ABENDROTH.
- Je voudrais revenir encore une fois à
ce concert que nous avons entendu dernièrement. On est surpris de constater que
notre Orchestre Philharmonique sonne très différemment sous la direction de
chefs différents. Avec l'un il semble développer certaines qualités, avec
l'autre il semble avoir d'autres qualités — et parfois d'autres défauts.
FURTWAENGLER.
- Hans de Bülow déclarait qu'il n'y a pas
de mauvais orchestres mais seulement de mauvais chefs. Il y a du vrai dans ce
paradoxe. Évidemment, un orchestre, même de premier ordre, est d'abord un
assemblage d'individus très divers. Il s'agit d'aligner, en les coordonnant, leurs
qualités et leurs dons : sinon pas d'ensemble efficace ; mais un
petit orchestre sans prétention, qui est devenu un vrai ensemble
sera incomparablement plus efficace que l'orchestre
le plus virtuose du monde qui marche sur sa routine — cas malheureusement
fréquent. On peut même dire que plus un orchestre excelle, plus ses membres
sont tentés de tomber en routine et de s'en satisfaire. D'ailleurs le public, lui
aussi, est enclin à s'en contenter. C'est que l'on part de l'idée (tout à fait
erronée) que les interprétations routinières sont moins mortelles lorsque
l'exécution est techniquement excellente.
A. —
C'est pour cette raison sans doute que le chef d'orchestre de ce récent concert
avait exigé tant de répétitions — alors que son programme ne comportait rien de
particulièrement neuf ou difficile.
F. — Le nombre de répétitions qu'il
faut à un chef — lorsqu'il a affaire à un orchestre de la classe de notre Philharmonique
— dépend de son individualité artistique c'est-à-dire de ce qu'il voudrait
obtenir — et qui, de l'un à l'autre, diffère énormément —, et de ce qu'il sait
obtenir de l'orchestre, et de la façon dont il s'y prend pour l'obtenir. Il n'y
a pas de règle générale ni de mesure objective. Mais c'est une erreur courante
que de croire que plus on fait de répétitions, mieux on joue. Ce serait trop
facile. C'est que la répétition n'est pas une chose indépendante : séparée
du concert, elle n'a aucune vertu. On ne peut apprécier la préparation qu'en fonction
du résultat. Il y a des chefs d'orchestre qui, malgré une longue pratique,
n'ont jamais vraiment compris à quoi servent les répétitions ; mais il y
en a aussi qui savent bien faire travailler aux répétitions, et d'une façon
intéressante, — et qui déçoivent au concert. Sans doute il faut que la
répétition remplisse son rôle : elle doit servir à ce que, pendant le
concert, on n'improvise pas plus qu'il n'est strictement indispensable
d'improviser. Mais — pas
moins non plus, — cela
aussi est très important.
Un chef
d'orchestre connu a dit, paraît-il : « On n'a assez répété que
lorsqu'on a l'impression qu'il est devenu superflu de diriger ». C'est là
une grande erreur — une erreur de principe, non seulement quant aux questions
de détail qui peuvent dépendre du plus ou moins de répétitions, mais quant à ce
que « faire-de-la-musique » veut dire et exige. Car ce désir de fixer tous
les détails, et jusqu'à la minutie, provient en dernière analyse de la crainte
d'avoir sans cela à s'en remettre à l'inspiration du moment. On s'efforce, par une
préparation vétilleuse, à écarter autant que faire se peut l'élément
inspiration, — à remplacer enfin cet élément, — à faire en sorte que l'on
puisse s'en passer. On veut fixer jusqu’à la dernière virgule, régler tout « comme
du papier à musique », mettre tout en conserve et le momifier s'il le
faut. Méthode singulièrement aberrante de s'y prendre avec des œuvres qui
demandent à vivre, avec des chefs-d'œuvre dont, (bien plus qu'on ne l'admet
communément) la démarche est rythmée selon la loi de
l'improvisation.
On
tient rarement compte, on s'aperçoit même rarement de cette loi. Pour deux
raisons : il y a d'abord le fait de la notation. C'est par elle que
l'interprète connaît les œuvres il parcourt en sens inverse la route du
compositeur, lequel a « fait sa musique » (en lui donnant sa vivante
signification) avant que de la noter, ou pendant qu'il la notait. Le cœur et la
moelle de cette musique est donc une improvisation qu'il s'est ensuite évertué
à noter. Au lieu que pour l'interprète l'œuvre se présente comme exactement le
contraire d'une improvisation : comme une chose notée — signes fixes et forme
immuable — dont il faut, après coup, déchiffrer le sens et deviner l'énigme
afin de pénétrer jusqu'à l’œuvre elle-même qu'il s'agit ensuite de faire
revivre.
Mais en outre — seconde raison pour
méconnaître la nécessité d'improviser — nous sommes habitués de voir partout —
et surtout lorsqu'il s'agit des chefs-d'œuvre classiques — des formes établies ne
varietur. Ces chefs-d'œuvre, si clairement articulés et
architecturés, sans rien qui hésite ou tâtonne, semblent en effet exclure toute
idée d'improvisation. Nous n'y voyons que l'obéissance du compositeur envers la
règle classique et le plan pré-établi. Mais c'est mal voir parce que d'un point
de vue trop exclusivement rétrospectif. Évidemment, ces formes — je pense à la fugue,
à la forme-sonate — peuvent
être des schémas pré-établis. Mais nous savons bien, aujourd'hui, à partir de
quelle époque et de quels maîtres telle forme commença à dégénérer en poncif. Au
lieu qu'au départ elle n'était point cela ; elle n'avait pas été conçue
d'une pièce, telle que nous l'apercevons aujourd'hui. Elle fut alors le produit
d'une longue découverte et d'une progressive mise au point ; et il fallait
alors, chaque fois qu'on la voulait appliquer, l'adapter au cas particulier, la
redécouvrir en quelque sorte. Toutes ces formes sont « devenues », et
l'on ne peut les comprendre qu'en fonction de ce devenir, de cette fluidité
dont (tant qu'elles sont vraiment vivantes) elles gardent toujours la trace.
Bien comprises, elles sont — non sans quelque paradoxe — du devenir stabilisé.
Elles sont le résidu naturel de l'activité .improvisatrice des musiciens :
la manière dont les formes prennent forme est elle aussi une sorte d'improvisation.
Vous pourriez évidemment m'objecter
que, dans la musique pure, il n'existe qu'un petit nombre de ces formes qu'en
outre ces formes — fugue, lied, sonate — semblent
s'apparenter entre elles ; que toutes semblent avoir plus ou moins la même
signification. Mais je rétorquerais que dans toute vie organique il en est de
même : que quelques types « de base » contiennent en puissance
toute la diversité des variantes. Il est vrai qu'il y a des compositeurs qui ne
consentent pas à cela et qui cherchent autant que possible à éviter des formes
typiques. Ainsi Debussy lorsqu'il écrit des sonates aussi peu sonates que
possible, ou Reger dont les variations n'ont plus grand'chose à voir avec les
principes de cette forme. En revanche si nous voulons retracer la pensée d'un
musicien pour qui la forme est vivante — organique et non pas schématique —
nous n'avons qu'à revenir une fois de plus à Beethoven.
Beethoven, lorsqu'il entreprit d'écrire
l'ouverture de son unique opéra, voulut, pour une fois, s'écarter de sa chère forme-sonate,
et l'ouverture dite Léonore n° II (en fait première version de ce
morceau) se présente comme une sorte de résumé musical de l'action dramatique.
Elle évite ce qui rappelle la forme sonate : pas de « réexposition »,
notamment. Or, de comparer cette ouverture avec la définitive Léonore n° III
est révélateur, non seulement quant à cette composition, mais encore quant
au style de Beethoven en général. Wagner était d'avis que la grandeur et
puissance de cette ouverture dépasse tout ce que l'on rencontre ensuite dans
tout Fidelio ; mais que pourtant la réexposition y représente
un point faible —, puisque cette sorte de retour (qui ne se justifie que du
point de vue de la forme-sonate) semble mal ajustée à la signification
dramatique de cette musique. Wagner, donc, voit justement une faiblesse là où
Beethoven avait tenu à corriger son plan de composition : car c'est bien cette
réexposition et la coda plus développée (qui distinguent la « troisième »
Léonore de la « seconde ») en vue de quoi Beethoven —
contrairement à toutes ses habitudes — réécrivit son ouverture dans son
entier... D'aucuns aujourd'hui préfèrent la n° II comme étant la version originale.
En fait, sa plus grande ancienneté en est la seule « originalité ».
Et ceux qui la jugent préférable n'ont pas mieux que Wagner compris que
Beethoven ne pouvait pas ne pas revenir à la forme sonate. Le principe de la
symétrie inhérente à cette forme s'imposait impérieusement à sa pensée
musicale. Et seul le cadre de la sonate permettait la progression, la montée,
le dépassement de la coda — le couronnement qu'il fallait à ce
morceau gigantesque tel que la Léonore III enfin le réalise. C'est que
pour Beethoven la forme sonate n'est pas un schéma que l'on peut à caprice
utiliser un jour et abandonner le lendemain. Cette forme préside (et en quelque
sorte préexiste) à tout ce qu'il imagine et compose ; elle est la marque
même de son écriture, et en somme la forme même de sa pensée — une forme en
quelque sorte donnée, naturelle. La Léonore II ne manque certes pas de
génie mais, en la comparant à la « troisième » ouverture, tout esprit
non prévenu donnera raison à Beethoven lequel savait ce qu'il faisait lorsque
cette seule fois durant toute sa carrière il recommença une œuvre terminée et publiée.
Mais nous, nous ne le savons pas.
Nous avons à peu près perdu « le sens de la forme ». Et dans la vie
musicale de nos jours une ligne de démarcation sépare les musiciens qui en ont
gardé quelque souvenance d'avec ceux qui ne se rappellent même pas l'avoir
oublié. Le sens de la forme est ce qui fait la « nature » de la
musique — ce qui distingue l'art de la fabrication. « Mais la forme est
mystère pour la plupart », a dit Goethe.
Or, là où ce sens de la forme et de
l'enracinement de cette forme dans l'improvisation n'existe plus, on se met à
la recherche de succédanés et d'expédients afin d'étayer la chancelante
construction musicale. Pendant quelque temps, le « programme »,
littéraire, sembla fournir un étai de ce genre. Ensuite, abandonnant le domaine
de la musique « pure », on se mit à ne plus écrire que pour le
théâtre : on demanda au drame, puis au ballet, à la représentation chorégraphique,
de servir de bouée à la musique. La composition musicale, incapable désormais
de suivre sa propre loi, d'obéir à son principe naturel, cherchait à se « renouveler »
le plus souvent possible au gré de stimulants venus du dehors. Et — notez cette
essentielle différence — les contrastes (qui précédemment n'étaient là
que pour entrer dans une unité supérieure) devinrent maintenant une fin en soi.
Un morceau de musique n'est plus comme jadis un organisme centré ; il devient
de plus en plus un divertissement sans centre de gravité : il ne s'agit
plus que d'éviter l'ennui au moyen d'une ingénieuse diversité ; et les
valeurs et intentions de la musique s'en trouvent fondamentalement changées.
Tout cela évidemment se répercute sur l'interprétation, puisque — je l'ai déjà
dit — le style d'interprétation, à chaque époque, suit forcément le courant de
la composition en vogue et en vigueur. Inévitablement on se met à appliquer, à
des œuvres conçues selon de tous autres principes, le nouveau style visant au
divertissement et à la capricieuse diversité.
La loi de l'improvisation, dont nous
avons dit qu'elle régit toute forme organique, exige que l'artiste s'identifie
à l'œuvre et à la trajectoire de son devenir. Et lorsque le sens,
l'instinct de la forme faiblit, tout est changé : l'interprète ne fait
plus corps avec sa partition ; il l'approche du dehors, intellectuellement,
et y entre de moins en moins. Au lieu de vivre avec elle, il s'installe en
marge, occupe un poste d'observation, de contrôle, de maître de cérémonies ;
il ne s'abandonne plus, ne perd plus jamais le nord. Ayant tout son sang-froid
il garde sort intelligence et son énergie disponibles pour toutes sortes de
choses qui se passent à droite, à gauche et au delà de la musique. Un jeune
confrère m'interrogeait un jour « Quel est, en somme, lorsque vous
dirigez, le rôle de votre main gauche ? » En cherchant à
répondre, je m'aperçus que, après plus de vingt ans de pratique de chef
d'orchestre, je ne m'étais pas encore posé cette question. C'est seulement lorsque
l'œuvre d'art n'occupe plus toutes ses forces, toute son attention et tension,
que l'interprète commence à penser à soi-même, et apprend — surtout s'il est
chef d'orchestre — à « poser », — genre de technique qu'un vrai artiste
n'aura, me semble-t-il, jamais le temps d'apprendre. D'ailleurs, on commence à
accorder une attention excessive à toutes sortes de techniques. La technique
devient un but en soi. C'est le signe certain que l'on est en train de perdre
le sens de la forme qui est interpénétration de l'esprit et de la
technique, de l'âme et des moyens de la musique ; que l'on est en train de
perdre le sens de la nécessité et de la véracité artistique ; le sens de
ce qui fait la vie de l’œuvre d'art.
A. — Le public est mal averti de tout
cela. Et je pense qu'il existe d'autres symptômes de cette fâcheuse évolution.
F. — Il y en
a certainement, et si le public actuel ne manquait généralement d'instinct, il
réagirait autrement à ces symptômes. L'absence de sincérité profonde se montre surtout
là où le caractère de la musique fait apparaître directement la qualité de la
sensibilité de l'interprète : par exemple lorsqu'il s'agit de ce qu'on
appelle le « rubato » : cette passagère liberté rythmique révèle
toujours (presque à la façon d'un baromètre) la véracité — ou le mensonge — des
impulsions musicales ressenties — ou fabriquées — par celui qui dirige, joue ou
chante. Car, dès l'instant où ce rubato n'est pas dicté par le sens de
l'œuvre mais vient du « dehors », dès qu'il est artificiel, voulu,
calculé, il est aussitôt (et presque automatiquement) exagéré. Ce faux rubato
est moins fréquent à l'orchestre, parce que techniquement plus difficile à
obtenir d'un grand ensemble — (encore qu'on le rencontre assez souvent aux
concerts symphoniques). Mais chez les pianistes, pour qui ces difficultés
n'existent pas, on constate un abus forcené et vraiment dévastateur de ce moyen
d'expression. Puisque le pianiste a le morceau « sous la main et dans les doigts »,
et qu'il peut en faire ce qu'il veut, l'habitude de mentir qui est à la base du
faux rubato se donne libre carrière. Les pianistes — j'entends
évidemment : les pianistes moyens — détruisent ainsi à plaisir la portée,
la véritable action du plus bel ensemble d'œuvres qui ait jamais été écrit pour
aucun instrument. Mais le public ferme les yeux et paraît ne remarquer rien de
tout cela.
Mais le (faux) rubato n'est
pas le seul expédient par quoi les interprètes qui en ont besoin visent à
ajouter par fabrication ce qui leur manque par nature. J'ai déjà mentionné la « pose »
des chefs d'orchestre. Le public, surtout celui des grandes villes, sait
rarement distinguer dans les gestes d'un chef d'orchestre ce qui est dicté par
la musique et sert à diriger d'avec ce qui est grimaces vides de sens et
s'adresse à la galerie. On dirait même que le public tient souvent ce genre de
pose pour indispensable : comme si le faux rubato des pianistes et
les gestes faux du chef d'orchestre étaient des condiments sans quoi leur art manquerait
de saveur.
Je vous parlais tout à l'heure de
l'intelligence et de l'énergie souvent en « disponibilité » chez nos
interprètes actuels. Or, contrairement à ce que l'on pourrait croire, un
contrôle toujours lucide de la technique n'est pas toujours tout avantage. Dès
que la technique est cultivée pour elle-même, elle cesse d'être au service de
l'âme de la musique et détruit la forme de l'œuvre, — je l'ai déjà dit. Dans
une bonne interprétation, l'élément technique ne sera jamais séparé — fût-ce passagèrement
— de l'élément expressif, — même pas si l'élément technique a des chances de
faire à lui tout seul beaucoup d'effet. Ce genre d'effet, pour efficace qu'il
soit, est toujours un effet inauthentique, puisqu'il se produit au dépens de
l'essentiel. Mais pour s'en rendre compte il faut évidemment déjà connaître l'œuvre
en question, ou l'avoir lue, ou l'avoir entendue interpréter selon son
véritable esprit. C'est pourquoi les interprétations technico-virtuoses des vivants
chefs-d'œuvre du passé sont si dangereuses. Elles corrompent vraiment le goût.
Faire de la musique en ne pensant qu'à la virtuosité, à l'effet distrayant et
varié, c'est orienter le goût du public vers le superficiel. Il s'ensuit que la
vie musicale s'anémie de plus en plus et perd ce minimum de tenue et de nécessité
qui, jusqu'à présent — tout au moins en Allemagne — avait pu être
sauvegardé.
Toute virtuosité technique est pour
une grande part affaire d'entraînement. Et on constate que la méthode de la préparation
ultra-minutieuse, de la mise en place du moindre détail, — que cette méthode,
loin d'être incompatible avec des exécutions brillantes et creuses, est au
contraire exigée par ce genre de virtuosité. Seul le détail se prête à être « répété ».
Or, tous les effets de virtuosité sont essentiellement des effets obtenus (en
marge et au détriment de l'unité organique de l’œuvre) par des contrastes et
des colorations de détail. Et seuls des détails de ce genre peuvent être fignolés,
tirés au cordeau et mis en conserve — alors qu'une œuvre considérée comme un
organisme d'un seul tenant est toujours bien autre chose que la somme de ces
mesurables et calculables détails. Et celui pour qui cet « autre chose »
est l'essentiel, celui-là n'attendra jamais tout des répétitions, pour
utiles et nécessaires qu'elles soient. Voyez-vous... « Dis-moi dans quel
but tu répètes, et je te dirai quel interprète tu es ».
A. — Si
vraiment pendant les répétitions tout se prépare, sauf l'essentiel, il faut se
demander ce que fera le chef, au concert, pour transmettre cet essentiel, cet « autre
chose » comme vous dites, à son orchestre.
F. — C'est là une question qui
pourrait nous mener loin... En fait, le domaine où se rencontrent le
non-mesurable, l'âme et l'esprit d'une œuvre et les conquêtes et nécessités techniques
— ce domaine est toujours une sorte de terra incognita. Nos analyses y achoppent.
Si vous demandez jusqu'à quel point et pourquoi un chef d'orchestre est capable
de transmettre « l'essentiel » à l'orchestre, on vous répondra, en
mettant les choses au mieux, que c'est affaire de personnalité, de suggestion,
ou autre chose du même ordre.
Ce n'est naturellement pas du tout
cela — il ne s'agit en aucune manière de quelque chose de mystérieux et d'indéfinissable
qui émanerait de la personnalité. Il s'agit bien plutôt de choses concrètes et
définissables, et qui n'ont que ceci de mystérieux qu'elles regardent le côté
spirituel de l'art. C'est que l'on se trompe lorsque l'on croit pouvoir
enseigner isolément la « technique » d'un chanteur, d'un
instrumentiste ou d'un chef d'orchestre. La technique ne vaut, et même n'existe,
qu'en liaison avec l'art, en fonction de l'art. Aujourd'hui, on est
hypnotisé par les questions relatives à la technique. Et on a indiscutablement
fait des progrès en étudiant ces questions de près — grâce, notamment, aux
théories de la biologie moderne. Qu'il s'agisse de faire du piano ou du ski, on
obtient aujourd'hui des résultats surprenants pour qui les compare avec les
anciens records. Seulement, à la différence des skieurs, les artistes n'en
deviennent pas meilleurs, mais moins bons — tout du moins en ce qui concerne l'ouverture
d'esprit et la faculté d'expression artistique. On a difficilement prise sur
une technique cultivée pour elle-même, car c'est elle qui a prise sur l'art :
par un choc en retour elle standardise l'art autant qu'elle est elle-même standardisée.
Cette évolution (ou régression), phénomène international, européen, fait ses
ravages en Allemagne comme ailleurs ; nous avons du mal à en prendre
conscience, car c'est une évolution si lente que nous sommes habitués à ses effets
avant de nous en être aperçus. En conséquence (dans le domaine de la
composition comme dans celui de l'interprétation) l'art perd progressivement
son âme, sa substance et son poids, et, à l'étonnement de tous, semble devenir
d'autant plus inutile qu'il devient plus étincelant et plus aérodynamique.
Comprenez-moi : je ne m'en
prends pas à la technique transcendante, à laquelle pas plus qu'un autre je ne
voudrais que l'on renonçât. J'en ai à tout autre chose, et qui m'inquiète
beaucoup : à l'actuel déséquilibre entre notre expérience technique et
notre expérience spirituelle de l'art. Un abîme s'est ouvert entre l'une et
l'autre. Nous nous flattons d'être des géants et des demi-dieux du côté de la
technique. Mais, du côté de l'art, nous sommes certainement devenus des
enfants.
Wilhelm Furtwaengler, in Entretiens
sur la musique