SOMMES-NOUS FAITS POUR LA JOIE ?
C'est parce qu'un grand malade m'a dit : Je veux sortir de ces vêtements sombres, je veux quitter le deuil de ma vie et donner à mes frères la joie qu'ils attendent ; c'est parce qu'au sortir d'une causerie dans un sana des Alpes on m'a serré les mains en m'avouant brièvement : Je ne savais pas la joie si proche de mon malheur ; c'est par fidélité à une promesse, qu'un prêtre aujourd'hui prononce ce mot, de tous les mots réservés le plus dérobé, le plus rare sur les lèvres des hommes et le plus lourd à porter.
Laisser monter jusqu'à soi les voix discordantes, et si sincères et si humaines, de la douleur et de la misère, pour répondre « non » à cette question de toutes les vies — sommes-nous faits pour la Joie ? — serait facile. Qui ne les a point entendues ? A certaines heures, qui n'y a pas mêlé son accent ? Et cet accent ne ressemblait pas à ces cris qu'arrache une superficielle douleur, si vive soit-elle : sa note, était profonde et absolue, et l'être tout entier, semble-t-il, s'y traduisait. Qui n'a jamais dit non, ou plutôt : qui n'a jamais cru dire non, par tout soi-même ?
À ceux-là qui furent capables de fixer ainsi — fût-ce pour un instant — le sens de leur vie à cette profondeur, et non point par jugement abstrait ou mesquine nostalgie des plaisirs défendus, ces pages sont dédiées. Car pour le oui comme pour le non, une qualité totale est exigée. Impossible de n'y convier que partie de son être, dans la seule tension des sens, de l'intelligence ou du cœur. Je m'adresse à mes frères révoltés, non pour leur haine, mais pour l'absolu de leur choix : à l'encontre du jouisseur contrarié, de l'intellectuel buté, du sceptique ironique ou du douillet apeuré, ils ne souriront pas quand je dis que la joie nous veut sans partage.
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Et d'abord, elle nous veut.
Étudiant l'œuvre de Rubens, le P. Régamey écrit : « Souvent les vilains rôles sont mieux tenus que ceux des saints. Par exemple, dans la Cène de Brera (où, du reste, le Christ est très beau), les apôtres fidèles sont de braves gens sans originalité, mais le Judas est inoubliable. Il faut être Dante ou l'Angelico pour montrer que le paradis est plus intéressant que la terre et l'enfer ». Plus intéressant, certes, puisque nous sommes faits pour lui.
C'est en effet la première chose qu'il faut noter. Nous avons été, dit saint Paul aux Romains, « préparés d'avance pour la gloire ». Avant même la fondation du monde, Dieu enveloppait dans son rêve l'humanité, et la voulait présente à Lui-même, associée à sa vie, pour devenir un jour semblable à Lui quand elle le verrait tel qu'il est.
Prestigieux appel dont l'immense infidélité du péché n'a pas, grâce à la Rédemption, tari la fidélité ni l'amour. Voir Dieu comme il se voit, dans le même acte où il se voit, aimer Dieu comme il s'aime, dans le même acte où il s'aime, et conquérir par l'effet de cette Présence la joie totale, tel demeure pour la nature humaine le décisif et surnaturel achèvement. Dieu et la Joie penchés sur le monde.
Aussi, pour que l'homme pût répondre à cette destinée, le Créateur avait-il mis dans ce cœur tiré de la terre un désir spontané, une attente, une recherche passionnée, et de la Présence où il doit s'achever et de la joie de ce face à face. Tant que l'homme reste sous l'emprise du péché et ne permet pas à la Rédemption de le réordonner, ne subsiste en lui de l'élan vital dans la charité que le « vouloir-vivre », cette spontanéité divine laïcisée. Autour de nous, voyez cette humanité obsédée par l'effort vers son achèvement, et parce qu'elle est pécheresse tâtonnant dans sa course, se trompant d'amour, s'attachant frénétiquement aux caricatures de son Bien et de son Bonheur. Nous-mêmes, chrétiens, c'est parce que le péché est toujours là, et que jamais, ici-bas, nous ne serons complètement réordonnés, que notre main tremble en face des vraies sources de la joie et qu'il faut acheter durement le droit de s'y abreuver.
Toutefois, devant nos yeux l'eau jaillit, et celle-là seule jusqu'à la vie éternelle. Nous en avons reçu la promesse, nous en goûtons la certitude. À l'appel authentique de Dieu, un incommensurable désir ne cesse pas de répondre en Chrétienté.
Pourquoi demeure-t-il si caché ? Par quelle aberration de la part du monde, par quelle infidélité de notre part, les témoins du Christ passent-ils souvent pour des gens satisfaits, sclérosés, meurtriers en eux-mêmes de cet élan vital qui, aux premiers jours, les poussait splendidement vers la Joie ?
Ne l'oublions jamais : un chrétien, c'est d'abord un homme qui a faim et soif du Bonheur, comme tout homme. Ne parlez pas d'égoïsme : nous renierions notre qualité humaine la plus profonde, nous étoufferions la poussée vitale que Dieu a voulue à la racine de notre être. Ce serait comme un péché ontologique.
En revanche, le chrétien est le seul parmi tous ses frères à connaître le nom, le nom propre, le nom personnel, adorable, de ce Bonheur. Seul à savoir qu'il est aimé et que cette Possession de Dieu a coûté un grand prix : le sang de Jésus. Aussi de ce Bonheur doit-il avoir faim et soif plus que tous les autres hommes.
Si parfois, disciples de l'Amour, nous avons paru manquer d'amour, ne serait-ce point parce que, d'abord, nous ne nous sommes pas assez aimés ? Je ne suis pas sûr que nous croyions tous à notre vocation au Bonheur. Avant de se donner aux autres, il faut se donner à soi-même. Avant d'ouvrir les yeux des autres sur cette Vision de Dieu où tout leur être s'épanouira, il faut croire soi-même à l'incroyable appel. Tremblante humanité aux incessants remous, il faut dépasser ses joies et ses malheurs, pour déjà se fixer en l'éternelle Présence qui nous ouvre les bras.
Pour déjà se fixer... Car tel est bien le miracle de la Grâce dans une vie humaine. Le chrétien ne fait pas que désirer, il possède déjà. Ce qu'il réclame par tout soi-même, le voici dans son âme en germe, en ébauche, mais réellement. Cette Présence béatifiante dont son éternité jamais ne se lassera, elle est déjà en lui toute recueillie. Pécheur, la vie surnaturelle se fraie une route, et sans cesse l'élargit, dans la complexité de son être. Déjà le sang de Dieu bat dans ses veines.
Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. Quand l'enveloppe charnelle se sera brisée, il n'y aura plus d'obstacle à cet envahissement. Aujourd’hui, la lutte est âpre. Mais la Présence est là, fidèle, j'allais dire tenace, qui lentement s'épanouit.
Elle est donc là aussi, toute fragile, la Joie. Avons-nous compris que si la possession de la Trinité dans le ciel peut seule faire sourdre cette joie totale qui rendra sensible à l'être tout entier l'éternelle Présence, toutefois, dès maintenant, à la mesure même où nous possédons la Vie de Dieu, nous possédons la Joie !
État de grâce veut donc dire aussi état de joie.
L'une ne peut pas grandir sans l'autre. On ne peut pas étouffer l'une sans, de ses propres mains, faire mourir l'autre en soi. Ce que l'on fait contre la Grâce, on le fait aussi contre la Joie. Et rien n'est plus désolant aujourd'hui, que ce stérile acharnement des hommes à faire jaillir la source qui désaltère dans le Temple même qu'ils ont désaffecté.
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Ne dites pas que cette joie est inhumaine. Plus encore, ne la croyez pas, comme certains disent, désincarnée. Sans doute elle est fort différente de ce sentiment éphémère du bien-être avec quoi tant de gens la confondent : « Ne faisons pas comme ceux qui pleurent quand la consolation leur manque, et ne font que chanter quand elle est revenue, dit saint François de Sales : en quoi ils ressemblent aux singes et aux magots, qui sont mornes et furieux quand le temps est sombre et pluvieux, et ne cessent de gambader quand le temps est serein ».
Ses racines sont plus profondes. Rien de plus incarné que la Grâce, vie divine compénétrant une vie humaine, au point de faire battre son cœur d'un rythme nouveau et de donner à tous ses gestes une portée infinie. Rien de plus incarné que la joie, traduction sensible de cette Grâce, fruit savoureux de l'accord avec Dieu. « La joie que nous connaissons, la joie que nous avons été chargés de leur donner, fais-leur comprendre que ce n'est pas un mot vague, un insipide lieu commun de sacristie.
« Mais une horrible, une superbe, une absurde, une éblouissante, une poignante réalité, et que tout le reste n'est rien auprès.
« Quelque chose d'humble et de matériel et de poignant comme le pain qu'on désire, comme le vin qu'ils trouvent si bon, comme l'eau qui vous fait mourir si on ne vous en donne, comme le feu qui brûle, comme la voix qui ressuscite les morts 1... »
Que tu es loin, petite fleur bleue, pour tant de nos frères pâle symbole de notre joie chrétienne !
On parlait d'elle dans un sourire, et devant les yeux un délicat jardin de couvent offrait sa mièvre floraison... Or, voici qu'en pleine terre humaine s'enracine le grand arbre, jailli du grain de sénevé que le Sauveur lui-même vint enfouir.
Comme la Charité, la Joie chrétienne est patiente et pleine de bonté. Elle n'est point envieuse, car elle seule est promise à la plénitude. Elle ne se vante point, elle n'écrase pas de son poids les allégresses humaines qui, dans d'autres cœurs, sont sa caricature. Elle ne se nourrit pas du spectacle de l'injustice. Elle pleure avec ceux qui souffrent, et sa douceur est toute-puissante pour les consoler. Elle s'alimente de choses ténues, car son regard perce les apparences, et sur la terre aussi il peut y avoir plus de bonheur pour un seul pécheur repentant que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui persévèrent. Elle est contagieuse. Elle est paisible et forte, car la Joie, comme la Charité, porte en soi-même sa promesse d'éternité.
« Mon Dieu, vous m'avez donné ce pouvoir que tous ceux qui me regardent aient envie de chanter ; c'est comme si je leur communiquais la mesure tout bas 2 ».
Dès lors, pourquoi cette gêne, entre chrétiens, quand on parle de ce rythme épanouissant ?
Les uns n'ont pas choisi à la croisée des chemins, et mieux vaut qu'ils se taisent plutôt que de blasphémer. Les autres ne s'aiment pas, et une spiritualité déformée enténébrant leur christianisme les ferme, finalement, au sens et à l'efficacité du Rachat. D'autres, enfin, ont choisi, d'autres s'aiment pour aimer le prochain comme eux-mêmes et Dieu par-dessus tout, mais ils expérimentent combien est laborieuse, et fragile, et sans cesse reprise, l'incarnation de la joie.
Ce n'est pas pour aujourd'hui. Il faut un long apprentissage. Le malade surtout risque d'être envoûté par son épreuve, et comme saoulé de malheur. Quelquefois, le monde aussi s'acharne à tarir le bonheur dans un cœur d'homme. Déjà la vie divine envahissait l'âme, mais trop de luttes l'épuisent. À certaines heures, il faut que la joie de Dieu passe dans une vie comme par transfusion de sang.
Alors, plus que jamais, il faut croire à ce Bonheur qui nous veut et murmure, comme une source, au fond du cœur humain. « Il me semble, écrivait un jeune scout, qu'il y a une fois pour toutes à s'établir, jarrets calés et cou tendu, dans la joie du Christ. Et à considérer les détentes et les chutes en tristesse et en souffrance morne, comme des défaites réelles mais transitoires, et d'une certaine façon, sources elles-mêmes d'une joie plus âpre, celle de la remontée ».
Sommes-nous faits pour la Joie ? — Oui, car nous sommes faits pour Dieu. Il suffit de croire à l'appel. Il suffit de ne pas étouffer la Grâce qui monte, et d'attendre, avec une volonté ardente et pleine d'amour, le Royaume dont déjà les portes s'entrouvrent.
A.-M. CARRÉ, O.P.
1. Paul CLAUDEL, Le Père humilié.
2. Paul CLAUDEL, Le Soulier de satin.