La fraternité est un escalier assez raide, avec des marches
au milieu pour reprendre son souffle. On saute sans peine de l'une à l'autre,
en flairant les mots piégés (car il y a loin du collège électoral au Sacré
Collège...). Tout en bas de l'échelle se tient notre collègue, celui
qui exerce la même fonction que nous. C'est sous ce terme que
s'interpellent policiers et professeurs. Ministres et députés. Appartenance
enviable mais trop peu sélective pour que l'émotion ou les valeurs s'en mêlent
(bien que Giraudoux ait donné de la poésie aux contrôleurs des poids et
mesures). On parlera de confrères un cran au-dessus, lorsque les
homologues font partie d'un même corps, plus restreint : ainsi les
avocats, médecins, comédiens et académiciens. Égalité de grade et de dignité. Frère
exige plus : une communauté de vocation, de risques ou de valeurs.
Ainsi des membres d'une guérilla ou d'un commando, frères d'armes. Beaucoup ont
des collègues, certains privilégiés ont des confrères, combien d'élus ont des
frères, hors les liens du sang ? Les temps de paix et d'abondance sont
durs à cet égard (à chacun de bricoler) : « La science, dit Freud,
est susceptible de perfectionnements imprévisibles, la conception religieuse du
monde, non. Cette conception dans ses parties essentielles reste immuable et,
si elle fut erronée, elle le demeurera à jamais ». La production de
fraternité a aussi ses invariants. La syntaxe du regroupement, par
chance, peut se décliner en chandail, en boubou, en smoking, comme en tablier.
À preuve ces hommes de la fraternité nouvelle mouture
que furent les francs-maçons (sans les comparer aux premiers chrétiens...). Ils
n'aspirent certainement pas à la vie parfaite, ni à la sainteté. Mais les
frères trois points, dont la naissance remonte à la crise de la conscience
européenne, qui siègent sous un triangle équilatéral, la plus stable des
figures géométriques, à côté d'un candélabre à trois branches, et qui
s'embrassent trois fois en se donnant l'accolade, sont les petits cousins du chrétien
trinitaire. Cette société initiatique a perdu ses mystères en chemin, mais elle
garde ses frontières et ses rites. Comme toute famille de prédilection, c'est
aussi une conviction faite organisation. On y laisse à la porte du temple « les
métaux » (nom donné au monde profane). Plus qu'un club philanthropique,
moins qu'une secte pentecôtiste — qui est admis à une loge connaît une nouvelle
naissance. On lui donne officiellement trois ans d'âge, en entrant. Ici aussi,
mais en termes purement séculiers (encore que la Grande Loge de France reste explicitement
déiste), il s'agit de se retrouver au centre de soi-même, avec l'idée chez les
fondateurs qu'en se mettant à l'écart du monde et de ses turbulences, on pourra
mieux y intervenir.
Complexe est l'ordre maçonnique,
avec ses nombreux rites, obédiences et loges. Dans
ses formes les plus exigeantes et malgré ses récents dévoiements, la
franc-maçonnerie spéculative (étrangère aux métiers du bâtiment) n'entend pas se résumer à un Rotary amélioré. Elle est dotée d'une charte à laquelle
se réfèrent toutes les obédiences de par le monde : les constitutions
d'Anderson, publiées à Londres en 1723, écrites par un clergyman, comme un
prolongement de la Royal Society newtonienne dans les milieux éclairés.
La franc-maçonnerie ne descend pas des « bâtisseurs de cathédrales »,
comme le veut la légende, mais des loges opératives écossaises du XVIIe
siècle, véritables guildes de maçons en quête de lumière spirituelle, et en
bons termes avec leur Église réformée. Presbytérienne et cosmopolite, ouverte à
des hommes de confessions et de nations différentes, faisant référence
explicite au « Glorieux Architecte du Ciel et de la Terre », la charte
fondatrice instaure « le moyen de concilier une sincère amitié parmi les
personnes qui n'auraient jamais pu sans cela se rendre familières entre elles ».
La constitution du Grand Orient de France, qui s'est greffée sur l'aîné
britannique, définit en son article 1er la franc-maçonnerie comme une
« institution essentiellement philanthropique, philosophique et
progressive, qui a pour objet la recherche de la vérité, l'étude de la morale
et la pratique de la solidarité ». Enraciné dans le siècle des Lumières,
le nouveau rite français, rite écossais rectifié, a animé nombre des hommes de
1789 (dont le frère La Fayette, l'ami du frère Washington) et formé les cadres
supérieurs de la Grande Armée de Napoléon — deux sur trois des maréchaux d'Empire.
Identifiée aux idéaux républicains de la liberté de conscience et proche des
milieux protestants, elle s'est trouvée en butte, dès la Restauration, à l'hostilité
de l'Église catholique. Anticléricale mais fermement architecturée (bien qu'un
convent de 1877 ait rendu facultative au Grand Orient la croyance en Dieu et en
l'immortalité de l'âme), la chevalerie bourgeoise de la Raison s'est vue
maintes fois excommuniée et anathématisée par la papauté (1738, 1751, 1829,
1869). Or, pour l'essentiel, les militants antipapistes, adeptes d'une religion
sans dogmes ni clergé, et d'un Dieu fainéant, à la Voltaire, ont retrouvé dans
leurs « conventicules » les mêmes modes d'institution que leurs
adversaires. Chaque obédience a son règlement général, comme chaque congrégation,
son institution. À la place de la communion, la chaîne d'union (les frères
debout se tenant par les bras ou la main). Même orientation vers le levant. Le convent,
qui désigne l'assemblée générale des francs-maçons, s'utilisait jadis pour
l'ensemble des moines d'un monastère. L'inconscient des corps déjoue les bonnes
intentions émancipatrices. Le sacré sans dogme reste un sacré — ce qui veut
dire d'abord un lieu hors norme et sélectif.
Et donc, la clôture. Pas de portail fermé à
l'hôtel Cadet, mais un filtrage discret entre la rue et l'édifice. L'initié, à
l'entrée du parvis, doit souffler à l'oreille du couvreur (l'officier
qui garde la porte) les mots de semestre (initiales ou noms servant de
mot de passe, changés tous les six mois, qui permettent de dérouter les
profanes). Le temple dans lequel se tient la loge est un lieu clos et couvert
(il ne doit y avoir de fenêtres et d'ouvertures qu'à la condition que du dehors
on ne puisse ni voir ni entendre). La durée d'une tenue est symboliquement
découpée dans le temps, de midi à minuit, avec ouverture et clôture solennelle
des travaux. La hiérarchie ensuite, avec trois grades à l'intérieur des
loges : apprenti (= novice), compagnon (= frère), maître (=
supérieur). Le postulant est sous l'autorité d'un parrain (= le maître des
novices). Et un Suprême Conseil ou Conseil de l'ordre, organe exécutif ayant à
sa tête un Sérénissime Grand Maître (= maître, préposé général, ou
abbé), élu seulement pour trois ans, chaque année renouvelable. Au-dessus des grands
experts et des vénérables dans les loges locales (= couvents ou
maisons). Même recours, enfin, à des outils et signes matériels de distinction symbolique :
l'Équerre (droiture), le Compas (mesure), l'Épée (égalité de droit). L'Équerre,
comme la Croix, allie la verticalité à l'horizontalité. Le Compas, lui, entrecroise
le rationnel et le spirituel. Pour la liturgie, il y a le maillet du
Vénérable Maître (= la crosse épiscopale), le sautoir, collier à bijoux
porté par les officiers (= la croix pectorale), le cordon et le tablier
(= l'étole et le camail), l'accolade (= le baiser de paix). Le pont
de l'amitié (= pontifex maximus). L'allumage des feux, pour l'installation
d'une nouvelle loge, cousine , avec la cérémonie du feu pascal : les banquets
d'ordre (entre soi) font penser aux anciennes tables de communion, et les agapes
(avec famille et invités) aux agapes des premiers chrétiens, comme les discours
aux sermons et la batterie ou l'applaudissement en cadence après le
discours, aux répons du chœur et à l'amen du fidèle. Les tenues funèbres, aux
absoutes et funérailles. Et le souci de la musique liturgique est partagé. La colonne
d'harmonie, ou le chœur de la loge, c'est la chorale du couvent, et les marches
funèbres, les requiem. Mozart, de la loge viennoise, a embrassé les deux registres,
musique sacrée et opéra symbolique, avec la Messe en ut et La Flûte
enchantée. Nous devons aux enfants de la Veuve nombre d'hymnes populaires —
La Marseillaise, Le Chant du départ, Le Temps des cerises et L'Internationale
(Pottier était maçon) —, ainsi que des chansons bachiques ou coquines pour fin
de banquet. Ou d'adieu. « Ce n'est qu'un au revoir, mes frères » est
un cadeau du Grand Architecte à tous les quais de gare du monde. Les maçons anticléricaux
du XXe siècle ont eu Sibelius et Louis Armstrong. Les antimaçons,
Messiaen et le gospel. Toute sacralité oscille entre silence et musique.
Le temple pour l'église, l'installation du
maître pour l'investiture de l'évêque, le serment du récipiendaire
profane pour la profession de foi du novice, la tenue pour
l'office et l'obole pour le denier du culte : on pourrait
penser à un démarquage, mais l'histoire montre plutôt un tâtonnement, jusqu'à
un point d'équilibre, qui fut un point de convergence. Contre-société ou
contre-religion ? Sans doute la franc-maçonnerie est-elle de frappe
protestante comme un évangélisme latitudinaire, réduit en France (contrairement
à l'Angleterre, où les obédiences ont un caractère interreligieux marqué) aux
acquêts d'un évangile humanitaire rehaussés d'ésotérisme éclectique.
L'intemporel peine à s'incarner, d'où une certaine aridité figurative. Mozart,
oui, Tintoret, non. Pas de Madone aux murs, ni vitrail ni retables. On préfère
le symbole à l'image. Patrimoine artistique mince (médailles, bijoux, sceaux,
timbres, textiles). « La religion des religions » se veut naturelle
et rationnelle. Pas de sfumato en arrière-plan. La féminité est
contenue, tenue à un cadre allégorique (Marianne, Minerve, Cérès).
L'abstraction divinisée à la mode romaine (Virtus, Fortuna, Victoria) nourrit
le décor néoclassique (la Raison, la République), comme il sied à un rite
philosophique.
Frisson minimal, merveilleux froid. Pas d'enfants, pas
de pauvres, pas d'arbres de Noël pour les cœurs simples. Ni fétiches ni
amulettes. Beaucoup de notables en revanche (hier de la grande, aujourd'hui de
la petite bourgeoisie) ; pas de mixité mais des branches féminines en
parallèle, comme pour les ordres catholiques. Il existe depuis 1952 une Grande Loge
féminine de France. La Grande Loge, encore aujourd'hui, ne reçoit pas les sœurs
en robe noire dans ses temples, mais les frères du Grand Orient le font. Les
initiés sont misogynes par tradition. Au chapitre parité, les frères libres
penseurs ont pris, depuis quelques décennies, une avance certaine sur les
frères consacrés (à moins que ce ne soit un retard...).
Grands soutiens, entre les deux guerres, de la SDN et
de la sécurité collective, les frères en tablier professent l'esprit de paix et
de compréhension mutuelle, et ils sont mieux équipés, pour ce faire, que les
frères à sandales et ceinturon de cuir. La religion naturelle, en effet, unit
les hommes ; les religions positives les divisent. On peut reprocher beaucoup
au Grand Architecte, sauf d'avoir versé le sang. C'est sa force, le refus du
bigot — et sa faiblesse, la pâleur du neutre. Il n'aime ni ne hait. « Ni colères,
ni vengeances, ni passions, ni mauvaises lois ». Pas de sanglantes sottises
à inscrire à son passif. Le pacifisme est le privilège des religions « faibles »,
sans tombeaux ni reliques, sans lieux saints ni pèlerins. Le franc-maçon n'a
pas de Terre sainte, ni de Saint-Jacques à l'horizon de ses sentiers. Nul
danger de croisades par conséquent — lesquelles ne furent au départ que des
pèlerinages armés et dûment escortés. Le catholique a du cœur et peut prier
avec ses pieds. Depuis le IVe siècle, c'est un pèlerin-né (le
premier dont nous ayons gardé le récit est un fonctionnaire impérial parti de Bordeaux,
où il résidait, pour gagner Jérusalem en cinq mois, en l'an 333). Le protestant
est un homme de tête, c'est un lecteur-né. Le franc-maçon est un homme assis et
sociable. Il regarde la voûte azurée peinte au plafond et écoute en silence ses
frères évoquer l'humanisme laïque et les menaces cléricales. Il ne prie pas, il
se tourne vers l'Orient, source de toute lumière, et il cherche. Quoi ?
L'unité secrète des choses, l'union de la famille-humaine. Son Unus omnibus,
sa devise « Un pour tous », témoigne d'une spiritualité sans
drame, plus optimiste que la chrétienne. Le tragique ici n'a pas de place. Mais
la démarche était au départ de substance religieuse, procédant de la même
anxiété fédérative que le E pluribus unum de l'Américain pragmatique. À
Cîteaux, au siècle des Lumières, un abbé en charge n'a pas hésité à domicilier
une loge dans son couvent, qui lui faisait un allié précieux pour lutter contre
le vertigineux pessimisme du janséniste. La clé de voûte des temples restant
désincarnée (le Grand Architecte n'est pas une personne mais un principe de
sens), sans « grand récit » pour narrer ses tribulations, l'union des
adeptes est plus absentéiste, ou moins rigoriste. Pas de vœux solennels, pas de
communauté des biens, pas de renoncement à la peculiaritas. Une
transcendance peu exigeante fait une fraternité de mi-fond, travaux 19-22
heures, relâche aux grandes vacances. Trop tenu et barricadé pour une simple
société de pensée mais trop inséré dans le siècle pour garder l'attrait du mystère,
l'atelier ne fait plus saliver les malveillances, hormis les paranoïaques du « complot
franc-maçon » (pendant, à droite, du « complot jésuite » à gauche).
La religion en mi-teinte des antireligieux a fini par décourager l'anathème
autant que l'enthousiasme. Elle fait sourire certains, parodie, et ricaner
d'autres, contrefaçon. Elle peut aussi attirer, bien légitimement, de très
honnêtes gens en perte d'appartenance que la dilution des identités de quartier,
de métier, de pays, laisse sur le carreau. Ceux et celles pour qui une vie à la
première personne du singulier ne sera jamais tout à fait réussie ne sauraient
trouver leur compte dans l'association des philatélistes du département ou dans
le club des supporters de la Juventus.
Régis Debray, in Le Feu sacré