Sur le plateau de l'antichambre, une lettre de Marie-Thérèse
(dont l'adresse était plus longue que le contenu : « Je vous
embrasse ») ; et un mot griffonné par Maria sur une page
arrachée ! quadrillée « Mon petit, je t'ai préparé à dîner je te réveillerai
demain comme d'habitude ».
Comme d'habitude... Jean songea à tous ces visages qu'il allait falloir affronter Lia, les
voisins, la concierge, les gens du Bureau — Bruno surtout « Demain, se
répétait-il chaque fois qu'une pensée t'accablait, on verra demain... » Il
décida pourtant d'écrire à Bernard sur-le-champ afin de le mieux remercier. Lui écrire dès ce soir : que
tout ce qui touchait le procès fût réglé avant l'aube. Tourner la page...
C'était l'appartement au bois
dormant. Il entra dans la salle à manger si triste où tout semblait s'être
assoupi en l'attendant. Il n'aurait pu avaler aucune nourriture ; mais il
gâcha quelques bouchées et déplia sa serviette (que, depuis l'enfance, Maria
repliait en maugréant) parce qu'il voulait ne plus faire de peine à quiconque.
Il avait réglé ses comptes et se trouvait en paix avec le monde entier, cette
nuit ; il agissait avec précaution, comme un convalescent, comme un enfant
qui sort du confessionnal.
Lia entra, posa le plateau, ouvrit
les rideaux au soleil pâle et demanda, sans le regarder :
— Tu n'es pas trop fatigué, mon petit ? Cela
signifiait ils t'ont tourmenté et je n'étais pas là. Pourquoi ne
m'avais-tu pas prévenue ?...
— Lia... commença-t-il ; mais elle
enchaîna : j’ai bien envie de faire un petit pot-au-feu pour le déjeuner.
Lia, appela-t-il plus haut.
— ...comme ça, tu en boiras le bouillon ce soir. Habille-toi
chaudement : il fait déjà froid.
Elle sortit trop vite. Sourde à ce
point ?
« Non, pensa Jean
irrité ; mais pour elle il ne s'est rien passé, rien ! Elle a ravaudé
du linge, hier, toute la journée ». Il se trompait : prié pour lui,
avec des larmes, toute la journée. Elle ne s'était levée de sa chaise, n'avait
rangé son chapelet que pour aller traîner autour du Palais de Justice, n'osant
rien demander, essayant de lire sur les
lèvres et craignant bizarrement d'être reconnue.
Mais la concierge guettait Jean
avec trois phrases préparées, hypocrites, et que ses yeux démentaient. Il
regarda bien en face ce visage où se mariaient naïvement la méfiance et la curiosité
et qui le considérait avidement, comme une vieille un cadavre tout neuf. Grâce
à Jean, la grosse femme entrait dans ce monde des faits divers dont son journal
gris l'enchantait chaque matin. Il supporta ce regard et cette bouche
entrouverte, puis il sentit qu'elle le suivait des yeux. Qu'il était donc
difficile de rester en paix avec le monde entier !
En passant devant le kiosque à
journaux, il sursauta : toutes ces feuilles, remplies du procès ;
tous ces gens qui les achetaient... Étaient-ils donc aussi nombreux chaque
matin ? Sur les banquettes de chaque train, de chaque métro, des millions
d'inconnus lisaient en ce moment, comme
lui-même :
JEAN CORMIER
qui, pour lui épargner d'atroces souffrances,
avait tué sa femme atteinte d'un cancer
avait tué sa femme atteinte d'un cancer
EST ACQUITTÉ
Brillante
plaidoirie de son avocat
auquel on prête l'intention de faire campagne
pour obtenir des Pouvoirs Publics
auquel on prête l'intention de faire campagne
pour obtenir des Pouvoirs Publics
UNE LOI SUR L'EUTHANASIE
Sur la première page, une photo de
Jeanne, affreuse — qui la leur avait livrée ? et des croquis d'audience de
Bernard et de lui-même, excessifs. Jean glissa la feuille dans une bouche d'égout,
comme si la tenir à la main le dénonçât. Le bistro lisait la même ; toute
la journée, il la garderait près de lui : « Vous voyez ce gars-là, hein ?
(Le gros doigt sur le croquis), eh bien... » Mais son chien, qui dormait sur le
trottoir, fit fête à Jean : il le reconnaissait, lui aussi, mais à sa
manière. « Et si je foutais le camp... Un pays où il n'y aurait que des
chiens et des arbres... » Il commençait de s'apercevoir qu'on ne peut se
croire en paix avec les autres que seul.
Comme il approchait du bureau, il
retrouva le réflexe de ses seize ans lorsqu'il faisait trop froid : les
mains dans les poches, les épaules hautes. « Tu n'as qu'à te raidir,
expliquait-il alors à Bernard : tu es en bois, tu ne sens plus
rien... » En bois, tandis qu'il gravissait l'escalier, poussait la porte, tendait la main
au garçon de l'étage :
— Salut !
Le vieux cacha vivement le journal
qu'il lisait. Jean entra chez Brunet sans apprêter ses phrases. Son ami tenait
le journal grand ouvert ; il le posa lentement, marcha vers Jean et,
retirant sa pipe, l'embrassa.
— Tu as eu plus de courage que moi avec maman, fit-il
très bas.
C'était la première fois qu'il ne
disait pas « ma mère » mais que Jean l'entendait prononcer ce mot
avec cette voix d'enfant que tous les hommes retrouvent pour le dire. Il
ajouta, en hochant la tête :
— Neuf mois sans en parler à personne !
Jean perçut, sous la phrase, un
humble reproche.
— Tu comprends, mon vieux, il fallait...
— Je comprends, dit Brunet.
Ils se turent un instant,
puis :
— Ne t'en fais pas pour les autres, Cormier. Regarde-les
en face. Tu leur as répondu d'avance, hier. (Il prit le journal et lut d'une
voix un peu rauque) « Je souhaite de toutes mes forces à chacun de vous de
ne jamais connaître ce que j'ai connu... » Il tenta de rallumer sa pipe,
laborieusement, mais il respirait beaucoup trop fort pour y parvenir.
— Ces cochons-là, dit-il en balayant les croquis
d'audience d'un geste méprisant : savent même pas dessiner !
Il saisit le journal, le pétrit à deux mains : en
fit une boule qu'il jeta à la corbeille.
Jean alla frapper à la porte du
patron :
— Ah ! Cormier... (Le front plissé, juste un
instant). Laissez-nous, Mademoiselle...
Merci.
— Cormier, dit-il en lui prenant les mains, je vous
conserve toute mon estime. Il faut un certain courage — et même un courage
certain — pour oser, comme vous
l'avez fait, etc.
Il excellait dans le style « fin de banquet ». Comme la
plupart des médiocres, il n'avait réussi qu'en sacrifiant tout à son métier.
— Je pense, Cormier, que vous allez me demander un
congé. Eh bien ! je suis tout disposé...
— C'est juste le contraire, Monsieur je voudrais
m'abrutir de travail.
— Ah ! J'avais pensé... commença le patron d'un
air contrarié puis, changeant de ton. Écoutez, mon vieux, je n'irai pas par
quatre chemins. Dans nos métiers, d'ailleurs, la franchise…
« Comme s'il existait des métiers où mentir fût
recommandé ! » Jean connaissait par cœur le bonhomme et ses
expressions : « Avant trois phrases, il m'aura placé son De quoi
s'agit-il ?... »
— De quoi s'agit-il, Cormier ? De laisser passer
un peu de temps, afin que le climat se modifie. D'ici là, il serait fâcheux
pour notre Maison... Tout le monde n'a pas l'esprit aussi large...
Il s'arrêta au moment
d'achever : « que moi ».
— Cela tombe bien, Monsieur, s'écria Jean qui avait un peu pâli : je comptais justement vous
demander de modifier mes fonctions... Moins de démarches, de relations
extérieures ; des horaires moins stricts...
Il inventait à mesure, engageant allègrement l'avenir
sur un réflexe qu'il jugeait orgueil mais qui n'était que dignité :
« Reprendre l'initiative ! Impossible de laisser ce type avoir barre
sur moi... ». Mais l'autre, les yeux mi-clos, calculait déjà ; Jean
ne lui laissa pas non plus cet avantage :
— Bien entendu, nous réviserons ensemble ma situation
financière. D'ailleurs, pour moi, désormais...
Il acheva d'un geste. Presque aussitôt, il songea
« Yves » et regretta sa proposition. Trop tard : le bonhomme
l'avait happée au passage. Il employait ingénument des mots ignobles :
— Entendu, Cormier : c'est un arrangement qui
peut être payant pour nous deux, dit-il en lui frappant sur l'épaule.
On invite Jean de toutes parts. II
accepte d'abord, heureux de fuir cet appartement qui, chaque soir, l'attend
comme un malade, immobile, silencieux, Mais bientôt
il n'y peut tenir. On ne lui parle jamais de l'affaire, bien sûr ; on emprunte même des détours trop
visibles : le vide que l'on fait autour d'eux enrage les chiens de garde.
Mais chaque fois que Jean lève les yeux, il fait fuir un regard insistant. Tous
ces regards, sur lui, comme des mouches d'automne... Et ces poignées de mains
de sacristie...
Il voudrait changer d'appartement, de quartier,
d'amis. À quoi bon ? Sa vraie demeure, désormais, est la Nuit. Il a
supprimé toutes les photos de Jeanne ; il leur préfère ses propres images,
malgré les tourments qu'elles lui infligent : certains soirs il ne peut
plus entendre la voix de Jeanne, ni retrouver la couleur de ses yeux. Une vitre
entre elle et lui, durant des nuits entières... Il se réjouit — il est le seul
sans doute à se réjouir que s'approche l'hiver et sa lente mise au tombeau. Ce
brouillard qui, le matin, monte de la Seine et rend aveugle et sourd le
paysage, n'est-ce pas le même qui, de plus en plus souvent, le sépare de
Jeanne ?
Une nuit de novembre, il rêve qu'il pleure sans cesse
et s'en réveille, le cœur frais et lavé, telle une ville après la pluie.
« C'est donc aujourd'hui que j'irai chercher Yves ! » décide-t-il
— car il est devenu attentif aux rêves, aux signes : humblement attentif à
tout ce qu'il ne comprend pas. Sur l'instant, il s'imagine vraiment qu'il va
ramener le petit garçon par la main. Neuf mois de tendresse et de larmes ne
remplacent-ils pas toutes les démarches ?
Parvenu devant le bâtiment de l'Œuvre, il s'arrête,
allume une cigarette — et se rappelle soudain qu'en ce même endroit, tandis
qu'avec tant de fausse conviction il plaidait pour dissuader Jeanne de
l'adoption, il fumait déjà une cigarette. Il jette celle-ci et, l'écrase avec
une colère mêlée de crainte, comme une bête nuisible.
La directrice n’a pas changé — tant pis — et semble le
reconnaître. Elle ouvre son grand livre :
— Voulez-vous me rappeler votre
nom ?
— Cormier, Cormier Jean. (Cette interversion ridicule
qu'on lui imposa partout où il fut malheureux : à la caserne, au camp, en
prison, il s'humilie à l'énoncer lui-même dans l'espoir enfantin de n'être pas
reconnu...).
La directrice considère l'habit de deuil, la cravate
noire, fronce un sourcil et arque l'autre
— Madame Cormier n'est pas... ?
Il abaisse la tête :
— Il y a neuf mois.
— Je suis navrée (« Elle me joue la comédie.
Cormier Jean — Jean Cormier : elle a lu les journaux, comme tout le
monde »).
— Le petit Yves. Est-ce que je puis... ?
— Nous l'avons placé...
— Quoi ?
— Il y a quelques mois déjà. Une très bonne famille.
— Qui s'était inscrite avant nous ? demande Jean,
la bouche sèche.
— Non, mais qui s'était décidée.
— Yves... Ce n'est pas possible...
Il lui semble que quelqu'un vient de mourir. Il
étouffe. Quoi ! s'il ne s'était pas dénoncé : s'il n'avait pas perdu
les six mois de l'instruction, il aurait pu... C'est trop injuste !
— Nous recevons régulièrement de ses nouvelles, dit la directrice qui
l'observe. Il va très bien.
— Une famille... de Paris ?
— Du quartier Monceau, oui. Des gens un peu âgés
peut-être, mais...
— Est-ce que je puis savoir leur nom ? Il a posé
la question trop vivement. À son tour, elle ferme le livre d'un geste qu'elle
aurait voulu moins prompt.
— Nous n'avons pas le droit de le donner. Je regrette,
Monsieur... Monsieur Cormier.
Pourquoi a-t-elle insisté sur ce nom ? et
pourquoi dévisage-t-elle Jean avec cette fausse compassion ? Il prend
congé en hâte. « Elle va me reconnaître... Non, elle vient de le
faire ! ». Il ne reprend son souffle que loin de ce bureau… Mais soudain,
tournant le dos à l'inscription SORTIE,
il gravit
l'escalier, deux à deux, sans un bruit. « Ce n'est pas vrai ! On peut
révéler le nom des familles : c'est à moi seul qu'elle le refuse...
D'ailleurs, Yves est-il seulement adopté ? Peut- être, se trouve-t-il
encore ici... Oh ! s'il était ici... ».
Il retrouve son chemin :
l'odeur n'a pas changé ; loin de l'écœurer, elle lui serre le cœur,
aujourd'hui. Voici le couloir, la salle : dressé sur la pointe des pieds,
Jean dévisage hâtivement tous ces enfants dont aucun ne l'intéresse, ne lui
semble vivant... « Et si j'allais ne pas le reconnaître... Et si lui ne me
reconnaissait plus... Et si... ».
— Vous cherchez quelque chose, Monsieur ? Une
infirmière... Elle sait ; Jean s'efforce de lui sourire :
— J'étais venu, il y a plusieurs mois, visiter le petit
Yves — et je ne le revois plus...
— Yves-Marie, cinq ans ? Des yeux très noirs ?
— C'est cela.
— Adopté depuis juillet, Monsieur. D'ailleurs, si vous voulez parler à Mme la
directrice...
Il feint l'étonnement, la
satisfaction :
— Adopté ? Alors, tant mieux. Je pense que les
parents ne verront pas d'inconvénients à ce que je puisse le parrainer, le
gâter.
— Certainement si, Monsieur :
un grand inconvénient.
— Vous croyez ? (La glace craque sous ses pas). Je
veux le leur demander, en tout cas. Pouvez-vous me donner leur nom ?
— Voyez la directrice, Monsieur. Nous n'avons pas le
droit...
« Elle sait : ce
renseignement, qui ne lui sert à rien et me sauverait, elle le connaît ;
elle ne me le dira pas... Jeanne, au secours ! ». Il ne songe ni à la
soudoyer ni à la persuader ; il sent que son visage se défait devant ces
yeux indifférents. Il lui tourne brusquement le dos pour s'épargner de la supplier
en vain. « Je demanderai à Bernard quels sont mes droits... Il est
impossible qu'on m'empêche... J'irai jusqu'au bout... ».
Cette fois encore, les passants se
retournent sur cet homme qui, au bord du trottoir, parle seul, parle haut, et
ne parvient pas à allumer sa cigarette.
À partir de ce jour où le petit
Yves lui échappait, Jeanne parut le fuir aussi. Pareille à la lumière de cet
automne agonisant, sa mémoire se faisait plus pâle et plus brève, de jour en
jour ; et pareils aux oiseaux de l'arrière saison, ses souvenirs le
fuyaient. Ou plutôt ils ne chantaient plus : c'étaient seulement des précisions
mortes. Assis sur son lit, la tête entre les mains, Jean cherchait dans ses
ténèbres les cheveux de Jeanne, la bouche, les mains de Jeanne — et n'y voyait
plus, grises et plates, que des photos des mains, de la bouche ou des cheveux
de Jeanne. Il ressentait jusqu'au remords la certitude que, là où elle se
trouvait, Jeanne ne vivait que de lui que son regard seul la gardait vivante.
Alors, pourquoi ce vide et cette statue ? Lui qui ne s'était livré à la
Justice que pour tout laver à grande eau : pour conserver Jeanne et
mériter Yves, voici qu'il les perdait l'un et
l'autre. Comme si le petit garçon l'avait rejointe, blotti sur ses genoux — et
c'était Jean le mort.
Est-ce que vraiment les saisons allaient se succéder
puis les années, toutes semblables ? L'hiver, et puis le printemps pour
les autres ; et puis les vacances, et puis la rentrée — pour les
autres ? Au camp, du moins, Jean gardait quelque chose à espérer ;
tandis qu'à présent... Mais que signifiait de vivre, d'être libre ? Ouvrir
cette fenêtre et regarder le ciel, qu'est-ce que cela signifiait ?
Pourquoi les prisonniers et les malades se desséchaient-ils d'en être
privés ? Et ces imbéciles, dans la rue, qui promenaient leurs projets,
leurs honneurs, leur envie...
Il les regardait vivre, comme un homme, derrière une
vitre, observe des danseurs sans entendre la musique : ridicules et
irritants. Et il se réjouissait de ne se trouver aucun point commun avec eux,
avec eux qui étaient heureux. Deux jours sans aller au bureau, puis il se
jetait au travail avec frénésie ; et plus il le trouvait frivole, plus il
s'y appliquait. Soudain heureux de feindre de jouer le jeu : heureux de
gâcher son temps et d'éprouver absolument l'inanité de son existence. Un
suicide invisible, insensible... Il se regardait au miroir : « Quel
coup de vieux ! » — souriait à ses rides, à la couleur limoneuse,
indécise que prenaient ses cheveux blonds en grisonnant. Il observait avec une
joie secrète la façade se délabrer.
Un matin, il s'arrêta sur un pont afin d'observer les
pêcheurs à la ligne, en contrebas, et soudain se mit à rire méchamment. Leur
gravité, leurs accessoires ingénieux, leur oubli de tout ce qui n'était pas un
liège flottant... Un rire qui le délivrait et le déchirait dans le même temps —
rire aux larmes. L'un des pêcheurs leva son regard vide et, d'une lèvre à
laquelle collait un mégot noir datant de l'aube, l'injuria. Jean descendit sur
l'autre quai, s'assit sur un banc que les saisons avaient raviné et observa ce
fleuve si paisible : cet étranger qui traversait la ville en silence.
« Moi aussi, se dit-il tout haut. Moi aussi, à travers eux, sans un mot... »
— puis il éclata en sanglots. Ces accès de faux rire, ces larmes sans raison le
saisissaient comme une quinte, aussi incoercible qu'imprévisible. L'averse
passée, il reporta son regard sur le fleuve patient. C'était l'eau du Moulin,
des fontaines de Rome — toujours la même qui servait indispensable,
indifférente comme le sang. Il demeura là jusqu'au soir et ne se leva qu'aux
reflets, au premier frisson.
— On a téléphoné du bureau, mon petit.
— Merci, Lia.
Il ne lui parlait presque plus.
Quelquefois, cependant :
— Pourquoi me regardes-tu ainsi, Lia ?
— Je trouve que tu prends mauvaise mine...
Jusqu'au bout elle jouerait donc les maman-tisanes ! À son tour, il l'observait avec méfiance, peut-être pouvait-elle
à son gré revoir Jeanne, retrouver sa voix... Elle qui s'en moquait ! Lui qui en crevait !... Pareille
à cette infirmière qui connaissait l'adresse d'Yves – et qu'en faisait-elle ?
Mais quelle conspiration avaient-ils donc formée contre lui, tous ces
vivants ? Brunet lui- même…
Brunet le surprit un jour affalé
sur son bureau, les épaules secouées.
— Mon pauvre vieux...
Mais non ! Jean riait, les yeux secs.
— Qu'est-ce qui te prend, Cormier ? demanda l'autre
en changeant de ton.
Jean désigna ses dossiers, ses
projets, les maquettes fixées au mur :
— Toutes ces conneries...
Brunet blessé répondit sèchement
— Change de boîte ! Ou de métier
— Tu connais un métier intelligent, toi ?
— Oui, dit Brunet, toubib — et tu devrais bien en
consulter un, car tu ne tournes pas rond.
« Il me croit fou, pensa Jean
sans déplaisir. Mais c'est lui, ce sont tous les autres qui le sont... ». Il ne parlait plus la langue du
pays.
C'était un jeudi ; Jean
quitta le bureau et se rendit au parc Monceau. Petit prince prisonnier, Yves se
trouvait presque sûrement derrière ces grilles dorées. Le jardin avait déjà
perdu sa grâce et ne montrait plus que ses artifices à travers les taillis
transparents. L'hiver le rapetissait à ce point que Jean fut rempli
d'espoir : d'un seul regard il embrassait presque tout le royaume d'Yves.
Il se mit à marcher, le regard à
terre, dévisageant tous les enfants : mais quelle taille a-t-on à cinq
ans ? Il s'assit sur un banc, s'informa bonnement auprès de mères
méfiantes. On le suivait des, yeux par-dessus le tricot.
Au début, il était persuadé de
reconnaître Yves parmi tous les autres ; ou encore que le petit allait
courir à lui. Il ne craignait vraiment que le scandale, la surprise des parents
inconnus (ces deux vieux !). Un peu plus tard, ivre de visages, il
redoutait de laisser échapper le seul qui lui importât. Mais qu'en
connaissait-il ? Là encore, sa mémoire morte ne lui fournissait qu'une
vieille photo un enfant assis dans un petit fauteuil bleu et dont la tête tremble.
« Jeanne le reconnaîtrait tout de suite, pensa-t-il. Jeanne tricotait
d'instinct des vêtements à sa taille ». Et il lui vint l'idée singulière qu'il
aurait dû se munir d'un de ces petits tricots, comme un chien policier qu'on
lance sur une piste.
Lorsqu'il eut achevé sans résultat
le tour du jardin, il se persuada qu'Yves avait pu y pénétrer entre temps et
qu'il était plus sage de recommencer. Quand retentirent les sifflets des
gardes, il avait fait six tours de parc ; il courut cependant à la grille
principale et filtra du regard tous ceux qui sortaient — mais en vain.
Cet échec ne le surprit
point ; il en trouva bien des raisons ; qu'il avait eu tort de
guetter les parents âgés, les enfants uniques. Après tout, on avait peut-être
donné à Yves une gouvernante, des frères adoptifs... En vérité, il avait su
qu'il échouerait à partir du moment où, fermant les, yeux, il s'était trouvé incapable de revoir Yves vivant. Ce même mur
qui lui cachait Jeanne lui dérobait « leur enfant » — c'était
justice.
Il ne put se résigner à quitter ce quartier : il y
traîna au hasard, comptant sur une rencontre de plus en plus improbable, et le
souffle coupé par l'espoir à chaque croisement de rue. Le soir était tombé.
Brusquement, sans même l'avoir prémédité, Jean pénétra dans une maison,
n'importe laquelle. Les concierges dînaient déjà.
— Est-ce que ce n'est pas ici qu'habite un petit garçon
de cinq ans et demi qui... ?
— Pas d'enfants dans la maison, répondit l'autre la
bouche pleine — et ils n'attendirent même pas que la porte soit refermée pour
se plaindre « des gens qui vous dérangent à n'importe quelle heure et pour
n'importe quoi ».
En sortant de là, et parce que tout espoir l'avait
déserté, Jean se sentit soudain si las qu'il retrouva le souhait de son
enfance : être transporté d'un coup dans son lit et tomber endormi.
Comme il gagnait une station de voitures, il aperçut à
quelques pas devant lui une jeune femme et s'arrêta interdit. Elle avait
exactement la même démarche que Jeanne ; le vent jouait dans ses cheveux
aussi blonds, aussi légers que ceux de Jeanne ; son manteau aurait plu à
Jeanne... Une ressemblance inexprimable, au-delà des formes et des gestes. D'où
venait cette passante ? et n'allait-elle pas disparaître aussi
soudainement ? Jean aurait pu, en se hâtant, la dépasser, se
retourner ; un instinct l'en garda impérieusement : il fallait
conserver ses distances avec le mystère... Il s'interdit même de respirer dans
son sillage (n'aurait-ce pas été le parfum de Jeanne ?) — et, parce qu'il
pressentit qu'alertée par ses pas elle allait se retourner, il baissa les yeux.
Lorsqu'il les releva, la passante avait disparu ; il en fut presque
soulagé : il venait de franchir une frontière interdite et d'éprouver la
sensation insupportable d'être un autre homme.
Mais parce que l'inconnue l'avait mis sur le chemin de
Jeanne, la morte ne le quitta plus cette nuit-là. Dès qu'il retrouva
l'appartement, il sut que celui-ci était hanté ; il en fit le tour avec un
sourire et des gestes d'oiseleur — mais le fantôme avait toujours une pièce
d'avance sur l'homme qui, à mi-voix appelait « Tilou... Tilou... »
Il oubliait qu'il venait de perdre Yves pour la
seconde fois et, sans doute, ne le reverrait-il jamais ; il avait retrouvé
Jeanne, c'était assez. Et peut-être n'avait-il jamais désiré la présence du
petit garçon que comme une assurance de retrouver Jeanne à sa volonté : un
appât, une clef...
Il s'assit longtemps près du tiroir où les lainages se
trouvaient toujours rangés. Quand il fermait les yeux, Jeanne était là,
tricotant en silence, les paupières basses, et Yves à ses pieds. C'était tant
de bonheur que son cœur battait la forge. Par instants, les larmes débordaient
de ses yeux : il aurait voulu — ah ! comment avait-il pu les
détester ? — embrasser Maria, sourire à Brunet, crier son amitié au monde
entier.
Lia le trouva assis tout habillé auprès d'un tiroir
entrouvert. Il souriait en dormant, comme les petits enfants.
Plusieurs fois encore, Jean reçut
la Visite au seuil même du désespoir. Le reste du temps, c'était le désert et
la hargne le port était à sec et la vase sentait. Pour retenir Jeanne ou la
retrouver il n'hésitait devant aucune avenue. Par exemple, il acheta, une fois
de plus, « tous les livres que vous possédez » sur la mort et
l'au-delà. Il n'y rencontra qu'un tourbillon de mots ces théories cernaient la
vérité comme des chiens tournent autour d'une maison fermée. Il les jeta au
feu, page après page (car l'hiver avait réouvert le théâtre de la cheminée et
Jean passait ses soirées devant le spectacle du feu).
Il alla aussi consulter une voyante ; puis, aux
environs de Paris, une vieille gitane ; puis un jeune médium hongrois qui
se tenait, paraît-il, en contact permanent avec les morts. Ici et là, il
retrouva l'odeur de salpêtre et de cuisine de la rue des Pyrénées, le décor
petit-bourgeois de l'imposture besogneuse. Mais, à la troisième tentative, la
vue de ceux qui attendaient avec lui le fit s'enfuir. Qu'avait-il en commun
avec cette tribu aux habits noirs, aux yeux noyés, à l'odeur de cire ? Et
sa peine avec leur douleur, leur « douleur de vous faire
part » ? Et Jeanne avec leurs morts ?
Séances de spiritisme, incantations, faux messages —
tous ces mystères préfabriqués se brisaient contre le seul vrai qui est la
Mort. C'était l'hiver, de nouveau, si semblable au précédent ; l'hiver
immuable, comme si rien ne s'était passé depuis ni l'instruction ni les assises
— rien. Pareil à l'arbre, à la terre entière, silencieux et seul ; Jean
attendait. Il lui aurait suffi de tendre la main vers le téléphone noir mais
que de fois, après avoir composé un numéro, raccrochait-il avant qu'une voix se
fût fait entendre. Comme sous l'effet d'un mauvais charme, les visages les plus
amicaux se fanaient dès qu'il songeait à eux ; celui de Bruno lui faisait
honte ; celui de Marie-Thérèse horreur.
Il appela Bernard ; il voulait lui parler de
Jeanne et d'Yves ; l'avocat ne pensait qu'euthanasie, projet de loi.
Chacun entretenait l'autre de ce que celui-ci ne voulait plus entendre,
— Je pensais, fit amèrement Bernard, qu'au moins tu
militerais à mes côtés. Mais non, tu ne penses qu'à toi !
— À moi, répéta Jean très lentement. À moi ? Mais je n'existe plus…
Bernard considéra ce visage : comme l'enfant, à
force d'y repasser le crayon, perce chaque trait de son dessin, la Solitude et
la Douleur y avaient, depuis un an, creusé chaque ride. « Nous avons le
même âge », pensait Bernard ; et il se voyait aussi défait que
Jean : ayant, lui aussi, franchi une frontière invisible — vivant par
habitude. « Je n'existe plus »... Il lui passa un bras autour du
cou :
— Allons boire un verre !
Ils en burent de très nombreux. La
tiède marée monta doucement et parvint à l'étale : le temps ne passait
plus ; Jean flottait, se laissait porter. Vivait-il plus que Jeanne ?
N'était-ce pas cela mourir : attendre, sans plus rien ressentir ?
« Voilà pourquoi Bernard s'enivre, se dit-il en
un dernier sursaut de lucidité par crainte de la mort et pour l'apprivoiser.
Bruno avait raison ! » Bruno... — Il chassa ce visage ; mais
celui de Jeanne (qui lui ressemblait tant) lui apparut alors avec une vie et
une précision si proches qu'il se mit à pleurer. « Ivrogne, lui
aussi ? pensa le barman. Comment se fait-il que je ne le connaisse
pas ? »
— Deux autres fines ? Tout de suite, Maître.
Désormais, Jean ne dérangea plus
Bernard et s'enivra tout seul. Plusieurs soirs, il descendit chez le bistro,
son voisin, qui cessa de l'appeler « M. Viandox » et prit enfin en
considération ce buveur d'alcool. Jamais assez ivre, cependant, pour ne pas
s'apercevoir que le bonhomme sortait de sous son zinc le journal jauni du
procès et, les yeux tournés vers lui, parlait bas aux autres clients. Jean
déserta donc le bistro ; à regret à cause du chien : le seul regard
vraiment humain qu'on y rencontrât.
Il n'était pas aisé de boire à la maison : Lia
cachait les bouteilles, allongeait d'eau le cognac. « Je lui dirai qu'elle
me foute la paix ! que je suis assez grand pour... » — Pas assez
« grand » pour le lui dire, en tout cas...
Un instinct très sûr arrêtait
pourtant ce bateau ivre dans les eaux où croisait, souriant, le fantôme de
Jeanne : à mi-chemin du désespoir et de l'oubli. Malheureusement, Jean
découvrit ainsi que les larmes du remords sont plus efficaces que celles du
regret. Comme certains ne retrouvent Dieu qu'après l'abjection du péché (et il
est vrai que la Grâce vole bas), Jean crut pouvoir, en prostituant son souvenir,
provoquer celle qui le fuyait. Ou peut-être,
comme font les enfants, voulait-il expérimenter « jusqu'où il pouvait
déplaire impunément ». Il lâcha les rênes (pas entièrement, toutefois,
puisque ni Lia, ni Brunet, ni personne n'en prirent du soupçon) et retourna,
vingt ans après, dans les quartiers où son adolescence avait risqué ses premiers
faux pas. Clichy, Pigalle. Ce n'étaient plus les mêmes prostituées, mais il
reconnut les regards. Jamais il ne s'était autant méprisé : Jeanne seule
pouvait le tirer de là ! Et il est vrai qu'après ces soirées (dont un bain
brûlant ne suffisait pas à chasser de son corps l'immonde parfum), il
s'endormait et rêvait
d'elle.
Cette humiliation prit fin un soir où il caressait un
peu brutalement la poitrine d'une fille ; il entendit une plainte qu'il
connaissait trop bien, puis :
— Arrête ! pria la voix enrouée, Tu me fais
mal...
Il s'écarta d'elle avec horreur et, sans répondre à
ses questions puis à ses injures, s'habilla en hâte et s'enfuit.
C'est après avoir roulé droit devant lui durant des
minutes (incapable de penser ni de formuler autre chose que
« Salaud !... salaud !... ») qu'il freina brusquement,
« il faut que je revienne, que je la retrouve... que je
l'avertisse... » retourna sur ses pas en brûlant les feux rouges ; il
avait enfin reconnu son vieil ennemi le Temps : chaque seconde comptait.
« Je la ferai soigner, opérer par Louville à mes frais... À temps, cette
fois ! oui, à temps ! »
La chambre était occupée par
d'autres clients.
— Vous ne seriez pas de la police, dites ?
demanda l'hôtelier.
— Oh non ! s'écria Jean. (L'odeur de Fresnes, celle
des gardes...)
L'autre alors changea de ton et refusa tout
renseignement. II ne connaissait absolument pas cette personne. Quoi ?
Tout à l'heure ? — C'est bien possible, mais s'il fallait observer tous
les visages. Lorsqu'il vit Jean suffisamment désemparé, il se fâcha et le mit
dehors. Jusqu'à l'aube, Jean arpenta tous les trottoirs de Barbès aux Batignolles, parmi les propositions ignobles
et les sourires vénéneux. Il ne retrouva jamais la fille.
Ni Jeanne non plus ; et, tel un captif affolé qui
se rue successivement contre la porte de fer puis la lucarne grillagée, il
décide de rechercher Yves. « Cinq ans il fréquente un cours, la maternelle
ou le jardin d'enfants. Avec un peu de méthode et beaucoup de
patience... » — En désordre et impatiemment, il fait le tour de toutes les
écoles de la plaine Monceau. Le ruban de la légion d'honneur et le costume noir
inspirent confiance. Heureusement ! car ses fables sont incroyables :
« Pas exactement son parrain mais... Rien que son prénom, oui... » Il
pousse la maladresse jusqu'à parler d'adoption — ce qui ferme tous les visages.
II tombe enfin sur un directeur d'école gris de poil,
d'habit, de ton, et qui l'écoute sans le quitter des yeux. Des yeux gris, eux
aussi, mais comme l'est un ciel de mars : traversé de bleu. Le genre
d'homme que, sur ses chaussures, Jean aurait, deux ans plus tôt, classé
besogneux.
— Allons, l'interrompit sans élever la voix, vous feriez
mieux de tout me dire ;
— Mais...
— Depuis le commencement.
Jean hésite encore un instant puis, sans savoir
pourquoi, se livre à cet inconnu.
— Peut-être avez-vous lu dans les journaux, il y a
quelques mois...
Il va tout raconter, depuis le commencement, sans
aucune complaisance. Dans les pièces voisines, les enfants babillent, pleurent,
protestent. On entend leur piétinement, le choc des objets et la voix égale de
la maîtresse, Chaque fois que Jean lève les yeux, ils rencontrent ce regard
gris qui veille comme une lampe.
Lorsqu'il a achevé (au moment où le regret de s'être
ainsi, confié va l'emporter sur le soulagement), l'homme a un geste
surprenant : il pose ses deux mains sur la manche noire et ferme enfin ses
yeux, Il les gardera clos en parlant.
— Yves-Marie n'est pas ici, je vous le promets. Mais
s'il s'y trouvait, je ne vous le montrerais pas.
Jean
sursaute ;
l'aveugle resserre sa poigne :
— Écoutez-moi. Prendre Yves-Marie n'a plus de sens. Il
aurait été votre enfant, votre enfant à tous les deux ; à présent
qu'en feriez-vous ? — Un orphelin, déjà.
— Mais comment voulez-vous, pourquoi voulez-vous que je
continue à vivre ainsi ?
— Vous ne me parlez que de vous !
C'est une parole que le Dr Louville lui a déjà dite...
Il faut bien l'accepter ; Jean ne répond rien. Étonné, l'autre ouvre enfin
les yeux et repart plus doucement :
— Les deux vieilles personnes qui ont pris cet enfant
l'ont adopté pour lui, pas pour eux.
— Qu'en savez-vous ?
— Sans quoi, on ne le leur aurait pas donné. Le public
s'étonne parfois : « Tant de demandes, tant d'enfants abandonnés, et
pourtant si peu d'adoptions ! » — En voilà la raison...
— Bien, fait Jean en se levant. Alors, qu'est-ce qui me
reste ?
— Les autres.
— Les autres enfants ?
— Non, dit l'homme gris :
tous les autres.
Ils se quittent sans plus un mot. En passant devant
les portes vitrées, Jean évite de regarder les enfants.
Il eut l'impression de sortir
d'une serre étouffante et se retrouva faible et transi comme un homme qui a
perdu du sang, Presque en face de l'école s'ouvrait une sorte de chapelle. Il y
entra sans autre désir que celui d'être seul, au chaud — à l'écart, surtout. Il
faisait sombre, calme ; l'organiste s'exerçait. Une cloche sonna, très
haut la tête parlait et Jean était enfoui au fond du corps.
Il demeurait sans pensée, engourdi par la tiédeur et
le silence ronronnant de ce désert. Seules, quelques noires bigotes sur des
chaises de paille et le chuintement de leur prière... À ce calme qu'il prenait
pour de la paix, cette somnolence de l'esprit pour de la méditation, Jean crut,
un moment, que la Grâce enfin le visitait. Il confondait de bonne foi cette
anesthésie générale avec le christianisme qui en est précisément tout le
contraire.
Une à une, les prieuses se retirèrent. Un sacristain
sortit des coulisses en traînant savates et prépara la messe du lendemain aux
différents autels. Mi-lingère, mi-sommelier, avec des gestes dont on devinait
qu'ils lui étaient quotidiens depuis un quart de siècle et constituaient son
assurance contre la mort, il disposait ses étoffes et ses petits ustensiles.
Les burettes s'entrechoquaient avec un cliquetis de wagon-restaurant. Jean
lui-même ressentit combien cette pantouflade était indécente. Ah, non !
plutôt mourir comme un loup sur le parvis d'une cathédrale que ressembler à ce
vieux chien d'évêque !
Ayant achevé cette besogne qui comptait les jours à sa
place, le bonhomme retourna vers le maître-autel, esquissa une génuflexion
avare et se retira en paraissant effacer ses propres traces avec ses chaussons.
Personne dans la chapelle ?
Il y promena un regard distrait
puis éteignit toute lumière.
« Il m'oublie, pensa Jean, et c'est juste ici
aussi je suis de trop... » Pourtant, il serait resté des heures dans ces
ténèbres, seul mais environné. Que lui rappelait-elle, cette flamme rouge
auprès du tabernacle ? — Celle qui brûlait, seule vivante, au chevet de
Jeanne, derrière les volets clos, le 18 décembre...
— Ici aussi cette lumière veille un mort, murmura-t-il
comme pour se prouver le contraire et c'est moi ! Oui, moi.
Jean reconnut très bien la rue basse et cendrée, la
palissade et les gosses au nez rouge ; tout paraissait l'attendre.
« Ici, du moins, rien n'a changé... » Il lui vint cette pensée de
riche qu'en recherchant le pire Bruno avait choisi la meilleure part :
parce que le pire ne change pas, le pire est le plus sûr.
— Non merci, je vais l'attendre dehors, répondit-il à
la vieille du presbytère qui ressemblait à Lia comme un arbre d'hiver à un
autre arbre d'hiver.
Seul dans un quartier misérable, au plus loin de chez
lui, au seuil impitoyable de l'hiver, il ressentait une singulière sécurité. Il
était même venu jusqu'ici en métro, car sa voiture demeurait le témoin ou le
gage d'un certain bonheur. Emporte-t-on sa voiture en exil ?
À la vue de cette statue au bord du trottoir, Bruno
arrêta sa moto et, la poussant, s'approcha si doucement qu'il fit tressaillir
Jean lorsqu'il l'appela. Il aurait dû demander : « Y a-t-il longtemps
que vous m'attendez ? » — Mais il dit au contraire :
— Je t'attendais depuis longtemps...
Jamais il n'avait tutoyé Jean ; il le trouvait
vieilli et cela accentuait encore l'écart entre eux. Pourtant, quelque chose
l'assurait que les rôles étaient à jamais inversés et qu'il n'était plus temps
de dire « vous » à ce vieil enfant. Jean murmura n'importe quoi.
— Montons, dit Bruno.
Sa chambre était absolument nue, hormis la
reproduction d'une Sainte Face de Rouault qui sortait du mur à hauteur d'homme,
tel Lazare, et un crucifix fait de deux bois assemblés. Sur la table, une photo
très agrandie de Jeanne : quel que dût être l'entretien, ils seraient
trois... Comme, avec effort, Jean détachait du portrait son regard pour le
reporter sur Bruno immobile, la ressemblance de l'un à l'autre le bouleversa
une fois de plus. Pourtant, l'extrémité des cheveux si courts avait blanchi
comme si quelque neige légère... Non, comme si un soleil de feu les avait
attaqués. « Il a vieilli, pensa Jean : vieilli pour deux... »
— et il l'envia.
— Il y a longtemps que j'aurais dû te faire signe,
Bruno, commença-t-il d'un ton bourru, mais...
— Nous n'avons jamais été aussi proches que durant ces
mois.
— C'est faux (Ah ! non, pas de bonnes paroles !)
Je me suis, au contraire, conduit d'une façon ignoble j'ai bu, j'ai... j'ai fait n'importe quoi.
— Tu te battais comme tu le pouvais pour remonter à la
surface, dit Bruno déconcerté. Moi aussi.
— Non, non cria Jean en lui tournant le dos, je n'ai
jamais pensé à toi, jamais.
— C'est normal, surtout après le procès. Mais pour
moi, ajouta-t-il très vite, impossible de penser à Jeanne sans penser à toi.
— Sans penser que je l'ai tuée ?
— Assieds-toi, dit Bruno. Sur le
lit.
Mais Jean ne s'assit point.
— Pourquoi leur as-tu dit que, cette nuit-là, tu avais
pensé que c'était moi ?
— Parce qu'ils m'avaient fait jurer de dire la vérité.
Il y eut un silence. Jean le regardait fixement, mais
le bleu de ses yeux changeait. Bruno reprit doucement :
— Cela ne pouvait nuire qu'à moi, Jean, pas à toi.
— Et tu ne m'as rien dit durant
neuf mois, rien ! Et si je ne m'étais pas dénoncé, tu ne m'aurais rien
dit !
— C'est toi qui me l'aurais avoué,
un jour,
— Tu crois donc que c'est pour
cela que je me suis livré parce qu'il fallait, comme un pauvre type, que je le
raconte à quelqu'un ?
— Non pour payer.
Le visage de Jean se défit, comme si une main en
déliait les nœuds invisibles.
— Oui, dit-il
sourdement, pour payer. Mais à qui ? À n'importe qui !
— Non : à Jeanne.
— Tu es fou ? C'est elle qui
m'avait demandé ce geste... Tu ne me crois pas ? reprit-il, blessé par le
silence de Bruno.
— Je crois que tu l'as cru, et il n'y a que cela qui
compte.
— Elle me l'a demandé ! cria
Jean.
— Alors pourquoi cries-tu ? demanda l'autre
durement, sans le quitter des yeux. Mais il le regretta aussitôt. Jean tomba
assis ; ses lèvres remuaient, sans paroles. À la fin :
— Je ne sais plus, murmura-t-il. Oh ! Bruno, je voudrais
mourir de la même mort !
— Jusqu'au bout ?
— Jusqu'au bout.
Bruno posa ses deux mains sur ses
épaules :
— C'est une parole de chrétien, Jean.
L'autre revit le sacristain, les
vieilles en noir.
— Sûrement pas !
— De tout temps, les saints ont tant aimé le Christ
qu'ils ont voulu assumer sa douleur même. Et ceux qui reçoivent les stigmates...
— C'est Jeanne que j'aime, personne d'autre. PERSONNE ! reprit-il pour blesser le jeune homme, mais il n'osa
pas citer le Christ.
— Allons, dit Bruno d'une voix
forte, tu sais bien qu'elle est vivante quelque part !
— Plus que moi.
— Vivante quelque part : alors, cherche ton chemin
jusque-là. Moi, je n'en connais pas d'autre...
— Non, non, dit Jean. J'ai bien
compris Dieu, c'est la mort.
— Rien compris. Car c'est juste le contraire : la
mort, c'est Dieu. La mort, ajouta-t-il très bas, c'est lorsque la Sainte Face
ouvre enfin ses yeux…
— Le Dieu de la Joie, fit Jean en hochant la tête, ils
disent que c'est le Dieu de la Joie...
Et il se mit à pleurer — mais le savait-il seulement ?
Il n'avait plus le cœur de se mettre en colère. La révolte, en lui, comme un
feu éteint une cendre grise...
— Tu es pareil aux enfants, dit Bruno : tu
souffres sans comprendre. On se sent, devant toi, complice d'injustice... (Il
se leva brusquement). Oui, le Dieu de la Création, de la splendeur et de la
Joie ; ou bien celui de la Douleur : des malades, des victimes, des
pauvres ? Le mystère, c'est qu'il puisse être à la fois l'un et l'autre :
le maître du printemps et celui de l'hiver, au même instant.
— Allons, refusa Jean, c'est impensable.
— Impensable mais évident. Et chacun doit aussi
assumer à la fois sa part de
la splendeur et de la tristesse du monde. Mais, devant la première, il oublie
Dieu et, devant la seconde, il le maudit.
Jean fit un geste comme pour écarter de lui ces paroles,
toute parole. « Mon Dieu, pria Bruno, après Jeanne, après Bernard, ne me
laissez pas échouer avec celui-ci... » Il reprit :
— J'ai mis longtemps à accepter. Non pas « comprendre »
— cela ne veut rien dire ! — mais accepter ; et je bronche encore
quelquefois. Accepter que l'odeur de Dieu soit à la fois celle du chèvrefeuille
et celle de la sueur, de la sanie, Mais voici le plus dur, donc le plus noble,
une fidélité par delà la fleur, une fidélité fétide. La tienne pour Jeanne aux
derniers temps, ajouta-il très bas.
Jean se leva à son tour, comme un homme qui s'entend
appeler.
— Justement non, Bruno : je ne l'ai pas assez
aimée.
— Tu n'as pas supporté de la voir souffrir...
— De la voir s'abîmer, dit Jean d'une voix rauque.
— C'est donc pour ne pas souffrir, toi ? pour
abréger ton supplice plutôt que le sien, que tu l'as achevée ?
— Peut-être, balbutia-t-il. Et soudain, se jetant à
genoux devant le portrait de Jeanne : oui, cria-t-il, oui, c'est vrai,
c'est vrai. Oh ! pardon...
— Tu le regrettes ? Non pas ton geste, mais la
part d'égoïsme et de lâcheté qu'il contenait, tu la regrettes ?
L'homme à genoux étendit les bras en secouant la
tête : il ne possédait rien, plus rien.
— Alors, dit Bruno, ne pense plus à toi, ni même à
Jeanne seulement ; mais à tous ceux qui ont mal et qui pleurent : à
tous ceux qui sont seuls pour mourir, ou pour survivre. Cette croix sur
le mur les représente tous, tu le sais ?
— Laisse-moi, dit Jean,
— Sûrement pas ! C'est cela que tu es venu
chercher ici. Car tu as obtenu le pardon des hommes : ils t'ont acquitté,
et rien n'a été changé pour toi. Tu viens chercher un autre pardon.
L'autre se défendit encore :
— Celui de Jeanne, c'est tout.
— Et pourquoi me le demander à moi ? Parce que tu
ne m'as pas appelé à temps, la nuit de sa mort ? Parce que tu as mis son
âme en danger ? — Mais non ! tu n'y as pas songé une seule fois
depuis un an ! Et moi, ajouta-t-il en cachant son visage, j'y pense chaque
nuit...
— Ce n'est pas moi qui t'ai appelé, dit Jean après un
silence : c'est elle qui t'a réclamé en faisant un signe de croix, son
dernier geste.
Il se sentit saisi à
bras-le-corps, furieusement, joyeusement :
— Le signe de la croix, répéta Bruno ; puis,
criant presque : elle a fait le signe de la croix ?
Il était tombé à genoux aux côtés de Jean ;
celui-ci l'entendit prononcer « Magnificat anima mea dominum !... Oh !
Jeanne... » Il n'aurait su dire si, derrière ces mains qui tremblaient,
Bruno riait ou pleurait. Les deux à la fois, lorsqu'il se releva :
— Jean, veux-tu que je te donne l'absolution ?
— Non, ce serait trop facile, ce serait de la lâcheté...
— Trop facile ? Il regarda ce visage raviné, ce
regard usé, cette statue de la honte et du remords.
— Assez d'orgueil à présent, ordonna- t-il. Non, reste
à genoux. Ton acte de contrition, le sais-tu encore ? (L'autre secoua la
tête en haussant les épaules.) Alors, répète après moi : « Mon
Dieu... j'ai un extrême regret... »
Du fond des temps, Jean reconnut les paroles qu'il
n'avait jamais entendues que sortant des ténèbres, derrière la grille de bois
de cet invisible prisonnier qui vous délivre : Ego te absolvo a
peccatis tuis... Passio domini nostri Jesu Christi... Et il ferma les yeux,
comme autrefois. À cet instant, il revit Jeanne ; elle souriait. À cet
instant, il ressentit si fort cette pensée qu'il ne put la retenir :
— Bruno, murmura-il le temps n'existe pas.
Bruno le prit par les épaules et le releva, étonné de
le trouver si léger :
— Le temps n'existe pas, répéta-t-il, tu as trouvé
tout seul le secret.
Jean s'assit pesamment. De quelle longue marche
sortait-il épuisé ? Le silence. Quelque part, dans cette bâtisse, un
robinet coulait goutte à goutte : tac… tac... tac...
— Bruno, fit Jean d'un ton très las, c'est sans
lendemain : je ne sais pas prier...
— Jeanne t'apprendra.
— Dieu... commença-t-il — mais Bruno l'interrompit
d'un geste :
— Dieu est le seul qui vous voit ensemble. L'espace
non plus n'existe pas. Quand tu auras ressenti cela, jusqu'au fond, tu ne
pourras plus t'empêcher de prier.
— J'ai essayé, dit Jean comme s'il faisait l'aveu
d'une faiblesse. J'ai essayé de prier c'est monotone.
— Oui : comme de contempler la photo de quelqu'un
qu'on aime. Monotone — inépuisable...
— Prier, répéta Jean. (Tac… tac... était-ce au dessus
ou à côté, cette goutte d'eau ? ou seulement dans sa tête ?) Non,
Bruno : je ne veux rien demander pour moi : je ne mérite rien.
— Penser à soi très humblement est encore penser à soi, dit le jeune homme
en souriant. Mais les autres, Jean, les autres !
— Les autres m'ont toujours fait peur. La foule, son
odeur, son haleine... Oh ! Bruno, un wagon de métro à six heures du
soir...
— C'est une fleur japonaise : un bout de papier
fripé qui ne ressemble à rien ; mais si tu le mets dans l'eau — quelles
couleurs ! quelle surprise ! L'eau, c'est ton amour pour eux.
— Je ne les aime pas. Je ne peux pas croire que Dieu
s'intéresse à chacun d'eux. Ils sont laids, Bruno.
— Laid ou beau, qu'elle en ait deux ou douze, chaque
enfant est irremplaçable pour sa mère. Eh bien, chaque être est irremplaçable
pour Dieu — c'est simple à comprendre : si tu l'acceptes, tu es sûr de
toujours voir la dignité de l'autre malgré sa disgrâce. Un nain, une
prostituée... Et après ? Le corps est suspect ; l'âme seule... — La
maladie de Jeanne ne te l'a donc pas appris ? demanda-t-il avec une sorte
de dureté.
Ils se turent parce qu'il fallait faire face aux
images, se colleter avec les images.
— Moi, reprit Bruno, quand je ne suis plus en état de
grâce, il ne m'est plus donné de voir les âmes en filigrane derrière les
visages...
— Qu'est-ce que « l'état de grâce » ?
demanda Jean.
— Mais… je viens de te le dire.
— Je ne l'ai donc jamais connu, fit le grand amèrement,
et je ne le connaîtrai jamais. Les autres… (Il parut les écarter à deux mains).
La forêt me cache les arbres !
— C'est le contraire, Jean : chaque arbre résume
la forêt. Dans la douleur, l'infirmité, le désarroi d'un seul être, il t'est
donné de ressentir ceux de l'humanité tout entière. Voilà la réponse de Dieu au
mystère accablant de la foule.
— « Douleur », répéta Jean avec violence,
vous n'avez que ce
mot à la bouche !
— Qui ça, « nous » : Jeanne et moi ?
— Tais-toi !
— Le monde entier et moi ! poursuivit Bruno plus violemment. Tu te défends
encore, mais trop tard ! « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais
pas déjà trouvé »… Tu as pu passer quarante ans de ta vie en détournant
les yeux chaque fois que tu rencontrais la Douleur : quarante ans à
l'étranger ! mais ton passeport
n'est plus valable. À présent, tu la verras partout... Depuis le passant qui
fronce un instant le sourcil parce qu'il vient d'avoir mal, jusqu'à l'agonisant
qui meurt seul dans un hôpital sordide, c'est le chemin de la Douleur.
— Et si je veux garder la paix,
moi ?
— Comme Bernard ? Ce qu'il
appelle « la paix » ? — Alors, ne remarque même pas le
sourcillement du passant ! C'est peut-être pour cette raison que les
aveugles semblent si paisibles : ils ne voient pas d'autre douleur que la
leur.
Jean se leva, s'étira : éprouva ses membres comme
un cavalier qui vient de tomber de cheval puis, se plantant devant Bruno :
— Bon. Et alors ? Qu'est-ce que je peux faire, moi ? « Aimer
les autres », bondieuserie mise à part, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Parvenir à aimer leur visage de douleur : à aimer
le visage même de la Douleur, qui s'appelle la Sainte Face.
— Absolument pas je n'ai aucun besoin de Dieu pour cela.
— Je crois que si : justement parce qu'il est aussi
le Dieu de la Création et de la Joie. Vivre à la fois dans l'enchantement de la Création et
la compassion des créatures, comment y parvenir sans Lui ?
Jean parut se voûter d'un coup. Il
y eut un silence sans fin que ponctuait la goutte d'eau quelque part : le
temps aveugle, le temps stupide...
— Pourquoi m'as-tu dit tout
cela ? demanda-t-il enfin d'un ton très las. J'en crèverai. On ne peut qu'en crever. Tous les vrais
chrétiens, s'il y en a, devraient se suicider.
— Ils sourient, au contraire, c'est même à cela que tu
les reconnaîtras ! à ce sourire qui n'est ni provocation, ni suffisance,
ni niaiserie. Un sourire au regard grave, et qui naît de la rencontre, au même
instant, sur un visage humain, de toute la joie et de toute la douleur du
monde.
Jean ferma les yeux :
— Avant, je ricochais toujours à
la surface. Maintenant, Bruno...
— Maintenant ?
— Maintenant, je vais
sombrer ; mais je m'en fous.
— Maintenant tu marcheras sur les eaux, dit Bruno
d'une voix forte. Debout !
Jean le considéra avec un sourire
triste : ses épaules étroites, sa soutane luisante, ses grosses chaussures
— de haut en bas, avec un sourire triste.
— Bruno, murmura-t-il, mon petit frère Bruno — et son menton tremblait un peu.
On n'entendait plus le tac...
tac... tac..., mais ce bruissement confus et constant qui sert aux villes de
silence.
— Bon, dit Bruno, ce n'est pas tout : pas
d'absolution sans pénitence. Pour pénitence...
— Ne m'impose pas de prières comme à un gosse :
je ne sais pas prier ! Et puis...
Il hésita encore et dit, sans regarder Bruno :
— Ou bien tout ça ne signifie rien, ou bien cela ne peut
se résoudre en paroles toutes faites qu'on ressasse à genoux.
— Comme pénitence, reprit lentement Bruno, tu
diras : Oui.
— Quoi ?
— À tout ce qu'on te demandera, à
tout ce qu'on n'osera pas te demander : à la plainte, au regard de
n'importe quel inconnu, tu diras : Oui.
— À tout le monde ?
— Sauf à toi-même.
— Jusqu'à quand ?
— Le reste de ta vie.
— Bruno !
— C'est cela que tu es venu chercher non pas
l'acquittement mais l'absolution. Et c'en est le prix.
Aucun d'eux n'aurait su dire l'heure, mais la nuit
était tombée depuis longtemps. Ils s'accoudèrent à la fenêtre, en silence. Un
vent froid, estafette de l'hiver, passait à leur hauteur. La ville s'étalait
comme un champ de bataille ; la ville blessée ouvrait et refermait ses
yeux innombrables... « Chaque lumière est peut-être un appel », pensa
Jean avec angoisse. Il secoua encore une fois la tête et dit :
— Si je t'écoutais, Bruno, jamais
plus je ne serais tranquille !
— Tu l'étais donc depuis un
an ? (Il fit signe que non). Tranquille ? Sûrement pas ; mais un
jour, peut-être, tu ne parviendras plus à distinguer ta joie et ton devoir.
— Tu en es là ? demanda Jean.
— Par instants — mais ils me
payent de tout. Le temps n'existe pas : il n'y a que les instants qui
comptent.
Comme s'il suffoquait, Jean leva soudain les yeux au
ciel. La lune y surgissait du cœur d'un grand désastre. Ces étoiles
innombrables, invisibles, ces milliards de constellations royales, c'était la
foule du métro à six heures : Jean lui faisait face avec calme et amitié.
Le ciel respirait puissamment. Des siècles de nuages y dérivaient avec une
grande lenteur ; et Jean regardait comme pour la première fois ce ciel
habité, plein d'amours renouées — ce ciel de retrouvailles...
Gilbert Cesbron, in Il est plus tard que tu ne le
penses