Le fait capital de la victoire du Christ influe sur le christianisme sous toutes ses formes, dans la religion privée comme dans le culte officiel. Le chrétien a le devoir de penser qu'il a été racheté à grand prix, que le monde est sauvé, et que tous les événements de l'histoire humaine sont autant d'actes subsidiaires au service du plan, pleinement établi et inflexible, de la rédemption. Ce n'est donc pas trop dire que d'affirmer que la religion chrétienne ne diffère pas seulement par le degré, mais par l'espèce, de la religion naturelle. Grâce à cette présupposition d'une conquête spirituelle consommée, le culte chrétien renferme un élément unique et tout à fait original. Nous accomplissons des actes d'adoration, d'action de grâce ; nous prions, nous intercédons, nous demandons pardon, comme le font tous les hommes qui croient en Dieu ; mais nous faisons bien plus, car le Divin s'est beaucoup rapproché de nous par le mystère de l'Incarnation et l'avènement de l'Esprit Saint. Notre prière n'est pas seulement plus parfaite, elle est différente, lorsque nous nous adressons à Dieu précisément en tant que chrétiens, c'est-à-dire au nom du Christ et au nom de sa victoire. C'est notre privilège de nous présenter devant Dieu et de converser avec lui, appuyés sur la grande conquête accomplie par son unique Fils engendré. Après la victoire, le divin capitaine distribue le butin aux siens, c'est ainsi que nous pouvons considérer ce privilège. L'esprit le moins réfléchi est obligé d'admettre que la victoire du Christ a introduit dans le monde et dans la relation de l'homme avec Dieu un élément entièrement nouveau et inattendu. L'homme n'est plus seulement un suppliant en face de son Créateur, il bénéficie d'un privilège glorieux : il est le cohéritier du Christ ; les biens conquis par le Messie victorieux appartiennent aussi à ses frères. Tout culte qui écarterait cette qualité suprême de l'ordre surnaturel serait non seulement imparfait, mais faux ; il ne serait pas catholique. L'adoration, la louange, l'action de grâce auraient beau être sincères et ardentes, si ce culte ne contenait rien de plus il ne serait pas essentiellement plus grand que l'ancien judaïsme. Le culte catholique, lui, possède quelque chose qui lui est propre et que nous pouvons appeler « la religion de la victoire ». Nous devons, nous chrétiens, ressentir ce qu'éprouve une nation qui célèbre avec son roi le jour d'une paix victorieuse, clôturant une longue guerre. La réjouissance du souverain et de son peuple est commune ; les avantages du succès sont communs ; la gloire appartient à chacun des membres de la nation. Encore n'est-ce là qu'une faible comparaison pour exprimer une puissante réalité spirituelle. Toutes les âmes chrétiennes, dans leurs multitudes, sont victorieuses avec le Christ. Le jour de l'Ascension triomphale de Jésus est un jour de fête, la joie est partout. Il y a plus encore : on partage le butin. Il y a dans la religion chrétienne, cette chose qu'aucune autre religion n'a jamais prétendu posséder : le droit pour le fidèle de posséder des avantages définis, conquis par le Christ. La prière chrétienne peut être intercession et supplication, mais elle peut être aussi la présentation d'un droit : nous mettons la main sur des richesses que nous appelons nôtres, parce que nous appartenons au royaume du Christ triomphant : « Cependant chacun de nous a reçu sa part de la faveur divine selon que le Christ a mesuré ses dons. C'est pourquoi l'on dit : "Montant dans les hauteurs il a emmené les captifs, il a donné des dons aux hommes". "Il est monté", qu'est-ce à dire, sinon qu'il est aussi descendu, dans les régions inférieures de la terre ? Et celui qui est descendu, c'est le même qui est aussi monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses » (Ep 4, 7-10).
Voilà la vraie signification de la prière dans le Christ,
une prière nouvelle, inconnue auparavant, car avant cette grande victoire aucun
homme n'aurait osé réclamer une part des biens de Dieu.
Tel est le sens profond de la
liturgie catholique. Elle n'est pas qu'un culte. Elle est un culte auquel s'ajoute
la grande revendication dont nous venons de parler. Si cette revendication
n'était pas justifiée, il n'y aurait pas, à proprement parler, de liturgie chrétienne.
Le catholique qui s'approche de Dieu s'approche au nom du Christ, au nom des
mérites du Christ, au nom de la rédemption du Christ, bref, au nom de la
victoire du Christ. La formule per Dominum nostrum Jesum Christum reçoit tout son sens de ce droit
que la foi chrétienne insère dans la religion et qu'aucune autre religion n'a
jamais possédé. « Ce jour-là, vous ne me poserez aucune question. En
vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le
donnera en mon nom » (Jn 16, 23). Ils ne demandent pas, et
pourtant ils reçoivent ; ils demandent au nom du Christ, et ils sont
exaucés. Pourrait-on déclarer plus clairement que le chrétien a le droit de
posséder les richesses du Fils de Dieu ? La liturgie catholique est donc
une célébration plutôt qu'une supplication ; elle parle à Dieu, elle lui
rappelle tout ce qui a été accompli ; elle entre directement dans la
maison des trésors de Dieu ; elle prend part librement au banquet de Dieu.
Sans ce sentiment de possession spirituelle qui nous vient de la conquête du
Christ, nous n'aurions pas de vraie liturgie, nous n'aurions que la prière
humaine naturelle.
Il est évident que tout
l'organisme sacramentel, dont la sainte eucharistie est le centre, donne corps et
vie à cette nouvelle relation entre Dieu et l'homme ; ce que nous avons
dit précédemment sur la victoire du Christ manifestée dans les sacrements et
par l'eucharistie en particulier n'est qu'une manière différente d'exprimer
l'idée directive de ce chapitre-ci. La grande notion théologique de l'opus operatum est la doctrine, pourrait-on dire,
des droits de l'homme sur Dieu en vertu de la conquête du Christ. Par l'opus operatum, nous recevons les dons les
meilleurs et les plus parfaits, sans les demander. Nous les recevons, non par
supplication, mais par célébration, par un acte officiel que nous accomplissons
avec une certitude absolue, en tant que ministres de Dieu. Nous entrons d'un
pas ferme dans le saint des saints, portant le prix de la victoire divine, et
la distribution des dons du Christ ressuscité est vraiment de l'ordre du divin.
Il était évident que la négation de la théologie catholique des sacrements
signifierait un renversement complet des conditions de la relation de l'homme
avec Dieu ; un tel rejet serait la fin de ce que nous appelons « la religion
de la victoire ». Il faut cependant noter que les attaques du
protestantisme contre la doctrine des sacrements ne furent pas aussi radicales
qu'on pouvait le penser à première vue. Sous des déguisements et des noms
divers, quelques-uns des réformateurs se sont réellement accrochés à la doctrine
de l'opus
operatum, c'est-à-dire
la distribution des grâces divines au-delà des
mérites humains. Rien ne serait plus funeste à l'économie chrétienne de la grâce
qu'un refus d'admettre des largesses divines dépassant de beaucoup le mérite de
l'homme, qu'elles soient distribuées par les sacrements ou par un autre canal ;
cela réduirait la position du Christ victorieux à celle d'un simple auxiliaire
de l'homme au lieu du Prince de gloire qui enrichit tous ceux qui le suivent.
Bien que la religion de la victoire montre tout son éclat
dans la vie sacramentelle, on aurait tort de penser que les autres actes sont
dépourvus de cette gloire ; à côté de ce droit divin, le chrétien dispose
toujours des pouvoirs ordinaires de la prière, de la supplication et de
l'intercession ; mais celles-ci ont été, à leur tour, transformées et
élevées par la victoire du Christ. La prière chrétienne est dotée d'une perfection
propre, parce qu'elle passe par Jésus-Christ. Le chrétien implore le
pardon de Dieu toutes les fois qu'il a péché, mais son appel à la miséricorde
n'est pas comme le repentir des autres hommes, car sa demande fait partie d'une
plaidoirie divine, d'une prière confiante bien supérieure à l'intercession ou à
la supplication : « Petits enfants, je vous écris ceci pour que vous
ne péchiez pas. Mais si quelqu'un vient à pécher, nous avons, comme avocat
auprès du Père, Jésus-Christ, le Juste. C'est lui qui est victime de
propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour
ceux du monde entier » (1 Jn 2, 1-2). Tout ce qui est indispensable à la
vie de l'âme, de l'homme considéré comme individu ou membre d'une société, nous
vient d'une promesse divine, de cette propriété établie qui s'appelle
l'héritage du Christ. Le Père nous le donne parce qu'il nous aime, et il nous aime
parce que nous aimons son Fils. Dieu attend notre demande, mais ce n'est pas le
cri du paria, c'est le rappel que nous sommes ses fils et les amoureux du
Christ, et comme tels nous sommes sûrs d'être exaucés. « Je vais vers le
Père. Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, afin que le Père
soit glorifié dans le Fils. Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le
ferai » (Jn 14, 12-14) ; « Si vous demeurez en moi et que mes paroles
demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et vous l'aurez » (Jn 15,
7).
En donnant, comme nous le devons,
le nom de « liturgie » à la louange de Dieu, nous l'identifions
évidemment à la religion de la victoire. Les hymnes que nous chantons à Dieu et
à son Christ sont des chants de victoire, nous ressemblons aux soldats qui
reviennent à la maison après avoir vaincu l'ennemi, enrichis de leur butin.
Objectera-t-on contre la complète originalité de la liturgie catholique que la
plupart de ses textes sont les psaumes et les cantiques de l'Ancien Testament ?
Le christianisme a-t-il vraiment un culte spécifiquement différent, si le fond
de sa liturgie est emprunté à la religion juive ? Une semblable objection
suppose une ignorance ou un oubli de la doctrine catholique sur l'inspiration
des Écritures. L'Ancien Testament est la préparation de la nouvelle Économie. Les
psaumes et les prophéties sont remplis du Christ qui se trouve dans les
cantiques de David et dans ceux de Moïse. Lui-même, après sa Résurrection, a
expliqué à ses disciples que toutes ces hymnes parlent de lui : c'est une
preuve suprême qu'il est le Messie attendu. Nous ne devons donc pas être surpris
que les mystères chrétiens soient exprimés et célébrés avec grande efficacité
par les textes de l'Ancien Testament. Quant aux prières et hymnes liturgiques
composées par l'Église elle-même (par ses pontifes, docteurs, saints et
poètes), elles sont un long cantique de victoire. Un léger changement peut sans
doute être remarqué dans certaines compositions modernes, où la note de
compassion pour le Dieu offensé apparaît davantage. Mais cette nuance est si
légère qu'elle ne peut créer un changement dans le concert universel de louange
qui s'élève, nuit et jour, vers le trône du Christ victorieux. Inutile de citer
des extraits des livres liturgiques : il faudrait prendre toutes les
prières, en témoignage du véritable esprit de l'Église. Il est permis cependant
de faire une exception pour le cantique bien connu de l'Exultet dans
l'office du samedi saint : « Qu'exulte désormais la troupe angélique
des cieux ! Que soient célébrés dans l'allégresse les divins mystères, et
que pour la victoire d'un si grand Roi résonne la trompe du salut ! Que la
terre se réjouisse, irradiée de tant de splendeur et, illuminée de l'éclat du
Roi éternel, qu'elle perçoive qu'elle a été délivrée des ténèbres sur toute sa
surface ! Que se réjouisse aussi l'Église Mère, ornée par l'éclat d'une si
grande lumière, et que ce temple résonne des voix fortes de l'assistance ! »
LA VICTOIRE DU CHRÉTIEN
L’une des caractéristiques les plus constantes de la
littérature chrétienne est de décrire la vie spirituelle comme une victoire.
Non seulement la fidélité sublime du martyr est célébrée comme telle, mais
chaque progrès de l'homme dans la vie surnaturelle est la défaite d'une
puissance adverse.
Cette métaphore de la victoire sur toutes les actions et les phases de la vie spirituelle ne peut s'appliquer au Christ. Le Fils de Dieu fait homme n'avait ni opposition à détruire ni ténèbres à dissiper dans sa vie intérieure. Il était sans péché et infiniment au-dessus de la séduction des tentations humaines. Il avait la claire vision et la parfaite possession de Dieu. Les vertus de foi et d'espérance n'existaient pas en lui, puisqu'il était déjà au terme, in termino, au centre même vers lequel les autres hommes tendent pas à pas, grâce à la foi et à l'espérance. Sa charité intérieure ne connaissait pas de lutte, puisqu'il était parfait en toutes choses. Là où il a dû lutter, c'est dans l'œuvre extérieure que le Père lui avait donnée à réaliser, l'œuvre de la rédemption, comme nous l'avons expliqué dans un chapitre précédent. En cela, nous différons de notre Rédempteur. L'ordre surnaturel dans son ensemble ne nous est pas congénital comme il l'est au Christ. Il est greffé en nous, sur une nature brute et désespérément profane, en nous qui sommes de prime abord étrangers à la grâce. Aussi est-il vrai de dire que nous ne gardons la vie surnaturelle que par une lutte incessante, que nous n'en faisons usage qu'avec effort, et que tout pas en avant, tout progrès dans la vie spirituelle est une véritable victoire. La fidélité, maintenue jusqu'au bout, est ainsi décrite par l'Esprit de Jésus : « Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône, comme moi-même, après ma victoire, j'ai siégé avec mon Père sur son trône. Celui qui a des oreilles, qu'il entende ce que l'Esprit dit aux Églises » (Ap 3, 21-22).
Cette métaphore de la victoire sur toutes les actions et les phases de la vie spirituelle ne peut s'appliquer au Christ. Le Fils de Dieu fait homme n'avait ni opposition à détruire ni ténèbres à dissiper dans sa vie intérieure. Il était sans péché et infiniment au-dessus de la séduction des tentations humaines. Il avait la claire vision et la parfaite possession de Dieu. Les vertus de foi et d'espérance n'existaient pas en lui, puisqu'il était déjà au terme, in termino, au centre même vers lequel les autres hommes tendent pas à pas, grâce à la foi et à l'espérance. Sa charité intérieure ne connaissait pas de lutte, puisqu'il était parfait en toutes choses. Là où il a dû lutter, c'est dans l'œuvre extérieure que le Père lui avait donnée à réaliser, l'œuvre de la rédemption, comme nous l'avons expliqué dans un chapitre précédent. En cela, nous différons de notre Rédempteur. L'ordre surnaturel dans son ensemble ne nous est pas congénital comme il l'est au Christ. Il est greffé en nous, sur une nature brute et désespérément profane, en nous qui sommes de prime abord étrangers à la grâce. Aussi est-il vrai de dire que nous ne gardons la vie surnaturelle que par une lutte incessante, que nous n'en faisons usage qu'avec effort, et que tout pas en avant, tout progrès dans la vie spirituelle est une véritable victoire. La fidélité, maintenue jusqu'au bout, est ainsi décrite par l'Esprit de Jésus : « Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône, comme moi-même, après ma victoire, j'ai siégé avec mon Père sur son trône. Celui qui a des oreilles, qu'il entende ce que l'Esprit dit aux Églises » (Ap 3, 21-22).
La grâce du Christ dans les âmes qu'il a conquises
n'est pas seulement abondante mais multiforme. Il n'a jamais échappé aux
maîtres de la vie spirituelle qu'il y a une grande variété de voies dans la
répartition de la sainteté chrétienne. Pendant quelques siècles, la distinction
entre la voie active et la voie contemplative a été accentuée, peut-être indûment ;
cependant cette distinction a l'avantage de nous remettre sous les yeux la
diversité des grâces du
Christ. Mais toute grâce, à quelque voie qu'elle appartienne, est une conquête
de l'âme par l'Esprit, une soumission de l'intelligence et de la volonté de
l'homme à une puissance supérieure ; une véritable victoire au cœur de la
personnalité intime de l'homme : une part de la personne s'élevant
au-dessus de l'autre.
En cette matière, la vie
surnaturelle catholique fausse compagnie à la majorité des psychologues modernes.
Notre vie supérieure de chrétien est essentiellement un état qui ne nous
appartient pas ; elle est, en chaque cas, une conquête ; elle est la
souveraineté d'une puissance extérieure, et non l'expression de notre moi ou le
développement de nos capacités. Cela est évident dans toute la sphère du
surnaturel per essentiam, du surnaturel proprement dit : dans la
foi, l'espérance et la charité, et dans les œuvres des sept dons du
Saint-Esprit. Dans toutes ces activités, Dieu s'empare de nous, nous conduit en
captivité, nous tient avec l'autorité d'un maître ; nous ne nous
appartenons plus. La foi est une puissance qui, selon les termes de saint Paul,
fait « toute pensée captive pour l'amener à obéir au Christ » (2 Co
10, 5). Saint Thomas d'Aquin, en commentant ces paroles, dit très justement
que, par la foi, nous nous soumettons à un étranger, à une vérité qui ne vient
pas de notre terre natale, et que nous sommes par conséquent la proie d'un vainqueur :
« Et inde est quod intellectus credentis dicitur esse captivatus, quia
tenetur terminis alienis. D'où vient que l'on dit que l'intelligence du
croyant est captive, car elle est retenue hors de son propre domaine » (De veritate, q.14, art.1). L'espérance est l'élan courageux de celui qui se
jette dans l'invisible, au mépris de toute expérience humaine. La charité est
la préférence désintéressée donnée à Celui qui n'est pas soi. C'est toujours et
partout une victoire, à la fois active et passive ; nous sommes conquis
par Dieu et nous conquérons Dieu. Saint Paul a senti de manière aiguë l'origine
étrangère de toute notre vie surnaturelle : « Vivo ego, jam non
ego, vivit vero in me Christus. Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui
vit en moi » (Ga 2, 20). Cette exclamation si connue révèle l'attitude
constante de son esprit. Même quand il laisse éclater sa joie pour louer avec enthousiasme
la nouvelle lumière qui resplendit dans le cœur du chrétien, il est aussitôt
modéré par la pensée qu'un tel trésor repose, après tout, dans des cœurs qui
sont des vases très fragiles : « En effet le Dieu qui a dit :
"Que des ténèbres resplendisse la lumière", est celui qui a resplendi
dans nos cœurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui
est sur la face du Christ. Mais ce trésor, nous le portons en des vases
d'argile, pour que cet excès de puissance soit de Dieu et ne vienne pas de
nous. Nous sommes aux prises, mais non pas écrasés ; ne sachant
qu'espérer, mais non désespérés » (2 Co 4, 6-8).
Même les perfections qui semblent
appartenir à l'homme d'un droit plus assuré – ses dotations morales – sont
encore soumises à la loi de la conquête, autant que les vertus supérieures.
Nous ne pouvons être « l'homme carré », homo quadratus, du
philosophe sans une lutte de tous les instants : « En réalité ce
n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Car je
sais que nul bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet,
vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir : puisque je ne
fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 17-19). Ce conflit en l'homme est profond et permanent. Il y
a en nous, comme en Paul, un mécontentement : « Malheureux homme que
je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? »
(Rm 7, 24). Mais il n'y a pas d'antagonisme entre la chair et
l'esprit, entre les puissances inférieures et les puissances supérieures, si
violent qu'il ne puisse être surmonté par la grâce du Christ. L'ascétisme
chrétien est par essence optimiste ; à toutes les époques retentit le cantique
du peuple innombrable qui se tient devant l'Agneau, en robe blanche, avec les
palmes de la victoire dans les mains. Du héros de l'âge d'or de l'ascétisme –
l'ermite des premiers siècles – jusqu'à notre propre civilisation plus
compliquée se maintient la foi que l'homme peut, par la grâce du Christ, se
tenir immaculé devant Dieu : « Le vainqueur sera donc revêtu de blanc ;
et son nom, Je ne l'effacerai pas du Livre de Vie, mais J'en répondrai devant
mon Père et devant ses anges » (Ap 3, 5). La métaphore
du vêtement immaculé appartient au Nouveau Testament et signifie ceci :
l'innocence par la victoire ; les élus sont en robe blanche parce qu'ils
ont vaincu.
Tout ce que nous avons dit dans ce livre a une influence
directe sur la vie personnelle de l'homme. Nous avons part au triomphe du
Christ maintenant, ici sur terre, par la vie nouvelle qui nous vient de la
Résurrection. « Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que
nous vivons aussi avec lui, sachant que le Christ une fois ressuscité des morts
ne meurt plus, que la mort n'exerce plus de pouvoir sur lui. Sa mort fut une mort
au péché, une fois pour toutes ; mais sa vie est une vie à Dieu. Et vous
de même, considérez que vous êtes morts au péché et vivants à Dieu dans le Christ
Jésus » (Rm 6, 8-11). Exactement comme il n'y a pas de limite à la
souveraineté du Christ, il n'y a pas de bornes aux possibilités de la
sanctification chrétienne, à la puissance de s'élever au-dessus de toutes les
ténèbres, au-dessus de la captivité du péché ; nous ne rendons pas
seulement un culte à la victoire du Christ, nous avons part aussi à sa puissance
dans notre propre esprit et dans notre propre corps. Cette supériorité du
chrétien sur tout le mal est certes un lieu commun dans la pensée du Nouveau
Testament ; mais pour universelle qu'elle soit, cette idée n'en est pas
moins merveilleuse et surprenante. La victoire du Christ opère en nous ; sa
Résurrection et son Ascension ne sont pas seulement des espérances futures,
mais des phénomènes actuels de notre vie spirituelle personnelle : « Mais
Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a
aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre
avec le Christ — c'est par grâce que vous êtes sauvés ! —, avec lui, il
nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus » (Ep
2, 4-6). C'est le mérite de l'exégèse catholique d'interpréter de telles
phrases non pas seulement à la lumière du monde à venir mais à celle du temps
présent ; notre patrimoine surnaturel, tel que nous le possédons ici-bas,
est une résurrection et une ascension. Nos conflits avec les puissances
extérieures de ténèbres ne sont, en fait, qu'une petite fraction du grand combat ;
peu d'entre nous sont destinés à donner leur vie pour le nom du Christ, à lui
rendre témoignage et être martyrs ; mais nous sommes tous appelés à cet
état sublime de triomphe, à cette illumination de l'intelligence qu'il est si
difficile de préserver dans tout son éclat : l'acceptation, spontanée et
sans discussion, de la souveraineté pratique du Christ sur toute chair. De
sorte que nous puissions
faire nôtre la merveilleuse doxologie de l'apôtre Jude : « À celui
qui peut vous garder de la chute et vous présenter devant sa gloire, sans reproche,
dans l'allégresse, à l'unique Dieu, notre Sauveur par Jésus-Christ notre
Seigneur, gloire, majesté, force et puissance avant tout temps, maintenant et
dans tous les temps ! Amen » (Jude 24-25).
Avant de quitter mon lecteur, je
tiens à lui rappeler une fois encore cette vérité
qui est le fil conducteur de tout ce qui a été dit dans les chapitres
précédents : le Christ victorieux, tel que j'ai essayé de le décrire, est
la gloire suprême de l'Église ; les chrétiens, dans la diversité des
grâces qu'ils reçoivent individuellement ou en société, ne font jamais que
participer à la victoire du Christ.
Saint Thomas d'Aquin, notre maître ès divinité,
affirme ceci qui peut paraître étonnant, tant c'est original : « Le
Christ est toute la richesse de l'Église ; lui-même avec tous les autres
élus n'est pas plus grand que lui-même tout seul » (Pierre Lombard, Livre des Sentences, sent. IV, dist. 49, q. 4, art. 3,
ad 4). Aussi l'intérêt premier de
l'Église est-il que son Christ soit ce qu'il est : la totalité de sa bonté
à elle. Les saints ne peuvent rien lui ajouter, ils reçoivent tout de sa plénitude.
Ainsi donc, ce qui importe, c'est de connaître ce que notre Seigneur a accompli ;
toutes nos œuvres, grandes ou petites, sont contenues dès l'origine dans sa
puissante victoire. Telle est la vraie manière chrétienne de juger :
beaucoup d'entre nous auront besoin de s'y adapter graduellement ; il
faut, pour cela, revenir aux principes théologiques traditionnels. On n'a
d'estime aujourd'hui que pour les exploits de l'humanité ; l'homme se prend
pour un conquérant sans jamais se référer à Celui qui lui donne les moyens
nécessaires pour agir. Cette présomption intellectuelle pourrait même ruiner
notre vie chrétienne et notre avenir spirituel. Souvenons-nous toujours que le
Christ a gagné nos batailles, bien longtemps avant que nous ne fussions nés.
Anschaire Vonier, in La victoire du Christ (L’œuvre spirituelle)