vendredi 16 septembre 2011

En glanant... CS Lewis, Homme ou lapin ?


« Ne peut-on pas faire le bien sans être  chrétien ? » Telle est la question à laquelle on m'a demandé de répondre, et d'emblée, avant même de l'aborder, je voudrais faire une remarque. La question a été posée par quelqu'un qui a dû se dire : « Je ne me soucie guère de savoir si le christianisme est vrai ou faux. À quoi bon me creuser la tête à déterminer s'il est plus proche de la réalité que l'idéologie matérialiste ? Tout ce qui m'intéresse est de faire le bien. Mes croyances, je les choisirai non pour leur vérité mais leur utilité ».
En toute franchise, il m'est difficile de sympathiser avec un tel état d'esprit. Car une des particularités qui distingue l'homme des autres animaux est justement sa soif de connaître, de découvrir la réalité, pour le seul plaisir de savoir. Lorsque ce désir est complètement étouffé en l'homme, il a perdu ce qui, à mon sens, fait sa dignité.
D'ailleurs, je ne pense pas que l'un de vous ait cessé d'éprouver ce désir. Il me semble plutôt que quelque prédicateur insensé, à force de répéter combien la foi chrétienne peut vous aider et combien bénéfique elle est pour la société, vous ait fait oublier que le christianisme n'est pas une panacée.
Mais le christianisme prétend rapporter un certain nombre de faits — vous présenter le monde tel qu'il est. Que sa description de l'univers soit vraie ou pas, une fois la question posée, votre esprit naturellement curieux vous poussera à vouloir connaître la réponse. Si le christianisme n'est pas vrai, aucun homme sincère ne consentira à y croire, même s'il est censé lui être très utile ; par contre, s'il est vrai, tout homme sincère voudra y croire, même s'il lui semble dépourvu de toute utilité.
Dès que nous avons saisi cela, une autre conclusion s'impose. Supposons que le christianisme s'avère vrai : il est absolument impossible que ceux qui connaissent cette vérité et ceux qui l'ignorent soient également bien équipés pour faire le bien. Car la connaissance des faits nous pousse nécessairement à agir différemment. Imaginez, par exemple, que vous trouviez un homme mourant d'inanition et que vous vouliez lui apporter les soins adéquats. Si vous n'avez aucune notion de médecine, vous lui servirez probablement un repas substantiel, et votre homme en mourra. Voilà ce qui arrive lorsqu'on agit en étant dans le noir.
Un chrétien et un non-chrétien peuvent tous deux vouloir faire du bien à leur prochain. L'un a la conviction que l'homme vivra éternellement, qu'il a été créé par Dieu et conçu de telle manière qu'il ne trouve son bonheur de façon véritable et durable qu'en étant uni à Dieu, mais qu'il a quitté la bonne voie et que seule la foi obéissante en Jésus-Christ peut le remettre sur le droit chemin. L'autre croit que l'homme est le résultat accidentel de forces aveugles opérant dans la matière, qu'il a commencé en tant que simple animal mais a suivi une évolution plus ou moins régulière, qu'il peut vivre environ soixante-dix ans et accéder pleinement au bonheur à condition qu'il existe de bons services sociaux et des organisations politiques efficaces, et que tout le reste (la vivisection, le contrôle des naissances, le système juridique ou l'éducation) doit être tenu pour « bon » ou pour « mauvais » selon qu'il favorise ou entrave ce prétendu bonheur.
Il faut dire qu'il y a de nombreux points sur lesquels ces deux hommes seraient en accord pour ce qui est de leur action en faveur du prochain. Tous deux approuveraient l'installation du tout-à-l'égout, la création d'hôpitaux et une alimentation équilibrée. Mais tôt ou tard les différences de leurs convictions se projetteraient sur leurs propositions pratiques. Tous deux, par exemple, attacheraient beaucoup d'importance à l'éducation — mais le type d'éducation envisagé par l'un serait sans doute très différent de celui préconisé par l'autre. Par ailleurs, là où le matérialiste se bornerait à demander au sujet d'une action proposée : « Accroîtra-t-elle le bonheur de la majorité ? », il se pourrait fort bien que le chrétien objecte : « Même si elle accroît le bonheur de la majorité, nous ne pouvons pas y participer, étant donné qu'elle est injuste. » Et en tout cas, une différence fondamentale se ferait jour dans leur programme. Aux yeux du matérialiste, une collectivité — une nation, une classe sociale ou une civilisation — a nécessairement plus d'importance qu'un individu. Car l'individu ne vit guère plus de soixante-dix ans, tandis que la collectivité peut durer des siècles. Mais pour le chrétien, c'est l'individu qui prime, car celui-là vivra éternellement ; tandis que les races, les civilisations et toutes les autres collectivités ne sont, en comparaison, que des créations d'un jour.
Ayant des idéologies diamétralement opposées, le chrétien et le matérialiste ne peuvent avoir raison tous les deux. Et celui qui est dans l'erreur agira d'une façon qui ne correspondra pas du tout à la réalité de l'existence. Par conséquent, avec les meilleures intentions du monde, il coopérera à la destruction de son prochain.
Avec les meilleures intentions du monde... ce ne serait donc pas de sa faute ? Certainement que Dieu (s'il existe) ne punira pas un homme pour des erreurs commises par ignorance. Mais est-ce là votre unique préoccupation ? Sommes-nous prêts à courir le risque d'être dans le noir notre vie durant et de causer de ce fait d'irréparables préjudices à autrui, à condition d'être certains de sauver notre peau et de n'encourir ni reproche ni châtiment ? Je ne pense pas qu'un seul de mes lecteurs en soit là. Et quand bien même il y en aurait un, j'aurais encore quelque chose à lui dire.
La question qui se pose à chacun d'entre nous n'est pas : « Quelqu'un peut-il faire le bien sans être chrétien ? » mais : « Le puis-je, moi ? » Nous savons tous qu'il y eut des hommes intègres parmi les non-chrétiens ; des hommes comme Socrate ou Confucius qui n'ont jamais entendu parler du christianisme, ou des hommes comme J.S. Mill qui, en toute sincérité, ne pouvaient y croire. Supposant le christianisme vrai, c'était de bonne foi que ces hommes étaient soit dans l'ignorance, soit dans l'erreur. Si leurs intentions étaient bonnes, comme je le présume (car, bien sûr, il m'est impossible de lire dans le secret de leur cœur), j'espère et je crois que l'ingéniosité et la miséricorde divines sauront remédier au mal que leur ignorance, livrée à elle-même, aura causé à la fois à eux-mêmes et à ceux qu'ils influencèrent. Mais l'homme qui me demande : « Ne puis-je faire le bien sans devenir chrétien ? » n'est, de toute évidence, pas dans la même position. S'il n'avait pas entendu parler du christianisme, jamais il n'aurait posé cette question. Et si, après en avoir entendu parler et l'avoir examiné avec sérieux il était arrivé à la conclusion que cette doctrine est fausse il n'aurait pas non plus formulé une telle question. Celui qui la pose a entendu parler du christianisme et n'est pas du tout certain que celui-ci soit erroné. Sa véritable question est celle-ci : « Ai-je besoin de m'en soucier ? N'est-il pas préférable de trouver une échappatoire pour ne pas réveiller le chat qui dort et continuer à faire le bien ? Les bonnes intentions ne sont-elles pas suffisantes pour avoir la vie sauve et rester irréprochable, sans avoir pour autant à frapper à cette sinistre porte et à m'assurer s'il y a, ou non, quelqu'un à l'intérieur ? »
Il serait peut-être suffisant de répondre à un tel homme que ce qu'il demande, c'est de pouvoir continuer à « faire le bien » avant même d'avoir cherché à découvrir quel est ce « bien » ? Mais ce n'est pas tout. Nous n'avons pas besoin de nous enquérir si Dieu le punira de sa lâcheté et de sa paresse ; il sera puni par où il a péché. L'homme cherche à s'esquiver. Il essaie délibérément de ne pas savoir si le christianisme est vrai ou faux, parce qu'il prévoit des difficultés sans fin si celui-ci se révélait être vrai. Il est semblable à celui qui, délibérément, « oublie » de consulter le tableau d'affichage de peur d'y trouver son nom inscrit pour quelque tâche peu plaisante. Ou encore à celui qui ne contrôle pas son compte en banque par crainte de ce qu'il y trouvera. Ou encore à celui qui n'ira pas consulter son docteur, lorsqu'il sent pour la première fois une mystérieuse douleur, par peur du verdict du médecin.
L'homme qui demeure incroyant pour de telles raisons n'est pas sincère dans son erreur. C'est de mauvaise foi qu'il l'a laissée s'ancrer en lui, et ce manque de sincérité finira par marquer toutes ses pensées et actions : il en résultera une certaine sournoiserie, une vague anxiété au fond de lui-même et un affaiblissement de sa perspicacité. Il a perdu sa virginité intellectuelle. Un rejet honnête du Christ, bien que fautif, sera pardonné et guéri... « Quiconque parlera contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné » (Luc 12.10). Mais se dérober au Fils de l'homme, regarder de l'autre côté, prétendre ne pas l'avoir vu parce que trop absorbé par quelque chose de l'autre côté de la rue, débrancher le téléphone de peur que ce soit lui qui appelle, ne pas ouvrir certaines lettres dont l'écriture est inconnue parce qu'elles pourraient être de lui... ceci est un tout autre problème. Vous pouvez hésiter face à la décision d'être ou non un jour chrétien ; mais vous devriez savoir que vous êtes un homme — non une autruche qui cache sa tête dans le sable.
Sans cesse — l'honneur intellectuel étant tombé très bas de nos jours — j'entends des gens gémir en disant : « Cela m'aidera-t-il et me rendra-t-il heureux ? Pensez-vous vraiment que je serai meilleur en devenant chrétien ? » Si vraiment vous insistez, ma réponse est « oui ». Mais je n'aime pas du tout donner de réponse à ce stade. Voici une porte derrière laquelle, selon certains, le secret de l'univers vous attend. Ceci peut ou non être vrai. Et si cela ne l'est pas, ce que dissimule la porte est simplement la fraude la plus grande, la « fumisterie » la plus colossale qui soit. N'est-il pas de toute évidence du devoir de chaque homme (s'il est un homme et non un lapin) de chercher à savoir la vérité, et de mettre ensuite toute son énergie soit à servir ce secret merveilleux, soit à dévoiler et détruire cette gigantesque mystification ? Face à un tel défi, allez-vous vous laisser complètement absorber par votre « développement moral » béni ?
Entendu ! Le christianisme vous fera grand bien —beaucoup plus de bien que vous ne vouliez ou espériez. Le premier bien qu'il vous fera sera de vous faire rentrer dans la tête (vous n'apprécierez pas cela !) le fait que ce qu'auparavant vous appeliez « bien » —tout ce qu'implique le fait de « mener une vie honnête » et d'« être bon » — n'est guère l'affaire grandiose et capitale que vous croyiez. Il vous apprendra qu'en fait vous ne pouvez être « bon » (pas même pour vingt-quatre heures) en ne comptant que sur vos propres forces morales. Puis il vous montrera que même si vous l'étiez, vous ne seriez pas pour autant parvenu aux fins pour lesquelles vous avez été créé. La simple moralité n'est pas le but de la vie. Vous avez été créé pour autre chose. J.-S. Mill et Confucius (Socrate étant bien plus proche de la réalité) ignoraient tout simplement le sens de la vie. Les gens qui ne cessent de demander s'ils ne peuvent mener une vie honnête sans le Christ ne savent pas pourquoi ils sont sur terre ; s'ils le savaient, ils sauraient qu'une « vie honnête » n'est qu'un piètre ersatz par comparaison à la vraie raison d'être de l'homme. Soit, la morale est indispensable : mais la Vie Divine qui se donne à nous et qui nous appelle à être des dieux nous destine à quelque chose dans laquelle la morale sera incluse. Nous avons à être recréés. Tout ce qu'il y a du lapin en nous doit disparaître — le lapin inquiet, consciencieux et éthique, aussi bien que le lapin lâche et sensuel. Nous saignerons et gémirons, alors que la fourrure nous sera arrachée ; puis, chose étonnante, nous trouverons sous tout cela ce que jamais encore nous n'avions imaginé : un homme vrai, un dieu toujours jeune, un fils de Dieu fort radieux sage, beau et abreuvé de joie.
« Mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra » (1 Corinthiens 13,10). L'idée d'atteindre le « bien » sans le Christ est basée sur une double erreur. Tout d'abord, nous ne pouvons le faire ; et ensuite, en ayant pour but final de « faire le bien », nous passons à côté de l'essentiel de notre existence. La morale est une montagne que nous ne pouvons escalader de nos propres forces ; et si nous le pouvions, nous ne ferions que périr dans la glace et l'air irrespirable du sommet, n'ayant ces ailes sans lesquelles il est impossible d'accomplir la fin du voyage. Car c'est là que commence l'ascension proprement dite. Les cordes et piolets disparaissent, et il ne nous reste plus qu'à voler.
Clive Staple Lewis, in Dieu au banc des Accusés (Éditions Raphaël)