lundi 7 novembre 2011

En édulcorant... Régis Debray, la franc-maçonnerie


La fraternité est un escalier assez raide, avec des marches au milieu pour reprendre son souffle. On saute sans peine de l'une à l'autre, en flairant les mots piégés (car il y a loin du collège électoral au Sacré Collège...). Tout en bas de l'échelle se tient notre collègue, celui qui exerce la même fonction que nous. C'est sous ce terme que s'interpellent policiers et professeurs. Ministres et députés. Appartenance enviable mais trop peu sélective pour que l'émotion ou les valeurs s'en mêlent (bien que Giraudoux ait donné de la poésie aux contrôleurs des poids et mesures). On parlera de confrères un cran au-dessus, lorsque les homologues font partie d'un même corps, plus restreint : ainsi les avocats, médecins, comédiens et académiciens. Égalité de grade et de dignité. Frère exige plus : une communauté de vocation, de risques ou de valeurs. Ainsi des membres d'une guérilla ou d'un commando, frères d'armes. Beaucoup ont des collègues, certains privilégiés ont des confrères, combien d'élus ont des frères, hors les liens du sang ? Les temps de paix et d'abondance sont durs à cet égard (à chacun de bricoler) : « La science, dit Freud, est susceptible de perfectionnements imprévisibles, la conception religieuse du monde, non. Cette conception dans ses parties essentielles reste immuable et, si elle fut erronée, elle le demeurera à jamais ». La production de fraternité a aussi ses invariants. La syntaxe du regroupement, par chance, peut se décliner en chandail, en boubou, en smoking, comme en tablier.
À preuve ces hommes de la fraternité nouvelle mouture que furent les francs-maçons (sans les comparer aux premiers chrétiens...). Ils n'aspirent certainement pas à la vie parfaite, ni à la sainteté. Mais les frères trois points, dont la naissance remonte à la crise de la conscience européenne, qui siègent sous un triangle équilatéral, la plus stable des figures géométriques, à côté d'un candélabre à trois branches, et qui s'embrassent trois fois en se donnant l'accolade, sont les petits cousins du chrétien trinitaire. Cette société initiatique a perdu ses mystères en chemin, mais elle garde ses frontières et ses rites. Comme toute famille de prédilection, c'est aussi une conviction faite organisation. On y laisse à la porte du temple « les métaux » (nom donné au monde profane). Plus qu'un club philanthropique, moins qu'une secte pentecôtiste — qui est admis à une loge connaît une nouvelle naissance. On lui donne officiellement trois ans d'âge, en entrant. Ici aussi, mais en termes purement séculiers (encore que la Grande Loge de France reste explicitement déiste), il s'agit de se retrouver au centre de soi-même, avec l'idée chez les fondateurs qu'en se mettant à l'écart du monde et de ses turbulences, on pourra mieux y intervenir.
Complexe est l'ordre maçonnique, avec ses nombreux rites, obédiences et loges. Dans ses formes les plus exigeantes et malgré ses récents dévoiements, la franc-maçonnerie spéculative (étrangère aux métiers du bâtiment) n'entend pas se résumer à un Rotary amélioré. Elle est dotée d'une charte à laquelle se réfèrent toutes les obédiences de par le monde : les constitutions d'Anderson, publiées à Londres en 1723, écrites par un clergyman, comme un prolongement de la Royal Society newtonienne dans les milieux éclairés. La franc-maçonnerie ne descend pas des « bâtisseurs de cathédrales », comme le veut la légende, mais des loges opératives écossaises du XVIIe siècle, véritables guildes de maçons en quête de lumière spirituelle, et en bons termes avec leur Église réformée. Presbytérienne et cosmopolite, ouverte à des hommes de confessions et de nations différentes, faisant référence explicite au « Glorieux Architecte du Ciel et de la Terre », la charte fondatrice instaure « le moyen de concilier une sincère amitié parmi les personnes qui n'auraient jamais pu sans cela se rendre familières entre elles ». La constitution du Grand Orient de France, qui s'est greffée sur l'aîné britannique, définit en son article 1er la franc-maçonnerie comme une « institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, qui a pour objet la recherche de la vérité, l'étude de la morale et la pratique de la solidarité ». Enraciné dans le siècle des Lumières, le nouveau rite français, rite écossais rectifié, a animé nombre des hommes de 1789 (dont le frère La Fayette, l'ami du frère Washington) et formé les cadres supérieurs de la Grande Armée de Napoléon — deux sur trois des maréchaux d'Empire. Identifiée aux idéaux républicains de la liberté de conscience et proche des milieux protestants, elle s'est trouvée en butte, dès la Restauration, à l'hostilité de l'Église catholique. Anticléricale mais fermement architecturée (bien qu'un convent de 1877 ait rendu facultative au Grand Orient la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme), la chevalerie bourgeoise de la Raison s'est vue maintes fois excommuniée et anathématisée par la papauté (1738, 1751, 1829, 1869). Or, pour l'essentiel, les militants antipapistes, adeptes d'une religion sans dogmes ni clergé, et d'un Dieu fainéant, à la Voltaire, ont retrouvé dans leurs « conventicules » les mêmes modes d'institution que leurs adversaires. Chaque obédience a son règlement général, comme chaque congrégation, son institution. À la place de la communion, la chaîne d'union (les frères debout se tenant par les bras ou la main). Même orientation vers le levant. Le convent, qui désigne l'assemblée générale des francs-maçons, s'utilisait jadis pour l'ensemble des moines d'un monastère. L'inconscient des corps déjoue les bonnes intentions émancipatrices. Le sacré sans dogme reste un sacré — ce qui veut dire d'abord un lieu hors norme et sélectif.
Et donc, la clôture. Pas de portail fermé à l'hôtel Cadet, mais un filtrage discret entre la rue et l'édifice. L'initié, à l'entrée du parvis, doit souffler à l'oreille du couvreur (l'officier qui garde la porte) les mots de semestre (initiales ou noms servant de mot de passe, changés tous les six mois, qui permettent de dérouter les profanes). Le temple dans lequel se tient la loge est un lieu clos et couvert (il ne doit y avoir de fenêtres et d'ouvertures qu'à la condition que du dehors on ne puisse ni voir ni entendre). La durée d'une tenue est symboliquement découpée dans le temps, de midi à minuit, avec ouverture et clôture solennelle des travaux. La hiérarchie ensuite, avec trois grades à l'intérieur des loges : apprenti (= novice), compagnon (= frère), maître (= supérieur). Le postulant est sous l'autorité d'un parrain (= le maître des novices). Et un Suprême Conseil ou Conseil de l'ordre, organe exécutif ayant à sa tête un Sérénissime Grand Maître (= maître, préposé général, ou abbé), élu seulement pour trois ans, chaque année renouvelable. Au-dessus des grands experts et des vénérables dans les loges locales (= couvents ou maisons). Même recours, enfin, à des outils et signes matériels de distinction symbolique : l'Équerre (droiture), le Compas (mesure), l'Épée (égalité de droit). L'Équerre, comme la Croix, allie la verticalité à l'horizontalité. Le Compas, lui, entrecroise le rationnel et le spirituel. Pour la liturgie, il y a le maillet du Vénérable Maître (= la crosse épiscopale), le sautoir, collier à bijoux porté par les officiers (= la croix pectorale), le cordon et le tablier (= l'étole et le camail), l'accolade (= le baiser de paix). Le pont de l'amitié (= pontifex maximus). L'allumage des feux, pour l'installation d'une nouvelle loge, cousine , avec la cérémonie du feu pascal : les banquets d'ordre (entre soi) font penser aux anciennes tables de communion, et les agapes (avec famille et invités) aux agapes des premiers chrétiens, comme les discours aux sermons et la batterie ou l'applaudissement en cadence après le discours, aux répons du chœur et à l'amen du fidèle. Les tenues funèbres, aux absoutes et funérailles. Et le souci de la musique liturgique est partagé. La colonne d'harmonie, ou le chœur de la loge, c'est la chorale du couvent, et les marches funèbres, les requiem. Mozart, de la loge viennoise, a embrassé les deux registres, musique sacrée et opéra symbolique, avec la Messe en ut et La Flûte enchantée. Nous devons aux enfants de la Veuve nombre d'hymnes populaires — La Marseillaise, Le Chant du départ, Le Temps des cerises et L'Internationale (Pottier était maçon) —, ainsi que des chansons bachiques ou coquines pour fin de banquet. Ou d'adieu. « Ce n'est qu'un au revoir, mes frères » est un cadeau du Grand Architecte à tous les quais de gare du monde. Les maçons anticléricaux du XXe siècle ont eu Sibelius et Louis Armstrong. Les antimaçons, Messiaen et le gospel. Toute sacralité oscille entre silence et musique.
Le temple pour l'église, l'installation du maître pour l'investiture de l'évêque, le serment du récipiendaire profane pour la profession de foi du novice, la tenue pour l'office et l'obole pour le denier du culte : on pourrait penser à un démarquage, mais l'histoire montre plutôt un tâtonnement, jusqu'à un point d'équilibre, qui fut un point de convergence. Contre-société ou contre-religion ? Sans doute la franc-maçonnerie est-elle de frappe protestante comme un évangélisme latitudinaire, réduit en France (contrairement à l'Angleterre, où les obédiences ont un caractère interreligieux marqué) aux acquêts d'un évangile humanitaire rehaussés d'ésotérisme éclectique. L'intemporel peine à s'incarner, d'où une certaine aridité figurative. Mozart, oui, Tintoret, non. Pas de Madone aux murs, ni vitrail ni retables. On préfère le symbole à l'image. Patrimoine artistique mince (médailles, bijoux, sceaux, timbres, textiles). « La religion des religions » se veut naturelle et rationnelle. Pas de sfumato en arrière-plan. La féminité est contenue, tenue à un cadre allégorique (Marianne, Minerve, Cérès). L'abstraction divinisée à la mode romaine (Virtus, Fortuna, Victoria) nourrit le décor néoclassique (la Raison, la République), comme il sied à un rite philosophique.
Frisson minimal, merveilleux froid. Pas d'enfants, pas de pauvres, pas d'arbres de Noël pour les cœurs simples. Ni fétiches ni amulettes. Beaucoup de notables en revanche (hier de la grande, aujourd'hui de la petite bourgeoisie) ; pas de mixité mais des branches féminines en parallèle, comme pour les ordres catholiques. Il existe depuis 1952 une Grande Loge féminine de France. La Grande Loge, encore aujourd'hui, ne reçoit pas les sœurs en robe noire dans ses temples, mais les frères du Grand Orient le font. Les initiés sont misogynes par tradition. Au chapitre parité, les frères libres penseurs ont pris, depuis quelques décennies, une avance certaine sur les frères consacrés (à moins que ce ne soit un retard...).
Grands soutiens, entre les deux guerres, de la SDN et de la sécurité collective, les frères en tablier professent l'esprit de paix et de compréhension mutuelle, et ils sont mieux équipés, pour ce faire, que les frères à sandales et ceinturon de cuir. La religion naturelle, en effet, unit les hommes ; les religions positives les divisent. On peut reprocher beaucoup au Grand Architecte, sauf d'avoir versé le sang. C'est sa force, le refus du bigot — et sa faiblesse, la pâleur du neutre. Il n'aime ni ne hait. « Ni colères, ni vengeances, ni passions, ni mauvaises lois ». Pas de sanglantes sottises à inscrire à son passif. Le pacifisme est le privilège des religions « faibles », sans tombeaux ni reliques, sans lieux saints ni pèlerins. Le franc-maçon n'a pas de Terre sainte, ni de Saint-Jacques à l'horizon de ses sentiers. Nul danger de croisades par conséquent — lesquelles ne furent au départ que des pèlerinages armés et dûment escortés. Le catholique a du cœur et peut prier avec ses pieds. Depuis le IVe siècle, c'est un pèlerin-né (le premier dont nous ayons gardé le récit est un fonctionnaire impérial parti de Bordeaux, où il résidait, pour gagner Jérusalem en cinq mois, en l'an 333). Le protestant est un homme de tête, c'est un lecteur-né. Le franc-maçon est un homme assis et sociable. Il regarde la voûte azurée peinte au plafond et écoute en silence ses frères évoquer l'humanisme laïque et les menaces cléricales. Il ne prie pas, il se tourne vers l'Orient, source de toute lumière, et il cherche. Quoi ? L'unité secrète des choses, l'union de la famille-humaine. Son Unus omnibus, sa devise « Un pour tous », témoigne d'une spiritualité sans drame, plus optimiste que la chrétienne. Le tragique ici n'a pas de place. Mais la démarche était au départ de substance religieuse, procédant de la même anxiété fédérative que le E pluribus unum de l'Américain pragmatique. À Cîteaux, au siècle des Lumières, un abbé en charge n'a pas hésité à domicilier une loge dans son couvent, qui lui faisait un allié précieux pour lutter contre le vertigineux pessimisme du janséniste. La clé de voûte des temples restant désincarnée (le Grand Architecte n'est pas une personne mais un principe de sens), sans « grand récit » pour narrer ses tribulations, l'union des adeptes est plus absentéiste, ou moins rigoriste. Pas de vœux solennels, pas de communauté des biens, pas de renoncement à la peculiaritas. Une transcendance peu exigeante fait une fraternité de mi-fond, travaux 19-22 heures, relâche aux grandes vacances. Trop tenu et barricadé pour une simple société de pensée mais trop inséré dans le siècle pour garder l'attrait du mystère, l'atelier ne fait plus saliver les malveillances, hormis les paranoïaques du « complot franc-maçon » (pendant, à droite, du « complot jésuite » à gauche). La religion en mi-teinte des antireligieux a fini par décourager l'anathème autant que l'enthousiasme. Elle fait sourire certains, parodie, et ricaner d'autres, contrefaçon. Elle peut aussi attirer, bien légitimement, de très honnêtes gens en perte d'appartenance que la dilution des identités de quartier, de métier, de pays, laisse sur le carreau. Ceux et celles pour qui une vie à la première personne du singulier ne sera jamais tout à fait réussie ne sauraient trouver leur compte dans l'association des philatélistes du département ou dans le club des supporters de la Juventus.
Régis Debray, in Le Feu sacré