lundi 14 novembre 2011

En glanant... Albert Camus, Le portrait de M. Pouget


Le Portrait de M. Pouget a paru avant la guerre, en livraisons, dans une revue dont l'influence ne dépassait pas certains cercles. On ne peut dire que l'ouvrage à ce moment ait connu autre chose qu'une réputation sûre mais discrète. Il vient d'être édité en volume et il semble encore qu'on n'en ait pas beaucoup parlé en zone non occupée. C'est que, malgré les apparences, le monde n'a pas changé depuis la guerre. Il est toujours très bruyant. Et pour peu qu'une voix mesurée entreprenne de nous parler d'un exemple austère et pur, elle a chance de ne pas être entendue. Pour un livre, se faire entendre veut dire dépasser le cercle, restreint ou étendu, qui lui est acquis avant même sa parution. Je ne doute pas, bien entendu, que le Portrait de M. Pouget ait été lu avec enthousiasme dans les milieux catholiques. Mais il serait bon que des lecteurs très différents aient l'occasion de méditer ce beau livre et je voudrais justement apporter ici le témoignage d'un esprit étranger au catholicisme.
C'est une entreprise singulièrement ardue que de mettre en scène l'intelligence et la modestie, d'en tenter le portrait et de se faire le romancier d'une aventure spirituelle. Le Portrait de M. Pouget appartient à un genre difficile à définir, plus délicat encore à apparenter. Ce n'est pas l'amitié qui l'inspire, Montaigne parlant de La Boétie ; ce serait plutôt la vénération, Alain tentant de faire revivre Jules Lagneau. Il y a toujours quelque chose d'émouvant dans l'hommage qu'un homme rend à un autre homme. Mais qui pourrait se vanter de définir ce sentiment si prenant qui lie certains esprits par les liens du respect et de l'admiration. C'est une parenté quelquefois plus solide que celle du sang. Bien pauvre en effet qui n'a pas eu cette expérience, heureux qui l'ayant eue, s'y est abandonné. C'est une expérience de ce genre en tout cas que M. Guitton nous rapporte.
Qui était M. Pouget ? Un vieux prêtre lazariste aux trois quarts aveugle qui réfléchissait sur la Tradition et recevait quelques étudiants dans la petite cellule où il achevait sa vie. Celle-ci peut se résumer en quelques mots : paysan, séminariste, professeur, infirme et quarante ans de retraite studieuse à la Maison des Lazaristes. Elle est donc privée de ces coups de théâtre qui alimentent les biographies brillantes. Les seules péripéties de cette existence sont enfermées dans une interminable réflexion sur la Tradition et les textes. Ainsi, faire la biographie de M. Pouget revenait à écrire petit manuel d'exégèse et d'apologétique, à faire entrevoir une figure spirituelle derrière ses œuvres, sa méthode et ses idées.
Ces idées étaient nuancées. M. Pouget les avançait avec beaucoup de précaution. Et M. Guitton a mis toute la mesure et le respect qu'il fallait dans leur exposition. Les résumer, c'est par conséquent les trahir. Le lecteur remédiera à cet inconvénient en ayant sans cesse à l'esprit l'indice de correction nécessaire. Devant tout ce qui suit, en effet, M. Pouget aurait été et M. Guitton serait en droit de s'écrier : « C'est bien plus compliqué que cela ! »
Tout l'effort de M. Pouget semblait être de trouver le chemin moyen entre la foi aveugle et la foi raisonnante. Il ne voulait pas soutenir ce qui est insoutenable, défendre dans l'Écriture des ambitions qu'elle n'a jamais eues. M. Pouget jetait du lest. Tout dans les Écritures lui paraissait inspiré, mais tout ne lui paraissait pas sacré. Il fallait faire un choix. Du point de vue d'une orthodoxie entêtée, cela pouvait être dangereux. En réalité, cela n'a pas manqué dé l'être. M. Pouget, semble-t-il, souffrait de disgrâce officielle. Il s'en tirait en s'exerçant à la sérénité et en posant un postulat : « L'Église n'est pas infaillible à cause des preuves qu'elle propose, mais à cause de l'autorité divine avec laquelle elle enseigne ». Ceci dit, il s'agissait pour lui de faire la part du feu, de discerner un minimum irréprochable dans les textes et de démontrer que ce minimum suffisait à prouver les vérités de la foi. M. Pouget remarquait par exemple qu'on demande aux Évangiles une rigueur historique que personne n'aurait l'idée d'exiger des historiens de l'antiquité ou du Moyen Âge. Il faut bien compter pourtant avec la mentalité particulière à chaque temps, avec les sautes du climat moral à travers les siècles. Et il faut distinguer soigneusement dans l'Écriture ce qui revient à l'inspiration divine et ce qui provient de la mentalité propre à une certaine époque. Ainsi la Bible, très longtemps, a précipité dans le même enfer, sans discernement, les bons et les méchants. L'Ecclésiaste le dit formellement : « Mais les morts ne savent rien et il n'y a plus pour eux de salaire ». C'est que l'idée d'une récompense morale était étrangère au milieu juif primitif. On ne saurait défendre ces textes par conséquent et leur extorquer, au moyen d'une torture par l'allégorie, l'aveu d'une inspiration divine.
À qui serait étonné de l'insouciance de Dieu, qui apparemment laisse ainsi trahir sa pensée, M. Pouget aurait reparti qu'il pouvait bien s'agir plutôt d'un plan concerté. Dieu a proportionné ses révélations à la capacité de la créature. L'illumination divine est trop  vive pour des yeux humains et la révélation doit être graduée. « Dieu est éducateur », disait M. Pouget.
Il a fallu arriver au XXe siècle pour croire qu'on pouvait philosopher sans savoir son orthographe. Cette idée aurait scandalisé M. Pouget. La pédagogie divine, comme toutes les pédagogies raisonnables, procède au contraire par étapes. Elle ne vaticine pas, elle enseigne. Elle temporise avec l'esprit humain et le laisse respirer. Dieu s'est fait ainsi politique et réaliste. M. Pouget parlait volontiers d'un nouvel attribut divin, la condescendance (qu'il faudrait, je suppose, prendre au sens précis : descendre au niveau de...). La maxime divine serait ainsi, selon notre auteur : « Ni trop, ni trop tôt, ni trop à la fois ». Le résultat, c'est que Dieu a fait coïncider son enseignement avec l'histoire. L'histoire, c'est la série des manœuvres divines pour faire pénétrer les lumières de la vérité au cœur aveugle de la créature. Il faut prendre par conséquent la révélation dans son développement, dans son effort obstiné pour se dégager des écorces successives de préjugés séculaires. La science historique est sacrée. Et M. Guitton peut objecter avec quelque force aux critiques : « Ce qui est remarquable, ce n'est pas que le judéo-christianisme se revête de mentalités, c'est qu'il s'en évade ». Notons enfin que l'Église appuie cet effort par son propre travail de définitions dont M. Pouget remarque qu'il est presque toujours négatif. L'Église laisse toute liberté aux théologiens. Elle repousse seulement les théories qui menacent l'existence de la foi à leur époque. La Révélation enseigne ce qui est, l'Église repousse ce qui n'est pas. Cette dernière aurait ainsi à faire respecter la marche de la vérité, à empêcher qu'on la précipite et qu'on l'égare. Les hérétiques, en somme, seraient ceux qui veulent aller plus vite que Dieu. Pour l'impatience, point de salut.
Ces principes de minimum, de mentalité et de développement fondent la méthode de M. Pouget. Elle ne prend pas le problème à sa racine, il est vrai. La racine, c'est le problème de l'être et M. Pouget semblait se méfier de la métaphysique. En tout cas l'estime intellectuelle qu'inspire son entreprise fait une obligation au commentateur de rester sur le plan choisi par l'auteur. Sur ce plan cependant, cette méthode offre le flanc à une grosse objection. Elle risque, en effet, de faire de la mentalité le vide-poche de l'exégèse. Tout ce qui contredit la foi revient à la mentalité : la discussion est évitée. M. Guitton, sur ce point, fait une réponse qui n'est qu'à demi rassurante. « La méthode vaut ce que vaut l'esprit qui manie ». Il est vrai. Mais cela risque de supprimer le problème des méthodes. Il n'y aurait pas de bonnes ou de mauvaises méthodes, mais de bons et de mauvais esprits. Avec quelques nuances, cela ne me paraît pas extraordinaire à admettre. Mais cela semble au contraire surprenant pour un esprit qui se place dans la Tradition.
On est plus à l'aise en revanche, pour signaler ce qui paraît sans prix dans la réflexion de M. Pouget. C'est qu'elle laisse le problème de la foi intact. Entendons-nous. Est-il besoin de le dire, pour M. Pouget lui-même, la question ne se posait pas. Mais toute exégèse suppose des incroyants. Comme les Pensées de Pascal, la pensée de M. Pouget a une direction sous-entendue : elle est apologétique, Mais sa méthode ne cherche pas à emporter directement la conviction. Cela, c'est l'œuvre de la grâce. La critique de M. Pouget était négative et préparatoire. Elle visait à montrer que l'Écriture inspirée n'offre rien qui heurte vraiment le bon sens. Les textes divins ne peuvent pas être des obstacles sur le chemin de la foi. Ce sont des guides sûrs au contraire. « De tout cela, disait M. Pouget, on ne tire pas la foi, ce qui est impossible, mais des motifs suffisants de croire ». Ainsi, à l'égard de l'intelligence, une telle méthode, si généreuse et si modeste, laisse la question intacte. Le choix reste en entier. Il est ramené dans son vrai climat.
On a beaucoup trop mélangé en effet depuis cent ans les affaires de la foi et de la science. Un examen plus souple, au contraire, rend toute liberté aux chrétiens et aux incroyants. Les premiers ne tentent plus de « démontrer » la révélation et les seconds ne tirent plus arguments des généalogies fabuleuses de la Bible. Le problème de la foi ne gît pas dans les arguties. C'est par le bon sens que M. Pouget rend ses prestiges à la grâce. Il remet ici toute chose à sa place, seule façon de faire avancer l'esprit. Ce sont les vrais mérites d'une telle méthode. Et ces mérites, pour être discrets, sont à ce point inappréciables qu'ils font oublier la surprenante attitude qui, pendant trois siècles, mit à l'index Copernic et Galilée, ou qui érige en signe de la divinité la plus petite virgule de la Bible.
M. Pouget tient-il tout entier dans cette méthode ? On s'attend peut-être à ce qu'à tout cela s'ajoute un parfum d'existence, une résonance plus humaine ; cette méthode même cependant devrait mettre les chercheurs dans le secret d'une grande âme. Quand M. Guitton écrit que le principe de M. Pouget dans sa recherche était « une indifférence courageuse vis-à-vis de ses désirs », il semble qu'on soit devant l'homme et pour une seconde au moins qu'on le saisisse à plein. On se sent tout à fait renseigné encore sur l'étendue de ce registre humain lorsque M. Pouget nous confie lui-même : « il y a des moments, maintenant que j'approche de ma fin, où j’ai des questions qui tendraient à l'incrédulité ». Il serait puéril de grossir le sens de ces aveux. Ce sont les ombres significatives du portrait, ce pli de la lèvre que Piero della Francesca a donné au duc d'Urbin. Il ne serait rien sans le reste, les yeux durs, le nez impérieux et même le paysage du fond. Mais sans lui, ce visage perdrait son secret et son humanité.
Je peux ici, pour finir, répéter ma question du début, mais qui était M. Pouget ? Aujourd'hui où l'Inde est à la mode, on est assuré de se faire entendre si l'on parle de gourou. C'est bien en effet à l'un de ces maîtres spirituels que ce maître fait penser. Seulement cela se dire que de son influence. Son enseignement en effet ne vise pas à l'illumination, ni au Dieu intérieur ; ce gourou singulier a fait de la critique historique un instrument d'ascèse. Il s'adresse au bon sens pour appuyer la révélation de ce qui passe le sens. Je ne suis pas à même de juger s'il en a été récompensé dans ce qui lui tenait à cœur ; on peut au contraire facilement éprouver qu'un livre comme celui qui vient de lui être consacré n'est pas seulement un hommage, mais aussi une preuve de l'efficacité d'un tel enseignement. Car j'ai à peine parlé du livre lui-même, fidèle en cela, je le suppose, aux intentions de son auteur. Dans un autre livre de M. Guitton, on lit que « l'élu est un être qui réalise son type idéal ». Dans ce sens on peut dire que nous avons aujourd'hui « un portrait d'élu » qui me paraît une réussite exceptionnelle dans notre littérature. Il n'y fallait pas seulement du talent, mais ces puissants mobiles que sont l'admiration et la tendresse. M. Guitton en effet apporte de la clarté aux idées les plus délicates et c'est un effet du grand style. Mais il met de la chaleur dans les abstractions et de la passion dans l'objectivité. C'est un effet de l'âme. Une piété virile fait le reste et donne le ton de ce beau livre.
Il y aurait mauvaise grâce enfin à insister sur les réserves que peut inspirer à un esprit extérieur au catholicisme l'a priori moral que l'on sent à l'œuvre dans certaines pages du livre. Il suffit de les noter. L'essentiel est que ce livre de bonne foi soit mis à sa vraie place : bien au-dessus des vains propos qui, de toutes parts aujourd'hui, résonnent comme la cymbale retentissante dont parle saint Paul.
Albert CAMUS in Cahiers du Sud — avril 1943