Au printemps
1930, Brüning devint chancelier. Autant que nous puissions nous souvenir,
c'était la première fois que l'Allemagne était dirigée d'une main ferme. De
1914 à 1923, tous les gouvernements avaient été faibles. Stresemann avait pris
des mesures habiles et radicales, mais tout en souplesse, sans blesser
personne. Brüning n'arrêtait pas de blesser tout le monde, c'était son style,
il mettait un point d'honneur à être "impopulaire". Un homme dur,
osseux, l'œil étréci et sévère derrière des lunettes sans monture. Il répugnait
par nature au liant, à la rondeur. Ses succès — il en connut quelques-uns,
c'est incontestable — avaient toujours le schéma "opération réussie,
patient mort", ou "position maintenue, garnison massacrée". Pour
poursuivre jusqu'à l'absurde le paiement des réparations, il mit l'économie
allemande au bord de la faillite ; les banques fermèrent, le nombre des
chômeurs atteignit six millions. Pour sauver le budget malgré tout, il
appliquait avec une farouche rigueur la recette du père de famille sévère :
"se serrer la ceinture". À intervalles réguliers, tous les six mois
environ, sortait un décret-loi qui réduisait et réduisait encore les
traitements, les retraites, les prestations sociales, et finit par réduire
jusqu'aux salaires privés et aux intérêts. L'un entraînait l'autre, et Brüning,
les dents serrées, en tirait chaque fois la douloureuse conséquence. Plusieurs
des instruments de torture les plus efficaces de Hitler furent inaugurés par
Brüning : c'est à lui que l'on doit "la gestion des devises",
qui empêchait les voyages à l'étranger, "l’impôt sur la désertion",
qui rendait l'exil impossible ; c'est lui aussi qui commença à limiter la
liberté de la presse et à museler le Parlement. Et pourtant, étrange paradoxe,
il faisait tout cela pour défendre la république. Mais les républicains
commençaient peu à peu à se demander, et on les comprend, ce qui leur restait
encore à défendre.
À ma
connaissance, le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi
dire la maquette d'une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de
nombreux pays d'Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie et
pour empêcher une dictature véritable. Quiconque se donnerait la peine
d'étudier à fond le système de Brüning y trouverait tous les éléments qui font
en fin de compte de ce mode de gouvernement, de façon presque inéluctable, le "modèle"
de ce qu'il est censé combattre : c'est un système qui décourage ses
propres adeptes, sape ses propres positions, accoutume à la privation de
liberté, se montre incapable d'opposer à la propagande ennemie une défense
fondée sur des idées, abandonne l'initiative à ses adversaires et finalement
renonce au moment où la situation aboutit à une épreuve de force.
Brüning
n'était pas vraiment suivi. Il était toléré. Il était le moindre mal : le
maître sévère qui corrige ses élèves en affirmant "Cela me fait plus mal
qu'à vous", face au bourreau sadique. On couvrait Brüning, parce qu'il
semblait la seule protection possible contre Hitler. Il le savait, bien
entendu. Et comme son existence politique était directement liée à sa lutte
contre Hitler, et donc à l'existence de celui-ci, il ne devait en aucun cas
l'anéantir. Il devait combattre Hitler, mais en même temps le conserver. Il ne
fallait pas que Hitler parvienne au pouvoir, mais il devait rester dangereux.
Difficile équilibre que Brüning, les dents serrées, impassible comme un joueur
de poker, maintint pendant deux ans, et c'était déjà une performance. Il était
inévitable que l'équilibre se rompît un jour. Qu'arriverait-il alors ?
Question sous-jacente à toute la période Brüning : et après ? Ce fut
une époque où seule la perspective d'un avenir d'épouvante tempérait la
tristesse du présent.
Brüning
lui-même n'avait rien d'autre à offrir au pays que la misère, la morosité, la
limitation de la liberté et l'assurance qu'on ne pouvait rien obtenir de mieux.
Tout au plus pouvait-il exhorter au stoïcisme. Mais il était trop austère de
nature pour que même cette exhortation fût convaincante. Il ne lança à la
nation ni une grande idée, ni un appel. Il ne faisait que la recouvrir d'une
ombre chagrine.
Cependant que
les énergies restées si longtemps en jachère se rassemblaient à grand bruit.
Le 14
septembre 1930 eurent lieu ces élections législatives qui propulsèrent à la
deuxième place un petit parti ridicule : les nazis passèrent de douze
mandats à cent sept. De ce jour, la figure phare de l'époque Brüning cessa
d'être Brüning pour devenir Hitler. La question n'était plus : Brüning
restera-t-il ? mais : Hitler viendra-t-il ? Les discussions
politiques âpres et torturantes ne mettaient plus aux prises partisans et
adversaires de Brüning, mais partisans et adversaires de Hitler. Et dans les
faubourgs, où les fusillades avaient repris, on ne s'entre-tuait pas au nom de
Brüning, mais au nom de Hitler.
Et pourtant
la personne de Hitler, son passé, sa façon d'être et de parler pouvaient être
d'abord un handicap pour le mouvement qui se rassemblait derrière lui. Dans de
nombreux milieux, il était encore en 1930 un personnage plutôt fâcheux sorti
d'un trouble passé : le rédempteur bavarois de 1923, l'homme du putsch
grotesque perpétré dans une brasserie... Son aura personnelle était
parfaitement révulsante pour l'Allemand normal, et pas seulement pour les gens
"sensés" : sa coiffure de souteneur, son élégance tapageuse, son
accent sorti des faubourgs de Vienne, ses discours trop nombreux et trop longs
qu'il accompagnait de gestes désordonnés d'épileptique, l'écume aux lèvres, le
regard tour à tour fixe et vacillant. Et le contenu de ces discours :
plaisir de la menace, plaisir de la cruauté, projets de massacres sanglants. La
plupart des gens qui l'acclamèrent en 1930 au Sportpalast auraient probablement
évité de lui demander du feu dans la rue. Mais déjà se montrait ici un
phénomène étrange : la fascination qu'exerce précisément, dans son excès
même, la lie la plus écœurante. Nul n'aurait été surpris si, dès le premier
discours du personnage, un sergent de ville l'avait saisi au collet pour le
mettre au rancart dans un endroit où l'on n'aurait plus jamais entendu parler
de lui et où il eût été sans nul doute à sa place. Mais rien de tel ne se
produisit. Au contraire, cet individu ne cessa de surenchérir, devenant de plus
en plus dément, de plus en plus monstrueux, et parallèlement de plus en plus
célèbre et de plus en plus en vue, si bien que l'effet s'inversa : le
monstre se mit à fasciner. En même temps qu'intervenait le mystérieux
"effet Hitler" : ses adversaires, étrangement obnubilés et
anesthésiés, ne comprenaient rien à ce phénomène et se trouvaient comme
hypnotisés par le regard d'un serpent, incapables de comprendre que l'enfer en
personne les provoquait.
Hitler,
convoqué comme témoin devant la Cour suprême, rugit à la face des juges qu'un
jour il prendrait le pouvoir en toute légalité, et que des têtes tomberaient.
Rien ne se produisit. Le président de la cour, un vieillard aux cheveux blancs,
n'eut pas l'idée de faire emmener le témoin. Hitler, candidat contre Hindenburg
aux élections présidentielles, déclara que la campagne était de toute façon
décidée en sa faveur : son adversaire avait quatre-vingt-cinq ans, lui
quarante-trois, il pouvait attendre. Rien ne se produisit. Quand il le répéta
au cours de la réunion suivante, le public se mit à rire comme si on le
chatouillait. Six SA avaient attaqué dans son lit un homme qui ne partageait
pas leurs opinions, le piétinant à mort. Condamnés à mort pour cet acte, ils
reçurent de Hitler un télégramme de félicitations. Rien ne se produisit. Ou
plutôt si : les six assassins furent graciés.
C'était
étrange d'observer cette surenchère réciproque. L'impudence déchaînée qui
transformait progressivement en démon un petit harceleur déplaisant, la lenteur
d'esprit de ses dompteurs, qui comprenaient toujours un instant trop tard ce
qu'il venait de dire ou de faire — c'est-à-dire quand il l'avait fait oublier
par des paroles encore plus insensées ou par un acte encore plus monstrueux —,
et l'état d'hypnose où il plongeait son public qui succombait de plus en plus
passivement à la magie de l'abjection et à l'ivresse du mal.
Au reste,
Hitler promettait tout à tout le monde, ce qui lui valait bien sûr une vaste
clientèle et un électorat nombreux recruté parmi les indécis, les déçus, les
appauvris. Mais ce n'était pas là l'élément décisif. Au-delà de la simple
démagogie et des points de son programme, il promettait deux choses : la
reprise du grand jeu guerrier de 1914-1918, et la réédition du grand sac
anarchique et triomphant de 1923. En d'autres termes : sa politique
extérieure future, sa future politique économique. Il n'avait pas besoin de le
promettre explicitement ; il pouvait même prétendre le contraire (comme
dans ses "discours de paix" ultérieurs) : on le comprenait quand
même. Et cela lui valut ses vrais disciples, le noyau dur du parti nazi. Il
faisait jouer les deux grands moments vécus et assimilés par la jeune
génération. Telle une étincelle électrique, il se propagea sur tous ceux qui en
avaient la secrète nostalgie. Seuls restèrent en dehors ceux qui avaient, en
leur for intérieur, fait précéder ces deux moments d'un signe négatif. Donc
"nous".
Mais
"nous" n'avions pas d'autre parti, pas de drapeau auquel nous
rallier, pas de programme ni de devise. Qui aurions-nous suivi ? Outre les
nazis, qui partaient favoris, il y avait ces bourgeois réactionnaires et
civilisés rassemblés autour du Stahlhelm*, des gens qui exaltaient avec un
enthousiasme un peu fumeux "l'expérience du front" et "le retour à la
terre" et qui, sans avoir la vulgarité déchaînée des nazis, en
partageaient les ressentiments stupides et l'attitude fondamentalement hostile
à la vie. Il y avait les sociaux-démocrates, discrédités sur bien des fronts,
vaincus longtemps avant la bataille. Enfin, il y avait les communistes avec
leur dogmatisme sectaire et les défaites qu'ils traînaient comme une comète sa
queue. (Curieux, quoi que les communistes entreprissent, ils étaient toujours,
pour finir, battus — et abattus alors qu'ils tentaient de fuir. Cela semblait
être une loi naturelle).
Pour le
reste, il y avait l'énigmatique Reichswehr, commandée par un général de cabinet
porté sur l'intrigue, et la police prussienne, qui avait la réputation d'être
un instrument du pouvoir républicain, fiable et bien entraîné. Sachant ce que
l'on savait, cette réputation n'était pas sans inspirer une certaine méfiance.
Telles
étaient les forces en jeu. Quant au jeu lui-même, il se traînait avec une
pesante morosité, sans points culminants, sans tension dramatique, sans
dénouement prévisible. L'atmosphère qui régnait alors en Allemagne rappelle à
plus d'un égard celle qui règne aujourd'hui en Europe : attente engourdie
de l'inéluctable, auquel on espère cependant, jusqu'à la dernière minute,
échapper. Ce qu'est aujourd'hui en Europe la guerre qui se prépare, c'était
alors en Allemagne la prise du pouvoir par Hitler et la "Nuit des longs
couteaux", dont les nazis parlaient par anticipation. Même les détails
étaient semblables : la lente approche de la catastrophe, le désarroi des
forces d'opposition, désespérément cramponnées aux règles que l'ennemi violait
quotidiennement, la guerre unilatérale, l'état intermédiaire entre
"l'ordre et la paix" et la "guerre civile" (il n'y avait
pas de barricades, mais il y avait tous les jours des bagarres, des fusillades
absurdes et puériles, des attentats dirigés contre les locaux des divers
partis, et sans cesse de nouveaux morts). Même l'idée de l'appeasement était déjà
dans l'air : des groupes puissants étaient partisans de "confier des
responsabilités à Hitler" pour "l'empêcher de nuire". Il y avait
des discussions politiques sans fin, hargneuses et stériles, partout :
dans les salons de thé, les bistrots, les boutiques, les écoles, les familles.
Et, n'ayons garde de l’oublier, les jeux arithmétiques étaient de nouveau à l'honneur.
Car des élections plus ou moins importantes avaient lieu à tout bout de champ,
et chacun avait en tête des suffrages et des mandats. Les chiffres des nazis
montaient sans cesse. Ce qui n'existait plus, c'était la joie de vivre, la
gentillesse, l'innocence, la bienveillance, la compréhension, la bonne volonté,
la générosité et l'humour. Il n'y avait plus non plus de bons livres, et
sûrement plus personne pour s'y intéresser. L'air d'Allemagne était rapidement
devenu irrespirable.
Il le devint
de plus en plus jusqu'à l'été 1932. Puis Brüning tomba, d'un jour à l'autre,
sans raison, et ce fut l'étrange intermède Papen-Schleicher : un
gouvernement d'aristocrates, dont personne ne savait au juste qui ils étaient,
et six mois d'une cavalcade frénétique. On assista à la liquidation de la
république, à la suspension de la constitution, à la dissolution de
l'Assemblée, à de nouvelles élections suivies d'une nouvelle dissolution, à
l'interdiction de plusieurs journaux, au renvoi du gouvernement prussien, au remplacement
de tous les hauts fonctionnaires — et tout cela dans une atmosphère presque
joyeuse, avec une insouciance poussée à son paroxysme. L'année 1939 a dans
toute l'Europe le même goût que cet été 1932 en Allemagne : on n'était
plus séparé de la fin que par l'épaisseur d'un cheveu, ce que l'on redoutait pouvait
intervenir d'un instant à l'autre. Dans leur uniforme enfin autorisé, les nazis
emplissaient les rues, lançaient déjà des bombes, élaboraient déjà des listes
de proscription ; dès le mois d'août, on négociait avec Hitler pour lui
proposer le poste de vice-chancelier et en novembre, Papen et Schleicher
s'étant brouillés, on lui offrit même la chancellerie. Entre Hitler et le
pouvoir, il n'y avait plus désormais que la fortune de quelques nobliaux qui
faisaient de la politique comme on joue à la roulette. Tous les obstacles
sérieux avaient été éliminés. Plus de constitution, plus de garanties
juridiques, plus de république, plus rien de rien, plus même de police
prussienne républicaine. De même, aujourd'hui, la Société des nations a disparu
ainsi que la sécurité collective, la valeur des traités et le sens des
négociations ; l'Espagne est tombée, et l'Autriche, et la Tchécoslovaquie.
Et pourtant, à l'époque comme aujourd'hui, au dernier moment, le plus
dangereux, le plus désespéré, se répandit un optimisme pathologique et béat, un
optimisme de joueur, la certitude confiante et joyeuse que tout s'arrangerait à
la dernière minute. Les caisses de Hitler n'étaient-elles pas vides ? Ne sont-elles pas vides ?
Les anciens amis de Hitler eux-mêmes n'étaient-ils pas passés à la résistance ?
Ne le sont-ils pas aujourd'hui encore ? la politique figée n'avait-elle
pas recommencé à vivre et à bouger — comme dans l'Europe de 1939 ?
Alors comme
aujourd'hui, on commençait juste à jouer avec l'idée que le pire était passé.
Sebastian Haffner, in Histoire d’un
Allemand – Souvenirs (1914-1933)
Babel
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