QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?
Fabrice Hadjadj
• 1. Tout de suite, ça sent son cours de philo :
« Qu'est-ce que la vérité ? » La question est bien abstraite, et j'entends déjà l'élève au fond de la classe qui se dit que le professeur ya remettre en branle la coupée des cheveux en quatre. Et je veux bien lui donner raison, à cet élève. Je veux bien entendre, pour commencer, la requête du cancre. Le cancre m'a toujours été particulièrement sympathique. Non parce qu'il n'est pas scolaire, ce qui ne serait qu'une qualité négative, mais parce qu'il est près du radiateur : il a le goût de la chaleur concrète, il ne veut pas être payé de mots. Sa somnolence est une requête. Son zéro pointé nous entraîne par-delà toute numération. Au fond, dans le fond de la classe, avec son inclassable inertie, le cancre va d'emblée plus loin que tous les autres. Quand on lui demande : « Qu'est-ce que c'est ? », il répond en haussant les épaules « Qu'est-ce que c'est que ce qu'est-ce que c'est ? » En se dérobant à la question, il questionne la question elle-même. Par son refus, il réclame qu'on lui donne, non seulement le pourquoi, mais le pourquoi du pourquoi, le késaco du quid. Son « Cause toujours... » nous tourne vers la cause des causes. Et cela pas de manière théorique, mais de manière concrète, charnelle, pesante.
Je dis « pesante », et non pas vivante, car sa concrétude, je le reconnais, tient moins de l'assiduité vive que de l'assignation d'un boulet. Ce pourquoi du pourquoi, il n'en a pas l'exigence, puisqu'il baye aux corneilles — et même bâille à Corneille — somnole, bavarde ou dessine dans son coin. Et, cependant, il est cette exigence, il l'est dans la mesure même où il ne l'a pas, et que c'est à nous, par conséquent, de l'avoir pour lui... De fait, celui qui pose les questions, c'est le premier de la classe, pas le cancre. Pour le premier de la classe la question scolaire va de soi ; pour le cancre elle ne signifie rien. Or, justement, en ne posant pas de question, mais en se posant lui-même si lourdement sur sa chaise, le cancre entraîne en deçà ou au-delà du scolaire et devient source de questions pour son enseignant :
— Comment faire pour que le cours de philosophie engage autant que le terrain de foot ? De quelle manière faire résonner la question : « Qu'est-ce que la vérité ? » pour qu'elle devienne au moins aussi intéressante que cette autre question : « Qui est la jolie fille en première ES avec le piercing à la narine droite ? » Voilà une interrogation profonde. Elle paraît interdire la réflexion philosophique. En réalité, elle la commence. Car elle se trouve à l'origine même de la philosophie — du moins avant qu'elle ne soit confisquée par des procédures universitaires. La philosophie est essentiellement une discipline de mauvais élève. C'est ce que jugeait l'Aréopage lorsqu'il accusait Socrate de corrompre la jeunesse. Et , de fait, selon Socrate ou d'après Platon (dans Le Banquet, par exemple, ou dans le Phèdre), la philosophie ne se découvre pas d'abord dans les livres, mais dans la rencontre d'un beau corps. Georges Bataille se fait écho à cette tradition lorsqu'il déclare « Je pense comme une fille enlève sa robe ». Et, dans la seconde strophe de son poème précisément intitulé « Socrate et Alcibiade », Hölderlin ne craint pas de chanter :
Qui a pensé dans la plus grande profondeur aime ce qu'il y a de plus vivant,
Il aime la haute jeunesse, celui qui a contemplé le monde,
Et les sages à la fin de leur vie
Souvent se penchent vers la beauté.
Il aime la haute jeunesse, celui qui a contemplé le monde,
Et les sages à la fin de leur vie
Souvent se penchent vers la beauté.
Ce chant nous amène à radicaliser la question du cancre et de sa préférence pour la demoiselle de la série Économique et Sociale : le vertige devant la beauté des êtres ne se situe pas qu'au commencement, mais encore au terme de la philosophie. La fin retrouve l'origine. Mais ces retrouvailles ne sont pas un retour à la case départ. L'esprit de « haute jeunesse » n'est pas régression puérile ou adolescente. Car ce n'est plus de manière superficielle ou épidermique que la jeune fille atteint le sage, mais à partir de « la plus grande profondeur »...
Aussi est-ce avec le plus grand sérieux que je dois me demander comiquement : Comment penser de telle sorte que ce soit plus vivant qu'un match de foot et aussi fort qu'une jolie femme ? Et voici déjà une vérité qui se profile avant même la réponse à notre question. Nous le pressentons, comme ce cancre qui fait de la métaphysique sans le savoir : ce qu'il faudrait, c'est que la question prenne vie, que le Logos se fasse chair ou que la Vérité soit une Personne, une Personne au moins aussi belle que la jolie fille de Première ES avec le piercing à la narine droite, mieux encore : que cette Personne soit le principe même de la jolie fille et de toutes les autres, diamantée de piercings encore plus déroutants...
• 2. Mais je vais peut-être un peu vite en besogne. Je vous avais dit que le cancre nous entraînait d'emblée plus loin que le premier de la classe. Trop loin, sans doute. Et puis je ne voudrais pas avoir l'air ici de mépriser les premiers de la classe, à commencer par moi-même (vous l'aurez probablement deviné à mes lunettes de myope). Certains sont d'ailleurs peut-être venus assister à cette disputatio en premiers de la classe. Ils attendent du savoir, du débat, peut-être la confrontation spectaculaire de deux messages : « Le Christ est la Vérité et il est venu sauver tous les hommes », ou encore : « Bouddha nous a montré la voie de l'éveil, et même comment réveiller le cancre ». Les deux Fabrice devraient dès lors être deux doctes intervenants très informés sur les questions métaphysiques et religieuses, à moins qu'ils ne soient deux bateleurs rompus à la publicité comparative. D'ailleurs, vu le peu de temps qu'on leur accorde pour parler des choses profondes, ils sont bien obligés de recourir à des slogans de grande surface : « Mangez Jésus ! », « Apprenez la position du lotus ! », « Dormez Epeda multispire ! », « Avec Préparation H, vous pouvez vous asseoir tranquille ! »
On m'a demandé la vérité. Il faut bien que je la dise. Normal que ça fasse mal. Normal que sa splendide lumière n'éclaire pas que du reluisant.
Nous venons peut-être ici comme des consommateurs, et nous entendons repartir avec le massage d'un gentil message, mais surtout rien qui soit comme les rayons X qui révéleraient en nous le cancer de la moelle... Saint Augustin le disait : « Les hommes aiment la vérité quand elle s'annonce, et ils la détestent quand elle les dénonce ». Ô merveilleuse lumière ! ô sublime clarté ! la belle rouge ! la belle bleue ! Mais que le feu d'artifices s'arrête, que le projecteur se braque sur nos turpitudes, que la vérité mette au jour le pas-joli-joli de notre cœur, et c'en est fini des Ô et des Ah ! Ce sont plutôt des Pouah, des Hou, des Bof. Que la Belle aille se rhabiller ! Sans quoi il se pourrait bien qu'on la lapide...
Et nous voici encore, avant même d'avoir approché la réponse, à faire une seconde découverte : quand la Vérité sera devenue chair appétissante, il est probable qu'après avoir été affriolés par ses premiers frous-frous, nous cherchions à la mettre à mort, parce que sa lumière qui nous attirait lorsqu'elle éclairait le monde, nous effraye dès lors qu'elle perce à jour nos obscurités.
• 3. Mais il y a encore autre chose. Avant d'être une thèse pour le fort en thème, avant de dégénérer en foutaise pour le cancre, avant de faire plaisir comme un instrument de précision pour le moraliste puis de faire mal comme un cautère pour le pécheur, la vérité, c'est que nous sommes ici, moi, Fabrice Hadjadj, vous, qui m'entendez, qui m'écoutez peut-être, avec ce foutu désir de béatitude dans les entrailles, et en même temps la peur au ventre devant la mort, et puis cette honte devant notre médiocrité, peut-être aussi cette amertume devant nos rêves d'enfant brisés en mille morceaux, ou bien ce deuil d'une personne chère que rien ne peut remplacer. Oui, avant d'être les « disputateurs » et les auditeurs d'une doctrine, nous sommes tous les protagonistes d'un drame, embarqués sur le même navire, couchant ensemble dans les mêmes beaux draps. En sorte que pour bien entendre la question : « Qu'est-ce que la vérité ? », il faut l'extraire des livres et des conférences, et la replacer au cœur de ce drame.
Cette évidence, l'évidence de notre situation réelle comme dramatis personne, « protagonistes d'un drame », implique deux observations, selon qu'on insiste sur le terme « drame » ou sur le terme « protagoniste ». La première, relative au « drame », c'est que la vérité renvoie nécessairement à cette double fin : la fin en tant que but, et il s'agit du bonheur ou de la béatitude ; et la fin en tant que butoir, et il s'agit de la mort physique ou morale. Si je prends par exemple mon cancre qui s'intéresse à la coupe du monde plus qu'à la coupe du salut, je peux lui poser la question : « Tu veux que ton équipe marque un but. À la bonne heure ! Mais quel est le but du but ? » Car il doit y a voir un but des buts, comme il y a un Cantique des Cantiques, et c'est précisément ce qu'on appelle en creux le bonheur. Non pas le contentement, non pas la petite satisfaction au rabais, non pas manger des chips et siroter son pastis en regardant gravement une émission sur la Deuxième Guerre mondiale ou l'avenir du pacte républicain, non, mais quelque chose qui serait le rayonnement de tout l'être, la joie débordante et contagieuse, semblable à celle des petits enfants lorsqu'ils se mettent à rire avec tout leur corps et toute leur âme tellement que c'est à dégeler la glace de nos cœurs.
Et, en même temps, ce but des buts semble contredit par un grand carton rouge, qui est aussi un voile noir ou un linceul blanc : notre désir de joie se heurte à l'imminence de la mort. Et c'est cela qui est déchirant. La preuve, c'est que l'angoisse devant la mort monte en même temps que nos joies terrestres. Plus j'ai de joie à tenir Élisabeth dans mes bras (Élisabeth, c'est ma quatrième fille), plus aussi j'ai d'angoisse de la perdre. Je ne tiendrais à rien en ce monde que la mort ne saurait atteindre mon âme : elle ne gagnerait que ma prostate ou mon cerveau. D'où la stratégie de certaines sagesses vieilles comme le monde : le détachement. On ne s'attache à rien pour ne pas être dépossédé. On fait le mort pour ne pas sentir la morsure de la mort. Mais perdre l'angoisse devant la mort, c'est avoir perdu l'émerveillement devant la vie. Parce que ce n'est que dans la mesure où je m'émerveille encore devant la vie, cette vie, celle d'Élisabeth, celle de Jacob (Jacob, c'est mon fils), ou même celle de Françoise (là, c'est ma belle-mère), que la mort, en tant qu'elle me prive de cette vie que j'aime, peut m'apparaître angoissante. Et c'est pourquoi l'angoisse devant la mort n'est pas l'affection fondamentale de l'existence, mais d'abord, plus profondément, l'émerveillement devant la vie.
Alors voilà mon observation : la vérité ne doit rien diminuer de mon désir de béatitude, mais elle ne doit rien obscurcir non plus de ma lucidité devant la mort, et donc la vérité ne peut se révéler que dans ce lieu d'extrême tension, à l'endroit même de cette déchirure. Ce qu'il faudrait, au fond, et le cancre sera d'accord, c'est quelque chose qui assume pleinement la mort dans la vie, quelque chose comme une résurrection. Parce que pour faire un beau ressuscité, je vous le rappelle, il faut d'abord être un vilain mort...
• 4. J'en arrive à ma seconde observation, en insistant cette fois sur le mot « protagonistes ». La vérité de la situation, c'est que je suis là avec mon visage, et que vous êtes là, chacun, avec le vôtre, et que notre recherche d'un savoir ne doit jamais nous faire oublier cette première vérité-là : nous sommes d'abord des personnes avec des noms propres, et le regard de chacun pour l'autre paraît contenir un mystère plus profond que toutes les encyclopédies. En conséquence, si la réponse à la question devait nous conduire à un système universel où les singularités sont noyées, si la vérité correspondait à une grande intelligibilité anonyme qui abolit la consistance des personnes, elle serait dès le départ faussée. La vérité ne saurait être idéologique, parce que le dictionnaire Larousse est moins vivant que cette belle rousse, parce que le Robert a moins d'importance que Robert, parce que le Quid est moins précieux que tel quidam, enfin parce que le nom commun sera toujours subordonné au nom propre, et que, pour ainsi dire, le chabbat a été fait pour l'homme, et non pas l'homme pour le chabbat (Mc 2,27).
Mais je ne devrais pas dire l'homme, qui est déjà une généralisation dangereuse. Le philanthrope aime l'homme, il envoie un gros chèque à l'association de bienfaisance « Conscience Tranquille » (à 50 % déductible de ses impôts), et c'est pourquoi il peut ignorer le prochain qui se tient devant lui. Le totalitarisme aussi aime l'homme, il entend même réaliser pour lui le paradis sur terre : société sans classe, Reich millénaire, planning familial, et c'est pourquoi il peut éliminer untel comme un parasite. Ce dont il s'agit, ce n'est pas l'homme, mais Robert, Corinne, Fatima, Chöngyam ou même Fabrice... Telle est la réalité, si bien que la Vérité non seulement ne saurait méconnaître la diversité des visages, mais elle ne peut qu'œuvrer pour leur amour et leur communion. Elle est moins dans le guide qui fournit des généralités, que dans la fête qui rassemble des convives de toutes langues, peuples et nations.
Comme l'énonce le Livre juif des Proverbes (9,1-5) : La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes, elle a abattu ses bêtes, préparé son vin, elle a aussi dressé sa table. Elle a dépêché ses servantes et proclamé sur les buttes, en haut de la cité : « Qui est simple ? Qu'il passe par ici ! » À l'homme insensé elle dit : « Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j'ai préparé ! » Ces mots ne filent pas une métaphore. L'image du banquet marque la nécessité qu'aucun de ces petits ne se perde (Mt 18,14). La sagesse réclame autour d'elle la multitude des visages. Peu importe à ses yeux que tu sois insensé (comment ne le serais-tu pas avant sa rencontre, puisque c'est elle qui donne le sens), peu importe que tu sois misérable à mettre à la porte et même à la poubelle, pourvu que tu sois simple, c'est-à-dire que tu viennes à son festin sans façons ni masque ni fard, mais avec le seul trésor de ta misère et de ton gémissement.
• 5. Me voici vers la fin de mon intervention, et je n'ai pas encore donné de réponse, je n'ai même pas posé la question, j'ai seulement essayé de montrer les conditions de possibilité pour qu'elle se pose avec vigueur, qu'elle puisse saisir le cancre au fond de la classe, et lui proposer un feu plus brûlant que son radiateur et aussi concret que sa camarade de première ES. Ces conditions, il y en a quatre, que je vous récapitule : 1° l'incarnation : la Vérité doit apparaître de manière incarnée, aussi forte qu'une femme qui se dénude. 2° L'épreuve : la lumière de la vérité, dans la mesure où elle déborde les parois et l'orientation de ma lanterne, ne peut être qu'une lumière éprouvante, c'est-à-dire qu'elle n'est pas seulement la réponse à mes questions, mais elle me questionne moi-même, au point que je puisse avoir envie de m'en débarrasser. 3° Le drame : la vérité ne saurait suivre seulement une ligne démonstrative, sous les espèces intemporelles et sans orage d'un raisonnement abstrait, il faut qu'elle assume une réalité dramatique, qui engage la vie et la mort. 4° La communion des visages : la vérité ne se réduit pas à une idéologie, laquelle est nécessairement mortifère, si humaniste soit-elle (car l'humanisme qui chante l'homme idéal n'est que plus meurtrier pour les individus concrets), la vérité ne peut qu'être une splendide hôtesse qui appelle chacun à une sorte de farandole verticale, comme dans ce Jugement dernier de Fra Angelico, où la danse collective n'empêche pas le plus intime recueillement.
Or, voilà un truc drôle, c'est que ces quatre conditions : la chair, l'épreuve et tout le tremblement... je les retrouve de manière suprême dans un écrit où rien ne manque, ni la question posée, ni la parole qui sied à une cathédrale, ni le cancre qui cherche la tiédeur. Cet écrit, vous l'aurez deviné, c'est la Passion selon saint Jean. Le cancre qui s'y réchauffe auprès du feu, c'est Pierre, le premier pape : Or Simon-Pierre se tenait là et se chauffait. Ils lui dirent : « N'es-tu pas, toi aussi, de ses disciples ? » Lui le nia et dit : « Je n'en suis pas. » On 18,25). Quant à celui qui pose la question, vous le savez bien, c'est ce cher Ponce, dont le nom propre se trouve étonnamment dans le Credo de Nicée-Constantinople, le seul nom d'une personnalité humaine, dans le Credo, avec celui de Marie. C'est une chose assez ironique pour que je la souligne : les gens de l'archevêché de Rouen, Gérard, Adeline, Philippe, en nous invitant ici et en nous posant la question : « Qu'est-ce que la vérité ? », se mettent exactement dans la position de Ponce Pilate. Aussi que puis-je faire pour répondre ? Me laver les mains ? Non, je devrais me mettre dans la position du Christ... Or, le Christ, étrangement, ne répond pas... Mais le mieux est de lire un extrait de cette Passion qu'il conviendrait de relire tout entière et par laquelle plus encore il conviendrait de se laisser lire :
Pilate lui dit : « Donc tu es roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, _que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ? » Et, sur ce mot, il sortit de nouveau et alla vers les Juifs. Et il leur dit : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. Mais c'est pour vous une coutume que je vous relâche quelqu'un à la Pâque. Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? » Alors ils vociférèrent de nouveau, disant : « Pas lui, mais Barabbas ! » Or Barabbas était un brigand. Pilate prit alors Jésus et le fit flageller. Les soldats, tressant une couronne avec des épines, la lui posèrent sur la tête, et ils le revêtirent d'un manteau de pourpre ; et ils s'avançaient vers lui et disaient : « Salut, roi des Juifs ! » Et ils lui donnaient des coups. De nouveau, Pilate sortit dehors et leur dit : « Voyez, je vous l'amène dehors, pour que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif de condamnation ». Jésus sortit donc dehors, portant la couronne d'épines et le manteau de pourpre ; et Pilate leur dit : « Voici l'homme ! » Lorsqu'ils le virent, les grands prêtres et les gardes vociférèrent, disant : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » (Jn 18,37-19,6).
• 6. Je crois que je n'aurais pas assez d'un mois pour commenter ce passage. Et pas assez de plusieurs vies pour le comprendre. Que dire donc en quelques minutes ? Quelques brèves remarques, non pour répondre encore, mais pour que nous entendions mieux comment la question s'insère dans le drame par excellence.
D'abord il faut noter que la question naît d'une réponse. Pilate ne demande : « Qu'est-ce que la vérité ? » qu'à cause de la façon dont Jésus répond à sa question : « Es-tu roi ? » Pilate s'intéresse au pouvoir. Sa logique est celle de la puissance dans l'efficacité. Pour lui, la royauté, c'est l'efficience. Mais Jésus lui révèle une autre équation : « Je suis roi, et être roi, c'est rendre témoignage à la vérité ». Quoi, ce pauvre type à moitié nu, fils de charpentier, halluciné du désert, risée de la synagogue, avec sa barbe à demi arrachée de blasphémateur, lui, un roi ? Comment la royauté serait-elle dans la vulnérabilité d'un tel témoin, et non pas dans la puissance de l'empereur ? On peut comprendre la stupéfaction de Pilate : « Qu'est-ce que c'est que cette Vérité dont le témoignage peut sacrer roi le pauvre innocent que tu es ? Quelle est-elle pour être plus forte que la force et prétendre se manifester dans ta faiblesse ? »
• 7. Autre remarque importante. Dans la suite de sa réponse à la question : « Es-tu roi ? » et donc juste avant que n'arrive la question : « Qu'est-ce que la vérité ? », le Christ opère un complet renversement des valeurs. En effet, on s'attendrait à ce qu'il dise : Quiconque écoute ma voix est de la vérité. N'est -ce pas ce que disent nos catéchistes moralisateurs ? « Écoute ce que Jésus te dit, et tu seras dans le vrai ». Mais Jésus dit l'inverse : Quiconque est de la vérité écoute ma voix.
Cela signifie, d'une part, qu'on peut entendre les commandements de Dieu, et même leur obéir, sans être de la vérité, et donc sans écouter la voix de Jésus. C'est le cas des démons. Les démons peuvent dire la vérité, comme à Capharnaüm : Je sais, toi, qui tu es : le Saint de Dieu (Mc 1,24). Et ils peuvent aussi obéir à Dieu, quand ils s'enfuient sur son ordre : Tais-toi, et sors de cet homme ! (Mc 1,25). Cependant, même si leur phrase est véridique, elle ne vient pas de la vérité, mais de l'arrogance de l'orgueil. Et, même si leur obéissance est prompte, elle ne vient pas de l'amour, mais de la soumission au plus fort. Ils se soumettent à l'ordre, ils n'écoutent pas une voix.
Et c'est ce que cette parole signifie, d'autre part : la vérité ne s'accomplit pas dans un système désincarné, mais dans l'écoute d'une voix. Il ne s'agit pas d'écouter seulement pour se soumettre à un ordre, mais d'écouter la voix pour elle-même, comme on écoute celle d'un chanteur, et plus encore comme on écoute celle du bien-aimé. La voix, c'est une parole faite chair et l'expression d'une personne. J'ai parlé tout à l'heure des visages, mais j'aurais pu parler des voix. Dans la vérité, la voix n'est pas que le véhicule d'une idée ou le médium d'un signe. Car l'inverse est plus vrai encore : l'idée n'est là que pour nous faire comprendre le caractère irremplaçable de chaque voix et nous pousser à l'accueillir dans la chorale immense de ceux qui écoutent la voix du Verbe incarné comme celle d'un chef de chœur et d'un amant de cœur.
• 8. Troisième et dernière remarque : Alors même qu'il a dit venir dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, quand Pilate lui demande : « Qu'est-ce que la vérité ? », Jésus ne répond pas. C'était pourtant le moment. L'occasion rêvée de faire un témoignage tel qu'on l'entend d'habitude : une sorte de long discours autobiographique, avec des anecdotes émouvantes, des sorties du tunnel vers la lumière, des épilogues de success story. De même qu'il pouvait convoquer une légion d'anges pour le défendre, le Christ pouvait proférer un témoignage irrésistible. Mais il ne répond pas. Pilate sort du prétoire. Et Jésus se laisse emmener comme un agneau à l'abattoir.
Le voici qui supporte en silence que le peuple lui préfère un brigand qui s'appelle ironiquement Barabbas, c'est-à-dire Fils du Père. Le voici qui supporte en silence que les soldats le flagellent, lui tressent une couronne d'épines, le revêtent d'une pourpre de dérision. Le voici, enfin, qui ne fait plus rien pour empêcher que ceux qu'il aime le crucifient. Dans l'entretemps, Pilate a eu cette parole Voici l'homme. C'est pour lui un propos banal lancé à la cantonade : « Le v'là, le pauvre type que vous voulez condamner ». Mais ce propos a un autre sens qui lui échappe. C'est une réponse qui n'en a pas l'air à sa question qui n'en était pas une.
– Qu'est-ce que la vérité ?
– Voici l'homme.
Tout se joue là, dans le passage d'une question abstraite à une présence concrète, dans le retournement d'une solution théorique à un appel de chair et de sang. Le cancre n'avait pas de question, parce qu'il était lui-même une grande question en sommeil. Ainsi le Christ n'a pas de réponse, parce qu'il est lui-même la réponse.
• 9. Et voici qu'une autre coïncidence vient nous surprendre comme à mi-chemin entre l'événement de notre rencontre et l'événement que nous venons à nouveau de méditer. Car, si nous devons reconnaître la primauté des noms propres et l'irréductibilité du drame, et donc accueillir à l'avenant le génie de l'heure et du lieu où nous nous trouvons, nous sommes obligés de constater que notre question ressaisie dans la Passion du Christ se déploie de façon presque incroyable dans l'aventure d'une jeune fille qui vécut dans les parages, une jeune fille de première ES en quelque sorte, ou son équivalent au quinzième siècle, une demoiselle quelconque et pour cela unique, qui vécut et qui mourut dans les parages, qui vécut et qui mourut justement parce qu'elle sut répondre à la question de la vérité de manière à soulever les cancres à l'entour.
La jeune fille de tout à l'heure, je ne lui ai pas donné de prénom. Supposons qu'elle s'appelle Jeanne, et que mon cancre s'appelle Charles, par exemple, ou bien La Hire. Tout à l'heure on m'a montré la cour, juste derrière moi, vers ma gauche, où Jeanne, 19 ans, fut jugée par Monseigneur Cauchon (c'est là que moi, en revanche, je fus honoré d'un cocktail) ; et mes hôtes m'ont promis de m'emmener plus tard vers la place couverte d'hortensias où cette même pucelle fut brûlée (je dis « Pucelle », mais ici, à l'époque, on ne l'appelait pas la « Pucelle d'Orléans » ; on préférait la traiter de « Putain des Armagnacs »). Pour elle aussi, le roi n'était pas le plus fort, mais celui qui avait au contraire besoin du secours de la fragilité d'une jeune payse ; pour elle aussi, la « voix » était plus importante que les interprétations systématiques de son contenu ; pour elle aussi, la réponse n'était pas ultimement dans un discours — « Passez outre ! » ordonnait-elle à l'inquisiteur trop curieux — mais dans l'offrande de soi tout entière, la main au feu, le corps avec, et jusqu'à ses cendres jetées en Seine, la lumière de la Vérité se donnant la torche de son âme et de sa chair pour éclairer la « grande pitié du Royaume de France »...
Quant à moi, est-ce que j'ai répondu ? Est-ce que je n'aurais pas plutôt demandé qu'on « passe outre » ? Qu'on me pardonne : à peine ai-je posé la question. Du moins ai-je pu voir avec vous que la vérité, on l'enseigne, sans doute, mais plus encore, on en saigne. Aussi n'est-ce pas qu'avec une bouche enseignante, mais avec un cœur toujours plus saignant d'amour et de joie pour mes frères, qu'un jour, je l'espère, avec la grâce de Dieu, je pourrai répondre vraiment.
Fabrice Hadjadj, in Qu’est-ce que la vérité - Salvator