[…] Quand il nous arrive de discuter de religion, rarement, entre collègues ou amis, l'Église se fait vertement critiquer. On l'attaque toujours sur les mêmes thèmes : en condamnant l'usage du préservatif, le pape favorise la propagation du sida, l'Église a tué et torturé des milliers de pauvres gens sous l'Inquisition, les prêtres sont souvent pédophiles car ils n'ont pas le droit de se marier, la notion de péché pourrit la vie des gens et fait la fortune des psys, toutes les histoires racontées dans la Bible et les Évangiles ne sont que des fables irréalistes, tout juste bonnes à amuser les enfants...
Je laisse dire. Les rares fois où j'essaye de défendre cette religion, bien que m'en sentant éloigné, je ne sais pas me battre, je ne trouve jamais les bons arguments au bon moment ; je ne parviens pas à répondre au feu nourri de ces critiques qui me semblent judicieuses. Les discussions s'enlisent immanquablement dans des débats stériles, où l'on se demande par exemple si Einstein n'était pas un plus grand génie que Picasso... Et Freud ? On avait oublié Freud !
De toute façon, je suis un mauvais théoricien : dès que je tente d'élaborer, à partir de mon expérience personnelle, une règle générale, une doctrine, je finis toujours par dire une connerie qui a l'air intelligente.
Bien des fois j'ai été jusqu'à renier mon appartenance à cette religion qui a bercé mon enfance ; je m'en suis même ouvertement moqué, avec ironie. J'en ai alors secrètement voulu à l'Église de m'obliger à de tels sarcasmes, en restant une religion ringarde, incapable de séduire qui que ce soit, dans cette vision de gauche bien-pensante dans laquelle nous trempons. C'est presque une honte aujourd'hui de s'avouer catholique. Cela semble plus difficile que de faire son coming out, ou de dire qu'on a pris des antidépresseurs, ou bien encore qu'on ne fait pas autant l'amour que la moyenne des Français. En tout cas, dans le milieu dans lequel je vis, un catholique est ridicule, grotesque, risible, naïf, coincé. Il porte des slips kangourous et des chemises à manches courtes, sa femme a du poil aux pattes et le front luisant, il vote en secret pour l'extrême droite, il a les idées courtes et les ongles sales, il mijote dans de bons sentiments qui agacent, n'est jamais allé en boîte de nuit et trimballe une tripotée de mioches au nez coulant dans un Renault Espace délabré... C'est l'exact opposé de l'image de producteur branché que je me dois de donner ! Allez expliquer au directeur des programmes d'une chaîne pour ados, ou à une animatrice en vogue, que vous allez à la messe, vous verrez l'effet ! « Comme c'est intéressant... » diront-ils avec une moue polie. Mais, comme par hasard, le projet que vous leur proposez ne pourra pas se faire. La télévision n'invente rien, mais elle se doit de se renouveler sans cesse, de capter l'air du temps. C'est une donnée essentielle de notre métier. C'est pourquoi se revendiquer catholique, avec tout ce que cela véhicule de statique et de dépassé, paraît suicidaire.
[…] L'homme reprend sa respiration et nous sourit presque. Il finit sa lecture en me regardant fixement :
« Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père s'est complu à vous donner le Royaume ».
Le choix éditorial du catéchiste m'aurait-il été délibérément destiné, à moi, le bourgeois du groupe ? J'ai la nette impression d'avoir été déchiffré dans mes pensées intimes ! Je rougis, démasqué pour avoir compté mes biens en cachette !
J'attends la suite. Vais-je être désigné à la vindicte populaire ?
« Il ne faut pas croire que Jésus veuille condamner les gens qui ont de l'argent ou qui en gagnent. Il essaye juste de nous dire que posséder des richesses nous affaiblit, au lieu de nous rendre forts. Croire que l'argent est un rempart contre la mort est une illusion. Nous avons beau le savoir, cette illusion nous la partageons tous, moi le premier... »
Ah ! Je ne suis pas le seul ! Qui me dit que la dame au chapeau, là-bas, ne possède pas des immeubles, ou le vieux à la mine rustique un trésor dans son matelas ?
« On rencontre parfois une illusion similaire, une sorte de phénomène superstitieux chez ceux qui vont à la messe tous les dimanches et se croient ainsi protégés ou meilleurs que les autres parce qu'ils consacrent une heure de leur semaine à l'église... »
Attention les bigots, à votre tour de vous prendre les bourre-pifs !
« Ils pensent se constituer ainsi un bouclier magique contre les revers de la fortune... Illusion à nouveau. Il faut savoir écouter Jésus, qui s'adresse à vous, ici et maintenant, à vous qui êtes des hommes et des femmes honnêtes, et sans doute des croyants, mais peut-être des croyants déchristianisés... Qu'est-ce qu'un croyant déchristianisé ? C'est celui qui croit en Dieu.., quand ça l'arrange, quand cela sert à exaucer un petit vœu personnel. C'est celui qui confond la religiosité et la foi véritable. La religiosité, c'est être assidu aux rites, donner de l'argent à la quête, aux pauvres, faire des sacrifices... pour s'attirer les bonnes grâces d'un Dieu qui en retour doit assurer protection et bonne fortune, un peu comme ces marabouts qui promettent réussite dans les affaires et retour d'affection... Mais la foi véritable, c'est tout le contraire. La foi véritable, c'est savoir s'abandonner, s'ouvrir, se donner complètement et recevoir, sans rien attendre en retour ».
J'ai compris : je suis un croyant déchristianisé, et je n'ai pas la foi véritable. Je m'en doutais : quand je vais à l'église, c'est toujours pour m'attirer les bonnes grâces de Dieu, comme il m'arrive de consulter une voyante. Elle me reçoit dans un petit salon, son roquet aboie frénétiquement à mes mollets, en sautillant de toutes ses pattes, puis elle me délivre des messages que je note scrupuleusement sur des feuillets et que j'ai du mal à interpréter par la suite. Je la paye et je m'en vais, un vague sentiment d'accomplissement au ventre mêlé à la nette sensation d'être un gros bêta. Si je crois en Dieu, c'est donc par superstition, par intérêt.
Au moins les choses sont claires. Pour une fois, on ne m'a pas expliqué que j'étais un agneau de Dieu, une brebis égarée qui devait revenir au bercail ; on n'a pas essayé de me convaincre que j'étais croyant. On m'a honnêtement pointé du doigt le petit trouillard superstitieux que j'étais. On m'a signifié sans agressivité que je n'avais rien compris. Cette brutale mise au point ne me déplaît pas.
La séance est levée, je repars dans la nuit, sans avoir salué quiconque. J'éprouve en marchant sur les graviers sonores un bref sentiment de satisfaction, comme si on m'avait ausculté, soupesé l'âme.
[…] Le prêtre nous balaye de son regard perçant.
« Si vous étiez seulement capables de croire à ce que je viens de vous dire, si vous pouviez ressentir que Dieu vous aime réellement, comme je le sais pour moi-même, si vous aviez la possibilité d'éprouver cet amour comme un sentiment indiscutable en vous, alors vous seriez libérés et heureux ! » Il se gratte la gorge. « Si seulement je pouvais vous transmettre cette joie que je connais depuis que je vis cela ! Si seulement j'en étais capable ! »
Il cherche ses mots à présent. Nous le regardons, perplexes. J'aimerais bien lui faire plaisir, lui dire que je suis convaincu.
« Vous savez, on me demande souvent si ce n'est pas trop dur d'être prêtre et d'avoir renoncé à la richesse, à l'amour, à la tendresse d'une femme, à la sexualité... Je réponds que non. Je ne voudrais pas changer de vie, tant celle-ci m'apporte chaque jour une joie et un réconfort que je n'avais jamais éprouvés auparavant. Un jour, j'ai rencontré une petite communauté comme la vôtre, au Pays basque espagnol, d'où je viens. Et là, j'ai eu une révélation. Je ne pourrais vous expliquer comment, ni pourquoi. Mais de ce jour tout a changé pour moi ».
Tant mieux pour lui. Il ne m'est pas antipathique, ce gars.
« L'Église est un trésor. Un trésor ! Une chose merveilleuse que nous a laissée le Christ. Comme je vous le disais, l'Église n'est pas une somme de lois, ou un long menu de règles, d'obligations, de punitions et de pénitences, comme certains le croient ! L'Église ne doit pas être vécue comme un endroit d'interdits, mais comme un endroit de joie, une joie qui vous emporte, vous transporte ! Le christianisme n'est pas une religion, à savoir une méthode pour se mettre Dieu dans la poche. Le christianisme n'est pas non plus une loi morale, ou une philosophie. Le christianisme est avant tout... une bonne nouvelle ».
Sur ce, l'Espagnol va se rasseoir, l'air satisfait.
[…] Que vais-je répondre ? Je contemple une fois de plus, sans les écouter, ces braves gens qui exposent leurs problèmes. Je survole d'un regard leurs visages muets et soudain...
Soudain fond sur moi une vérité toute simple, qui me foudroie : cette petite troupe que j'ai sous les yeux, ces bras cassés, comme il me plaît de les qualifier, eh bien.., j'en suis un.
Je leur ressemble, je suis comme eux et je ne le savais pas.
Je suis un bras cassé. Un pauvre type comme les autres, qui cherche sa bouée de sauvetage. Une âme perdue. Comme chacun d'entre eux. Je ne suis ni mieux ni moins bien. Je suis fait de la même pâte, du même sang, de la même banalité. Je suis de la race qui murmure. Je n'ai rien de supérieur. Et, si je suis ici, ce n'est pas par hasard. J'ai bien essayé de protéger mon amour-propre derrière ma certitude d'être plus intelligent, plus cultivé, plus équilibré, plus moderne, mieux habillé, plus drôle, plus fort qu'eux... mais je suis aussi vulnérable que le vieux débris, aussi nécessiteux que la dame au chapeau, aussi simple que le Portugais.
Cette constatation est d'une telle évidence qu'elle me frappe de stupeur. Comment ai-je pu, aussi longtemps, me bercer d'illusions ? Comment suis-je resté aveugle, moi qui me targuais de lucidité ?
Cette découverte, à cet instant précis, me touche au plus profond. Comme je regrette de n'avoir pas compris cela plus tôt ! Ils étaient là, tout près de moi, depuis le début, semaine après semaine, et je ne les voyais pas ! J'ai longtemps pensé qu'ils avaient besoin de moi, alors que c'était le contraire ! J'allais à ces réunions de groupe comme si je leur rendais un service, comme si je les valorisais de ma présence, alors que ce sont eux qui m'honoraient de la leur. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi j'allais à cette catéchèse de quartier, avec ces nuls, sans trouver la réponse...
Mais parce que j'étais comme eux ! Et depuis le premier jour. Je suis un mendiant, un mort de faim ! Eux le savaient sans doute... Ils m'ont écouté leur témoigner une certaine déférence, ils ont noté mes gestes qui se voulaient distingués mais qui n'étaient que distinctifs, et ils n'ont pas bronché. Aucun d'entre eux n'a élevé la voix pour me rabattre le caquet. Ils ont enduré ma prétendue supériorité sans rechigner, avec docilité. Je viens de ressentir tout cela. Je mesure combien nous sommes égaux et combien j'ai à apprendre de leur simple humilité.
Ma pudeur ancestrale collée aux basques, je dissimule mon émotion comme je peux. Je ne suis pas encore capable de pleurer devant ces gens. La dame au chapeau n'a pas eu peur de le faire. Elle est plus forte que moi.
Je respire un grand coup, laissant entrer un air neuf dans mes poumons endoloris. Ça fait du bien. Je vois ces camarades d'un autre œil, soudain ; je suis irrémédiablement lié à eux. Et je connais à peine leurs prénoms...
Quand vient mon tour, je m'entends parler d'une voix rauque, mais je parle. Tous les visages sont tournés vers moi, les regards bien ouverts. J'avale ma salive. Le prêtre espagnol m'observe avec bienveillance. Les autres catéchistes aussi, comme s'ils attendaient beaucoup de moi. Tous mes prédécesseurs ont répondu favorablement à l'invitation de poursuivre cette aventure spirituelle, à raison de deux soirées par semaine. À défaut d'être courageux, je serai honnête.
« Je suis embêté. Bien embêté... D'un côté, je ne vois pas comment je pourrais refuser de vous répondre autrement que par un "oui" spontané et sincère. Parce que je suis venu ici par hasard, avec beaucoup de réticences, de réserves, et que j'ai été cueilli, ému et profondément transformé, je crois, par cette expérience. Je ne saurais vous dire exactement ce qui s'est passé, mais il s'est clairement passé quelque chose. Je ne sais pas s'il s'agit d'une aventure humaine partagée avec vous ou de l'œuvre de Dieu en moi... mais je ne suis plus le même. Et de ça je vous suis reconnaissant. Et de ça je vous remercie du fond du cœur ».
Ma voix s'étrangle. J'affiche mon sourire mondain comme un panneau d'interruption des programmes à la télévision. Je me concentre sur mes pieds, mes braves pieds qui m'attendent en bas, tels deux chiens fidèles, prêts à me suivre n'importe où. Cette pensée me distrait et me donne le recul nécessaire pour continuer.
« Pour toutes ces raisons, j'ai envie de vous suivre... Mais d'un autre côté, contrairement à la plupart d'entre vous, qui baignez dans un univers très religieux depuis toujours, moi ça fait plus de vingt ans que je ne vais plus à la messe et que je m'en porte très bien. J'avoue qu'après deux jours ici, avec vous, je suis un peu écœuré par ce trop-plein de religion. J'ai besoin de prendre mes distances, de respirer. J'ai pour vous tous beaucoup d'estime et même d'admiration, mais je n'ai plus envie de vous voir pendant un temps. J'en ai eu trop et d'un seul coup. J'espère que vous me comprendrez... »
Certains sourient. Le vieux prend mon intervention en note, l'air grave, comme si je venais d'annoncer la Troisième Guerre mondiale. Le regard du prêtre pétille sous ses sourcils broussailleux. Les deux catéchistes m'écoutent avec un air bon.
[…] Aujourd'hui, je déjeune en tête à tête avec ma mère. La date en a été fixée il y a plusieurs semaines. Nous allons au restaurant ensemble une ou deux fois par an. C'est moi qui ai institué ce petit rite, le jour où j'ai découvert, vers l'âge de quarante ans, qu'il était agréable de voir ses parents séparément. C'est à cette occasion que j'ai compris qu'ils n'étaient pas un bloc indissociable, une institution vieillissante et solide, mais deux adultes libres de leurs pensées.
Ma mère m'intimide un peu, car elle est à la fois exceptionnelle et retenue. Cérébrale, pourrait-on dire. Elle ne laisse pas transparaître ses émotions. Quand sa mère est morte, je ne me rappelle pas l'avoir vue pleurer devant nous. Mais quand elle récite à voix haute un poème de Victor Hugo, sa voix peut se mettre à trembler et ses yeux s'embuer. Ma mère s'exprime dans un équilibre remarquable. Elle nous témoigne son amour par sa disponibilité, son écoute, son humeur égale, son apparence soignée, son honnêteté sans faille et ses bons petits plats, auxquels je suis particulièrement sensible.
Ma mère est très croyante, mais je ne suis pas sûr qu'elle ait su nous transmettre sa foi. Son approche intellectuelle de la question m'impressionne et me rebute aussi. Nous parlons rarement de religion et, si cela arrive, je la vois s'envoler dans des raisonnements qui ne sont pas à ma portée.
Avec maman, j'ai souvent l'impression d'être toujours son petit garçon en culottes courtes. Elle ne s'en rend pas compte, mais la sagesse qui émane de sa personne rayonne tant qu'en sa présence je me sens parfois minuscule.
Je me réjouis particulièrement de ce déjeuner avec elle, car je sais que je vais lui faire un grand plaisir en lui révélant que je suis allé, et de mon propre chef, suivre une catéchèse. Elle ne s'y attend pas. Elle doit s'imaginer qu'on va papoter gentiment.
Elle s'assoit en face de moi. Je la regarde. Je n'ai aucune opinion esthétique sur la femme qui est là, sur son visage, son allure. C'est ma mère.
Elle commence par me donner les dernières nouvelles de la famille, entre autres que ma grande sœur va faire une exposition de photos. Je vois dans ce bulletin une agréable distraction, comme devaient en vivre les gens aux siècles passés, quand ils n'avaient ni livres ni télévision. Tandis que ma mère me parle, je ressens un peu de trac à l'idée de ce que je vais lui confier.
Nous mangeons notre entrée sans encombre et quand arrive le plat je me décide, un peu brutalement j'imagine. Je lui annonce le récit d'une expérience très étonnante. Elle pose sa fourchette et attend, sereine, tout en sirotant par intermittence son verre de vin rouge. Je me lance : le gymnase désaffecté, les pauvres gens venus de nulle part, les catéchistes pleins de bonne volonté. Au fur et à mesure que je m'enfonce dans le déroulé de mon histoire, l'émotion me gagne. Je conclus par l'épisode de la retraite et la révélation d'être moi aussi un pauvre, comme les autres. Un pauvre parce que en recherche, en demande. Ma mère reste interdite. Un silence s'installe et j'en profite pour vider mon verre. Je n'ai rien à ajouter. De toute façon, je ne suis pas loin des larmes. Je souris et me gratte la gorge. Pour me donner une contenance, je décide de rattraper le retard et enfourne un énorme morceau de viande qui m'évite de pleurer.
Quand je lève les yeux à nouveau sur ma mère, je ne reconnais pas son visage. Il s'est légèrement empourpré, certes, mais il ne s'agit pas de cela. Il exprime quelque chose que je ne lui ai jamais vu. Ma mère esquisse un timide sourire, une moue de fillette.
« Tu as vécu une conversion.., une véritable conversion ».
Je sens une pointe d'envie dans le ton de sa voix et je la sens décontenancée, comme si je lui avais volé la vedette.
« J'ai lu de nombreux témoignages de conversion qui ressemblent au tien... On y retrouve toujours cette brusque révélation, comme un voile qui se déchire, cette émotion qui jaillit, et cette conscience inouïe de sa propre humilité... Ce qui me frappe dans ce que tu me dis, c'est le fait que tout cela ait eu lieu dans un endroit médiocre, avec des gens ordinaires. Tu n'as pas été ébloui par un brillant professeur de faculté, ou un écrivain célèbre... Et puis, la prise de conscience de ta propre faiblesse, de ton égalité avec ces gens que tu considérais de haut... Tout cela est remarquable ».
Maintenant je lis une forme d'admiration sur son visage transfiguré. J'ai l'impression d'avoir en face de moi la petite fille qu'elle nous a toujours cachée. Une inconnue. Impression étrange, de ne pas reconnaître sa propre mère... Tout de suite elle me fait penser à ma petite sœur, avec qui je partageais ma chambre quand nous étions enfants. J'en suis abasourdi. J'ai la sensation d'avoir grandi d'un coup, jusqu'à devenir, l'espace d'un instant, son grand frère, qu'elle regarde avec incrédulité accomplir des choses qui ne sont pas de son âge. Je me sens soudain investi d'une puissance, d'un pouvoir fraternel, d'une responsabilité à son égard. Les rôles viennent de basculer, me laissant entrevoir un abîme insoupçonné. C'est bien la première fois que je me sens plus adulte que ma mère.
Nous en venons à parler de la foi, de la sienne en particulier, qu'elle a longuement construite, pierre après pierre, au fil de sa vie. Je constate qu'elle s'agrippe à une vision constructive, rationnelle, patiente, volontariste, de la croyance. Je profite de mon aura passagère pour lui passer des messages. Je n'ai pas besoin de réfléchir, ni de fourbir des arguments ; les mots volent à mon secours, avec douceur et bienveillance. Je lui dis comment j'ai toujours cru, depuis mon enfance, que la foi était le fruit d'un laborieux travail cérébral, d'une volonté éprouvée de croire, envers et contre tout. C'est pourquoi la foi, à mes yeux, était réservée aux gens sérieux, aux pieux, aux prieurs acharnés même, aux vieux pleins de sagesse ou aux professionnels de l'Église... Maintenant je vois que je me trompais. Avoir la foi, c'est facile, c'est comme d'être amoureux ! La foi, c'est un vent de jeunesse, c'est de la joie, de la fantaisie, du plaisir ! C'est donné gratuitement et ça rend heureux... Mais pour cela il faut accepter de tout lâcher, de s'abandonner, se donner, se livrer, corps et âme, et laisser Dieu s'emparer de tout. Et puis, contrairement à ce qu'on nous enseigne, faire confiance à nos désirs... C'est adopter l'attitude contraire à celle de l'effort, de la maîtrise, du contrôle des pulsions, qu'on voudrait cadenassées, claquemurées par la morale. J'observe ma mère tout en disant cela. Je sais que cette vision doit être un peu ébouriffante pour elle. C'est même l'inverse de ce qu'elle essaye de bâtir depuis toujours. Je poursuis mon exposé : je ne sais pas si je peux me targuer d'avoir la foi, mais ce que j'éprouve concrètement, c'est un bonheur dans ma vie de tous les jours. Un sentiment neuf qui me rend joyeux et me donne envie de rendre les autres heureux comme moi. Tout cela est tellement renversant que même les rituels ennuyeux de la messe me paraissent désormais gais et agréables, comme les signes précurseurs d'une fête qui s'annonce... Il faut se laisser aller, en somme, et lâcher le petit tas de certitudes minables auxquelles nous nous accrochons comme à un bas de laine rempli de pièces d'or ; elles nous donnent l'illusion d'être forts, triais en réalité nous maintiennent dans un esclavage rassurant.
Ma mère m'entend, sans que je sache si elle est consternée par la naïveté de mon discours ou fascinée par son enfantine simplicité. Son visage ressemble de plus en plus à celui d'une petite fille captivée. Elle m'écoute, désarmée, l'œil pétillant. Ce que je lis sur ses traits étonnés me dépasse. Je vois bien que je ne suis qu'un interprète, malgré moi, d'un message qui s'adresse à ma mère. Les mots me traversent, et la force qui les enveloppe, les habite et les emporte n'émane pas de moi. Je ne suis pas capable d'un tel effet sur maman.
Quelques jours plus tard, je reçois une lettre d'elle :
Mon chéri, un grand merci pour le délicieux déjeuner de l'autre jour.
Merci aussi pour la conversation que nous avons eue. Elle a constitué pour moi un moment très particulier, et elle se prolonge dans mes pensées. La révélation de l'évidence de notre humilité, la foi dans la valeur de l'abandon, la confiance qu'il faut faire à nos désirs* (si mystérieux).., tout cela est très proche de ma propre recherche. J'y vois le travail de la grâce.
Je t'embrasse et je t'aime,
Maman.
*Le Père François Varillon : « La seule chose qui intéresse Dieu dans nos vies, ce sont nos désirs. »
Cette lettre me touche. Elle authentifie cette étrange rencontre que ma mère et moi avons vécue. Il s'est bien passé « quelque chose ». Et celui qui a laissé une trace forte dans le cœur de ma mère, ce n'est pas moi. Je serais d'ailleurs incapable de restituer tous les arguments que j'ai développés pour elle lors de ce déjeuner. Ils sont oubliés.
Cet épisode marque pour moi la fin d'une ère, celle des despotes, qui a commencé dès mon plus jeune âge. En effet, je me suis toujours arrangé pour avoir des despotes successifs et variés : parents, frères et sœurs, amis, associés, patrons... Je surgissais dans leur vie pour en faire mes maîtres. J'étais à leur service, tremblant de leur déplaire. Leurs avis tranchés étaient comme autant de coups de poing dans mon ventre. Et ma secrète soumission sapait chaque jour ma confiance en moi. J'enrageais contre eux, impuissant que j'étais à me révolter. Certains n'ont jamais su qu'ils avaient eu un tel pouvoir sur moi.
Cette époque est révolue. À présent, je me vois comme je suis, je n'ai plus besoin d'eux pour deviner les contours de ma personne. J'ai trouvé ma place dans ce monde, mon identité : je fais désormais partie des disciples de Jésus. C'est comme si j'avais attendu cet adoubement pour enfin respirer. Quelqu'un m'a rendu la vue, a ouvert pour moi la porte de ma cage, cette cage intrigante que je m'étais construite. J'en sors sans trembler pour faire mes premiers pas d'homme libre. Je hume l'air frais du matin et lui trouve une saveur délicieuse. Voler de ses propres ailes est donc si facile ? Il suffisait d'essayer. Une preuve supplémentaire que la vie est un prototype qu'on améliore sans relâche.
Thierry Bizot, Catholique anonyme (Points)