Le soir qui précéda sa mort, dans les derniers discours
où le Seigneur parle de son plus intime mystère, il fait à ses disciples cette
promesse : « Je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet
pour qu'il demeure éternellement avec vous. C'est l'Esprit de vérité que le
monde ne peut recevoir car il ne le voit pas et ne le connaît pas. Mais vous le
connaîtrez, car il demeurera avec vous et sera en vous. Je ne vous laisserai
pas orphelins, (en lui) je reviendrai vers vous » Saint Jean, 14, 16-18.
Cette parole — « un autre Paraclet » — notre
langue la traduit par « un autre consolateur ». Avons-nous déjà
entrevu la signification de ce mot : l'esprit de Dieu est celui qui
console ?
La liturgie de l'Église possède une hymne surprenante :
la séquence de la messe pour la fête de la Pentecôte. Elle est pleine d'une
paix sacrée ; elle est profonde, intime, proche de nous. Si nous voulons
la comprendre, il nous faut aussi faire complètement le silence en nous, nous y
rendre tout à fait présents, nous détacher des choses terrestres et prêter l'oreille.
Nous percevons alors son accent qui passe avec le mouvement léger du cœur.
Venez, ô Père des pauvres,
Venez, donateur des grâces,
Venez, lumière des cœurs.
Venez, donateur des grâces,
Venez, lumière des cœurs.
Ô parfait consolateur,
Suave habitant de l'âme,
Doux rafraîchissement.
Suave habitant de l'âme,
Doux rafraîchissement.
Ô repos dans le labeur,
Vous tempérez les ardeurs,
Consolateur dans les larmes.
Vous tempérez les ardeurs,
Consolateur dans les larmes.
Ô lumière bienheureuse,
Comblez le tréfonds des cœurs
Chez ceux qui vous sont fidèles.
Comblez le tréfonds des cœurs
Chez ceux qui vous sont fidèles.
Sans votre pouvoir divin
Il n'est rien dans l'être humain,
Rien qui demeure sans tache.
Il n'est rien dans l'être humain,
Rien qui demeure sans tache.
Lavez ce qui est souillé,
Donnez l'eau à qui a soif
Guérissez ce qui a mal.
Donnez l'eau à qui a soif
Guérissez ce qui a mal.
Ployez ce qui est rigide,
Réchauffez ce qui a froid,
Dirigez ce qui dévie.
Réchauffez ce qui a froid,
Dirigez ce qui dévie.
Donnez à tous vos fidèles,
Ceux qui vous font confiance,
Le don sacré septiforme.
Ceux qui vous font confiance,
Le don sacré septiforme.
Donnez sa récompense au bien,
Donnez une fin salutaire,
Donnez l'éternité de joie.
Donnez une fin salutaire,
Donnez l'éternité de joie.
Amen. Alléluia.
Les paroles de cette hymne ont un mouvement
calme, tout intérieur. C'est un dialogue à voix basse. Le cœur humain, avec ses
souffrances et sa lassitude, s'adresse au Dieu consolateur. Il sait que chaque
parole est entendue et reçoit sa réponse.
Nous sentons bien ici ce que ces
paroles signifient : « Dieu console ».
L'homme a facilement le sentiment
que Dieu est un être puissant, redoutable et plein de menaces. Mais il est plus
proche de nous dans l'amour que la mère ne l'est de l'enfant de son sang,
qu'elle enveloppe de tendresse, à qui elle veut donner, donner seulement, pour
qui elle souhaiterait se transformer en un seul flux ardent. Sur ce Dieu, l'Écriture
a prononcé cette parole merveilleuse : « Je vous consolerai comme une
mère console son enfant ». Il veut être pour nous un amour qui nous comprend
totalement, partage nos sentiments, se donne lui-même.
L'homme a facilement le sentiment que Dieu est une
exigence haute et sévère, d'une sainteté inexorable. Mais Dieu se tourne vers
nous avec plus d'intimité qu'un cœur aimant s'est jamais tourné vers l'être le
plus cher, portant dans son cœur ce que celui-ci a de plus profond, parfaitement
attentif à lui avec un soin qui ne s'endort jamais, tourné vers celui qu'il
aime avec une confiance qui ne fléchit jamais, toujours nouvelle, toujours
agissante : « C'est toi ! tu en es capable et je donne tout pour
que tu deviennes ce que j'ai mis en toi ».
L'homme a facilement le sentiment que Dieu est un être
lointain, irréel, et c'est là ce qu'il y a de pire. La force, le caractère
redoutable ont encore quelque chose de grand. Une exigence inexorable est
l'attribut de la puissance. Mais si Dieu se dissocie pour nous dans l'irréel,
il y là de quoi perdre courage. Alors que toutes les choses qui nous entourent,
les maisons, les arbres, les hommes, les événements deviennent pour nous si
réels qu'ils nous assaillent de toutes parts, lui-même ne serait plus qu'une
simple doctrine, un concept, une sonorité sans consistance, un état d'âme évanescent ?
Et pourtant, Dieu est réel ! Comme le cœur peut le sentir proche !
être certain de sa réalité qui nous appelle et nous offre un asile !
C'est pourquoi Dieu peut consoler.
Qu'est-ce donc que la consolation ? Comment a-t-elle
lieu ?
Non pas certes par la raison et le calcul. Discourir
et prouver ne console pas, laisse froid. L'homme reste seul avec sa détresse.
Rien ne parvient jusqu'à lui. Rien ne lui arrive. Il y a dans la consolation
quelque chose de vivant : une proximité, une action, un commencement, un
renouvellement. Qui veut consoler doit aimer, être ouvert, tendre vers l'autre
pour pénétrer jusqu’a ce qu'il a de plus intime, avoir le regard clair et la
libre sensibilité du cœur qui trouve avec une tranquille sûreté les voies de la
vie, sait reconnaître ce qui est à vif ou aride. Il lui faut la force subtile
et puissante qui y pénètre, s'avance jusqu’au centre vital, jusqu'aux
profondeurs d'où jaillit la vie. Celle-ci s'est lassée. La force consolatrice
du cœur doit faire alliance avec elle, lui ouvrir un champ libre, la faire
sortir d'elle-même pour qu'elle se redresse, recommence à sourdre et trouve sa
voie à travers toutes les ruines et tous les lieux déserts à l'intérieur de
l'être. Voilà ce qu'est consoler. C'est éveiller, créer, faire naître, donner,
et pourtant appeler l'autre à ce qu'il a de meilleur ; agir en lui, mais,
précisément par là, le rendre libre. La consolation délivre, soutient, dilate,
mais de telle sorte que l'autre se redresse à partir de son propre centre et
recommence.
On console l'être qui a été blessé, mais celui qui
l'aime éveille la force vitale cachée pour que, de l'intérieur, elle apporte à
la blessure son flux salutaire... On console celui qui n'est plus que sécheresse,
mais celui qui l'aime est capable de libérer intérieurement la vague
rafraîchissante de la vie... On console lorsqu'une chose précieuse a été
enlevée, l'œuvre détruite, les espoirs brisés, mais celui qui aime s'allie à ce
qui se situe plus profondément encore que la possession et l'œuvre particulières,
c'est-à-dire la volonté créatrice, et il l'éveille à une nouvelle activité. Il
s'allie à ce que l'homme a de plus intime, que ni changement, ni perte ne
peuvent toucher : la force du cœur capable d'éternité ; elle accepte
la perte, tient pour perdu dans le temps ce qui est perdu, mais elle le
reconquiert hors du temps dans la fidélité unie à Dieu... On console celui dont
le cœur est souillé, mais celui qui l'aime est capable de toucher la pureté qui
palpite, enfouie sous la faute, et à partir de là s'éveille la nouvelle
confiance qui rend possible de dominer toute laideur... On console celui qui
s'est rendu coupable et qui, dans la détresse de sa conscience, ne trouve pas
d'issue ; mais sans aucun orgueil, celui qui l'aime sait dissiper le mensonge,
encourage la connaissance que le coupable a de lui-même, délivre et fortifie la
volonté, montre des voies et des possibilités... Celui qui aime console
lorsqu'il sait amollir ce qui s'est figé, faire fondre l'endurcissement sous la
chaleur libératrice, pour donner une direction à celui qui en avait perdu le
sens...
L'amour humain, vraiment pur et désintéressé, est sans
doute capable de consoler ainsi. Mais il se trouve bientôt devant ses limites.
Il n'est pas Dieu.
Le Christ nous a envoyé Celui qui est en Dieu « la
proximité » entre le Père et le Fils : le Saint-Esprit. Il est
l'intimité sacrée de Dieu lui-même. Un mot plein d'amour mystérieux le nomme « le
lien », « le baiser ». En lui, Dieu est venu à nous comme
consolateur.
Le Saint-Esprit est la proximité. C'est lui, la proximité
sacrée, la proximité avec lui-même de Celui que l'on ne peut approcher. Il est
l'intériorité de l'inaccessible, la sainteté qui respire l'amour. Il « pénètre
les profondeurs de la déité ».
Il est venu à nous pour être en nous ; afin que nous
soyons instruits par lui, initiés, comblés et capables de prononcer, d'invoquer
et de confesser le nom de Jésus.
Il est venu à nous, en nous, afin de nous rénover par
la nouvelle naissance que nous recevons de lui, Sa main touche aux racines de
notre vie. Il est le créateur, œuvrant dans la liberté de la pure plénitude
d'amour. C'est ainsi qu'il sait consoler.
Le désespoir est infini, sa plénitude amère est inépuisable,
multiple comme l'existence elle-même quand elle s'est détachée du cœur de Dieu :
désespoir de la détresse qui blesse et épuise ; désespoir de l'existence
bornée qui remplit d'angoisse le regard et le souffle ; désespoir de la
nostalgie qui s'étiole, de la douleur que personne n'apaise, de la faute qui
tourmente, de la faiblesse incapable d'ascension. Désespoir de la solitude
quand le cœur ne connaît ni joie ni douleur, quand les choses ne parlent pas,
que les jours sont vides et que ce qui arrive perd tout sens ; quand un être
sait comment ce serait s'il pouvait aimer — mais il ne le peut pas et « son
âme en lui a soif, et il va comme dans un pays désert, sans chemin et sans eau ».
Existe-t-il une puissance contre cette puissance ?
Tu connais cette parole : « Envoyez votre Esprit
et toutes choses seront créées et vous rénoverez la face de la terre » ?
Sais-tu que c'est vrai, qu'il peut venir comme une haleine légère, « soufflant
quand il veut, et personne ne peut dire d'où il vient et où il va », et il
touche ton âme et tout est changé ? La réalité est demeurée ce qu'elle était,
et pourtant, tout est rénové, et maintenant tu prends conscience de ton cœur,
tu comprends qu'à toi aussi, il est donné d'aimer, et les choses se remplissent
d'un sens délicat et sacré, et tu sais que quelque part tout est bien, et il
vaut la peine, il vaut divinement la peine d'exister et de persévérer. Quand
ceci arrive à un être — et le Seigneur nous a promis qu'il en serait ainsi pour
nous lorsqu'il nous a annoncé le Consolateur — cet être comprend ce qu'est la
consolation.
Il est dans cette hymne un mot qui renferme le secret
le plus délicat de cette consolation. Après que toutes ces invocations
discrètes ont eu lieu « Venez, ô Père des pauvres, venez, donateur des grâces »,
il est dit : « Venez, lumière des cœurs ».
Un mystère sacré est ici celé et il attend que l'on
soit instruit de l'intérieur pour comprendre le miracle de cette lumière.
Nous comprenons qu'il existe une lumière pour les
yeux, nous croyons du moins le comprendre : cette lumière qui vient du
soleil ou d'une lampe que nous allumons. Nous comprenons encore lorsqu'on parle
de la « lumière de l'esprit » ; nous le sentons dès que notre
compréhension s'éveille — mais « la lumière du cœur » ? Nous
sommes ici devant un grand mystère : que la lumière rayonne où vit la
sensibilité… que la proximité, que la nature intime du bien-aimé devienne lumineuse...
que le cœur avec son amour ne soit pas aveugle, mais éclairé, voyant, en vérité
et seulement alors réellement et uniquement voyant dans une profonde clarté…
que la lumière de l'esprit et de la connaissance ne soit pas froide seulement comme
un rayonnement lointain, mais ardente et pleine de toute l'intimité de
l'approche...
Voilà la consolation de Dieu : un signe qui guide
à travers l'erreur, une chaleur qui dissipe la raideur et le froid, un breuvage
qui apaise la soif de plénitude infinie, un remède qui guérit ; la pureté,
la beauté rendues...
Et puis une autre chose encore, la
plus importante : cette hymne qui paraît avoir jailli du silence le plus
éloigné du monde, a en vue la vie quotidienne avec tout son poids, sa rumeur,
sa détresse. C'est là seulement la véritable consolation.
La consolation dont il est parlé ici doit pénétrer
dans ce qui constitue la vie quotidienne. Au milieu du travail, une présence
doit apporter le repos ; dans la chaleur et l'accablement, un souffle
rafraîchissant doit venir de là-bas, faire jaillir la consolation dans la
souffrance et le chagrin... Cette consolation doit être si réelle qu'elle ne
tarit pas dans les misères et les tourments de l'existence ; si vivante,
cette vie, qu'aucune lassitude ne parvient à l'étouffer.
Elle doit être la consolation du
Dieu vivant.
Romano Guardini, Dieu console, in Le Dieu vivant (Artège)