lundi 12 septembre 2011

En s'abreuvant... André Sève, 30 minutes pour Dieu


Pendant des années, j'ai fait ma méditation. Peu à peu je l'ai abandonnée. Un jour, pour un reportage, on m'a expédié dans une « Maison de prière ». J'ai joué le jeu. Premier matin, 30 minutes de méditation appelée « oraison ». 30 minutes de sécheresse telle que j'ai été forcé de me dire : « Depuis que tu as largué la méditation, tu as drôlement dérivé loin de... »
Loin de quoi ? De Dieu ? Mais essayer de travailler comme il faut, et d'être assez bien avec tout le monde, est-ce que ça ne rapproche pas de Dieu autant que rester là comme une souche en louchant sur la montre ?
La dernière journée de cette semaine de prière comportait trois heures d'oraison. D'affilée ! Elles ont passé plus vite que les 30 minutes du premier jour. Question d'entraînement ? Non, six jours ne transforment pas un homme à ce point s'il ne s'agit que du physiologico-psychologique. Je crois plutôt que j'avais retrouvé une faim de Dieu qui appelle l'oraison.
Caser ce machin dans ma journée
J'ai eu là-bas l'explication du dégoût qui m'avait fait abandonner la méditation. C'était devenu un machin que je devais caser à tout prix dans mon horaire de journée. Cet horaire était premier, ma vie commandait ma prière.
La perspective s'est soudain retournée : j'ai vu que c'était la faim de Dieu qui me constituait comme homme, et que c'était elle (et donc la prière) qui devait commander ma vie. Il y a maintenant des psaumes qui m'en disent plus long qu'avant :
« J'ai soif de Dieu, du Dieu de vie » (ps. 42).
« Dieu, mon Dieu, je te cherche, j'ai soif de toi, après toi languit ma chair » (ps. 63).
« Mon cœur et ma chair crient vers le Dieu vivant » (ps. 84).
Bien entendu, ces vues de foi et ce lyrisme collent très mal avec la vie que nous appelons « réelle ». Je m'en suis aperçu en rentrant ! J'ai tout de même trouvé 30 minutes par jour pour « faire oraison ». Et... ça tient toujours.
Il faut dire que j'avais compris aussi qu'il y a méditation et méditation ! Voilà pourquoi il n'est peut-être pas mauvais de dire plutôt « oraison » (mais je vois qu'avec le zen, méditation revient en force) pour parler de quelque chose qui est plus large, plus souple et nettement plus attrayant que la traditionnelle méditation.
N'empêche que même si j'arrive à revaloriser à vos yeux la méditation journalière en la poussant vers l'oraison, je sais la masse d'arguments qu'on peut dresser contre.
C'est copernicien
Voici, en tout cas, mon point de vue. Si on n'entre pas d'abord dans la perspective de la révolution copernicienne décrite plus haut, toute discussion sur « faire ou ne pas faire la méditation journalière » est assez vaine, parce qu'on se met d'emblée à côté de la vraie question. Il ne s'agit pas seulement de caser quelque chose de plus dans ma journée ou de m'initier à une « technique spirituelle ». Il s'agit du sens global que je veux donner à ma vie.
Ou bien la faim de Dieu est le soleil autour duquel j'organise tout ; ou bien Dieu est un objet entre autres qui tourne dans le ciel très encombré de ma vie. C'est copernicien, non ?
Mais vous avez peut-être sursauté quand j'ai dit que la faim de Dieu nous constituait comme homme. C'est pourtant le très rabâché : Fecisti nos ad te. Nous sommes fondamentalement ad. Là où notre être jaillit, création continue de Dieu, il est tout entier « vocation », élan vers la plénitude où l'appelle Dieu, et plénitude qui sera Dieu.
Je pense que tout le monde accepte théoriquement cela mais sans aller jusqu'à une logique de comportement pourtant assez simple à dégager. On accepte trop facilement que l'ad Deum, qui devrait être l'idée créatrice de notre vie, soit piétiné, encombré, camouflé par une quotidienneté qui se laisse organiser selon d'autres données. Si bien que lorsqu'il s'agit de prendre une résolution de prière, nous cherchons automatiquement à caser ça dans notre vie telle quelle alors qu'il faudrait d'abord examiner sur quelle idée fondamentale notre vie se construit.
Moi et Dieu ? Ah ! non !
J'essayais de présenter ces idées dans un groupe d'amis. Nicolas a explosé :
— Si tu continues, je vais me mettre à gueuler : « Je n'ai qu'une âme qu'il faut sauver ! » Tu sombres dans la bigoterie individualiste. « Moi et Dieu ! » Et les autres alors ?
Après toute une époque de « Moi et Dieu », nous nous sommes engagés à fond dans « les autres ». Nous dirions volontiers que ce qui constitue un homme c'est l'amour fraternel. Jésus serait essentiellement « homme pour les autres ». Exact, mais cela peut devenir mutilant, réducteur. Tout l'Évangile crie que Jésus a été en effet « homme pour les autres » mais dans l'amour du Père. J'ai dit à Nicolas :
— C'est ridicule d'opposer notre faim de Dieu à notre souci des autres. Si tu veux être « homme pour les autres », ne cesse jamais de te demander quel homme tu veux leur offrir. Tu peux être sûr qu'ils ne détesteront pas un être qui a faim de Dieu ! François d'Assise, Thérèse d'Avila et tant d'autres ont-ils été des bigots individualistes ? Et Madeleine Delbrêl, l'apôtre de la ville marxiste ? Sais-tu ce qu'elle disait ? « Mon Bien-Aimé, vous serez toujours mis en balance avec cette fascination, cette obsession usante de nos bagatelles ». Voilà entre quoi nous choisissons, pas entre Dieu et nos frères, mais entre Dieu et nos fascinations. Qui ne nous poussent pas toujours vers nos frères !
Quand on oppose l'oraison à l'apostolat (c'est de plus en plus fréquent), je vois bien qu'on pense à un bout de temps dérobé à l'action généreuse. Mais l'esprit d'oraison, ce n'est pas seulement « un bout de temps », c'est toute la couleur d'une vie quand on a faim de Dieu. Et ces vies ont toujours comme autre couleur la faim de servir les autres. La réciproque est vraie, d'ailleurs. Vouloir mieux servir en a poussé beaucoup vers l'oraison.
Mais il faut ce « bout de temps »
Pour être un « élan vers Dieu », pour entrer dans l'esprit d'oraison et s'y maintenir, il faut un très spécial rendez-vous quotidien avec Dieu. Tous les gens d'expérience sont d'accord sur ce point. Seulement je crois qu'on ne montre pas assez quelle indispensable homogénéité doit exister entre le temps d'oraison et la vie quotidienne, et j'y insiste parce que c'est cela qui m'avait fait abandonner la méditation. Elle était devenue vraiment trop hétérogène à une vie organisée dans un autre esprit. L'oraison vraie (et durable !) ne peut être que le temps fort d'une continuelle faim de Dieu. Il y a interaction entre ces deux choses : la faim de Dieu pousse à faire oraison, l'oraison intensifie la faim de Dieu qui conduit à des oraisons de plus en plus rassasiantes et creusantes. Saint Augustin disait à peu près : « Tu cherches pour trouver ; ce que tu trouves te pousse à chercher ». Voilà l'oraison quand elle est le temps employé par un homme qui, avant et après, est en élan vers Dieu. Elle ne peut être que cela. Sinon, nous lâchons la vie réelle pour 30 minutes d'irréalité et nous revenons ensuite à ce que nous croyons être la vie réelle.
Le grand pas à faire avant de se décider à reprendre l'oraison, c'est d'accepter comme vraie réalité, comme vérité soleil, le fecisti ad te. Ce sera dur à vivre. Concrètement, cela signifie que je voudrais faire de toute prière (personnelle ou liturgique) des retrouvailles avec Dieu, que je voudrais aller à toute tâche sans lâcher Dieu, que je voudrais me donner à mes frères avec l'amour même de Dieu. Ce sont ces désirs qu'on peut appeler état d'oraison, climat de l'oraison. Et, dans ce climat, vous pourrez en faire l'expérience, pas de difficultés pour trouver 30 minutes par jour.
Loin d'être un bain d'irréalité, elles apparaissent alors comme le plus réel de notre vie. Voilà la base de départ la plus sûre pour s'engager dans l'oraison quotidienne. Je parle d'expérience. C'est le jour où j'ai compris l'extrême réalisme du temps consacré à l'oraison que j'ai eu envie de la reprendre, et je me demande ce qui pourrait maintenant me déraciner de là. Les rares fois où j'ai retrouvé la démangeaison de faire dix autres choses très urgentes, plutôt que de perdre ces 30 minutes, j'ai passé ma journée dans la confusion et l'irréalité. Ce « bout de temps-là » refait de nous un homme normal. Normal selon la foi, bien sûr. Mais après quelle autre normalité voudrions-nous courir ?
Faisons-lui ce cadeau
Ce que nous ferons de ces 30 minutes, nous allons en parler longuement, mais il était nécessaire de bien voir, d'abord, pourquoi nous les donnons à Dieu. Pour qu'il nous maintienne, jour après jour, tourné vers lui, dans une grande faim de lui. On a presque tout dit sur ce temps d'oraison quand on le définit comme l'attente la plus forte de contact avec Dieu pour ne pas trop perdre ensuite ce contact durant la journée.
J'ai dit « attente ». Je ne peux pas m'empêcher de vous mettre déjà en garde contre une idée fausse et très dommageable : s'imaginer que nous allons à l'oraison dans l'intention de faire travailler nos méninges et tout et tout pour saisir Dieu, les mystères et les forces de Dieu. Nous y allons pour être travaillé par Dieu. Rien de plus pauvre qu'un homme qui sait pourquoi il va en oraison.
Nous ne sommes riches que de ces 30 minutes que nous allons donner à Dieu. Il y a là, tout de même, de quoi rêver. Nous avons tant voulu donner à Dieu. Et nous pouvons, chaque jour, arriver devant lui avec ce cadeau de 30 minutes. Allons, quelles mille impérieuses raisons avons-nous de faire l'avare ?
Mettons-nous en présence de Dieu
« Mettons-nous en présence de Dieu et adorons-le ». Jeune religieux, que de fois ai-je entendu cela ! Et, ce, sur un ton tranquillement péremptoire et habituel, comme si cela allait de soi de se mettre en présence de Dieu ! Toute cette méditation va porter sur le démarrage de nos oraisons.
Bien commencer, c'est la seule chose qui, dans la prière, est en notre pouvoir. Après, Dieu nous travaillera comme il voudra, et le cinéma de nos distractions, hélas ! fera des siennes ; ou notre nervosité, ou notre lourdeur. Mais nous sommes entièrement maîtres, et donc responsables, du démarrage. Pesons un instant cette évidence, peut-être jusqu'ici pas tellement évidente.
Nous devons, chaque fois, commencer une oraison en affirmant notre volonté de faire cela et pas autre chose, de le faire honnêtement. Ce n'est pas honnête, par exemple, de regarder sa montre, tout agité, et de courir à la chapelle ou ailleurs pour sauter dans nos trente minutes d'oraison. Ou de s'y mettre machinalement parce que ça fait partie du programme. Il y a de très mauvais ouvriers de la prière et ils sont les premiers à clamer que ce n'est pas rentable.
L'oraison exige de très calmes mais intenses préliminaires, tout un cérémonial. Cela vous agace ? Cela m'agaçait. Mais le jour où j'ai dit à un spirituel mon agacement, il m'a répondu : « Voulez-vous faire oraison ? »
Tout un cérémonial de rupture
Le premier test de notre sérieux, c'est la netteté de notre rupture avec ce que nous faisions juste avant. Sans rupture, nous risquons fort de travailler dans la rêvasserie ou dans cet ennui à haute dose qui en a écarté plus d'un de l'oraison.
Tout va dépendre de la fermeté paisible avec laquelle nous déciderons de donner ces trente minutes-là à Dieu. Surtout si cela correspond à une certaine routine de vie, il n'est pas mauvais de redire : « Je donne ce temps, des deux mains, au Seigneur ».
Alors commence le cérémonial de rupture : se dégager de tout le remue-ménage extérieur et intérieur (ou au contraire se secouer) pour entrer dans la plus forte attention à Dieu qui nous soit possible. Pour cette double manœuvre de dégagement mental et de concentration sur Dieu, rien ne vaut les bons vieux moyens, qui sont d'ailleurs réemployés actuellement par les jeunes sous des couleurs orientales : les attitudes corporelles, et les lentes prières vocales, répétées s'il le faut, et très « vécues ».
Rester un moment debout, mais dans une belle attitude debout, avec peut-être les bras et les mains ouverts en offrande et en attente. Faire une lente génuflexion, mais si consciente et si noble qu'elle soit une génuflexion de l'âme. Et enfin un très lent signe de croix, excellente occasion de rompre avec les signes de croix bâclés.
Cette entrée en noblesse de corps, ces gestes lents d'apaisement et de gravité cassent notre nervosité et, faits très consciemment, établissent en nous les espaces intérieurs de la prière, qui ne sont pas des « dimensions » mais un climat : le calme et l'éveil dans un très particulier silence d'attente.
Si tu savais le don de Dieu, tu boirais à la Source
Je me sers aussi d'une formule vocale, prononcée avec la même lenteur apaisante et la même intensité de conscience, pour vaincre en moi le machinal et l'endormi. Chacun, bien sûr, doit choisir ce qui lui semble le plus opérant. Je me dis : « Si tu savais le don de Dieu, tu boirais à la Source. Proche est la Pâque de ta vie ».
Ainsi peu à peu préparé au rendez-vous avec Dieu (cela se fait assez aisément ou péniblement selon les dispositions du jour), nous pouvons choisir l'attitude que nous garderons pendant l'oraison : à genoux, assis, à l'orientale par terre, peu importe pourvu que là aussi ce soit noble, net, expressif. Et décontracté ! Propice à une bonne respiration. Ne pas confondre prière et mortification. La vigilance mentale sera suffisamment mortifiante.
Si tout se passe bien, et à ce stade on peut agir en sorte que tout se passe bien, nous sommes prêts à faire intensément l'acte capital d'entrer en oraison : un acte de foi en Dieu présent.
Dieu est toujours là
C'est le traditionnel : « Mettons-nous en présence de Dieu ». Mais, pour mieux mesurer ce qu'il signifie, je vous propose quatre lectures :
Sanctus (Isaïe 6, 1-8)
Je vis le Seigneur assis sur un trône élevé. Les pans de son manteau remplissaient le sanctuaire. Les séraphins se tenaient près de lui... Leurs voix se répondaient :
« Saint, saint, saint est le Seigneur !
Toute la terre est remplie de sa gloire ».
À ces paroles, les portes tremblèrent et le Temple se remplit de fumée.
« Malheur à moi, m'écriai-je, je suis perdu ! Je suis un homme aux lèvres impures,
J'habite au milieu d'un peuple aux lèvres impures. Et mes yeux ont vu le Seigneur ».
Mais l'un des séraphins vola vers moi ; il tenait une braise qu'il avait prise sur l'autel, il m'en toucha les lèvres en disant :
« Vois, ceci a touché tes lèvres, ton péché est effacé ».
Alors, j'entendis la voix du Seigneur :
Qui vais-je envoyer ?
Qui marchera pour nous ?
Me voici, dis-je, envoie-moi.
Le buisson ardent (Exode 3, 1-6)
Moïse atteignit la montagne de Dieu, l'Horeb. Le Seigneur se manifesta à lui sous la forme d'une flamme de feu jaillissant du milieu d'un buisson.
Moïse regarda : le buisson flambait sans se consumer. Il se dit : « Je vais m'avancer. » Mais le voyant s'avancer, le Seigneur l'appela :
Moïse, Moïse !
Me voici.
N'approche pas. Ôte tes sandales, le lieu que tu foules est une terre sainte. C'est moi, le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Moïse, alors, se cacha le visage.
Le passage du Seigneur (1 Rois 19, 8-13)
Élie marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb. Il se réfugia dans une grotte pour la nuit. Et la parole du Seigneur lui fut adressée :
Que viens-tu faire ici, Élie ?
Je suis dévoré de zèle pour le Seigneur...
Sors, le Seigneur va passer.
Il y eut un ouragan violent à briser les rochers : le Seigneur n'était pas dans ce vent.
La terre trembla : le Seigneur n'était pas dans ce tremblement.
Après le tremblement, un feu : le Seigneur n'était pas dans le feu.
Après le feu, le murmure d'une brise légère. Lorsque Élie entendit cela, il se cacha le visage avec son manteau.
L'enfant prodigue marche vers son père (Luc 16, 17-20)
Alors, il fut retourné et il se dit : « Combien d'ouvriers au service de mon père ont du pain de reste, et moi, ici, je meurs de faim. Je vais me mettre en route vers mon père, je lui dirai : rai péché contre le ciel et contre toi, je ne mérite plus d'être ton fils, traite-moi comme un de tes ouvriers ».
Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris d'amour, il courut pour l'embrasser.
* * *
Je m'aide aussi du cri de foi passionné des psaumes : « Je cherche ta face ! » et encore plus du verset de la Présence :
« Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean 14, 23).
Je crois qu'il faut chercher très personnellement ce qui nous remet en présence de Dieu. On parle de rendez-vous avec Dieu, mais il est là le premier, il est toujours là. L'oraison est essentiellement une prise de conscience de cette présence.
Pas forcément du ressenti
Non, je corrige immédiatement ce mot piège : « prise de conscience ». Il pourrait faire croire qu'on doit s'efforcer de « ressentir » cette présence, ou que Dieu va forcément nous accorder cela à force d'oraisons. Nous aurons à revenir sur le « ressenti » dans l'oraison. Mais dès maintenant situons-nous très exactement dans la foi, c'est-à-dire au-delà du senti, du vu, du raisonné.
L'oraison est une double approche nocturne de Dieu : dans la nuit de la foi et dans la nuit de l'amour. Quand nous ne sentons pas que Dieu nous aime, quelle importance si nous le savons ? Quand nous ne sentons pas que nous aimons Dieu, ce n'est pas l'important, l'important c'est que nous voulions l'aimer. Dès l'acte capital de la mise en présence de Dieu ne désirons plus autre chose que vivre un moment avec Dieu dans la contemplation et dans l'union de volonté.
Sous le soleil de Dieu
Mais il faudra d'abord se battre pour cette mise en présence de Dieu. Il me semble que beaucoup se précipitent trop vite sur une lecture, une révision de vie ou un point de méditation. Ils ont hâte de réfléchir, de « méditer », mais ils méditent loin de Dieu ! Ce genre de rendez-vous avec soi-même, ou avec les idées d'un pieux auteur, et même avec les « idées de l'Évangile » n'est pas mauvais, loin de là ! Mais ce n'est pas l'oraison, ce n'est pas un rendez-vous d'amour directement avec Dieu. Penser sur Dieu et rester loin de Dieu est fréquent. Mais alors, qu'on ne demande pas à ce travail de réflexion la transformation profonde que seule l'oraison peut opérer. Elle est l'exposition directe de notre être profond au soleil de Dieu.
Il arrivera que tel jour on aura énormément de peine à se mettre en présence de Dieu. Ne pas hésiter à prolonger cet effort. Si, au contraire, on éprouve un grand attrait à rester ainsi sous le soleil de Dieu sans faire autre chose, il faut suivre l'attrait. De toute façon, quelle que soit la manière dont nous occupons nos trente minutes pour Dieu, tout est moyen sauf un seul acte qui est le but : se maintenir en présence de Dieu pour laisser Dieu nous travailler.
Tout livré à votre action créatrice
J'ai toujours eu beaucoup de mal à me mettre en présence de Dieu. Un conseil m'a tellement aidé que je vous le communique : construire, en tâtonnant, la formule vocale qui peut le plus nous rendre présent à nous-mêmes et à Dieu. À titre d'exemple, voici ma formule :
Établissez-moi en Vous.
Paisible.
Rassemblé.
Tout éveillé en ma foi.
Tout livré à votre action créatrice.
Dans l'amour inconditionnel de mes frères.
C'est inspiré de la prière de Sœur Élisabeth de la Trinité. Ces mots détachent de tout et font entrer dans le recueillement. Ils donnent l'Interlocuteur, en nous évitant de nous enfermer dans un monologue avec soi-même ou avec des idées. Ils décentrent : « Établissez-moi en Vous ».
Fréquemment, dès cet instant, on est (il s'agit de la foi nue, bien sûr, ce n'est pas senti) en présence de Dieu. Je dis alors les autres paroles très lentement, restant sur chacune et la répétant jusqu'à ce qu'elle produise son effet.
Paisible : j'attends le calme (cette parole me calme).
Rassemblé : cela évoque une mobilisation : je suis là tout entier. C'est même un des moments de la vie où on réalise le plus une telle totalisation, car on souffre beaucoup ordinairement de la dispersion.
Tout éveillé en ma foi : j'ai de plus en plus conscience que la foi est une extraordinaire approche de Dieu. Je le sais, et je veux le vivre en répétant : tout éveillé en ma foi.
Tout livré à votre action créatrice : les mots les plus importants, les plus efficaces. Je m'offre à la force qui peut me transformer. Je fais un acte de foi à une action mystérieuse qui ne manque jamais quand on prie, même si on ne sent rien. J'essaye d'être profondément disposé (je veux) à la volonté de Dieu sur moi : la volonté que j'ignore encore, la volonté qui m'est indiquée par la vie (mon travail, mon état physique) et par tout ce qu'exige l'amour inconditionnel de mes frères.
J'ai, comme vous sûrement, beaucoup de peine à aimer sans trier mes sympathies (celui-là, oui, mais celui-là, non !). Au début de toute oraison, il faut essayer de refuser ce tri, de s'établir dans une volonté inconditionnelle d'aimer, sinon tout le rendez-vous de l'oraison serait faux.
Dieu va agir
Se mettre en présence de Dieu (c'est-à-dire tout faire de mon côté pour que Dieu me mette en sa présence), ce n'est pas seulement commencer l'oraison, c'est l'oraison. On fait oraison quand on reste dans cette intense certitude de foi qui mobilise tout l'être : Dieu est là et je suis là.
L'acte de foi, Dieu est là, n'est jamais assez fort. Il est l'acte même de prier, l'acte de communion à Dieu. Il peut prendre diverses colorations : être silence (c'est le plus intense), parole ou geste. Il peut être senti ou seulement vécu dans la foi nue. L'important c'est qu'il soit union d'être à être, de volonté à volonté.
On se fait beaucoup d'illusions à ce sujet : on appelle prière ce qui est seulement préparation à la rencontre de Dieu, ou réflexion sur Dieu, ou réflexion sur notre vie en face de Dieu, ou expressions verbales et gestuelles de prière. Dans tout cela, il peut y avoir l'acte de prière, mais il arrive aussi fréquemment que, même à ces moments-là, nous ne cherchions pas assez le contact de foi avec Dieu. Nous faisons de bonnes choses mais ce n'est pas de la prière, nous restons avec nous-mêmes, nous ne sommes pas consciemment avec Dieu, saisis par la présence de Dieu.
C'est ici que commencent les difficultés de l'oraison. Essayer de se mettre en présence de Dieu est pour nous du précis. Mais après ?
Nous ne sommes pas producteurs de belles pensées et de beaux sentiments
Après, il faut durer. Durer dans la présence de Dieu, dans l'attention aimante qui va permettre à Dieu de nous travailler.
Essayer de se maintenir en oraison, cela veut dire tout faire pour que Dieu puisse faire quelque chose. Où ? Quand ? Comment ? On voudrait des précisions sur cette action de Dieu. Mais il faudrait être Dieu même. L'oraison est la plus efficace école de foi nue, de patience, de pauvreté : nous attendons tout et nous ne verrons pas grand-chose. Mais nous savons. Nous croyons que dans la mesure où nous serons attente, ouverture, pauvreté, Dieu fera quelque chose.
Évidemment, croire sans voir, ce n'est pas un vêtement qui va bien à nos épaules d'homme. On rejette cette austérité, on se fait sur l'oraison des idées agréables. On se voudrait producteur. Notre petite tête devenant intelligente, notre cœur brasier d'amour, notre générosité et notre courage hissés à la hauteur de grands desseins.
La vérité, c'est que nous restons sec et sec, n'attendant le plus souvent que la fin de la corvée. « Qu'est-ce que je fais ici à lutter contre les distractions et le sommeil, sans rien produire de valable ? »
L'oraison n'est pas une fabrication de nous-mêmes par nous-mêmes
Ne pas accepter ces idées ! On irait vers des réactions désastreuses. Ou bien on se laissera aller au mou, au vague : il faut le faire, faisons-le. Ou on essaiera coûte que coûte de produire quelque chose. Nous mènerons notre prière, jusqu'à en oublier Dieu. Ou du moins en voulant imposer notre loi à Dieu.
C'est tout gâcher. Combien auront abandonné l'oraison parce qu'ils avaient voulu en faire une fabrication d'eux-mêmes par eux-mêmes. Je sais pourquoi j'insiste tant, c'est capital que nous ne lâchions jamais ces deux vérités : l'oraison est une offrande très active de nous-mêmes, mais pour que Dieu puisse agir.
Nous n'offrons pas tellement d'occasions à Dieu de nous donner ce qu'il veut nous donner. L'oraison c'est ce moment où tout notre être mobilisé et ouvert sent sa pauvreté radicale, mais comme un bonheur d'amour : « J'attends tout de toi, Seigneur, je sais que tu m'aimes ».
Notre seul effort, mais il est grand et il le faut, c'est d'offrir au Seigneur un être très éveillé et très affamé. Et qui croit dur comme fer à Apocalypse 3, 20 :
« Je me tiens à la porte. Je frappe. Si tu écoutes et si tu ouvres, j'entrerai chez toi, nous dînerons en tête à tête ».
Faire oraison c'est organiser ce tête-à-tête. Mais laisser Dieu mener.
Organiser le tête-à-tête
Je viens de me plonger dans les « méthodes d'oraison » pour vous en parler un peu. Je cale, c'est trop compliqué. On m'a initié à quelque chose de plus simple que je vais essayer de décrire.
Je suppose que j'ai assez bien démarré et que je suis en contact de foi avec le Seigneur. Mais je me sens très sec. Je prends un commentaire d'Évangile. Je lis. Pas trop ! Le problème n° 1, c'est de ne pas se laisser aller à la curiosité et à l'étude.
Me voici maintenant en présence de Dieu, je suis assez vite arrêté soit par une phrase de l'Évangile, soit par une remarque du commentateur. Dans l'état d'attente et de faim où je suis, quelque chose m'a frappé. Je me laisse envahir, je « vis », devant le Seigneur, une sorte de conviction neuve ou renouvelée. Cela peut faire jouer la foi, ou l'espérance, ou la charité. L'essentiel, c'est que cela m'ouvre à l'action de Dieu. Du moins, j'ai foi en cette action, je la lui demande.
Ce matin, par exemple, je suis resté sur Matthieu 5, 48 : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». J'ai « vu » qu'il ne s'agissait pas de progresser vers quelque chose mais de s'installer tout de suite dans une mentalité : aimer comme Dieu parce que je suis son fils. J'ai gardé sur mes lèvres et dans le cœur ce mot de « fils ». Je redisais : « Être votre fils. Être votre fils. Avoir des sentiments de Dieu ».
Il arrive alors assez souvent qu'on entre dans un silence d'attention. Je pense que Dieu me travaille, je ne cherche rien d'autre. Ce silence a une qualité qui ne trompe pas. Quand il se défait par des distractions (ou des somnolences !), je reprends l'Évangile.
Quelquefois je me sens attiré tout de suite par le silence et j'y reste, si je le crois (j'aime mieux employer le vocabulaire de foi que celui du « senti ») plein de la présence agissante de Dieu. Parfois, je lis, ou je « pense » beaucoup plus. Tout cela n'est pas facile à décrire et peut ne pas vous être utile, sinon pour vous montrer que l'essentiel de l'oraison n'est pas dans ce que nous faisons mais dans notre souplesse, notre patience et notre foi : « Dieu, en ce moment, agit ».
L'horreur du vide
Quand j'écoute les objections contre l'oraison, je sais qu'il n'y en a vraiment qu'une : il est très dur de supporter le vide. Sans bien savoir si c'est le vide de la vraie ou de la fausse oraison. On accepterait un vide dûment étiqueté : « Bonne oraison ». Mais on se demande si ce n'est pas un vide d'abruti ou de paresseux.
C'est la plainte de tous les orants de toutes les époques à leurs maîtres spirituels : « Est-ce que je prie bien quand j'endure ce vide ? »
Réponse des experts : l'oraison est le plus terrible des exercices de pauvreté. On ne sait rien, on ne saura jamais rien, à ce moment-là, du travail de Dieu. Et donc rien de la valeur de notre propre activité d'attente et d'accueil. Celui qui veut faire oraison doit se préparer à une des plus grandes absences (apparente, mais ressentie comme absence !) de Dieu. Grande absence parce que, invinciblement, on s'imagine qu'on va obtenir de lui au moins un sentiment de présence. On est là pour ça ?
Non. Il peut donner ce sentiment, parfois il le donne. Mais ce n'est pas le but de l'oraison. La seule assurance qu'on prie bien, c'est quand on a foi que Dieu est là et agit, et quand on veut s'offrir à son action. Croire et vouloir ce sont les deux armes de l'orant, ses deux opiniâtretés, ses deux cadeaux à Dieu, ses deux seuls contacts sûrs avec lui.
Nous sommes venus à l'oraison pour être menés sur des chemins indiscernables, pour être façonnés à des profondeurs où le sentir n'a pas d'importance. Mais nous vivons tellement de ce senti que le dépaysement est dur. « Je ne sens rien, donc je ne fais rien. Dieu ne fait rien ! » Habituellement, nous vérifions tout par le ressenti, l'émotion, l'image mentale, la réflexion sur des matériaux de mémoire ou de raisonnement. À l'oraison, comme ailleurs, on voudrait se sentir intelligent et fervent. Être opéré peut-être par Dieu, mais pouvoir suivre l'opération. Alors on aimerait prier. On dirait : « Ce matin, quelle bonne prière ! »
La bonne prière, c'est de tenir dans le vide. Le plus souvent sec et travaillé à froid. École de descente vers les profondeurs du non-senti, où se trouve le plus vrai, le plus stable, le plus parfait d'un être humain : ce qu'il est et ce qu'il veut.
Adhérer à Dieu
J'ai beaucoup parlé de « vouloir ». Il ne s'agit pas d'une tension violente vers une possession ou un progrès. C'est l'idée qu'on se fait souvent de la « volonté ». Non, dans l'oraison, il s'agit de la volonté-amour, de la force d'amour très stable et tranquille avec laquelle nous adhérons plus ou moins clairement à quelque chose que Dieu nous propose. Nous sommes alors changés à un niveau vital. Dieu agit sur notre être même, par notre volonté qui a adhéré à la sienne.
La recherche fondamentale de l'oraison, c'est ce contact des volontés. Notre volonté se conforme (par amour) à ce que Dieu veut pour nous et par nous. Et notre volonté ensuite conforme notre vie à ce qu'elle veut désormais comme Dieu le veut. Tout cela se passe dans un non-senti que nous appelons vide parce que nous ne sommes pas sur les territoires habituels de la conscience et de la sensibilité.
Votre vie jugera votre oraison
Mais quand cela ressemble vraiment trop à du vide de paresse et de ratage ?
Autre réponse des maîtres : « Votre vie jugera votre oraison ». Bons signes : quand, enracinant à l'oraison une conviction vive, douloureuse, de notre pauvreté, nous gardons un fort désir de l'action de Dieu et la foi dans cette action ; quand nous restons dans une grande générosité à l'égard des exigences de la vie fraternelle.
Étranges minutes de l'oraison, si calmes et si dures. Plus Dieu nous travaille, moins nous le savons, et plus nous sommes insatisfaits, mais pas du tout prêts à lâcher. Insatisfaction et entêtement sont deux caractéristiques de l'oraison authentique, car on ne peut y persévérer que lorsqu'elle est une inguérissable faim.
Père André Sève, in 30 minutes pour Dieu