caves, on brisait les planchers, on fouillait les potagers. On cherchait le grain jusque dans les pots et les lessiveuses. Un jour, on a trouvé du pain chez une femme, on l'a chargée aussitôt sur un camion et expédiée au district. Les chariots grinçaient jour et nuit, un nuage de poussière s'élevait au-dessus de la terre, comme il n'y avait pas de silos, on déversait le grain à même le sol sous l'œil vigilant des sentinelles. Le grain avait été trempé par la pluie d'automne. Quand vint l'hiver, il était presque pourri. Le pouvoir soviétique n'avait pas assez de bâches pour abriter le blé des moujiks.
Lorsqu'on a emporté le grain des villages, la poussière s'est élevée alentour, tout était dans la fumée : le bourg, le champ, la lune quand il faisait nuit. Un paysan est devenu fou. Il criait qu'il brûlait, que le ciel brûlait, que la terre brûlait. Non, le ciel ne brûlait pas, c'est la vie qui brûlait.
C'est alors que j'ai compris : ce qui compte, avant tout, pour le pouvoir soviétique, c'est le plan. Réalise le plan ! Obéis aux réquisitions ! L'essentiel, c'est l'État. L'État est semblable au chiffre 1, les hommes sont le zéro qui le décuple.
Des pères et des mères voulaient-ils sauver leurs enfants, mettre un peu de grain de côté, on leur disait : « Vous haïssez d'une haine féroce le pays du socialisme, vous voulez faire échouer le plan. Vous n'êtes que des fainéants, des suppôts de koulaks, des reptiles. — Non, nous ne voulons pas faire échouer le plan, nous voulons sauver nos enfants et nous sauver nous-mêmes. Les hommes ont besoin de manger ».
Raconter... je peux tout raconter naturellement, seulement un récit, ce n'est jamais que des mots et ça, c'était la vie, la souffrance, la mort par la famine. À propos, quand on a pris tout le blé, on a expliqué aux activistes qu'on allait nourrir les paysans avec le fonds de semences. Ce n'était pas vrai. On n'a pas donné un seul grain de blé aux affamés.
Qui a enlevé le blé ? En majeure partie, les nôtres : ceux du Comité exécutif de district du Parti et puis les garçons, les gars du komsomol et naturellement la milice, le NKVD, il y avait même çà et là de la troupe. J'ai vu un garçon de Moscou qui avait été mobilisé et qui ne faisait pas de zèle, il faisait tout pour partir. Et de nouveau, comme pendant la dékoulakisation, les hommes sont devenus comme des bêtes féroces.
Gricha Saenko était milicien. Il était marié à une femme du pays et il venait s'amuser les jours de fête. Il était gai, il dansait bien le tango et la valse, il avait une belle voix et connaissait toutes les chansons ukrainiennes. Un jour, un vieux grand-père, une tête blanche, s'est approché de lui : « Gricha, vous nous réduisez tous à la misère, c'est pis qu'un assassinat. Pourquoi le pouvoir ouvrier et paysan traite-t-il la paysannerie comme le tsar ne l'a pas fait ? » Gricha l'a poussé, l'a bousculé puis est allé se laver les mains au puits en disant : « Comment pourrais-je prendre une cuiller après avoir touché de ma main cette gueule de parasite ? »
Et la poussière... Tant qu'on transporta le blé, partout, jour et nuit, la poussière... Et la lune comme une pierre à mi-ciel, cette lune qui donne à toute chose un aspect étrange et sauvage... Et la chaleur, la nuit, comme si l'on dormait sous une peau de mouton... Et le champ tant de fois parcouru, effrayant comme une sentence de mort... Et les gens qui perdent la tête... Et le bétail qui devient sauvage, a peur, beugle, gémit... Et les chiens qui hurlent, la nuit... Et la terre qui se fend.
Et voilà... Ensuite, ce fut un automne sans pluie, puis un hiver à grandes neiges. Il n'y avait pas de pain.
Au centre du district, on ne pouvait pas acheter de pain sans tickets, tout était contingenté. À la gare non plus. Au kiosque, pas davantage. La garde paramilitaire ne permettait pas qu'on s'en approche. Et en vente libre, même à un prix plus élevé, on n'en trouvait pas.
À partir de l'automne, ils se sont nourris surtout de pommes de terre et, comme il n'y avait pas de pain, ils sont vite arrivés au bout de leurs réserves. Vers la Noël, ils ont commencé à tuer leurs bêtes. Mais elles n'avaient plus que la peau et les os. Ils avaient déjà tué leurs poules, naturellement. Ils eurent vite fait de manger cette maigre viande. Il n'y avait plus une goutte de lait. Impossible de trouver le moindre œuf dans tout leur village. Mais surtout, il n'y avait pas de pain. On leur avait pris leur blé jusqu'au dernier grain. Ils ne pouvaient pas semer de blé au printemps : on leur avait pris tout leur fonds de semences. Ils n'avaient plus qu'un espoir : les blés d'hiver. Les blés d'hiver étaient encore sous la neige et le printemps n'était pas encore en vue que déjà le village entrait dans la famine. Ils avaient mangé toute la viande, tout le millet. Ils finirent de manger ce qu'il leur restait de pommes de terre, ceux qui avaient des familles nombreuses avaient déjà tout mangé.
C'était horrible. Les mères regardaient leurs enfants et criaient, épouvantées. Elles criaient comme si un serpent s'était introduit dans leur maison. Le serpent de la mort, de la famine. Que faire ? Les paysans n'ont qu'une idée en tête : manger, manger un peu. Ils ont des crampes de l'estomac et des mâchoires. La salive emplit leur bouche, ils l'avalent mais on ne se rassasie pas de salive. Quand on se réveille la nuit tout est calme. Pas de conversations, pas d'harmonica, on est comme dans une tombe. Seule la faim marche, elle, elle ne dort pas. Les enfants pleurent, dès le matin. Ils demandent du pain. Qu'est-ce que leur mère va leur donner ? De la neige ? Il n'y a de secours à attendre de personne. Les membres du Parti répondent tous la même chose : il fallait travailler, il ne fallait pas fainéanter. Ils disent aussi : « Cherchez chez vous, vous avez enterré des grains dans votre village, il y a de quoi vous nourrir pendant trois ans ».
Mais cet hiver-là, ce n'était pas encore une vraie famine. Naturellement ils étaient affaiblis, ils avaient le ventre ballonné à force de manger des épluchures de pommes de terre, mais ils n'avaient pas encore d'œdème. Ils déterraient les glands qui étaient enfouis sous la neige, ils les faisaient sécher. Le meunier a desserré un peu sa meule pour pouvoir les moudre. Avec cette farine, on a fait du pain ou, plutôt, des galettes plus foncées que le pain de seigle. Certains y ajoutaient du son ou des épluchures de pommes de terre pilées. Mais les glands furent vite épuisés, la chênaie n'était pas bien grande et trois villages s'étaient rués sur elle. Un délégué de la ville est venu au soviet rural et a dit : « Regardez ces parasites qui déterrent de leurs mains nues des glands enfouis sous la neige... Tout plutôt que de travailler ! »
Les élèves des grandes classes sont allés à l'école presque jusqu'au printemps, les petits ont cessé d'y aller cet hiver-là. Au printemps, on a fermé l'école. L'institutrice est partie pour la ville. L'aide-médecin a abandonné son poste de secours : il n'avait plus rien à manger. Et puis, est-ce qu'on guérit la faim avec des médicaments ? Le village est resté seul, les affamés étaient dans leurs isbas et, alentour, c'était le désert. Les divers délégués de la ville ont cessé de venir : À quoi bon ? Il n'y avait plus rien à prendre aux affamés, ce n'était donc plus la peine d'aller les voir. Ce n'était pas la peine non plus de les instruire. Dès lors que l'État ne peut rien prendre à un homme, celui-ci devient inutile. À quoi bon l'instruire et le soigner ?
Ils sont restés seuls, l'État s'est détourné des affamés. Alors, ils se sont mis à errer d'un village à l'autre : les pauvres demandaient aux pauvres, les affamés aux affamés. Ceux qui avaient un peu moins d'enfants ou qui n'avaient qu'un seul enfant possédaient encore quelque chose vers le printemps, c'est à eux que les pères de famille nombreuse s'adressaient, et parfois ils recevaient ainsi une poignée de son ou deux pommes de terre. Les membres du Parti, eux, ne donnaient rien, non par cupidité ou par méchanceté, mais ils avaient peur. Quant à l'État, il n'a pas donné un seul grain de blé aux affamés et pourtant il vivait du blé des paysans. Est-ce que Staline savait cela ? Les vieux racontaient : Il y a eu des famines sous Nicolas mais, tout de même, on nous aidait, on nous faisait des prêts ; les paysans allaient dans les villes, ils demandaient de l'aide au nom du Christ, on organisait des cantines, les étudiants faisaient des collectes. Mais sous le gouvernement ouvrier et paysan, on ne nous a pas donné un seul grain. Partout, sur toutes les routes, des barrages et des troupes, la milice et le NKVD. On ne laissait pas sortir les affamés de leurs villages. On ne pouvait pas s'approcher des villes. Autour de la gare, jusque dans les plus petites stations, on montait la garde. Il n'y a pas de pain pour vous qui nourrissez la nation ! Pendant ce temps-là dans les villes, on donnait aux ouvriers qui, eux, avaient une carte d'alimentation, huit cents grammes de pain. Huit cents grammes de pain ! Mon Dieu, est-ce imaginable ? Mais pour les enfants des paysans, pas un gramme. C'est comme les Allemands qui ont fait mourir les enfants juifs dans des chambres à gaz : vous n'avez pas le droit de vivre, vous êtes des Juifs... Mais là, c'est impossible à comprendre : Soviétiques contre Soviétiques, Russes contre Russes... Et le Pouvoir qui est ouvrier et paysan... Alors pourquoi, pourquoi cette persécution à mort ?
Quand la neige a commencé à fondre, le village s'est enfoncé jusqu'au cou dans la famine.
Les enfants crient, ils ne dorment pas et, la nuit, ils demandent du pain. Les hommes ont le visage terreux, le regard trouble et comme ivre. Ils marchent comme des somnambules, ils avancent en tâtant la terre du pied, en s'appuyant contre les murs. La faim les fait chanceler. Ils marchent moins. Ils s'étendent de plus en plus souvent. Ils croient sans cesse entendre le grincement d'un convoi de chariots : c'est Staline qui envoie de la farine pour sauver les enfants !
Les femmes étaient plus robustes que les hommes, elles s'accrochaient davantage à la vie. Et pourtant c'est elles qui eurent le plus à souffrir. N'est-ce pas à leurs mères que les enfants demandent à manger... Certaines femmes raisonnaient leurs petits, les embrassaient : « Allons, ne criez pas comme ça, un peu de patience. Où voulez-vous que j'en trouve de la nourriture ? » D'autres devenaient enragées : « Ne pleurniche pas ou je te tue ! » et elles battaient leurs enfants avec ce qui leur tombait sous la main. Tout, tout plutôt que de les entendre demander. D'autres s'enfuyaient de chez elles, se réfugiaient chez des voisins pour ne plus entendre crier leurs enfants.
À ce moment-là, il n'y avait plus ni chats ni chiens. On les avait tous tués. Ce n'était pourtant pas facile de les attraper. Ils avaient peur des hommes, ils vous regardaient avec des yeux sauvages. On les faisait bouillir, ce n'étaient que nerfs et tendons. De leur tête on extrayait une sorte de gelée.
Puis la neige a fondu et les gens se sont mis à enfler : l'œdème de carence, l'œdème de la faim... Ils avaient le visage bouffi, les jambes gonflées, le ventre plein d'eau. Ils pissaient sans arrêt, ils n'avaient même pas le temps de sortir... Et leurs enfants ! Tu as vu dans les journaux les enfants des camps allemands ? C'était exactement la même chose : une tête comme un boulet de canon, un cou de cigogne, les os des bras et des jambes qui percent sous la peau, cette peau tendue sur leur squelette comme une gaze jaune...
Ces enfants avaient un visage vieillot, tourmenté, comme s'ils étaient sur cette terre depuis soixante-dix ans. Mais au printemps, on ne pouvait même plus parler de leur visage : ils avaient des têtes d'oiseau avec un petit bec, ou encore des faces de grenouille aux lèvres minces et fendues. D'autres faisaient penser à un petit goujon, la bouche ouverte. Ils n'avaient plus figure humaine. Et leurs yeux, Seigneur ! Camarade Staline, par Dieu, ces yeux d'enfants, les as-tu vus ? Peut-être qu'en effet il ne savait pas, lui qui avait écrit un article sur « Le vertige du succès ».
Et que n'ont-ils pas mangé : ils attrapaient des souris, des rats, des vipères, des moineaux, des fourmis, des vers de terre. Ils ont pilé des os pour faire de la farine. En guise de pâtes, ils ont découpé du cuir, des semelles, de vieilles peaux toutes puantes. Ils ont fait cuire de la colle. Et quand l'herbe a été haute, ils se sont mis à déterrer des racines, à faire bouillir feuilles et bourgeons : pissenlit, bardane, campanule, asphodèle, herbe aux goutteux, branche-ursine, ortie et joubarbe, tout y passa. Ils faisaient sécher les feuilles de tilleul et en tiraient une farine mais il y avait peu de tilleuls. Les galettes de tilleul étaient vertes et plus mauvaises encore que celles de glands.
Et toujours aucun secours. Mais ils n'en demandaient même plus alors. Maintenant encore, quand je commence à penser à tout cela, je deviens folle. Est-il possible que Staline ait renoncé à ces hommes, qu'il ait commis cet épouvantable assassinat ? Mais Staline avait du pain. C'est donc volontairement qu'on a affamé, qu'on a tué ces hommes. On n'a pas voulu secourir les enfants. Staline serait-il pire qu'Hérode ? Est-il possible qu'il ait pris le pain et le blé et qu'ensuite il ait délibérément tué ces hommes par la famine ? Non, une telle chose ne peut exister. Mais ensuite, je me dis : Pourtant, c'est ainsi que cela s'est passé, c'est ainsi et, aussitôt après : Non, non, de telles choses ne peuvent pas exister !
Mais où en étais-je ? Ah oui... Quand ils avaient encore quelques forces, ils allaient à travers champs jusqu'au chemin de fer. Pas à la gare, non, la garde ne les aurait pas laissés s'approcher, mais directement sur la voie ferrée. Et quand passait le rapide Kiev-Odessa, ils se mettaient à genoux et criaient : Du pain ! du pain ! Certains tenaient à bout de bras leurs pitoyables enfants et, parfois, les gens leur jetaient des morceaux de pain et des rogatons. Puis le train s'éloignait en grondant, la poussière retombait et tout le village rampait le long de la voie, à la recherche de quelques croûtes. Mais ensuite des ordres furent donnés : quand un train traversait les régions affamées, la garde fermait les fenêtres et baissait les rideaux. On ne permettait pas aux voyageurs de s'approcher des fenêtres. Et puis, d'eux-mêmes, les paysans ont cessé de venir, ils n'avaient plus la force non seulement de se traîner jusqu'à la voie ferrée mais même de sortir de leur maison.
Un jour, je me rappelle, un vieil homme a apporté au président du kolkhoze un bout de journal, qu'il avait ramassé en chemin. Un Français était venu chez nous, un ministre connu, et on l'avait emmené dans la région de Dniepropetrovsk où sévissait la plus effroyable des famines, une famine pire encore que la nôtre. Là-bas, les hommes mangeaient de l'homme. On a donc amené ce ministre dans un village, au jardin d'enfants du kolkhoze et là, il a demandé : « Qu'est-ce que vous avez mangé aujourd'hui au déjeuner ? » Et les enfants ont répondu : « Du bouillon de poule, des pirojki et des croquettes de riz. » Dire que j'ai lu cela de mes propres yeux ! Ce bout de journal, je le vois encore. Mais qu'est-ce que c'est que ça ? On tue froidement des millions de gens et on abuse, on trompe le monde entier ! Du bouillon de poule, qu'ils écrivent ! Des croquettes ! Alors qu'ils mangeaient des vers de terre... Et le vieux a dit au président du kolkhoze : « Sous Nicolas, les journaux parlaient de la famine et s'adressaient au monde entier : Au secours, au secours ! La paysannerie se meurt ! Mais vous, nouveaux Hérodes, vous faites du théâtre ! »
Le village s'est mis à hurler lorsqu'il a vu sa propre mort. Ils ne poussaient pas de ces cris qui jaillissent du cœur ou de l'âme. Non, ils gémissaient comme les feuilles sous le vent, comme la paille qui craque et alors j'enrageais : pourquoi crient-ils si plaintivement ? Ce ne sont plus des êtres humains, alors pourquoi, pourquoi crient-ils si plaintivement ? Il eût fallu être de pierre pour écouter ces pleurs tout en mangeant. Parfois je sortais, j'allais dans les champs avec ma ration de pain et j'écoutais : ils hurlent. J'allais plus loin et j'avais l'impression que tout s'était tu. Je continuais d'avancer et, de nouveau, j'entendais mais, cette fois, c'était le village voisin qui hurlait. Et j'avais l'impression que toute la terre hurlait en même temps que les hommes et je me disais : Si Dieu n'existe pas, qui donc les entendra ?
Un commissaire du NKVD me dit : « Tu sais comment on appelle vos villages dans la région ? Le cimetière de la rude école... » Mais je n'ai pas tout de suite compris le sens de ces mots.
Et comme il faisait beau ! Au début de l'été, il y eut de petites ondées qui alternaient avec un soleil brûlant si bien que le blé fut très fourni. Il était plus haut qu'un homme. On aurait pu le couper à la hache. Cet été là, je ne me lassais pas de regarder les arcs-en-ciel, les orages et la pluie tiède, la pluie tzigane, comme on dit là-bas.
Tous les paysans se demandaient l'hiver si la moisson serait bonne. Ils interrogeaient les vieillards. Ils invoquaient les précédents. Tout leur espoir reposait sur ce blé d'hiver. Et cet espoir s'est réalisé mais ils n'ont pas pu faucher. Je suis entrée dans une isba. Les gens étaient couchés sur le poêle, sur des lits. Les uns respiraient encore, les autres ne respiraient déjà plus. La fille de la maison, je la connaissais, était étendue par terre. Elle était devenue folle, elle rongeait le pied d'un tabouret. Et, chose affreuse, quand elle m'a entendue entrer, elle ne s'est même pas retournée, elle s'est mise à grogner comme un chien dont on s'approche quand il est en train de ronger un os.
La famine était totale, la mort frappa. D'abord les enfants et les vieillards, ensuite les personnes d'âge moyen. Au début, on les a enterrés, ensuite on a cessé de le faire. Il y avait des cadavres partout, dans les rues, dans les cours... Ceux qui sont morts les derniers sont restés couchés dans leurs isbas. Le silence se fit. Tout le village mourut. Je ne sais pas qui est mort le dernier. Nous autres qui travaillions dans l'administration, on nous a ramenés à la ville.
C'est ainsi que je me suis retrouvée à Kiev. L'État commençait justement à mettre du pain en vente libre. Dès le soir, les gens faisaient la queue. Les files d'attente s'allongeaient sur cinq cents mètres. Tu sais, des files d'attente, il y en a de toutes sortes : dans les unes, on attend son tour en riant, en grignotant des graines de tournesol. Dans d'autres, on inscrit votre numéro sur un papier. Il y en a aussi où l'on ne plaisante pas, on inscrit votre numéro sur la paume de votre main ou sur votre dos, à la craie. Mais là, c'était très particulier, je n'avais jamais vu cela : on se prenait par la taille et on se tenait l'un derrière l'autre. Si quelqu'un faisait un faux pas, toute la file chancelait comme si une vague passait au-dessus d'elle. C'était comme une danse, on se balançait d'un côté sur l'autre. Et tous tanguaient de plus en plus fort. Ils avaient peur de ne pas avoir la force de rester accrochés à la personne qui était devant eux. Ils avaient peur que leurs mains ne se desserrent. Des femmes se sont mises à crier et bientôt tous ces gens ont hurlé. On avait l'impression qu'ils devenaient fous, qu'ils dansaient et qu'ils chantaient. Parfois la racaille surgissait et cherchait ostensiblement le point faible où il lui serait facile de rompre la chaîne. Et quand la racaille s'approchait, toute la file recommençait à hurler de peur. On aurait dit qu'ils chantaient. C'était le peuple des villes qui faisait la queue pour avoir du pain en vente libre : hommes déchus de leurs droits civiques, sans-parti, artisans, banlieusards...
Mais bientôt c'est toute la paysannerie qui sort de la campagne. Il y a un cordon dans les gares, on fouille tous les trains. Le NKVD, les troupes barrent toutes les routes et, malgré tout, les paysans parviennent à Kiev. Ils se traînent, ils rampent à travers les marais, les champs, les terres vierges, les bois : on ne saurait mettre des barrières sur toute la terre... Ils ne peuvent même plus marcher, ils ne peuvent que ramper. Les citadins se hâtent à leurs affaires : l'un court à son travail, l'autre au cinéma, les tramways circulent et, au milieu de tout ce monde, les affamés rampent : enfants, hommes, jeunes filles. On dirait que ce ne sont pas des êtres humains mais des sortes de chats ou de chiens décharnés, à quatre pattes. Et ça veut encore se tenir comme des hommes ! Et ça a encore de la pudeur ! Comme cette fille bouffie comme un singe, et qui rampe. Elle geint, mais elle baisse sa jupe, elle a honte, elle cache ses cheveux sous son fichu : c'est la paysanne qui va, pour la première fois, à Kiev... Mais ce sont les chanceux qui ont pu ramper jusque-là, un sur dix mille. Et, de toute façon, il n'y a pas de salut pour eux : l'affamé est couché par terre, il bougonne, il quémande mais il ne peut pas manger. Il a une entame de pain à côté de lui mais il ne voit plus rien, il est à toute extrémité...
Le matin, des chevaux attelés à des chariots à plate-forme ramassaient ceux qui étaient morts la nuit. J'ai vu un de ces chariots chargés d'enfants. Comme je te l'ai dit : maigres, longs, des têtes d'oiseaux morts, des petits becs pointus. Ils ont volé jusqu'à Kiev ces oiselets, mais à quoi bon ? Et parmi eux, il y en avait encore qui piaillaient, leurs petites têtes ballottaient. J'ai interrogé le voiturier, il n'avait pas d'illusions : Avant que je les amène à destination, ils se seront tus.
J'ai vu une jeune fille traverser un trottoir en rampant. Un balayeur lui a donné un coup de pied, elle a roulé sur la chaussée. Elle ne s'est même pas retournée, elle rampait vite, elle n'avait plus de forces, mais elle a tout de même trouvé le moyen de secouer sa robe toute couverte de poussière. Et le même jour, j'ai acheté un journal de Moscou, j'ai lu un article de Maxime Gorki. Il expliquait que les enfants avaient besoin de jouets culturels. Maxime Gorki ne savait-il donc rien de ces enfants que des chariots portaient à la voirie ? Est-ce bien de jouets qu'ils avaient besoin ? Mais peut-être était-il au courant et se taisait-il… comme tout le monde. Et il écrivait à la façon de ces journalistes qui, parlant des enfants que la famine avait déjà tués, affirmaient qu'ils buvaient du bouillon de poule
Ce Kiev m'est resté dans la mémoire, bien que je n'y aie passé en tout que trois jours.
Voici ce que j'ai compris. Au début, la faim chasse l'homme de sa maison. Dans les premiers temps, elle vous brûle comme le feu, elle vous tenaille, elle vous prend aux boyaux, elle vous déchire l'âme, l'homme s'enfuit de chez lui. Les gens déterrent des vers, cueillent de l'herbe, tu vois, certains sont même parvenus à se frayer un passage jusqu'à Kiev. Et tous partaient de chez eux, tous. Mais vient un jour où l'affamé rentre chez lui en rampant. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que la faim a vaincu. L'homme ne peut plus être sauvé, il s'étend sur son lit et reste couché. Et, puisque la faim est venue à bout de l'homme, il ne se relèvera plus, non seulement parce qu'il n'a plus de forces mais parce qu'il ne s'intéresse plus à rien, parce qu'il n'a plus la volonté de vivre. Il reste couché paisiblement, et il ne faut pas s'aviser de le toucher. L'affamé ne veut pas manger, il pisse tout le temps, il a la diarrhée, il est somnolent, il ne faut pas le déranger, il ne demande qu'à être tranquille. Quand il reste couché, c'est qu'il est près de la fin. C'est ce que disaient les prisonniers de guerre : si l'un des leurs se couchait, s'il ne tendait pas la main vers sa ration, alors sa fin était proche. Mais certains paysans sont devenus fous. Et ceux-là ne retrouvaient la paix qu'avec la mort. On les reconnaissait à leurs yeux brillants. Ils débitaient les cadavres et les faisaient bouillir, ils tuaient leurs propres enfants et les mangeaient. En eux, la bête se réveillait, tandis que l'homme mourait. J'ai vu une femme que l'on amenait sous escorte au centre du district. Elle avait un visage humain mais des yeux de loup. Ces cannibales, on les a tous fusillés, à ce qu'on dit. Mais ils n'étaient pas coupables. Les coupables, ce sont ceux qui ont réduit une mère à manger ses enfants... Mais on aura beau chercher, trouvera-t-on le coupable ? C'est pour l'amour du bien, c'est pour l'amour de tous les hommes que l'on a réduit des mères à cette extrémité...
J'ai compris que tout affamé était, en son genre, un cannibale. Il consomme sa propre chair, il n'y a que les os qui restent. Il vit sur sa graisse jusqu'au dernier gramme. Ensuite, sa raison s'obscurcit : il a mangé sa cervelle. L'affamé s'est mangé tout entier.
J'ai vu encore ceci : tout affamé meurt à sa façon. Dans une maison, c'est la guerre, on s'épie, on se dispute les miettes. La femme est hostile au mari, et le mari à la femme. La mère hait ses enfants. Mais dans une autre maison, l'amour est indestructible. J'ai connu une femme qui avait quatre enfants, elle ne pouvait plus remuer la langue mais elle leur racontait des histoires pour leur faire oublier qu'ils avaient faim. Elle n'avait plus la force de lever les bras, mais elle portait ses enfants dans ces mêmes bras. C'est que l'amour habitait cette femme. On a remarqué que là où il y avait de la haine, on mourait plus vite. Mais l'amour non plus n'a sauvé personne. Tous les habitants du village, tous jusqu'au dernier, ont péri. Et il n'est point resté de vie.
J'ai appris ensuite que le calme régnait dans notre village. On n'entendait plus les enfants. On n'avait plus besoin là-bas ni de jouets ni de bouillon de poule. On ne hurlait plus. Il n'y avait plus personne pour hurler. J'ai su que la troupe avait fauché les blés mais qu'on n'avait pas laissé pénétrer les soldats de l'Armée rouge dans le village. Ils campaient sous des tentes. On leur a expliqué qu'il y avait eu une épidémie. Mais ils se plaignaient de l'affreuse odeur qui venait du village. Ce sont aussi les troupes qui ont semé les blés d'hiver. L'année suivante, on a amené des colons de la région d'Orel. Dame, c'était de la terre d'Ukraine, du tchernoziom, tandis que les gens d'Orel, eux, ils avaient toujours eu de mauvaises récoltes. On a laissé les femmes et les enfants près de la gare, dans des baraques, et on a conduit les hommes au village. On leur a donné des faux et on leur a ordonné d'aller dans les maisons et d'en retirer les corps. Les morts gisaient, hommes et femmes, sur des lits ou à même le sol. L'affreuse odeur persistait. Les hommes se sont noué des mouchoirs autour de la tête pour se boucher le nez et la bouche et ils ont traîné les corps dehors, mais ceux-ci tombaient en morceaux. Ensuite, ils ont enterré ces morceaux hors du village. C'est alors que j'ai compris que c'était cela le cimetière de la rude école. Quand on eut vidé les isbas de leurs morts, on a amené les femmes pour laver les planchers et blanchir les murs. On a fait tout ce qu'il fallait mais l'odeur était toujours là. On a chaulé les murs une seconde fois, on a recouvert le sol d'une nouvelle couche de terre, l'odeur ne s'en allait toujours pas. Ne pouvant ni dormir ni manger dans ces maisons, ils sont retournés chez eux, dans la région d'Orel.
Mais naturellement la terre n'est pas restée déserte, une terre pareille !
Et ce fut comme s'ils n'avaient pas vécu. Et pourtant... Ils avaient aimé... Des femmes avaient quitté leur mari... Ils avaient marié leurs filles... Ils s'étaient querellés après boire... Ils avaient reçu des amis... Ils avaient fait du pain... Et comme ils avaient travaillé ! Et quelles chansons ils avaient chantées... Et les enfants qui allaient à l'école... Et le cinéma ambulant qui s'arrêtait au village, même les anciens allaient regarder les images animées...
Et de tout cela il ne restait rien. Mais où donc est-elle cette vie ? Où l'affreux supplice ? Est-il possible qu'il n'en reste rien ? Est-ce que personne ne répondra de tout cela ? Ainsi tout sera oublié, on n'en parlera plus ? L'herbe a repoussé.
Je te le demande, comment tout cela est-il possible ?
Eh bien, notre nuit aussi est finie. Regarde, il fait déjà jour. Apprêtons-nous, veux-tu ? Il est l'heure d'aller travailler.

Vassili Grossman, in Tout Passe