Paul Claudel a émis cette idée
profonde que le malade « passe » moins que les autres. Il échappe
davantage au temps, où d'autres se précipitent tête baissée, tête enveloppée,
sans plus rien voir que sous l'angle aigu de leur étroite action, voire de leur
folle dissipation, quand des immensités nous invitent. Il est bien vrai !
Le malade doit être pour une part un contemplateur, un homme de
l'éternel, utilisant ainsi l'arrêt qui l'a immobilisé, au cours de la ruée
fuyante.
Pour Novalis, la maladie a un
caractère prophétique ; en nous révélant la précarité de ce qui nous
amuse, elle nous annonce ce pour quoi nous sommes faits.
La santé est irréfléchie ; elle
va ; son cas lui semble si naturel qu'elle ne songe point à le méditer ;
oublieuse, sinon pécheresse, elle s'acclimate au milieu des riens ; elle
croit conquérir, et il arrive que le conquérant se perd, parce que, projeté
exclusivement dans les faits, il s'oublie lui-même.
La santé est déterministe ; elle
monte des mécanismes mentaux, crée des habitudes, et si les habitudes sont
mauvaises ou médiocres, c'est un funeste esclavage qui s'établit ;
fussent-elles bonnes, c'est toujours la
routine, le refus du progrès, l'absence des révisions nécessaires.
La maladie est le coup de cloche ;
elle déclenche un avertisseur, actionne un cran d'arrêt, décide à poser ou à
remettre à l'étude les problèmes négligés. En rompant l'équilibre accoutumé, en
troublant l'acclimatation banale, en nous déprenant de nous-mêmes d'une
certaine façon, son but providentiel n'est pas de nous « laisser tomber »,
mais de nous rencontrer, de nous renouveler, de briser la « loi des
membres », terrible chaîne, pour nous rendre à la liberté. C'est un
médecin, le docteur Mourgue, qui a dit : « L'organisme malade se
comporte de telle façon qu'on ne peut pas ne pas admettre en lui une tendance à
la création d'un ordre nouveau ». Peut-être l'entend-il en pur
physiologiste ; mais la physiologie et la psychologie sont des sœurs, et
qui ont pour sœur aînée la morale, qui elle-même a pour sœurs plus sublimes la
religion, la mystique. Tout se tient, en nous ; le renouvellement, bien
conduit, peut être total ; s'il n'est que partiel, il appartient à notre
bon vouloir de lui assigner son rôle le plus haut, celui qui dépend de nous
davantage.
La maladie, qui est un éloignement de
ce monde, est une approche de Dieu. La maladie, qui nous coupe de communication
avec ce monde, nous invite à transporter notre vie au voisinage des suprêmes
réalités que les objets à niveau nous dérobent. N'est-ce pas le jour, qui nous
cache les étoiles ? Cette pellicule de clarté qui court sur la planète
comme une goutte de vif argent sur un marbre noir, n'est-ce pas cela même qui
fait écran entre nous et les grandeurs astrales ? Ainsi, entre notre âme
et les réalités invisibles, le soi-disant réel s'interpose ; il est bon
d'être dégagé ; par force ou autrement, qu'importe ? Sans ce coup de
force, y aurions-nous consenti ? Y eussions-nous même songé ? Mais il
a bien fallu !
A un certain degré, la douleur nous
hausse merveilleusement ou nous brise : il fallait choisir. C'est fait.
N'est-il pas bon, dès lors, de quitter un peu la terre pour accéder en plein
ciel ? La maladie est une sublimation. La décadence des membres est une
croissance d'esprit. Voici l'hiver, avec son apparente immobilité, avec ses
hécatombes de feuilles et de ramures : mais dans la terre profonde les bonnes
graines seront préservées et les influences mauvaises seront neutralisées, les
mauvais germes détruits. Poisons de la maladie, poisons des remèdes, cela fait
beaucoup de poisons ; mais j'y vois, quant à moi, un antidote pour les
poisons de la vie.
Vous êtes un peu moins homme,
pensez-vous ? Eh bien ! il y a le surhomme. Que la souffrance martèle
le héros ! Le rythme de la durée est changé ; on dirait qu'elle
recule, en tout cas, qu'elle marque le pas ; vous ne vivrez donc ni en
avant ni à côté ; mais il vous reste une troisième dimension : la
hauteur — ou la profondeur — c'est la même chose.
J'entends une objection. Vous
décrivez, me dit-on, un malade de théorie, un malade qu'on a calmé juste à point, qu'on a touché à l'épaule,
qu'on a averti, qu'on n'a pas déprimé. Mais moi...
Je vous arrête, et vous dis ceci :
Être librement et noblement ce que nous sommes, c'est la vocation de chaque
être ; le malade ferait-il exception ? Notre destinée se construit
avec les éléments que Dieu nous fournit, non avec ceux qu'il nous refuse.
S'adapter, tout est là, afin de cueillir fidèlement dans chaque circonstance ce
qu'elle porte. Une âme vivante, dans un corps quel qu'il soit, trouve toujours
le moyen de sauver les vraies valeurs, de rejoindre l'essentiel, de se hausser,
en souffrant, au-delà de la souffrance.
De quoi s'agit-il, ici-bas ? Il
s'agit, à travers tout, de rencontrer l'éternel. Serait-ce jamais impossible,
tant que brille, fût-elle mise en veilleuse, la flamme de l'esprit ? Dès
qu'on est dans la providence, on est en pleine sécurité, et s'y tenir en paix
est la plus haute sagesse. A toutes les questions qui naissent alors en nous,
Dieu est par lui-même une réponse, et bien exigeant est l'esprit à qui cette
réponse substantielle ne suffit pas.
Chaque vie est, si je puis dire, un
moment de Dieu. À égalité d'âme, toutes les vies se valent donc ; leurs
fruits seront les mêmes ; leur poids est pareil à la balance de
l'éternité.
Combien de génies ont été des
infirmes, et combien, plus encore, des saints ! Enlevez à ces êtres le
ressort intérieur, ce ne sont plus que des loques ; ramenez en eux la
pensée et l'amour, ce sont les vrais héros.
A coup sûr, la maladie mal vécue
déprime un être et amortit la vie chez celui qui aspirait à l'épanouissement, à
la plénitude. Mais que notre assentiment y soit donné, et que le cœur s'en
mêle, tout change ; la douleur et la contrainte se transfigurent ; un
sentiment de liberté nous allège ; nous sommes désormais au-dessus de
l'événement ; nous employons pour bâtir la pierre qui nous écrasait ;
nous nageons dans l'eau qui nous noyait ; nous mettons à la meule le
bourreau redevenu esclave, et nous disons avec saint Paul : « Quand
je suis faible, c'est alors que je suis fort ».
Parle-t-on de la noblesse de la vie ?
je dis : Un matin sur des ruines est plus beau que sur le toit d'un
palais, que sur la « scie » d'une usine. Notre vie est une œuvre
d'art, et l'on sait bien que le grand art n'a pas besoin d'un grand sujet ni
d'un sujet e noble » regardant à fond, il voit au fond la vie même, et il
sent la palpitation de l'infini dans le moindre et le plus vulgaire fragment de
ce qui est.
Bien des fois le grand art s'est
attaché à représenter la maladie, et ainsi que tout le reste il l'a magnifiée,
parce qu'il lui a communiqué sa propre grandeur. Dans la Pièce aux cent
florins, il est des malades sublimes, et qui ne sont pas pour cela des
mannequins de parfumeur. Mais cette grandeur qui siège ici dans l'âme de
l'artiste, pourquoi ne se retrouverait-elle pas dans l'âme du malade ?
Pourquoi le malade ne verrait-il pas en beauté son propre cas, que Rembrandt a
le don d'immortaliser en le mariant à une pensée éternelle ? L'éternité du
vrai est ce qui rend grande toute représentation de ce qui passe. Mais cette
éternité, par l'esprit nous en pouvons vivre, et si nous en vivons, elle saura
rendre grande aussi notre vie.
Ah ! je sais ! Ce qui lasse
le malade, c'est moins la diminution, la souffrance, que la monotonie des contraintes et le perpétuel
recommencement d'actes pénibles et sans prix : une potion à prendre, un
repos à garder, un soin à recevoir, et des gênes, et des répétitions, et des
avances, et des reculs...
Qu'il sente donc, lui, le cher
impotent, à quel point les recommencements sont en réalité chose nouvelle,
chose de valeur constamment reprise, et que la répétition multiplie, bien loin
de l'épuiser. Quand on mesure la capacité commerciale d'un port, on ne s'occupe
pas de savoir si c'est le même bateau qui revient ou si c'est un autre ;
s'il a fait le même voyage ou un voyage différent. C'est toujours un autre
bateau, puisque la cargaison est nouvelle, et c'est
toujours un autre voyage, puisqu'il procure d'autres résultats. Ainsi les
retours sans fin des petites occupations, des petites gênes, des ennuis
amoncelés au long des jours languissants ; c'est sans cesse une nouvelle
cargaison de grâce et sans cesse une étape nouvelle du voyage éternel.
De nos prétendus riens, l'essentiel
étroitement dépend. Par l'élévation de l'âme et par la prière, le grand souffle
des hauteurs vient soulever nos humilités. Que Dieu soit avec nous ; que
sa douce charité devienne notre loi, et nous ne pourrons plus être accablés par
les monotonies, non plus qu'aigris par les souffrances. « L'important
n'est pas de guérir, écrivait l'abbé Galiani à Madame d'Épinay, mais de vivre
avec ses maux ». — « Les médecins ne te guériront pas, dit plus
grandement Pascal, car tu mourras à la fin ; mais c'est
Dieu qui rend l'âme et le corps immortels ».
Cette vie n'a de raison d'être, après
tout, que par l'épreuve. Puisqu'il s'agit d' « entrer dans sa gloire »,
comme le Christ, non en bénéficiaire seulement, mais en vainqueur, il faut
accepter les conditions du combat. Et sans doute notre épreuve peut revêtir
toutes les formes. La joie aussi en est une ; l'action en est une autre ;
car elles exigent le déploiement et la difficile maîtrise de soi-même.
Mais l'épreuve la plus normale
n'est-elle pas celle qui porte ce nom ? Épreuve, mesure des forces, mesure
du bon vouloir, expérience de ce que nous valons, mise au creuset, au banc d'essai,
n'est-ce pas ce qu'exige plus ou moins la condition présente, pour que la
condition future soit notre œuvre, et pour que le Christ ne soit pas seul, sur
la route où il nous entraîne, à porter le fardeau de la croix ?
Ah ! la croix, c'est elle qui
détermine le sens de la vie, et qui donne à la douleur sa forme authentique. La
maladie, c'est Jésus-Christ avec sa croix. Le Crucifié passe, et de son regard
sanglant et paisible il nous dit : « Veux-tu ? Veux-tu pour toi,
chrétien ? Veux-tu aussi pour d'autres ? N'aurais-tu pas des frères à
aider, à secourir, à sauver ? Tant de choses sont suspendues à toi, si tu
veux ! On peut même dire tout ; car tout est solidaire. Notre vie
individuelle, telle qu'elle est, est indispensable au monde ; rien ne peut
la remplacer ; ce que nous devons verser à la masse, un autre ne le
versera point, car il ne l'a point ; nous seuls l'avons en propre, et nous
seuls pouvons donc, à nos dépens, faire que tel autre s'accroisse, évite une
tentation, un malheur, et que la vie générale se hausse. N'est-ce pas un
encouragement à « tenir le coup » ? à « être fidèle au
poste », à « monter notre faction », à jouer notre partie dans
le concert ? Dieu a besoin de nous, ici-même, dans ce lit, dans ce plâtre,
dans ce fauteuil, dans cette vieillesse prématurée ou passagère, dans cette
puissante impuissance que la Force universelle anime par le dedans. Allons-nous
refuser le concours ? Ce serait refuser la grandeur, et aussi l'intime
douceur qu'infiltre avec soi dans le cœur un généreux sacrifice.
Être, avec Jésus-Christ, l'un des
points où la souffrance universelle prend conscience de soi et accomplit au
bénéfice de chacun et de tous sa tâche rédemptrice ; besogner, immobile,
plus que d'autres en courant le monde et en remplissant de bruits les chantiers
encombrés ; faire du sacrifice de l'action, l'action même, l'action la
plus haute, la plus épurée, la plus méritoire, la plus exemplaire, parce
qu'elle est imprégnée de plus rares valeurs morales : telle est votre
vocation, malades ! Elle est sublime, avouez-le. Votre souffrance n'est
pas seule ; un Dieu l'accompagne et il lui prête - sa forme invisible.
Avec Claudel, tout prêt à m'unir à
vous, quelque jour, dans la même laborieuse contrainte, je vous laisse ce programme
être « des âmes agrandies et approfondies, dans des corps entravés ».
A.-D. Sertillanges, op