lundi 26 septembre 2011

En luttant... Georges Nivat : Soljenitsyne, le dissident


Une comparaison s'impose dès qu'on pense à Soljenitsyne : Tolstoï ! Tolstoï le grand dissident de son temps, l'opposant intérieur, dont les opuscules vengeurs paraissaient à Londres, ou à Genève, par les soins de son disciple Tchertkov. Tolstoï qui se lance dans le grand recensement de 1898 pour mieux connaître son peuple, dont les pages de Résurrection sont caviardées en Russie, à qui le monde entier rend un long hommage, dont un des disciples, Gandhi, révolutionne par le « non agir » tolstoïen cet immense pays qu'est l'Inde...
Et pourtant quelle différence ! Soljenitsyne, issu d'une famille de marchands de Rostov-sur-le-Don, est orphelin de père dès sa naissance, ne connaît rien des privilèges du comte dissident, a une jeunesse très pauvre en compagnie de sa seule mère. Son école de pensée et de vie, ce sera non le peuple des moujiks de Yasnaya Poliana, mais le peuple hétéroclite des zeks, autrement dit le bagne du régime communiste. Nous ne savons pas si Soljenitsyne serait sorti de l'ombre sans cette entrevue que le poète Tvardovski, rédacteur de la revue Novy Mir, eut avec le maître de l'URSS, Nikita Khrouchtchev, après qu'on eut fait en deux soirs la lecture du manuscrit à Pitsunda, résidence d'été du Comité central. Le récit du moujik Ivan Denissovitch plut au moujik en chef, et l'anonyme de Riazan devint en un jour connu du monde entier : le tabou sur les camps venait de sauter.
Car, sans le feu vert du maître du monde communiste, Tvardovski n'aurait pas osé, et l'Occident n'aurait pas cru ! Il fallait l'estampille du pouvoir pour que l'on crût vraiment à cette dénonciation indirecte du bagne soviétique. Ainsi le dissident Soljenitsyne naquit-il au monde sous la protection du pouvoir soviétique, et une semaine avant la reculade de Khrouchtchev à Cuba. Sans doute il s'en fallut d'une semaine...
Dans l'histoire de la dissidence soviétique, Soljenitsyne est donc un hapax, dès son apparition. Il suffit de lire Nos pluralistes, un pamphlet de 1983 où il répond d'un seul coup à tous ses détracteurs : « La haine concertée qui vous unit me convainc de la justesse du chemin pour la Russie que je me suis tracé ». À voir Soljenitsyne ferrailler contre ses pairs en dissidence, Siniavski ou Pliouchtch, on comprend à quel point le dissident Soljenitsyne se tint à l'écart, comme s'il sentait en lui une mission prophétique, autre, et que la tribu des hétérodoxes du communisme ne pouvait que freiner, ou dénaturer.
Car il y a du prophète dans cet homme ! Absolument self made man, trois fois revenu de la mort, celle qu'il encourait au front, celle qui le guettait au bagne, plus ce cancer qui se déclara dans la dernière année de sa détention, et qu'il tenta de soigner pendant sa relégation dans l'aoul d'Ouchterek, en Ouzbekistan soviétique. Trois fois ressuscité ! Ce ne peut être pur hasard... Lorsqu'il rumine sa vengeance contre le régime esclavagiste communiste, seul dans la masure de pisé d'Ouchterek, il n'est encore rien, il enterre pour les cacher ses manuscrits, tous écrits d'une écriture microscopique de clandestin. Il ne pense encore nullement à relever la visière, à se découvrir, mais il se garde en réserve, il est investi, il le sait, c'est lui qui révélera au monde le secret bien caché de l'ignominie du bagne communiste. Survient le dégel, qui va s'accélérant, et l'ancien zek devenu enseignant à Riazan, locataire de l'humble paysanne Matriona, commence à peser le pour et le contre : sortir de l'ombre et défier le monstre ou attendre ? Il y a en Soljenitsyne du stratège et du tacticien, un chef d'armée qui rumine la manœuvre en son for intérieur, d'ailleurs il en utilise le vocabulaire.
Comme Roubine, un de ses héros dont le prototype est un des « trois mousquetaires » amis de la charachka, Lev Kopelev, comme Roubine lorsqu'il parcourait les villages ukrainiens dévastés par la famine criminelle sciemment provoquée par Staline, Soljenitsyne parcourt l'histoire russe et lance : « Eh ! Est-ce qu'il reste des vivants ici ? » Ce singulier mathématicien, qui, avant la guerre, a aussi fait des études de lettres par correspondance, qui est parti volontaire au front, qui a été cueilli par le « Smerch », ou contre-espionnage de l'armée, alors qu'il allait sans doute participer à l'entrée triomphale dans Berlin, qui a frôlé la mort tant de fois, se sent gardien d'une vérité- brûlante que personne ne connaît ; il n'a plus que cette hantise : est-ce le moment de sortir du rang et de hurler la vérité à la face du Minotaure ?
S'il continue à se taire, il sera châtié par le Seigneur de Vengeance. Il aura participé au mensonge de tous, au mensonge imposé par le dragon tout-puissant. Et d'ailleurs tous ses maux ne viennent-ils pas de cette complicité avec le mal ? « Maintenant c'est coincé dans ma tête. C'est marqué au fer rouge. Ça brûle. Et parfois il te semble entendre : tes propres blessures, c'est pour ÇA ! La taule, c'est pour ÇA ! La maladie, c'est pour ÇA ! ».
Vivre hors du mensonge ! Tel est le titre de son plus célèbre opuscule, où il adjure ses concitoyens et ceux qui dirigent la Russie de renoncer à la soumission au mensonge, à l'idéologie qui pourrit les âmes, au régime esclavagiste infiltré en chacun, dans son être le plus intime... Mais il ne s'agit pas d'un mensonge intellectuel, c'est bien d'un mensonge existentiel dont il s'agit !
Seuls les prophètes d'Israël ont crié avec cette véhémence, ont lancé de telles imprécations. L'exil, c'est pour vos iniquités ! disaient-ils. Et le zek soviétique entraîné par l'Ange exterminateur lance : le bagne, ce mensonge qui vous taraude, cette boue d'iniquité que vous souffrez dans vos vies, c'est pour votre couardise !
Ou plutôt, notre couardise, car la grandeur de L'archipel du goulag, c'est d'être aussi une confession, une confession ardente, pénible, qui à chaque étape du récit de cette encyclopédie de la violence institutionnalisée par le communisme revient sur soi et, comme dans le grand canon pénitentiel de saint André de Crête, crie du fond de la nuit : je suis pécheur. Pourquoi s'être laissé arrêter comme un lapin qui attend le coup ? Ce fut son cas, et sans pitié pour soi il se montre encore naïvement imbu de ses privilèges d'officiers quand tout est fini et qu'il va tomber dans la trappe ! Il révèle la tentative d'enrôlement par les « organes » qui lui ont attribué un nom clandestin, Vetrov. Le résultat, c'est que les innombrables ennemis du prophète Soljenitsyne ont eu une tâche facile, ils n'ont eu qu'à pêcher dans cette confession les aveux de cet athlète de Dieu. Comme si on allait moissonner dans Les Confessions de saint Augustin tous les aveux qu'il fait sur sa vie de dissipation avant la conversion, et qu'on écrivît un pamphlet qui ne tînt compte que de cela !
Soljenitsyne n'est pas un homme de la conversation, ou de la méditation intérieure : le goulag n'est pas vraiment un lieu de méditation ! Il y a en lui quelque chose qui l'apparente à la pensée existentialiste : on est ce que l'on fait, ce que l'on dit, l'intériorité n'est pas le for intime authentique décrit pas les romantiques. L'authentique est dans la conduite, le geste de chaque homme, en chaque instant. Mais ce geste, l'homme lui-même ne le connaît pas d'avance. Sera-t-il un lâche, ou tiendra-t-il sous les coups ? Va-t-il vendre les siens ou trouver la force immédiate de dire non ? Il ne le sait, et tant qu'il ne l'a pas fait, ni dit, personne ne le sait pour lui... Il n'est rien de prédestiné. Et le « tout est grâce » de Luther n'est pas non plus le dernier mot de cet athlète : il faut agir comme si la grâce ne devait jamais venir sur toi. Quant au « non agir » de Tolstoï, ou des philosophies orientales que celui-ci admirait, rien ne lui est plus étranger, ni même plus odieux. L'homme vit exposé à tous, tout est immédiat, la mort et la vie, la survie et l'agonie, le bien et la vilenie. Il y a ceux qui veulent survivre à tout prix, et il y a la petite cohorte de ceux qui certes veulent survivre, mais qui, sans le proclamer, ont décidé à tout jamais que ce ne serait pas « à tout prix ». Cependant, nulle part le « prix » de la vertu ou du courage n'est affiché. Et c'est cette élite cachée qui va organiser la résistance morale contre les bourreaux, ce sont ces « nouveaux décembristes » qui vont préparer l'îlot de liberté intérieure sur quoi tout pourra un jour se reconstruire. Soljenitsyne n'est pas un homme de la conversation, mais du combat intérieur. Combat pour sa propre indépendance, pour son affranchissement de l'idéologie et, plus encore, de la peur ou, du moins, de la pusillanimité face à l'énorme pression du totalitarisme. Dans Le Chêne et le Veau, écrit en 1967, il se confesse à nous à l'instant où le licou est autour de son cou, et où il se délivre par l'écriture. Il nous confie avoir été un écrivain du souterrain, pourtant ce n'est pas le souterrain de l'homme hargneux et illogique de Dostoïevski, mais celui d'une église des Catacombes. Et il se compare à Tchaadaïev, l'auteur des Lettres philosophiques qui, sous Nicolas I", fut déclaré fou et assigné à domicile, contraint de recevoir un médecin chaque semaine ; les œuvres de Tchaadaïev restèrent presque cent ans dans le souterrain.
Mais là s'arrête la comparaison, car Tchaadaïev luttait contre un adversaire moins carnivore que le totalitarisme. Soljenitsyne clandestin se réserve pour le corps à corps qu'il engagera le moment venu, il se sent l'Élu de Dieu, du Dieu de l'Ancien Testament, du Dieu Vengeur des Armées. Le sentiment aigu d'écrire sous le regard de ce Dieu exigeant, sous la menace d'une mort imminente, ne le quitte pas, Il est le Glaive, il est le Fléau de Dieu. Comme Tolstoï, il sait où est « la racine du mal », et il sait « qui est fou » pour de bon...
Le 2 juin 1988, il apprend que Le pavillon des cancéreux a paru en Occident, la protection de son copyright est donc assurée, il vient de terminer L'archipel, maintenant microfilmé, réduit à un petit étui qu'il s'agit à présent d'envoyer à l'Ouest. Une tâche est finie, une autre, plus dangereuse encore, s'impose aussitôt. « C'est le branle-bas des cloches ! ! ! à toute volée ! ! ! — Le jour même et presque dans l'heure même ! Jamais on n'exécutera ainsi aucun programme humain ! Elle retentit la cloche, la cloche du destin et des événements, assourdissante ! Et personne encore ne l'entend dans cette forêt parée de la tendre verdure de juin » (Le Chêne et le Veau).
Relisons la lettre que l'écrivain adresse au IVe Congrès des écrivains de l'URSS. Celui qui, il y a seulement quatre ans, était présenté pour le prix Lénine de littérature, toute visière relevée, fonce sus à l'ennemi et le défie de front dans cette lettre publique : « Je suis évidemment sûr de remplir mon devoir d'écrivain en toute circonstance, et peut-être du fond de la tombe avec plus de succès et d'autorité que de mon vivant. Nul ne réussira à barrer les voies de la vérité, et je suis prêt à mourir pour qu'elle avance ».
La dissidence russe est née avec des hommes comme le mathématicien Essenine-Volpine, qui, au fond du goulag, enseignait à ses compagnons de misère à exiger l'application du code pénal soviétique, et écrivit ensuite un manuel de résistance par le recours au droit, en exploitant ce talon d'Achille de l'URSS qui consistait en ce qu'elle avait singé les démocraties bourgeoises à partir des années 1930, et, pour des raisons au fond restées mystérieuses (probablement en tombant dans le pratico-inerte, comme disait Sartre, la Révolution avait un besoin incompressible de ritualisation), elle avait donc sa constitution et ses lois. Bien sûr elles étaient foulées aux pieds, et le magistrat instructeur de 1937 que décrit Evguénia Guinsbourg sortait à la Lioubanka une matraque de son tiroir et lançait au récalcitrant qui faisait appel à la légalité : Tiens la voilà, ta Constitution ! Mais dans une URSS finissante, fatiguée de l'extrême violence, les leçons de droit soviétique d'Essénine-Volpine servirent à des milliers de zeks à user et exaspérer bien des magistrats instructeurs. En cela Essénine-Volpine est peut-être le père de la dissidence : retourner contre l'adversaire ses propres armes, voilà bien la méthode par excellence du dissident, ce lutteur à mains nues. Et il y eut de nombreuses variétés de dissidents, ceux nourris de marxisme, de christianisme, de Berdiaev, de Trotski, quelques-uns qui tramaient des complots infantiles, et tous ceux qui ne complotaient pas, mais qui tentaient de vivre sans asservissement à l'idéologie totalitaire. Soljenitsyne est plus que cela. Lui-même explique qu'il a dû se cacher, refuser de participer à des démarches collectives de dissidents à l'heure des protestations et des groupuscules qui attendaient à la sortie des tribunaux. Dans La Chronique des événements, cette parution en samizdat qui était un simple relevé de toutes les actions intentées contre des dissidents, et qui en soi était un acte de dissidence dont les auteurs étaient recherchés par toutes les polices du régime, Soljenitsyne figure assez peu : il se réservait pour un autre combat. Sakharov attendait, glacé de froid, dans chaque bourg de province où l'on jugeait des protestataires anonymes, le général Grigorenko organisait la guérilla des défenseurs des droits de l'homme, et ses Mémoires nous parlent de la fraternité qui règne miraculeusement entre eux. Le jeune Boukovski clamait la révolte, était incarcéré dans la maison des fous, soumis à la camisole de force chimique ou bien aux enveloppements glacés qui vous torturent le corps par compression.
Soljenitsyne et son épouse se tenaient à l'écart, se réservaient pour le coup final. Et lorsque l'écrivain apprit que le KGB venait de saisir un exemplaire de L'archipel dans l'appartement de sa dactylo de Leningrad, qui s'était pendue, il lança le signal convenu avec Paris, et l'avalanche fut déclenchée. L'arme de dissuasion absolue du dissident était amorcée : la vérité sur les camps, sur l'immense système esclavagiste allait déferler sur le monde. Une page nouvelle du XXe siècle s'écrivait, un texte contre l'empire de l'utopie dévoyée. Un « J'accuse » aux dimensions de dizaines de millions de victimes qu'il fallait réhabiliter.
Grigorenko n'en voulut jamais à Soljenitsyne de s'être ainsi réservé pour d'autres luttes, il écrit dans ses mémoires : « Lorsque je le rencontrai, j'eus la sensation concrète d'un contact avec la Grandeur ! » Comme un simple soldat, le général accepte même la mission que lui donne le Grand Dissident : « C'est votre devoir devant Dieu et devant les hommes d'écrire l'histoire de la dernière guerre : il faut désacraliser la guerre, la montrer telle qu'elle a été. Je ne vois pas d'autre personne que vous capable de le faire. Il est criminel d'admettre qu'un homme tel que vous passe son temps à courir les tribunaux et écrire des appels en faveur des condamnés auxquels le pouvoir n'accorde pas la moindre attention ».
Tel est Soljenitsyne, un chef d'armée distribuant les plus grands rôles, ceux qui sont dictés par Dieu lui-même. Sur tous les fronts, rétablir la vérité.
Répétons-le, comme tout prophète, il était odieux à beaucoup dans son propre camp. À tous ceux qui n'admettaient pas cette mission particulière, qui ne reconnaissaient pas ce glaive que Dieu lui avait confié. Après sa déportation en Occident par le pouvoir de Brejnev, le hiatus entre lui et les autres anciens dissidents, maintenant émigrés, mais qui avaient quitté l'URSS en quelque sorte de leur gré, sans être déportés, s'agrandit vertigineusement. Il était le Proscrit, ils étaient les émigrés.
La Vérité ! Aujourd'hui que le siècle a changé, que la Russie s'est libérée du joug idéologique, que l'attention du monde est tournée vers d'autres champs de lutte, comment pouvons-nous rétrospectivement juger Soljenitsyne, le dissident ? Et en avons-nous seulement le droit, la justification morale ? D'autres que lui avaient dénoncé l'institution de la violence au pays de la Révolution. Il y avait eu en 1936 le Staline de Boris Souvarine, ce justicier à la manière de Tacite. Il y avait eu le Voyage au pays du Zeka par Jules Margolin, puis les témoignages des grands Polonais, Herling-Grudzinski, Czapski. Mais rien n'avait contraint le monde, c'est-à-dire l'opinion publique occidentale à ouvrir vraiment les yeux sur le bagne soviétique, cette terre inhumaine comme disait le peintre et écrivain Czapski dans un très beau livre. Toujours le pays de la Révolution bénéficiait des circonstances atténuantes en raison même du fait qu'il était le pays de la révolution. Il y avait le « bilan, qui toujours était globalement positif ». L'exemple français de 1789-1793 jouait un rôle maléfique, le jacobinisme français, triomphant dans l'historiographie jusqu'à la conversion de l'historien François Furet, façonnait les esprits, même les plus hostiles. Les robespierristes étaient convaincus du « bilan globalement positif ». Soljenitsyne, venu des tréfonds de cet Empire esclavagiste, non seulement menait une enquête d'une ampleur inouïe, faisait parler les morts, mais rendait également compte pour la première fois des révoltes qui avaient secoué le goulag, comme à Ekibastouz à la mort de Staline. Combien de fois lui opposera-t-on ici en Occident comme en Russie d'aujourd'hui qu'on savait déjà, que les études historiques sont bien plus affinées à présent, etc. On ne voulait pas savoir, et on disait qu'on savait tout... Mais l'hostilité de fond à Soljenitsyne venait moins de l'énorme géographie de la violence qu'il cartographiait que du substrat moral de sa démarche : il montrait l'exemple d'une âme soviétique, la sienne, qui s'était violemment décourbée. Aussi L'Archipel, « essai d'investigation littéraire », est-il un texte qui dépasse de loin les autres textes de dénonciation. Il est certes une encyclopédie, une encyclopédie de la violence institutionnalisée qui a sa place et son heure dans l'historiographie des camps créés par le totalitarisme communiste. Et à ce titre il vieillit comme tout ouvrage scientifique, l'ouverture des archives (partielle, à un public trié) a fourni des études d'un tout autre genre dues à de jeunes historiens russes, on a vu par exemple dans les documents que le centre était souvent dépassé par la périphérie, laquelle voulait faire du zèle, remplir et dépasser la plan des arrestations qui lui était envoyé de Moscou. L'archipel du goulag en tant que texte historiographique relève de l'histoire orale, il est le fruit d'une enquête orale et clandestine menée par le maître d'œuvre et non ses aides « invisibles ». Il possède certaines caractéristiques de l'histoire orale, dont l'immédiateté : les témoignages sont là, brûlant de vérité, comme l'histoire de ce menchevik rencontré au camp, qui accepte sous la torture de faire entrer rétrospectivement dans son centre conspirateur menchevik, lequel n'a jamais existé, un autre inculpé à la demande de l'instructeur...
L'archipel s'ouvre par une première partie sur « L'industrie pénitentiaire », qui montre l'énorme déploiement du système carcéral communiste, puis viennent « Les ports de l'Archipel », recensement et description des lieux de transits de l'immense foule des bagnards poussés vers les camps, puis « L'extermination par le travail », longue description clinique et ironique du camp de travail et de la vie quotidienne de ses millions d'indigènes. Ivan Denissovitch, le petit héros maçon du récit qui ouvrit la carrière de Soljenitsyne, sert ici de Virgile à ce Dante du goulag.
Parvenu au milieu de son odyssée bouffonne et sanglante, le chroniqueur anthropologue de la tribu zek s'arrête, reprend son souffle et nous confie sa méditation sur « L'âme et les barbelés », c'est-à-dire : que devient l'homme dans ces conditions extrêmes de dénudement, de torture lente ? La cinquième partie, « Le Bagne », poursuit la méditation sur le thème sociologique et historique : comment la Russie a-t-elle pu se livrer à une telle orgie de mensonge, se forger des millions de faux ennemis, de faux félons ? Survient ensuite « L'ère des révoltes » et, avec une jubilation non cachée, le poète du goulag nous montre ces révoltes impensables, les quarante jours de Kenguir, la rébellion des derniers des esclaves, soulèvement des gueux, signe indubitable que « le sol de la zone commence à brûler les pieds ». Vient enfin « La relégation », cette ultime étape du bagnard s'il a réussi à survivre. Staline meurt, le monde du goulag frémit d'espoir, une amnistie libère les droits communs, mais les politiques tireront encore le restant de leur peine. Sur une immense aire, la révolution et le totalitarisme ont battu de leur fléau cruel le grain humain. Si le grain ne meurt... L'odyssée soljenitsynienne reste dubitative face à la question : ce grain-là est-il mort pour vraiment renaître selon l'Évangile ?
À la publication d'Ivan Denissovitch, Lukâcs, le marxiste hongrois dissident, tenta d'enrôler l'auteur nouveau-né dans les rangs d'un révisionnisme marxiste de bon ton. On avait affaire, écrivait-il, à un auteur plébéien, qui, sans le savoir, exigeait en somme un socialisme à visage humain. Un dissident certes, mais un dissident à l'intérieur du socialisme.
Il fallut du temps pour que l'on se rendît à l'évidence : c'était d'ailleurs là que Soljenitsyne le dissident tirait sa force morale. Un message universel de beauté et d'harmonie se lisait en filigrane de son œuvre, écrivait très justement le penseur orthodoxe français Olivier Clément. La force de L'archipel tenait à la part artistique, ou plutôt toute son armature venait de l'art, c'est-à-dire de ce reflet de l'Éternel que lit l'artiste dans le réel. La figure du Juste, timidement apparue dans La ferme de Matriona, cette figure de Juste méconnu, caché, qui souffre et se tait, qui se sacrifie sans mot dire pour les autres, semblait pouvoir se lire aussi à travers toute la cathédrale d'écriture qu'était L'archipel. Le ressort caché de l'œuvre du dissident serait donc la foi, une foi religieuse dans le Bon, le Beau et le Vrai. En réalité on trouve dans les soubassements de cette œuvre deux principes moteurs. L'un est stoïcien, il vient en particulier de la lecture de La Boétie, il est au cœur du Premier Cercle, dont les héros sont des sages qui ont trouvé dans la prison leur affranchissement de la tyrannie. Autrement dit la prison a été leur moyen de libération. L'autre moteur est le christianisme qui, dans le décourbement de l'âme, semble n'intervenir qu'en seconde ligne. L'apôtre Paul est cité par le compagnon de bagne d'Ivan Denissovitch, le baptiste Aliocha, car Aliocha, sans rechercher artificiellement l'épreuve, l'accepte humblement. La traversée de celle-ci renforce les défenses intérieures, et l'athlète de Dieu se sent investi d'une mission de libération. Contrairement à Dostoïevski, le grand prédécesseur de Soljenitsyne dans l'exploration de l'homme au bagne, lui aussi anthropologue de l'homme-esclave et de l'homme-bourreau, on ne voit point chez Soljenitsyne d'identification à la figure du Christ comme figure souffrante, icône de toute l'humanité souffrante : le stoïcisme reste trop présent dans sa démarche, même après que l'adhésion au christianisme fut devenue plus explicite.
Soljenitsyne dissident n'a donc pas connu le même chemin que d'autres, parce que l'écriture a joué d'emblée un rôle capital dans sa démarche, en ce sens qu'il est dès le départ persuadé que le mot, le mot créé par l'art, peut changer le monde. Tolstoï pensait que l'art devait être une sorte de contagion qui propage le bien par inoculation. L'art pour lui était par définition engagé, engagé dans la lutte pour le salut de l'homme collectif. Bien qu'il soit antitolstoïen en ce qui concerne son historiosophie (il croit en la personnalité dans le cours de l'histoire, c'est son côté athlétique), Soljenitsyne est lui aussi persuadé que le Mot est action, que le Verbe est salut. Les deux entreprises héroïques de sa vie d'écrivain sont des exploits de la plume qui se veulent des actes prophétiques : la dénonciation du goulag, telle est la première masse inerte qu'il entreprend de soulever pour en démontrer le vice radical, et en découlent les récits du camp, Le Premier Cercle, Le pavillon des cancéreux, la dramaturgie. Et puis, seconde masse à prendre et soulever comme fait un haltérophile, l'histoire de la Russie, la dénonciation de la fausse histoire inculquée par le bolchevisme et le marxisme, la recherche du point où l'histoire russe a quitté son développement naturel, et est entrée dans la voie du mensonge et de la cruauté : cela a donné les 6 000 pages de La roue rouge. Ainsi avons-nous un diptyque gigantesque : le goulag, la Roue, et les deux sont des dénonciations de l'écrasement. L'un et l'autre sont pour lui équivalents dans l'intention dissidente ; l'acte de dissidence de Soljenitsyne se poursuit dans son écriture romanesque, mais bien sûr il n'est plus reconnu comme tel par les lecteurs, qui se font plus rares d'ailleurs, ni par ses détracteurs, qui continuent étrangement de se renouveler, pour prétendre à l'inutilité de son œuvre...
Précisément je crois que la persistance de cette hostilité à l'écrivain Soljenitsyne doit nous conduire à une autre réflexion : ne révèle-t-elle pas qu'il doit y avoir, par-delà sa lutte contre le communisme, un autre acte fondamental de Soljenitsyne, qui suscite cette résistance continue à son œuvre comme à l'homme ?
C'est que Soljenitsyne accumule les paradoxes : il est chrétien, mais il mentionne peu le Christ, et semble se référer à un Dieu qui est tantôt celui de l'Ancien Testament, tantôt une sorte de théos platonicien, reflet de la perfection dans le monde des apparences. Il est un champion de la liberté, mais il reste indubitablement sceptique sur la démocratie, allant, comble de l'ironie pour cet « obscurantiste », jusqu'à chercher des leçons chez Tocqueville. Il chante l'initiative privée, mais il est partisan de l'autolimitation de l'homme, d'une société pratiquant une sorte d'ascétisme collectif. Il y a même déjà fort longtemps qu'il fustige sur ce point l'Occident en appelant à la rescousse les thèses du club de Rome. Il est un nationaliste russe, mais absolument hostile à l'idée impériale, et il adjure avec constance ses concitoyens d'y renoncer pour de bon ; on le dit monarchiste, mais son portrait de Nicolas II est un portrait assassin ; bref, Soljenitsyne est insaisissable du point de vue des idées qui font l'armature de l'Occident, il parvient à être toujours et partout le contraire du « politiquement correct ». Il est en dissidence avec à peu près toutes les thèses d'un citoyen libéral européen d'aujourd'hui. Et pourtant nul ne peut nier le rôle capital que son exploit littéraire et moral a joué. Il a véritablement été l'imprécateur dont le cri a été l'avalanche. Ses portraits de résistants dans L'Archipel, dans ses Mémoires, sont autant d'hommages aux hommes intrépides et d'une seule trempe. Il ressemble au Kitovras du Pavillon des cancéreux, ce monstre qui allait toujours tout droit, détruisant tout sur son passage, mais qui n'obliqua qu'une seule fois, quand une vieille femme l'implora d'épargner sa masure....
Si l'on examine l'idéologie de Soljenitsyne, elle est souvent difficile à admettre hors du contexte énergétique de sa pensée-action. Pour lui, le malheur européen a commencé avec la Réforme et l'humanisme qui, au XVIe siècle, ont détruit l'unicité de la foi en Dieu et ont faussement mis l'homme au centre du monde. Et pourtant son culte de la volonté forte en fait presque un disciple de Carlyle, en tout cas il est un stoïcien de la Renaissance. De même, son attirance pour les vieux-croyants, apôtres selon lui de l'autolimitation dont il se fait politiquement le héraut, est paradoxale, car ils sont eux aussi des révoltés et ont détruit l'unité de l'Église russe. Il admire le Japon, tout en restant tout à fait étranger aux religions du shintoïsme et du bouddhisme, où la personne est fondue dans un tout qui l'annihile. Il admire Israël, mais il écrit dans Deux cents ans ensemble une sorte de chronique de l'union ratée des juifs et des Russes dans l'Empire, après l'entrée des juifs dans celui-ci du fait des partages de la, Pologne. Ce dernier ouvrage, qui est présenté comme une « chute » du grand film de La Roue rouge, est son dernier paradoxe. Non sans quelque acrimonie, et un compte discutable des fautes mutuelles, il dresse un acte judiciaire d'une querelle vieille de cent ans. Et dans cette querelle, qui porte sur le sens et la possibilité de l'assimilation juive à la Russie, il semble se complaire à fournir des arguments à ses adversaires qui le taxent d'antisémitisme, alors qu'en fait, il ne cherche qu'à retrouver une union mystique avec le peuple élu. Le monde est existentiellement un, dit toute l'œuvre de Soljenitsyne, proclame toute sa poétique. Mais dans ce monde UN, on ne peut compatir à tous, et lui compatit avant tout aux souffrances russes. Tel est le paradoxe de Soljenitsyne, et telle est sa secrète blessure : russe et universel devraient se rejoindre, mais ne se rejoignent pas !
Le soupçon imprègne toujours le regard extérieur posé sur la Russie, et de tous ces regards, celui du juif, même assimilé, même grand connaisseur de la culture russe, comme Guerschenzon, est celui qui fait le plus mal.
Il n'est pas jusque dans la poétique de son œuvre que la dissidence ne soit éclatante et persistante. L'artiste Soljenitsyne est un poète du tout, de la vision du tout qui est donnée en de rares moments, et qu'expriment certains artistes, certains saints, certains prophètes : la vision du château de Graal dans Le Premier Cercle, une sorte de tableau mystique posé sur le monde du phénomène. Mais cet éclat de lumière n'est qu'un éclat, et la poétique de Soljenitsyne hésite entre le tout et le brisé, c'est-à-dire le Fragment et le Poème ; La Roue rouge est un poème immense qui tente de saisir dans son entièreté un processus de fragmentation du réel historique, et qui bien sûr y échoue, puisque le tout ne peut être qu'une brève et éphémère vision. On trouve certes dans les derniers tomes de La Roue de brefs moments de vision mystique, mais ils sont noyés dans un océan déchaîné de fragments de plus en plus désagrégés. Ce qui fait que l'auteur de cette immense roue n'a pu, pour revenir à la totalité, que retourner aux tout petits poèmes en prose qui avaient marqué les débuts de son œuvre. Ces miettes, ces poèmes en prose tombés de la table du Créateur, jouent un rôle considérable dans l'équilibrage impossible de l'œuvre. Dissident du réalisme, Soljenitsyne insère donc ces éclairs de symboles dans sa prose éclatée. Dissident de l'histoire, il recherche l'unité de l'histoire russe, et recueille seulement des morceaux épars qui ne forment pas même un puzzle susceptible de remembrement. Dissident du nationalisme russe, il a été l'un des plus durs critiques de son propre pays. Dissident du christianisme, il est soumis à la tentation d'un volontarisme héroïque qui l'en éloigne spirituellement.
D'autres dissidents russes ont bâti une œuvre sur la catégorie esthétique de la provocation. Ce sont par exemple Siniavski, Alechkovski, ou encore Amalrik, mais Soljenitsyne n'a jamais cédé à cette tentation-là ; simplement c'est contre lui-même et son dessein titanesque qu'il a été une provocation vivante pour tant de ses contemporains, qui ne pouvaient néanmoins s'empêcher de l'admirer. Si la dissidence a une face russe, c'est bien la sienne : face russe, et donc aussi irritante que la face juive dans les vues eschatologiques chrétiennes. Ce n'est pas pour rien qu'à la fin de sa vie, ce lutteur a décidé de se colleter avec le grand rival en dissidence qu'il reconnaît en ce monde, le juif assimilé et inassimilable. Son rival en somme.
Georges NIVAT, in Dissidences (puf)