Une comparaison s'impose dès qu'on
pense à Soljenitsyne : Tolstoï ! Tolstoï le grand dissident de son
temps, l'opposant intérieur, dont les opuscules vengeurs paraissaient à
Londres, ou à Genève, par les soins de son disciple Tchertkov. Tolstoï qui se lance
dans le grand recensement de 1898 pour mieux connaître son peuple, dont les
pages de Résurrection
sont caviardées en Russie,
à qui le monde entier rend un long hommage, dont un des disciples, Gandhi,
révolutionne par le « non agir » tolstoïen cet immense pays qu'est
l'Inde...
Et pourtant quelle différence !
Soljenitsyne, issu d'une famille de marchands de Rostov-sur-le-Don, est
orphelin de père dès sa naissance, ne connaît rien des privilèges du comte dissident,
a une jeunesse très pauvre en compagnie de sa seule mère. Son école de pensée
et de vie, ce sera non le peuple des moujiks de Yasnaya Poliana, mais le peuple
hétéroclite des zeks, autrement dit le bagne du régime communiste. Nous ne
savons pas si Soljenitsyne serait sorti de l'ombre sans cette entrevue que le
poète Tvardovski, rédacteur de la revue Novy Mir,
eut avec le maître de l'URSS, Nikita Khrouchtchev, après qu'on eut fait en deux
soirs la lecture du manuscrit à Pitsunda, résidence d'été du Comité central. Le
récit du moujik Ivan Denissovitch plut au moujik en chef, et l'anonyme de
Riazan devint en un jour connu du monde entier : le tabou sur les camps
venait de sauter.
Car, sans le feu vert du maître du
monde communiste, Tvardovski n'aurait pas osé, et l'Occident n'aurait pas cru !
Il fallait l'estampille du pouvoir pour que l'on crût vraiment à cette dénonciation
indirecte du bagne soviétique. Ainsi le dissident Soljenitsyne naquit-il au
monde sous la protection du pouvoir soviétique, et une semaine avant la
reculade de Khrouchtchev à Cuba. Sans doute il s'en fallut d'une semaine...
Dans l'histoire de la dissidence
soviétique, Soljenitsyne est donc un hapax, dès son apparition. Il suffit de
lire Nos pluralistes, un pamphlet de 1983 où il répond d'un seul coup à
tous ses détracteurs : « La haine concertée qui vous unit me convainc
de la justesse du chemin pour la Russie que je me suis tracé ». À voir Soljenitsyne ferrailler contre ses pairs en
dissidence, Siniavski ou Pliouchtch, on comprend à quel point le dissident Soljenitsyne
se tint à l'écart, comme s'il sentait en lui une mission prophétique, autre, et
que la tribu des hétérodoxes du communisme ne pouvait que freiner, ou
dénaturer.
Car il y a du prophète dans cet homme !
Absolument self made man, trois fois revenu de la mort, celle qu'il
encourait au front, celle qui le guettait au bagne, plus ce cancer qui se
déclara dans la dernière année de sa détention, et qu'il tenta de soigner pendant
sa relégation dans l'aoul d'Ouchterek, en Ouzbekistan soviétique. Trois fois
ressuscité ! Ce ne peut être pur hasard... Lorsqu'il rumine sa vengeance
contre le régime esclavagiste communiste, seul dans la masure de pisé d'Ouchterek,
il n'est encore rien, il enterre pour les cacher ses manuscrits, tous écrits
d'une écriture microscopique de clandestin. Il ne pense encore nullement à
relever la visière, à se découvrir, mais il se garde en réserve, il est
investi, il le sait, c'est lui qui révélera au monde le secret bien caché de
l'ignominie du bagne communiste. Survient le dégel, qui va s'accélérant, et
l'ancien zek devenu enseignant à Riazan, locataire de l'humble paysanne
Matriona, commence à peser le pour et le contre : sortir de l'ombre et
défier le monstre ou attendre ? Il y a en Soljenitsyne du stratège et du
tacticien, un chef d'armée qui rumine la manœuvre en son for intérieur, d'ailleurs
il en utilise le vocabulaire.
Comme Roubine, un de ses héros dont
le prototype est un des « trois mousquetaires » amis de la charachka,
Lev Kopelev, comme Roubine lorsqu'il parcourait les villages ukrainiens dévastés
par la famine criminelle sciemment provoquée par Staline, Soljenitsyne parcourt
l'histoire russe et lance : « Eh ! Est-ce qu'il reste des
vivants ici ? » Ce singulier mathématicien, qui, avant la guerre, a
aussi fait des études de lettres par correspondance, qui est parti volontaire
au front, qui a été cueilli par le « Smerch », ou contre-espionnage
de l'armée, alors qu'il allait sans doute participer à l'entrée triomphale dans
Berlin, qui a frôlé la mort tant de fois, se sent gardien d'une vérité- brûlante que
personne ne connaît ;
il n'a plus que cette hantise : est-ce le moment de sortir du rang et de
hurler la vérité à la face du Minotaure ?
S'il continue à se taire, il sera
châtié par le Seigneur de Vengeance. Il aura participé au mensonge de tous, au
mensonge imposé par le dragon tout-puissant. Et d'ailleurs tous ses maux ne
viennent-ils pas de cette complicité avec le mal ? « Maintenant c'est
coincé dans ma tête. C'est marqué au fer rouge. Ça brûle. Et parfois il te
semble entendre : tes propres blessures, c'est pour ÇA ! La taule, c'est pour ÇA ! La maladie, c'est pour ÇA ! ».
Vivre hors du mensonge ! Tel est le titre de son plus célèbre
opuscule, où il adjure ses concitoyens et ceux qui dirigent la Russie de
renoncer à la soumission au mensonge, à l'idéologie qui pourrit les âmes, au
régime esclavagiste infiltré en chacun, dans son être le plus intime... Mais il
ne s'agit pas d'un mensonge intellectuel, c'est bien d'un mensonge existentiel
dont il s'agit !
Seuls les prophètes d'Israël ont crié
avec cette véhémence, ont lancé de telles imprécations. L'exil, c'est pour vos
iniquités ! disaient-ils. Et le zek soviétique entraîné par l'Ange
exterminateur lance : le bagne, ce mensonge qui vous taraude, cette boue d'iniquité
que vous souffrez dans vos vies, c'est pour votre couardise !
Ou plutôt, notre couardise, car la
grandeur de L'archipel du goulag, c'est d'être aussi une confession, une
confession ardente, pénible, qui à chaque étape du récit de cette encyclopédie
de la violence institutionnalisée par le communisme revient sur soi et, comme
dans le grand canon pénitentiel de saint André de Crête, crie du fond de la
nuit : je suis pécheur. Pourquoi s'être laissé arrêter comme un lapin qui
attend le coup ? Ce fut son cas, et sans pitié pour soi il se montre encore
naïvement imbu de ses privilèges d'officiers quand tout est fini et qu'il va
tomber dans la trappe ! Il révèle la tentative d'enrôlement par les « organes »
qui lui ont attribué un nom clandestin, Vetrov. Le résultat, c'est que les
innombrables ennemis du prophète Soljenitsyne ont eu une tâche facile, ils
n'ont eu qu'à pêcher dans cette confession les aveux de cet athlète de Dieu.
Comme si on allait moissonner dans Les Confessions de
saint Augustin tous les aveux qu'il fait sur sa vie de dissipation avant la
conversion, et qu'on écrivît un pamphlet qui ne tînt compte que de cela !
Soljenitsyne n'est pas un homme de la
conversation, ou de la méditation intérieure : le goulag n'est pas
vraiment un lieu de méditation ! Il y a en lui quelque chose qui
l'apparente à la pensée existentialiste : on est ce que l'on fait, ce que
l'on dit, l'intériorité n'est pas le for intime authentique décrit pas les
romantiques. L'authentique est dans la conduite, le geste de chaque homme, en chaque
instant. Mais ce geste, l'homme lui-même ne le connaît pas d'avance. Sera-t-il
un lâche, ou tiendra-t-il sous les coups ? Va-t-il vendre les siens ou
trouver la force immédiate de dire non ? Il ne le sait, et tant qu'il ne
l'a pas fait, ni dit, personne ne le sait pour lui... Il n'est rien de
prédestiné. Et le « tout est grâce » de Luther n'est pas non plus le
dernier mot de cet athlète : il faut agir comme si la grâce ne devait
jamais venir sur toi. Quant au « non agir » de Tolstoï, ou des
philosophies orientales que celui-ci admirait, rien ne lui est plus étranger,
ni même plus odieux. L'homme vit exposé à tous, tout est immédiat, la mort et
la vie, la survie et l'agonie, le bien et la vilenie. Il y a ceux qui veulent
survivre à tout prix, et il y a la petite cohorte de ceux qui certes veulent
survivre, mais qui, sans le proclamer, ont décidé à tout jamais que ce ne
serait pas « à tout prix ». Cependant, nulle part le « prix »
de la vertu ou du courage n'est affiché. Et c'est cette élite cachée qui va
organiser la résistance morale contre les bourreaux, ce sont ces « nouveaux
décembristes » qui vont préparer l'îlot de liberté intérieure sur quoi
tout pourra un jour se reconstruire. Soljenitsyne n'est pas un homme de la
conversation, mais du combat intérieur. Combat pour sa propre indépendance,
pour son affranchissement de l'idéologie et, plus encore, de la peur ou, du
moins, de la pusillanimité face à l'énorme pression du totalitarisme. Dans Le Chêne et le Veau, écrit en 1967, il se confesse à nous
à l'instant où le licou est autour de son cou, et où il se délivre par
l'écriture. Il nous confie avoir été un écrivain du souterrain, pourtant ce
n'est pas le souterrain de l'homme hargneux et illogique de Dostoïevski, mais
celui d'une église des Catacombes. Et il se compare à Tchaadaïev, l'auteur des Lettres philosophiques qui, sous Nicolas I", fut
déclaré fou et assigné à domicile, contraint de recevoir un médecin chaque
semaine ; les œuvres de Tchaadaïev restèrent presque cent ans dans le
souterrain.
Mais là s'arrête la comparaison, car
Tchaadaïev luttait contre un adversaire moins carnivore que le totalitarisme.
Soljenitsyne clandestin se réserve pour le corps à corps qu'il engagera le moment
venu, il se sent l'Élu de Dieu, du Dieu de l'Ancien Testament, du Dieu Vengeur
des Armées. Le sentiment aigu d'écrire sous le regard de ce Dieu exigeant, sous
la menace d'une mort imminente, ne le quitte pas, Il est le Glaive, il est le
Fléau de Dieu. Comme Tolstoï, il sait où est « la racine du mal », et
il sait « qui est fou » pour de bon...
Le 2 juin 1988, il apprend que Le
pavillon des cancéreux a paru en Occident, la protection de
son copyright est donc assurée, il vient de
terminer L'archipel, maintenant
microfilmé, réduit à un petit étui qu'il s'agit à présent d'envoyer à l'Ouest.
Une tâche est finie, une autre, plus dangereuse encore, s'impose aussitôt. « C'est
le branle-bas des cloches ! ! ! à toute volée ! ! !
— Le jour même et presque dans l'heure même ! Jamais on n'exécutera ainsi
aucun programme humain ! Elle retentit la cloche, la cloche du destin et
des événements, assourdissante ! Et personne encore ne l'entend dans cette
forêt parée de la tendre verdure de juin » (Le
Chêne et le Veau).
Relisons
la lettre que l'écrivain adresse au IVe Congrès des écrivains de
l'URSS. Celui qui, il y a seulement quatre ans, était présenté pour le prix
Lénine de littérature, toute visière relevée, fonce sus à l'ennemi et le défie
de front dans cette lettre publique : « Je suis évidemment sûr de
remplir mon devoir d'écrivain en toute circonstance, et peut-être du fond de la
tombe avec plus de succès et d'autorité que de mon vivant. Nul ne réussira à
barrer les voies de la vérité, et je suis prêt à mourir pour qu'elle avance ».
La dissidence russe est née avec des
hommes comme le mathématicien Essenine-Volpine, qui, au fond du goulag, enseignait
à ses compagnons de misère à exiger l'application du code pénal soviétique, et
écrivit ensuite un manuel de résistance par le recours au droit, en exploitant
ce talon d'Achille de l'URSS qui consistait en ce qu'elle avait singé les
démocraties bourgeoises à partir des années 1930, et, pour des raisons au fond
restées mystérieuses (probablement en tombant dans le pratico-inerte, comme
disait Sartre, la Révolution avait un besoin incompressible de ritualisation),
elle avait donc sa constitution et ses lois. Bien sûr elles étaient foulées aux
pieds, et le magistrat instructeur de 1937 que décrit Evguénia Guinsbourg
sortait à la Lioubanka une matraque de son tiroir et lançait au récalcitrant
qui faisait appel à la légalité : Tiens la voilà, ta Constitution !
Mais dans une URSS finissante, fatiguée de l'extrême
violence, les leçons de droit soviétique d'Essénine-Volpine servirent à des
milliers de zeks à user et exaspérer bien des magistrats instructeurs. En cela Essénine-Volpine
est peut-être le père de la dissidence : retourner contre l'adversaire ses
propres armes, voilà bien la méthode par excellence du dissident, ce lutteur à
mains nues. Et il y eut de nombreuses variétés de dissidents, ceux nourris de
marxisme, de christianisme, de Berdiaev, de Trotski, quelques-uns qui tramaient
des complots infantiles, et tous ceux qui ne complotaient pas, mais qui
tentaient de vivre sans asservissement à l'idéologie totalitaire. Soljenitsyne
est plus que cela. Lui-même explique qu'il a dû se cacher, refuser de
participer à des démarches collectives de dissidents à l'heure des
protestations et des groupuscules qui attendaient à la sortie des tribunaux.
Dans La
Chronique des événements, cette
parution en samizdat qui était un simple relevé de toutes les actions intentées
contre des dissidents, et qui en soi était un acte de dissidence dont les
auteurs étaient recherchés par toutes les polices du régime, Soljenitsyne
figure assez peu : il se réservait pour un autre combat. Sakharov
attendait, glacé de froid, dans chaque bourg de province où l'on jugeait des
protestataires anonymes, le général Grigorenko organisait la guérilla des
défenseurs des droits de l'homme, et ses Mémoires nous parlent de la fraternité qui règne miraculeusement
entre eux. Le jeune Boukovski clamait la révolte, était incarcéré dans la
maison des fous, soumis à la camisole de force chimique ou bien aux
enveloppements glacés qui vous torturent le corps par compression.
Soljenitsyne
et son épouse se tenaient à l'écart, se réservaient pour le coup final. Et
lorsque l'écrivain apprit que le KGB venait
de saisir un exemplaire de L'archipel
dans l'appartement
de sa dactylo de Leningrad, qui s'était pendue, il lança le signal convenu avec
Paris, et l'avalanche fut déclenchée. L'arme de dissuasion absolue du dissident
était amorcée : la vérité sur les camps, sur l'immense système
esclavagiste allait déferler sur le monde. Une page nouvelle du XXe
siècle s'écrivait, un texte contre l'empire de l'utopie dévoyée. Un « J'accuse »
aux dimensions de dizaines de millions de victimes qu'il fallait réhabiliter.
Grigorenko
n'en voulut jamais à Soljenitsyne de s'être ainsi réservé pour d'autres luttes,
il écrit dans ses mémoires : « Lorsque je le rencontrai, j'eus la
sensation concrète d'un contact avec la Grandeur ! » Comme un simple
soldat, le général accepte même la mission que lui donne le Grand Dissident :
« C'est votre devoir devant Dieu et devant les hommes d'écrire l'histoire
de la dernière guerre : il faut désacraliser la guerre, la montrer telle qu'elle a été. Je ne vois pas d'autre
personne que vous capable de le faire. Il est criminel d'admettre qu'un homme
tel que vous passe son temps à courir les tribunaux et
écrire des appels en faveur des condamnés auxquels le pouvoir n'accorde pas la moindre
attention ».
Tel
est Soljenitsyne, un chef d'armée distribuant les plus grands rôles, ceux qui
sont dictés par Dieu lui-même. Sur tous les fronts, rétablir la vérité.
Répétons-le,
comme tout prophète, il était odieux à beaucoup dans son propre camp. À tous
ceux qui n'admettaient pas cette mission particulière, qui ne reconnaissaient
pas ce glaive que Dieu lui avait confié. Après sa déportation en Occident par le
pouvoir de Brejnev, le hiatus entre lui et les autres anciens dissidents,
maintenant émigrés, mais qui avaient quitté l'URSS en
quelque sorte de leur gré, sans être déportés, s'agrandit vertigineusement. Il
était le Proscrit, ils étaient les émigrés.
La
Vérité ! Aujourd'hui que le siècle a changé, que la Russie s'est libérée
du joug idéologique, que l'attention du monde est tournée vers d'autres champs
de lutte, comment pouvons-nous rétrospectivement juger Soljenitsyne, le
dissident ? Et en avons-nous seulement le droit, la justification morale ?
D'autres que lui avaient dénoncé l'institution de la violence au pays de la
Révolution. Il y avait eu en 1936 le Staline
de Boris Souvarine,
ce justicier à la manière de Tacite. Il y avait eu le Voyage au pays du Zeka par Jules Margolin, puis les témoignages des grands Polonais,
Herling-Grudzinski, Czapski. Mais rien n'avait contraint le monde, c'est-à-dire
l'opinion publique occidentale à ouvrir vraiment les yeux sur le bagne
soviétique, cette terre inhumaine comme disait le peintre et écrivain Czapski
dans un très beau livre. Toujours le pays de la Révolution bénéficiait des
circonstances atténuantes en raison même du fait qu'il était le pays de la révolution.
Il y avait le « bilan, qui toujours était globalement positif ».
L'exemple français de 1789-1793 jouait un rôle maléfique, le jacobinisme
français, triomphant dans l'historiographie jusqu'à la conversion de
l'historien François Furet, façonnait les esprits, même les plus hostiles. Les
robespierristes étaient convaincus du « bilan globalement positif ».
Soljenitsyne, venu des tréfonds de cet Empire esclavagiste, non seulement
menait une enquête d'une ampleur inouïe, faisait parler les morts, mais rendait
également compte pour la première fois des révoltes qui avaient secoué le
goulag, comme à Ekibastouz à la mort de Staline. Combien de fois lui
opposera-t-on ici en Occident comme en Russie d'aujourd'hui qu'on savait déjà,
que les études historiques sont bien plus affinées à présent, etc. On ne
voulait pas savoir, et on disait qu'on savait tout... Mais l'hostilité de fond
à Soljenitsyne venait moins de l'énorme géographie de la violence qu'il
cartographiait que du substrat moral de sa démarche : il montrait
l'exemple d'une âme soviétique, la sienne, qui s'était violemment décourbée.
Aussi L'Archipel, « essai d'investigation littéraire »,
est-il un texte qui dépasse de loin les autres textes de dénonciation. Il est
certes une encyclopédie, une encyclopédie de la violence institutionnalisée qui
a sa place et son heure dans l'historiographie des
camps créés par le totalitarisme communiste. Et à ce titre il vieillit comme
tout ouvrage scientifique, l'ouverture des archives (partielle, à un public
trié) a fourni des études d'un tout autre genre dues à de jeunes historiens
russes, on a vu par exemple dans les documents que le centre était souvent
dépassé par la périphérie, laquelle voulait faire du zèle, remplir et dépasser
la plan des arrestations qui lui était envoyé de Moscou. L'archipel du goulag en tant que texte historiographique relève de l'histoire
orale, il est le fruit d'une enquête orale et clandestine menée par le maître
d'œuvre et non ses aides « invisibles ». Il possède certaines
caractéristiques de l'histoire orale, dont l'immédiateté : les témoignages
sont là, brûlant de vérité, comme l'histoire de ce menchevik rencontré au camp,
qui accepte sous la torture de faire entrer rétrospectivement dans son centre
conspirateur menchevik, lequel n'a jamais existé, un autre inculpé à la demande
de l'instructeur...
L'archipel
s'ouvre par une
première partie sur « L'industrie pénitentiaire », qui montre
l'énorme déploiement du système carcéral communiste, puis viennent « Les
ports de l'Archipel », recensement et description des lieux de transits de
l'immense foule des bagnards poussés vers les camps, puis « L'extermination
par le travail », longue description clinique et ironique du camp de
travail et de la vie quotidienne de ses millions d'indigènes. Ivan
Denissovitch, le petit héros maçon du récit qui ouvrit la carrière de
Soljenitsyne, sert ici de Virgile à ce Dante du goulag.
Parvenu
au milieu de son odyssée bouffonne et sanglante, le chroniqueur anthropologue
de la tribu zek s'arrête, reprend son souffle et nous confie sa méditation sur « L'âme
et les barbelés », c'est-à-dire : que devient l'homme dans ces
conditions extrêmes de dénudement, de torture lente ? La cinquième partie,
« Le Bagne », poursuit la méditation sur le thème sociologique et historique :
comment la Russie a-t-elle pu se livrer à une telle orgie de mensonge, se
forger des millions de faux ennemis, de faux félons ? Survient ensuite « L'ère
des révoltes » et, avec une jubilation non cachée, le poète du goulag nous
montre ces révoltes impensables, les quarante jours de Kenguir, la rébellion
des derniers des esclaves, soulèvement des gueux, signe indubitable que « le
sol de la zone commence à brûler les pieds ». Vient enfin « La
relégation », cette ultime étape du bagnard s'il a réussi à survivre.
Staline meurt, le monde du goulag frémit d'espoir, une amnistie libère les
droits communs, mais les politiques tireront encore le restant de leur peine.
Sur une immense aire, la révolution et le totalitarisme ont battu de leur fléau
cruel le grain humain. Si le grain ne meurt... L'odyssée soljenitsynienne reste
dubitative face à la question : ce grain-là est-il mort pour vraiment
renaître selon l'Évangile ?
À
la publication d'Ivan
Denissovitch, Lukâcs,
le marxiste hongrois dissident, tenta d'enrôler l'auteur nouveau-né dans les rangs
d'un révisionnisme marxiste de bon ton. On avait affaire, écrivait-il, à un
auteur plébéien, qui, sans le savoir, exigeait en somme un socialisme à visage
humain. Un dissident certes, mais un dissident à l'intérieur du socialisme.
Il
fallut du temps pour que l'on se rendît à l'évidence : c'était d'ailleurs
là que Soljenitsyne le dissident tirait sa force morale. Un message universel
de beauté et d'harmonie se lisait en filigrane de son œuvre, écrivait très
justement le penseur orthodoxe français Olivier Clément. La force de L'archipel tenait à la part artistique, ou
plutôt toute son armature venait de l'art, c'est-à-dire de ce reflet de
l'Éternel que lit l'artiste dans le réel. La figure du Juste, timidement
apparue dans La
ferme de Matriona, cette
figure de Juste méconnu, caché, qui souffre et se tait, qui se sacrifie sans
mot dire pour les autres, semblait pouvoir se lire aussi à travers toute la
cathédrale d'écriture qu'était L'archipel. Le ressort caché de l'œuvre du dissident serait donc la
foi, une foi religieuse dans le Bon, le Beau et le Vrai. En réalité on trouve dans
les soubassements de cette œuvre deux principes moteurs. L'un est stoïcien, il
vient en particulier de la lecture de La Boétie, il est au cœur du Premier Cercle, dont les héros sont des sages qui ont
trouvé dans la prison leur affranchissement de la tyrannie. Autrement dit la
prison a été leur moyen de libération. L'autre moteur est le christianisme qui,
dans le décourbement de l'âme, semble n'intervenir qu'en seconde ligne.
L'apôtre Paul est cité par le compagnon de bagne d'Ivan Denissovitch, le
baptiste Aliocha, car Aliocha, sans rechercher artificiellement l'épreuve, l'accepte
humblement. La traversée de celle-ci renforce les défenses intérieures, et
l'athlète de Dieu se sent investi d'une mission de libération. Contrairement à
Dostoïevski, le grand prédécesseur de Soljenitsyne dans l'exploration de
l'homme au bagne, lui aussi anthropologue de l'homme-esclave et de l'homme-bourreau,
on ne voit point chez Soljenitsyne d'identification à la figure du Christ comme
figure souffrante, icône de toute l'humanité souffrante : le stoïcisme
reste trop présent dans sa démarche, même après que l'adhésion au christianisme
fut devenue plus explicite.
Soljenitsyne dissident n'a donc pas
connu le même chemin que d'autres, parce que l'écriture a joué d'emblée un rôle
capital dans sa démarche, en ce sens qu'il est dès le départ persuadé que le
mot, le mot créé par l'art, peut changer le monde. Tolstoï pensait que l'art
devait être une sorte de contagion qui propage le bien par inoculation. L'art
pour lui était par définition engagé, engagé dans la lutte pour le salut de
l'homme collectif. Bien qu'il soit antitolstoïen en ce qui concerne son
historiosophie (il croit en la personnalité dans le cours de l'histoire, c'est
son côté athlétique), Soljenitsyne est lui aussi persuadé que le Mot est
action, que le Verbe est salut. Les deux entreprises héroïques de sa vie
d'écrivain sont des exploits de la plume qui se veulent des actes prophétiques :
la dénonciation du goulag, telle est la première masse inerte qu'il entreprend
de soulever pour en démontrer le vice radical, et en découlent les récits du
camp, Le
Premier Cercle, Le pavillon des cancéreux, la dramaturgie. Et puis, seconde masse à prendre et
soulever comme fait un haltérophile, l'histoire de la Russie, la dénonciation
de la fausse histoire inculquée par le bolchevisme et le marxisme, la recherche
du point où l'histoire russe a quitté son développement naturel, et est entrée
dans la voie du mensonge et de la cruauté : cela a donné les 6 000 pages de
La roue rouge. Ainsi avons-nous un diptyque
gigantesque : le goulag, la Roue, et les deux sont des dénonciations de l'écrasement.
L'un et l'autre sont pour lui équivalents dans l'intention dissidente ;
l'acte de dissidence de Soljenitsyne se poursuit dans son écriture romanesque,
mais bien sûr il n'est plus reconnu comme tel par les lecteurs, qui se font
plus rares d'ailleurs, ni par ses détracteurs, qui continuent étrangement de se
renouveler, pour prétendre à l'inutilité de son œuvre...
Précisément
je crois que la persistance de cette hostilité à l'écrivain Soljenitsyne doit
nous conduire à une autre réflexion : ne révèle-t-elle pas qu'il doit y
avoir, par-delà sa lutte contre le communisme, un autre acte fondamental de
Soljenitsyne, qui suscite cette résistance continue à son œuvre comme à l'homme ?
C'est
que Soljenitsyne accumule les paradoxes : il est chrétien, mais il
mentionne peu le Christ, et semble se référer à un Dieu qui est tantôt celui de
l'Ancien Testament, tantôt une sorte de théos platonicien,
reflet de la perfection dans le monde des apparences. Il est un champion de la
liberté, mais il reste indubitablement sceptique sur la démocratie, allant,
comble de l'ironie pour cet « obscurantiste », jusqu'à chercher des
leçons chez Tocqueville. Il chante l'initiative privée, mais il est partisan de
l'autolimitation de l'homme, d'une société pratiquant une sorte d'ascétisme
collectif. Il y a même déjà fort longtemps qu'il fustige sur ce point
l'Occident en appelant à la rescousse les thèses du club de Rome. Il est un
nationaliste russe, mais absolument hostile à l'idée impériale, et il adjure
avec constance ses concitoyens d'y renoncer pour de bon ; on le dit
monarchiste, mais son portrait de Nicolas II est un portrait assassin ;
bref, Soljenitsyne est insaisissable du point de vue des idées qui font l'armature
de l'Occident, il parvient à être toujours et partout le contraire du « politiquement
correct ». Il est en dissidence avec à peu près
toutes les thèses d'un citoyen libéral européen d'aujourd'hui. Et pourtant nul
ne peut nier le rôle capital que son exploit littéraire et moral a joué. Il a
véritablement été l'imprécateur dont le cri a été l'avalanche. Ses portraits de
résistants dans L'Archipel,
dans ses Mémoires, sont autant d'hommages aux hommes
intrépides et d'une seule trempe. Il ressemble au Kitovras du Pavillon des cancéreux, ce monstre qui allait toujours tout
droit, détruisant tout sur son passage, mais qui n'obliqua qu'une seule fois,
quand une vieille femme l'implora d'épargner sa masure....
Si
l'on examine l'idéologie de Soljenitsyne, elle est souvent difficile à admettre
hors du contexte énergétique de sa pensée-action. Pour lui, le malheur européen
a commencé avec la Réforme et l'humanisme qui, au XVIe siècle, ont
détruit l'unicité de la foi en Dieu et ont faussement mis l'homme au centre du
monde. Et pourtant son culte de la volonté forte en fait presque un disciple de
Carlyle, en tout cas il est un stoïcien de la Renaissance. De même, son
attirance pour les vieux-croyants, apôtres selon lui de l'autolimitation dont
il se fait politiquement le héraut, est paradoxale, car ils sont eux aussi des
révoltés et ont détruit l'unité de l'Église russe. Il admire le Japon, tout en
restant tout à fait étranger aux religions du shintoïsme et du bouddhisme, où
la personne est fondue dans un tout qui l'annihile. Il admire Israël, mais il
écrit dans Deux
cents ans ensemble une
sorte de chronique de l'union ratée des juifs et des Russes dans l'Empire,
après l'entrée des juifs dans celui-ci du fait des partages de la, Pologne. Ce
dernier ouvrage, qui est présenté comme une « chute » du grand film
de La Roue
rouge, est son
dernier paradoxe. Non sans quelque acrimonie, et un compte discutable des
fautes mutuelles, il dresse un acte judiciaire d'une querelle vieille de cent
ans. Et dans cette querelle, qui porte sur le sens et la possibilité de
l'assimilation juive à la Russie, il semble se complaire à fournir des
arguments à ses adversaires qui le taxent d'antisémitisme, alors qu'en fait, il
ne cherche qu'à retrouver une union mystique avec le peuple élu. Le monde est
existentiellement un, dit toute l'œuvre de Soljenitsyne, proclame toute sa
poétique. Mais dans ce monde UN,
on ne peut compatir
à tous, et lui compatit avant tout aux souffrances russes. Tel est le paradoxe
de Soljenitsyne, et telle est sa secrète blessure : russe et universel
devraient se rejoindre, mais ne se rejoignent pas !
Le
soupçon imprègne toujours le regard extérieur posé sur la Russie, et de tous
ces regards, celui du juif, même assimilé, même grand connaisseur de la culture
russe, comme Guerschenzon, est celui qui fait le plus mal.
Il n'est pas jusque dans la poétique
de son œuvre que la dissidence ne soit éclatante et persistante. L'artiste
Soljenitsyne est un poète du tout, de la vision du tout qui est donnée en de
rares moments, et qu'expriment certains artistes, certains saints, certains
prophètes : la vision du château de Graal dans Le Premier Cercle, une sorte de tableau mystique posé
sur le monde du phénomène. Mais cet éclat de lumière n'est qu'un éclat, et la
poétique de Soljenitsyne hésite entre le tout et le brisé, c'est-à-dire le Fragment
et le Poème ; La
Roue rouge est un
poème immense qui tente de saisir dans son entièreté un processus de
fragmentation du réel historique, et qui bien sûr y échoue, puisque le tout ne peut
être qu'une brève et éphémère vision. On trouve certes dans les derniers tomes
de La Roue de brefs moments de vision mystique,
mais ils sont noyés dans un océan déchaîné de fragments de plus en plus
désagrégés. Ce qui fait que l'auteur de cette immense roue n'a pu, pour revenir
à la totalité, que retourner aux tout petits poèmes en prose qui avaient marqué
les débuts de son œuvre. Ces miettes, ces poèmes en prose tombés de la table du
Créateur, jouent un rôle considérable dans l'équilibrage impossible de l'œuvre.
Dissident du réalisme, Soljenitsyne insère donc ces éclairs de symboles dans sa
prose éclatée. Dissident de l'histoire, il recherche l'unité de l'histoire
russe, et recueille seulement des morceaux épars qui ne forment pas même un
puzzle susceptible de remembrement. Dissident du nationalisme russe, il a été
l'un des plus durs critiques de son propre pays. Dissident du christianisme, il est soumis à la tentation d'un
volontarisme héroïque qui l'en éloigne spirituellement.
D'autres
dissidents russes ont bâti une œuvre sur la catégorie esthétique de la
provocation. Ce sont par exemple Siniavski, Alechkovski, ou encore Amalrik,
mais Soljenitsyne n'a jamais cédé à cette tentation-là ; simplement c'est
contre lui-même et son dessein titanesque qu'il a été une provocation vivante
pour tant de ses contemporains, qui ne pouvaient néanmoins s'empêcher de
l'admirer. Si la dissidence a une face russe, c'est bien la sienne : face
russe, et donc aussi irritante que la
face juive dans les vues eschatologiques chrétiennes. Ce n'est pas pour rien qu'à
la fin de sa vie, ce lutteur a décidé de se colleter avec le grand rival en
dissidence qu'il reconnaît en ce monde, le juif assimilé et inassimilable. Son
rival en somme.
Georges
NIVAT, in Dissidences (puf)