Aller vers l'Évangile avait été, depuis toujours, comme
de retourner vers une terre natale. Dans l'univers où allait et venait le
Seigneur, je me retrouvais chez moi, comme dans un environnement familier, tout
à fait présent. Enfant pauvre, grandissant dans un foyer où nous mangions
rarement à notre faim, auprès d'une mère constamment humiliée pour son
dénuement, je retrouvais dans l'entourage de Jésus les visages et les voix des
miens, comme je ne les retrouvais pas à l'école ni parmi les habitants plus
aisés du quartier Saint-Jacques où j'habitais. C'était dans le monde qui m'entourait,
plutôt que dans l'Évangile, que j'avais besoin de traduction.
Dans ce monde entourant mon enfance, j'ai d'abord rencontré
l'Église par les hommes et les femmes qui la représentaient dans mon quartier :
le curé de la paroisse, un très saint homme qui, plus tard, devint mon évêque ;
les religieuses du Bon Pasteur où j'étais enfant de chœur avant mes cinq ans.
C'était une Église dont j'ai parlé ailleurs, une Église pauvre, souvent
diffamée, sans la moindre superbe à mes yeux d'enfant. Elle respectait ma mère
dans son extrême misère comme ne le faisaient pas toujours les voisins, ni
surtout les notables qui l'employaient comme femme de ménage. La prière, la
confiance en Dieu le Père, je les apprenais de ma mère elle-même, immobile sur
sa chaise le soir, dans le taudis que nous occupions, demandant au Seigneur des
solutions qui, sûrement, devaient relever du miracle, dans la pauvreté où nous
nous trouvions. Peut-être aussi lui demandait-elle simplement de l'aider à
supporter les problèmes sans solutions, à savoir s'en accommoder, songeant « qu'il
y avait toujours plus pauvre encore que soi » ? J'appris ainsi
l'Église, humble elle-même et respectant les plus humbles, Dieu, un Père
capable de comprendre et d'aider, pour moi ne faisait aucun doute. Des aides
arrivées en toute extrémité, même si je les inventais moi-même, me faisaient
croire en un Dieu qui n'abandonnait pas ma mère. C'est par là qu'a commencé mon
instruction religieuse d'enfant. Pour l'enfant pauvre que j'étais, l'Église des
pauvres existait, bien avant Vatican II. Vers l'Évangile parole de pauvre,
l'Évangile pour les plus pauvres, je fus conduit plus progressivement. Vers
lui, les plus pauvres de notre temps guidèrent mes pas.
Dans ma famille toujours menacée de dislocation par le
placement des enfants chez les Orphelins d'Auteuil, auprès de ma mère
dépendante de l'aumône et donc jamais libre de ses gestes, grandissant à la
lisière d'un quartier malfamé pour sa misère et d'un autre, plus populaire, je
découvris peu à peu ce que pouvait être la foule entourant Jésus, ce que
pouvait signifier sa parole pour les uns et les autres. La Samaritaine, la
Cananéenne, le bon larron, le publicain au fond du Temple, la femme faisant
tant de bruit pour une drachme retrouvée, tous et toutes m'étaient tellement familiers.
La foule des humbles, avec en permanence dans son sillage des misérables,
toujours en retard et se poussant, gênant tout le monde, exposant leurs plaies,
leurs maladies, leurs souffrances..., rien de tout cela ne me surprenait, au
contraire. J'avais l'impression de les avoir déjà rencontrés et c'était exact.
Les plus pauvres de la basse ville d'Angers, tantôt absorbés par la foule,
tantôt rejetés, refluant vers leur quartier, leurs mansardes, leurs logements
sur cour sans soleil ni sanitaire, ne me paraissaient pas différents. Leur langage,
leurs comportements étaient les mêmes. Grâce à eux, j'apprenais à être chez moi
dans l'Évangile. Cette familiarité n'était pas une question de l'espace ou de
l'époque où naissaient les hommes, mais de leur condition sociale dans le monde
de leur temps. C'était d'être pauvre ou de condition aisée qui faisait la
différence : les uns comprenaient ou même pouvaient bondir de joie ;
les autres n'y étaient pas du tout, ils pouvaient critiquer les paroles, les miracles,
refuser de les entendre et d'y croire.
J'avais pour ma part, cette chance insensée de fréquenter,
très jeune, ceux qui mieux que quiconque pouvaient prendre toute la mesure du
miracle. J'étais entouré d'hommes et de familles susceptibles de saisir ce que
le choix de Jésus pour les plus pauvres avait d'incroyable, de totalement
insolite et d'inédit. Je n'avais pas à chercher, à imaginer ceux vers qui semblaient
aller si souvent les pas et le regard du Seigneur. Les boiteux, les aveugles,
ceux qui pleuraient de honte ou se précipitaient derrière Jésus sans prévoir d'emmener
quelque nourriture, je les connaissais. Je peux dire que je leur dois
l'Évangile. Non pas du tout d'en maîtriser toutes les complexités historiques et
spirituelles, ni de savoir en faire une exégèse détaillée satisfaisante à
l'intelligence. Je dois à ces hommes et ces femmes tellement malmenés, parfois
rendus méconnaissables par la misère, de me sentir comme en permanence dans
l'Évangile, le Seigneur juste au-delà du tournant d'une ruelle, ses préférés
autour de moi, son Esprit partout, un miracle toujours sur le point de se
produire. La conversion, le salut étaient présents derrière les larmes d'une
mère ou l'angoisse d'un homme venant me dire : « Père, je n'en peux plus... »
Je crois profondément que les plus pauvres étaient au temps de Jésus et sont
demeurés en tous les temps l'Évangile vécu, présent au jour le jour. Ils n'en
ont pas nécessairement toutes les explications intellectuelles, mais ils en saisissent
d'emblée l'essentiel, la vérité fondamentale. Ils ont — en raison même de leur
misère — l'intuition du dessein de Dieu comme le seul possible, alors que
d'autres se posent mille questions : « Était-ce vraiment cela que
Jésus voulait dire ? » Les plus pauvres, mieux que nos frères plus
favorisés, nous introduisent à la contemplation, à la méditation. Ils font
cesser nos critiques et nos raisonnements pour laisser la place au mystère de
l'amour dont l'Évangile est la plus parfaite histoire vivante, se déroulant
telle quelle, aujourd'hui comme hier.
Bien plus tard seulement, j'ai compris qu'il pouvait y
avoir malentendu à ce sujet, à cause d'une confusion sur la condition sociale à
attribuer à Jésus lui-même. Le rang social de quel homme avait-il choisi ?
Dans la personne, dans l'existence de quel homme était-il né et s'était-il
moulé ? Jusqu'à quel point s'y était-il coulé vraiment ? Fils de
Dieu, s'était-il placé « du côté des humbles » par stratégie, par pédagogie ?
Ou s'était-il fait homme pauvre, modelé en homme pauvre « en toutes choses
sauf le péché » ? Et s'il s'était vraiment fait pauvre, plutôt que de
se déclarer du côté des pauvres seulement, de quelle condition de pauvre
s'agissait-il ? Jésus était-il un pauvre parmi d'autres, ressortissant
d'un peuple pauvre et opprimé, fils d'un artisan ayant sa place assurée dans
son humble communauté ? Beaucoup le présentent ainsi. Pourtant, sa
naissance et sa mort hors-cité, mais aussi toute son existence et son
enseignement n'appellent-ils pas une identification plus poussée ?
Fils d'un tâcheron aux travaux du bois que les paysans
ne voulaient pas faire eux-mêmes ; d'un tâcheron se présentant à l'auberge
sous l'apparence d'un pauvre que l'on pouvait diriger sans scrupule vers une
grotte... Enfant né comme ne naissaient que les enfants de bandits ou de
bergers, populations arriérées et « a-sociales » s'il en fut, au
regard d'un peuple passé à la sédentarisation et l'exploitation ordonnée du
sol, où le vol mais aussi les métiers pouvant induire au vol entraînaient
l'état d'impureté. Fils élevé dans l'errance, ses parents conduits dans le Négeb
où l'étranger était condamné au chômage, à moins d'accepter des travaux
d'esclave... Jeune enfant de retour au pays où son père devait trouver une
place dans une communauté elle-même en voie d'appauvrissement, méprisée pour
son dénuement et son manque de culture... Que signifiait d'être charpentier au
cœur d'une population dépouillée de ses champs par les Romains, parmi des hommes
sans terre réduits au chômage, assis au bord du chemin à attendre le propriétaire
qui, peut-être, les embaucherait pour la journée ? Dans ce Nazareth un peu
plus pauvre tous les jours, quelle clientèle pouvait se constituer le travailleur
du gros bois ? Jésus Juif, mais quel Juif ? Jésus de famille
davidique, certes, mais aussi Galiléen, fils d'un peuple suspecté d'impuretés
rituelles, insoumis et révolté, envahi d'ailleurs de communautés païennes,
d'étrangers non circoncis. Jésus de cette Galilée que les pharisiens et le
clergé de Jérusalem évitaient pour son ignorance et sa réputation douteuse.
Jésus parmi les plus pauvres de ce peuple-là et dont on pouvait penser
qu'adolescent, il connaissait déjà des Grecs impies...
Comment ne pas reconnaître que Dieu n'avait pas monté
une comédie ni un « jeu de rôles », comme le font les psychologues
aujourd'hui ? Comment oser le soupçonner d'une quelconque mise en scène
pour l'édification de l'humanité ? Comment ne pas admettre que Dieu soit
allé jusqu'au bout de son amour, introduisant son Fils dans le monde par le bas,
en plus pauvre parmi les pauvres ? « Des exclus, me disait encore un
ami ces jours-ci, il n'en existait pas au temps de Jésus ». Mais est-ce là
une lecture sérieuse de la vie du Dieu fait homme ? Est-ce même seulement
une connaissance sérieuse de l'homme, de l'homme pauvre, de la pauvreté et de
l'oppression qui, tôt ou tard, incite les hommes à opprimer à leur tour les
plus faibles d'entre eux ?
S'il est vrai que Dieu est allé jusqu'au bout de son amour,
s'il ne s'agissait pas d'un faire semblant mais d'un plein accomplissement de
son engagement envers les hommes, alors les gestes et le langage du Christ épousaient
ceux des plus pauvres. Ils leur étaient parfaitement compréhensibles. Et mieux :
eux-mêmes pouvaient lui parler, lui répondre en toute simplicité, le disputer
même. Le disputer, mais non pas à la manière des riches, en lui tendant des
pièges. Ils pouvaient l'interpeller comme on défie l'autre et le pousse dans
ses retranchements, pour qu'il confirme ce que vous espérez et vous dise ce que
vous voulez entendre de lui. Dans l'Évangile, Jésus parle et agit en homme
totalement à l'aise au milieu de ses semblables et ceux-ci lui répondent et se
comportent envers lui sans artifice. Ceux qui fréquentent les plus pauvres
aujourd'hui peuvent en témoigner. Les façons d'être et de parler de part et
d'autre sont demeurées parfaitement reconnaissables et compréhensibles pour les
plus pauvres à travers les âges.
C'est de la vie quotidienne, de la parenté entre les plus
pauvres et Jésus, des propos qu'ils lui tiennent, de leur lecture de sa vie,
que nous voudrions essayer de parler en ce livre. Nous découvrirons la parenté entre
les plus défavorisés d'hier et d'aujourd'hui, rendant superflue toute
médiation, toute transposition. Grâce à eux, l'Évangile, plus qu'un texte à
lire, est devenu une terre où me rendre, où rencontrer des hommes et des femmes
aux mots et aux gestes familiers, à la personnalité infiniment digne d'amour. Parce
que j'aime les personnes, les familles mutilées par la misère autour de moi,
j'ai toujours hâte de rejoindre celles qui bousculaient le Christ et qui, tout naturellement,
sont également chères, également émouvantes à mon cœur. Méditer et aimer Jésus
dans l'Évangile (je n'ose pas dire : le fréquenter), en fréquentant, en
aimant, en me sentant une gratitude infinie pour ceux dont il a eu tant pitié,
c'est une grâce incalculable. Seuls, les plus pauvres eux-mêmes peuvent
l'obtenir pour leurs frères plus favorisés. Dans l'Évangile, il y a ma mère,
mes voisins de la rue Saint-Jacques, puis ces innombrables familles tellement pauvres,
tellement méprisées, connues par la suite, toute ma vie de prêtre durant. C'est
de cet Évangile aux rencontres souvent à la fois douloureuses et heureuses, que
je peux témoigner uniquement. Je n'en connais pas d'autre et je ne connais
celui-ci que par la méditation et l'amour que les plus pauvres m'ont enseignés.
C'est une connaissance par les yeux du cœur, comme disait saint Paul, car les
plus pauvres n'en ont pas d'autres.
Un tel témoignage ne peut être
qu'acte de grâce, tout comme le furent les témoignages précédant le mien dans
cette collection. Ma lecture, celle des plus pauvres de l'Évangile, ne
contredira nullement la leur. Tous les essais sincères d'entrer dans le vif de
l'Évangile sont faits pour se rencontrer et se compléter. Puisque le Seigneur,
parlant en homme de la misère, dialoguant avec les plus pauvres, parlait aussi,
avec la même
tendresse, aux nantis,
aux riches, aux plus riches d'entre eux. Il s'adressait aux intellectuels, aux puissants,
à ceux qui, entre puissants et pauvres, figurent comme « le commun des
mortels ». Il parlait à tous les hommes, qu'ils soient de bonne volonté ou
qu'ils le soient moins, sans exclusive aucune, mais exigeant des uns un plus
grand effort pour comprendre ce qu'il révélait tout de suite aux autres. Il
attendait des grands, des détenteurs du savoir et du pouvoir, un effort pour
saisir ce qu'il dévoilait tout de suite aux humbles et aux petits. Il en est
toujours ainsi et de cela aussi, nous pourrons essayer de nous rendre compte à
travers le regard des plus pauvres de notre temps. L'essentiel étant qu'en
demandant des efforts différents selon la condition des hommes, le Christ témoigne
d'un amour égal pour tous. En proposant d'autres exigences aux nantis,
Jésus-Christ les honore. Ils sont autant concernés et il les a autant aimés que
les petits qui sont introduits d'emblée dans son enseignement. À travers la
lecture de l'Évangile par les plus pauvres, cet amour prend toute sa splendeur.
Nous découvrirons, enfin, chemin faisant, que si l'entendement
de la Bonne Nouvelle est plus aisé aux humbles et aux petits, l'achèvement du
Royaume n'est pas nécessairement plus facile pour eux. Eux-mêmes semblent
profondément d'accord pour que la paix, l’unité, l’amour entre les hommes
soient payés un certain prix, compte tenu des possibilités de chacun. Ils ne
demandent pas à Dieu des droits. Ils ne pensent pas que des privilèges leur
soient dus. Ils demandent le pardon et ils aspirent à pouvoir participer à l’effort.
Sur cela aussi, nous essaierons de nous expliquer. Quels enseignements, quelles
lignes de conduite les plus pauvres retiennent-t-ils de l’Évangile, pour eux-mêmes
et pour tous les hommes ?
La lecture, l’expérience de la Bonne Nouvelle telles que
les plus pauvres m’ont appris à les méditer dans l’Évangile : oui !
Mais n’oublions pas que leur intimité avec le Christ demeurera, à jamais, un
mystère dont aucune plume d’homme ne saura jamais rendre compte.
Père
Joseph Wresinski, in Heureux vous les pauvres