« La
Raison, écrit Hegel, ne peut s’éterniser auprès des blessures infligées aux
individus. Car les buts particuliers se perdent dans le but universel. Dans la
naissance et la mort, la Raison voit l’œuvre que produit le travail universel
du genre humain ».
La Raison et
l’Histoire, cela faisait deux pour les Anciens. Cela ne fait plus qu’un pour
les Modernes. Alors que les Anciens voient d’abord dans l’histoire un cycle de
déraison et de crimes, les Modernes, comme leur nom l’indique, pensent que
l’Histoire a un sens, que ce sens conduit jusqu’à eux, et que la masse immense
de besoins, de désirs, d’intérêts, d’opinions et de représentations
individuelles constituent les moyens dont se sert la Raison pour établir son
règne. Le mal lui-même n’est plus un scandale qui laisse sans voix et qui fait
monter les larmes, c’est une étape indispensable dans le laborieux processus de
parturition du genre humain. Ceux qui pleurent au spectacle des événements
terribles passent, nous dit Hegel, à côté de la vraie pièce. Tourmentés par les
dégâts du négatif, ils en ignorent le travail. Prisonniers du monde phénoménal,
ils en restent à l’écume chaotique des choses. Là où il y a nécessité, ils
s’émeuvent de la contingence ; et la marche de l’universel leur est
dérobée par l’anarchie des catastrophes particulières. Captivés mais
superficiels, ils sont donc un mauvais public car ils ne voient pas que la
Raison se réalise dialectiquement par son contraire manifeste, et que les passions
les plus apparemment dévastatrices portent en elles le destin des fins supérieures.
En Moderne conséquent, Hegel se fait fort de remplacer l’agrégat par le
processus et l’effroi devant l’empilement désordonné des souffrances par la
réconciliation admirative avec le grandiose tableau de l’humanité en devenir.
Comme l’écrit, en un raccourci saisissant, Michel Foucault : « L’épreuve
décisive pour les philosophes de l’Antiquité, c’était leur capacité à produire
des Sages ; au Moyen Âge, à rationaliser le dogme ; à l’âge
classique, à fonder la science ; à l’époque moderne, c’est leur aptitude à
rendre raison des massacres. Les premiers aidaient l’homme à supporter sa
propre mort, les derniers à accepter celle des autres ».
Écoutons
maintenant Michelet : « J’avais une belle maladie qui assombrit ma
jeunesse mais bien propre à l’historien. J’aimais la mort. J’avais vécu neuf
ans à la porte du Père-Lachaise, alors ma seule promenade. Puis j’habitais vers
la Bièvre, au milieu de grands jardins de couvents, autres sépulcres. Je menais
une vie que le monde aurait pu dire enterrée, n’ayant de société que celle du
passé et pour amis, les peuples ensevelis. En faisant leur légende, je
réveillais en eux mille choses évanouies. Certains chants de nourrice dont
j’avais le secret, étaient d’un effet sûr. À l’accent, ils croyaient que
j’étais un des leurs. Le don que saint Louis demanda et n’obtint pas, je l’eus :
le don des larmes ».
Le don des
larmes : cette expression humble et sublime nous vient de la tradition
mystique du catholicisme. Dans cette tradition, pleurer était considéré comme
une grâce. C’était même, souligne le philosophe Jean-Louis Chrétien, « un
charisme de l’Esprit saint », un bienfait qui libère notre vie de son
égoïsme. Et, selon le témoignage d’un chroniqueur du Moyen Âge cité par
Michelet, « saint Louis, à la fin de sa vie, se plaignait à son confesseur
de ce que les larmes lui défaillent, et il lui disait débonnairement, humblement
et privément, que quand l’on disait en la litanie ces mots : ‘Ô Sire Dieu,
nous te prions que tu nous donnes fontaine de larmes’, le saint roi disait
dévotement : ‘Ô Sire Dieu, je n’ose requérir fontaine de larmes ainsi me
suffirait petite goutte de larmes à arroser la sécheresse de mon cœur’ ».
« Ce don
que saint Louis demanda et n’obtint pas, je l’eus », affirme crânement
Michelet. Mais cette affirmation est bien plus qu’une coquetterie ou une
vantardise romantique. Les larmes ne révèlent pas seulement une sensibilité
hors du commun, elles sont, avant tout, un don de clairvoyance. Il y a indubitablement
pour Michelet une heuristique des pleurs. « Qui ne pleure pas ne voit pas »,
dit Victor Hugo et Michelet précise en substance : qui ne pleure ne voit
que les grands singuliers collectifs des Temps modernes, c’est-à-dire de
l’époque du mouvement : l’Histoire, le Progrès, la Révolution. À penser
cependant l’Humanité comme un sujet on oublie le fait ontologique de la
pluralité humaine. À la percevoir comme un tout, on fait bon marché de la mort.
Or la mort existe. Autrement dit, la Raison, qui refuse de s’attarder auprès
des blessures infligées, gagne peut-être en compréhension, mais elle perd
simultanément la notion de l’irréparable. En consolant de ce qui arrive aux
hommes par ce que l’Homme accomplit, elle ne remplit pas son office : elle
se veut extra-lucide, mais quelque chose d’essentiel lui échappe. Bref, la
sécheresse de cœur n’est pas moins inexacte qu’immorale. Ce que découvre, en
revanche, le don des larmes, Michelet l’écrit en conclusion de son récit de la mort
de Louis d’Orléans (assassiné le mercredi 23 novembre 1407 par les
Bourguignons) : « Chaque homme est une humanité, une histoire
universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie,
c’était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que
rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après ; Dieu ne recommencera
point. Il en viendra d’autres, sans doute ; le monde, qui ne se lasse pas,
amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais,
jamais... »
Dieu ne
recommencera point. Cette petite phrase vertigineuse introduit la mortalité au
cœur de la modernité. Nous sommes partie prenante d’une totalité qui engendre
majestueusement les siècles, et cette totalité est brisée par chaque mort
individuelle. Il y a Prométhée et il y a Orphée. Il y a le processus et il y a
l’abîme ; il y a l’épopée de l’universel que relate la philosophie et il y
a l’innombrable épitaphe du « rien de tel avant, rien après » qui
nourrit la littérature. Modernes et mortels, nous sommes tiraillés entre
l’Histoire à la Hegel et l’Histoire à la Michelet. Mais peut-être ce
tiraillement lui-même est-il devenu impossible. Peut-être l’époque nous
commande-t-elle de délaisser, une fois pour toutes, le philosophe qui assignait
à la philosophie le mandat d’éliminer la contingence, pour celui qui, seul
contre son siècle, nous dit Barthes dans La Chambre claire, conçut l’Histoire
comme une protestation d’amour.
Nous sortons
d’un siècle, en effet, où, sous la double forme d’une cohérence implacable et
d’une fiction haletante, la philosophie de l’Histoire s’est jetée sur
l’histoire. Des logiciens forcenés, soutenus par la certitude d’avoir raison et
de jouer un rôle dans le scénario de l’émancipation humaine, ont traqué sans
relâche les représentants de l’Ancien Monde. Le présent leur apparaissait comme
le théâtre d’une lutte sans merci entre les vivants porteurs de l’universel et
les survivants monstrueux du temps de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Imbus jusqu’à l’ivresse du Bien à venir, ils ont accéléré sans état d’âme la
disparition des classes agonisantes. La Raison guidait leurs pas et, pire que
tout, cette Raison pleurait. Ces officiants s’endurcissaient contre la violence
qu’ils infligeaient en la dédiant aux damnés de la terre. Tel Robespierre
accusant ceux qui rechignaient à faire usage de la guillotine d’être « tendres
pour les oppresseurs » parce qu’ils étaient « sans entrailles pour
les opprimés », ils se sont montrés impitoyables à force de « zèle
compatissant » et inhumains au nom des droits de l’humanité souffrante. L’accès
à la singularité que ménage le don des larmes leur était barré par les sanglots
qu’ils versaient sur des archétypes. Cruauté idéologique, idéologie lacrymale ;
horreur noire, bibliothèque rose : c’est en fuyant philosophiquement le
tragique dans le gigantesque mélodrame de l’histoire avec un grand H qu’ils
sont devenus des assassins et qu’ils ont déchaîné un désastre sans pareil.
Ce désastre
ébranle (ou devrait ébranler) la foi moderne dans l’accomplissement progressif
de l’identité du réel et de l’idéal, c’est-à-dire d’un monde où le Bien
s’inscrirait définitivement dans l’être. « Là où se lève l’aube du Bien,
des enfants et des vieillards périssent, le sang coule », dit Ikonnikov,
ce personnage secondaire et essentiel de Vie et Destin qui a vu en action dans
son pays « la force implacable de l’idée de bien social ». Mais cet
ébranlement ne le mène pas au nihilisme. Car, à côté de ce grand Bien si
terrible et des grands récits qui le prennent en charge, il existe, hors
idéologie, hors progrès, hors histoire, la flamme éternelle, intermittente,
chétive mais vivace jusque dans la nuit du monde de la petite bonté : « C’est
la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à
un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi
blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un
paysan qui cache sous sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces
gardiens de prison qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres
des détenus adressées aux femmes et aux mères ». Bonté, le mot même que
fait surgir, dans La Chambre claire, la photographie du jardin d’Hiver :
« Sur cette image de petite fille, je voyais la bonté qui avait formé son
être tout de suite et pour toujours sans qu’elle la tînt de personne ».
Bonté et non
niaiserie. Il n’y a rien d’éthéré dans l’enseignement d’Ikonnikov. Ce qui se révèle
à lui et qu’il oppose, toute espérance bue, à la tentation du nihilisme, ce
n’est pas le sourire des anges. C’est, pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas,
« l’incompatibilité foncière du spirituel et de l’idyllique ».