dimanche 2 octobre 2011

En animant... Wilhelm Furtwaengler, le sens de la forme


ABENDROTH. - Je voudrais revenir encore une fois à ce concert que nous avons entendu dernièrement. On est surpris de constater que notre Orchestre Philharmonique sonne très différemment sous la direction de chefs différents. Avec l'un il semble développer certaines qualités, avec l'autre il semble avoir d'autres qualités — et parfois d'autres défauts.
FURTWAENGLER. - Hans de Bülow déclarait qu'il n'y a pas de mauvais orchestres mais seulement de mauvais chefs. Il y a du vrai dans ce paradoxe. Évidemment, un orchestre, même de premier ordre, est d'abord un assemblage d'individus très divers. Il s'agit d'aligner, en les coordonnant, leurs qualités et leurs dons : sinon pas d'ensemble efficace ; mais un petit orchestre sans prétention, qui est devenu un vrai ensemble sera incomparablement plus efficace que l'orchestre le plus virtuose du monde qui marche sur sa routine — cas malheureusement fréquent. On peut même dire que plus un orchestre excelle, plus ses membres sont tentés de tomber en routine et de s'en satisfaire. D'ailleurs le public, lui aussi, est enclin à s'en contenter. C'est que l'on part de l'idée (tout à fait erronée) que les interprétations routinières sont moins mortelles lorsque l'exécution est techniquement excellente.
A. — C'est pour cette raison sans doute que le chef d'orchestre de ce récent concert avait exigé tant de répétitions — alors que son programme ne comportait rien de particulièrement neuf ou difficile.
F. — Le nombre de répétitions qu'il faut à un chef — lorsqu'il a affaire à un orchestre de la classe de notre Philharmonique — dépend de son individualité artistique c'est-à-dire de ce qu'il voudrait obtenir — et qui, de l'un à l'autre, diffère énormément —, et de ce qu'il sait obtenir de l'orchestre, et de la façon dont il s'y prend pour l'obtenir. Il n'y a pas de règle générale ni de mesure objective. Mais c'est une erreur courante que de croire que plus on fait de répétitions, mieux on joue. Ce serait trop facile. C'est que la répétition n'est pas une chose indépendante : séparée du concert, elle n'a aucune vertu. On ne peut apprécier la préparation qu'en fonction du résultat. Il y a des chefs d'orchestre qui, malgré une longue pratique, n'ont jamais vraiment compris à quoi servent les répétitions ; mais il y en a aussi qui savent bien faire travailler aux répétitions, et d'une façon intéressante, — et qui déçoivent au concert. Sans doute il faut que la répétition remplisse son rôle : elle doit servir à ce que, pendant le concert, on n'improvise pas plus qu'il n'est strictement indispensable d'improviser. Mais — pas moins non plus, — cela aussi est très important.
Un chef d'orchestre connu a dit, paraît-il : « On n'a assez répété que lorsqu'on a l'impression qu'il est devenu superflu de diriger ». C'est là une grande erreur — une erreur de principe, non seulement quant aux questions de détail qui peuvent dépendre du plus ou moins de répétitions, mais quant à ce que « faire-de-la-musique » veut dire et exige. Car ce désir de fixer tous les détails, et jusqu'à la minutie, provient en dernière analyse de la crainte d'avoir sans cela à s'en remettre à l'inspiration du moment. On s'efforce, par une préparation vétilleuse, à écarter autant que faire se peut l'élément inspiration, — à remplacer enfin cet élément, — à faire en sorte que l'on puisse s'en passer. On veut fixer jusqu’à la dernière virgule, régler tout « comme du papier à musique », mettre tout en conserve et le momifier s'il le faut. Méthode singulièrement aberrante de s'y prendre avec des œuvres qui demandent à vivre, avec des chefs-d'œuvre dont, (bien plus qu'on ne l'admet communément) la démarche est rythmée selon la loi de l'improvisation.
On tient rarement compte, on s'aperçoit même rarement de cette loi. Pour deux raisons : il y a d'abord le fait de la notation. C'est par elle que l'interprète connaît les œuvres il parcourt en sens inverse la route du compositeur, lequel a « fait sa musique » (en lui donnant sa vivante signification) avant que de la noter, ou pendant qu'il la notait. Le cœur et la moelle de cette musique est donc une improvisation qu'il s'est ensuite évertué à noter. Au lieu que pour l'interprète l'œuvre se présente comme exactement le contraire d'une improvisation : comme une chose notée — signes fixes et forme immuable — dont il faut, après coup, déchiffrer le sens et deviner l'énigme afin de pénétrer jusqu'à l’œuvre elle-même qu'il s'agit ensuite de faire revivre.
Mais en outre — seconde raison pour méconnaître la nécessité d'improviser — nous sommes habitués de voir partout — et surtout lorsqu'il s'agit des chefs-d'œuvre classiques — des formes établies ne varietur. Ces chefs-d'œuvre, si clairement articulés et architecturés, sans rien qui hésite ou tâtonne, semblent en effet exclure toute idée d'improvisation. Nous n'y voyons que l'obéissance du compositeur envers la règle classique et le plan pré-établi. Mais c'est mal voir parce que d'un point de vue trop exclusivement rétrospectif. Évidemment, ces formes — je pense à la fugue, à la forme-sonate — peuvent être des schémas pré-établis. Mais nous savons bien, aujourd'hui, à partir de quelle époque et de quels maîtres telle forme commença à dégénérer en poncif. Au lieu qu'au départ elle n'était point cela ; elle n'avait pas été conçue d'une pièce, telle que nous l'apercevons aujourd'hui. Elle fut alors le produit d'une longue découverte et d'une progressive mise au point ; et il fallait alors, chaque fois qu'on la voulait appliquer, l'adapter au cas particulier, la redécouvrir en quelque sorte. Toutes ces formes sont « devenues », et l'on ne peut les comprendre qu'en fonction de ce devenir, de cette fluidité dont (tant qu'elles sont vraiment vivantes) elles gardent toujours la trace. Bien comprises, elles sont — non sans quelque paradoxe — du devenir stabilisé. Elles sont le résidu naturel de l'activité .improvisatrice des musiciens : la manière dont les formes prennent forme est elle aussi une sorte d'improvisation.
Vous pourriez évidemment m'objecter que, dans la musique pure, il n'existe qu'un petit nombre de ces formes qu'en outre ces formes — fugue, lied, sonate — semblent s'apparenter entre elles ; que toutes semblent avoir plus ou moins la même signification. Mais je rétorquerais que dans toute vie organique il en est de même : que quelques types « de base » contiennent en puissance toute la diversité des variantes. Il est vrai qu'il y a des compositeurs qui ne consentent pas à cela et qui cherchent autant que possible à éviter des formes typiques. Ainsi Debussy lorsqu'il écrit des sonates aussi peu sonates que possible, ou Reger dont les variations n'ont plus grand'chose à voir avec les principes de cette forme. En revanche si nous voulons retracer la pensée d'un musicien pour qui la forme est vivante — organique et non pas schématique — nous n'avons qu'à revenir une fois de plus à Beethoven.
Beethoven, lorsqu'il entreprit d'écrire l'ouverture de son unique opéra, voulut, pour une fois, s'écarter de sa chère forme-sonate, et l'ouverture dite Léonore n° II (en fait première version de ce morceau) se présente comme une sorte de résumé musical de l'action dramatique. Elle évite ce qui rappelle la forme sonate : pas de « réexposition », notamment. Or, de comparer cette ouverture avec la définitive Léonore n° III est révélateur, non seulement quant à cette composition, mais encore quant au style de Beethoven en général. Wagner était d'avis que la grandeur et puissance de cette ouverture dépasse tout ce que l'on rencontre ensuite dans tout Fidelio ; mais que pourtant la réexposition y représente un point faible —, puisque cette sorte de retour (qui ne se justifie que du point de vue de la forme-sonate) semble mal ajustée à la signification dramatique de cette musique. Wagner, donc, voit justement une faiblesse là où Beethoven avait tenu à corriger son plan de composition : car c'est bien cette réexposition et la coda plus développée (qui distinguent la « troisième » Léonore de la « seconde ») en vue de quoi Beethoven — contrairement à toutes ses habitudes — réécrivit son ouverture dans son entier... D'aucuns aujourd'hui préfèrent la n° II comme étant la version originale. En fait, sa plus grande ancienneté en est la seule « originalité ». Et ceux qui la jugent préférable n'ont pas mieux que Wagner compris que Beethoven ne pouvait pas ne pas revenir à la forme sonate. Le principe de la symétrie inhérente à cette forme s'imposait impérieusement à sa pensée musicale. Et seul le cadre de la sonate permettait la progression, la montée, le dépassement de la coda — le couronnement qu'il fallait à ce morceau gigantesque tel que la Léonore III enfin le réalise. C'est que pour Beethoven la forme sonate n'est pas un schéma que l'on peut à caprice utiliser un jour et abandonner le lendemain. Cette forme préside (et en quelque sorte préexiste) à tout ce qu'il imagine et compose ; elle est la marque même de son écriture, et en somme la forme même de sa pensée — une forme en quelque sorte donnée, naturelle. La Léonore II ne manque certes pas de génie mais, en la comparant à la « troisième » ouverture, tout esprit non prévenu donnera raison à Beethoven lequel savait ce qu'il faisait lorsque cette seule fois durant toute sa carrière il recommença une œuvre terminée et publiée.
Mais nous, nous ne le savons pas. Nous avons à peu près perdu « le sens de la forme ». Et dans la vie musicale de nos jours une ligne de démarcation sépare les musiciens qui en ont gardé quelque souvenance d'avec ceux qui ne se rappellent même pas l'avoir oublié. Le sens de la forme est ce qui fait la « nature » de la musique — ce qui distingue l'art de la fabrication. « Mais la forme est mystère pour la plupart », a dit Goethe.
Or, là où ce sens de la forme et de l'enracinement de cette forme dans l'improvisation n'existe plus, on se met à la recherche de succédanés et d'expédients afin d'étayer la chancelante construction musicale. Pendant quelque temps, le « programme », littéraire, sembla fournir un étai de ce genre. Ensuite, abandonnant le domaine de la musique « pure », on se mit à ne plus écrire que pour le théâtre : on demanda au drame, puis au ballet, à la représentation chorégraphique, de servir de bouée à la musique. La composition musicale, incapable désormais de suivre sa propre loi, d'obéir à son principe naturel, cherchait à se « renouveler » le plus souvent possible au gré de stimulants venus du dehors. Et — notez cette essentielle différence — les contrastes (qui précédemment n'étaient là que pour entrer dans une unité supérieure) devinrent maintenant une fin en soi. Un morceau de musique n'est plus comme jadis un organisme centré ; il devient de plus en plus un divertissement sans centre de gravité : il ne s'agit plus que d'éviter l'ennui au moyen d'une ingénieuse diversité ; et les valeurs et intentions de la musique s'en trouvent fondamentalement changées. Tout cela évidemment se répercute sur l'interprétation, puisque — je l'ai déjà dit — le style d'interprétation, à chaque époque, suit forcément le courant de la composition en vogue et en vigueur. Inévitablement on se met à appliquer, à des œuvres conçues selon de tous autres principes, le nouveau style visant au divertissement et à la capricieuse diversité.
La loi de l'improvisation, dont nous avons dit qu'elle régit toute forme organique, exige que l'artiste s'identifie à l'œuvre et à la trajectoire de son devenir. Et lorsque le sens, l'instinct de la forme faiblit, tout est changé : l'interprète ne fait plus corps avec sa partition ; il l'approche du dehors, intellectuellement, et y entre de moins en moins. Au lieu de vivre avec elle, il s'installe en marge, occupe un poste d'observation, de contrôle, de maître de cérémonies ; il ne s'abandonne plus, ne perd plus jamais le nord. Ayant tout son sang-froid il garde sort intelligence et son énergie disponibles pour toutes sortes de choses qui se passent à droite, à gauche et au delà de la musique. Un jeune confrère m'interrogeait un jour « Quel est, en somme, lorsque vous dirigez, le rôle de votre main gauche ? » En cherchant à répondre, je m'aperçus que, après plus de vingt ans de pratique de chef d'orchestre, je ne m'étais pas encore posé cette question. C'est seulement lorsque l'œuvre d'art n'occupe plus toutes ses forces, toute son attention et tension, que l'interprète commence à penser à soi-même, et apprend — surtout s'il est chef d'orchestre — à « poser », — genre de technique qu'un vrai artiste n'aura, me semble-t-il, jamais le temps d'apprendre. D'ailleurs, on commence à accorder une attention excessive à toutes sortes de techniques. La technique devient un but en soi. C'est le signe certain que l'on est en train de perdre le sens de la forme qui est interpénétration de l'esprit et de la technique, de l'âme et des moyens de la musique ; que l'on est en train de perdre le sens de la nécessité et de la véracité artistique ; le sens de ce qui fait la vie de l’œuvre d'art.
A. — Le public est mal averti de tout cela. Et je pense qu'il existe d'autres symptômes de cette fâcheuse évolution.
F. — Il y en a certainement, et si le public actuel ne manquait généralement d'instinct, il réagirait autrement à ces symptômes. L'absence de sincérité profonde se montre surtout là où le caractère de la musique fait apparaître directement la qualité de la sensibilité de l'interprète : par exemple lorsqu'il s'agit de ce qu'on appelle le « rubato » : cette passagère liberté rythmique révèle toujours (presque à la façon d'un baromètre) la véracité — ou le mensonge — des impulsions musicales ressenties — ou fabriquées — par celui qui dirige, joue ou chante. Car, dès l'instant où ce rubato n'est pas dicté par le sens de l'œuvre mais vient du « dehors », dès qu'il est artificiel, voulu, calculé, il est aussitôt (et presque automatiquement) exagéré. Ce faux rubato est moins fréquent à l'orchestre, parce que techniquement plus difficile à obtenir d'un grand ensemble — (encore qu'on le rencontre assez souvent aux concerts symphoniques). Mais chez les pianistes, pour qui ces difficultés n'existent pas, on constate un abus forcené et vraiment dévastateur de ce moyen d'expression. Puisque le pianiste a le morceau « sous la main et dans les doigts », et qu'il peut en faire ce qu'il veut, l'habitude de mentir qui est à la base du faux rubato se donne libre carrière. Les pianistes — j'entends évidemment : les pianistes moyens — détruisent ainsi à plaisir la portée, la véritable action du plus bel ensemble d'œuvres qui ait jamais été écrit pour aucun instrument. Mais le public ferme les yeux et paraît ne remarquer rien de tout cela.
Mais le (faux) rubato n'est pas le seul expédient par quoi les interprètes qui en ont besoin visent à ajouter par fabrication ce qui leur manque par nature. J'ai déjà mentionné la « pose » des chefs d'orchestre. Le public, surtout celui des grandes villes, sait rarement distinguer dans les gestes d'un chef d'orchestre ce qui est dicté par la musique et sert à diriger d'avec ce qui est grimaces vides de sens et s'adresse à la galerie. On dirait même que le public tient souvent ce genre de pose pour indispensable : comme si le faux rubato des pianistes et les gestes faux du chef d'orchestre étaient des condiments sans quoi leur art manquerait de saveur.
Je vous parlais tout à l'heure de l'intelligence et de l'énergie souvent en « disponibilité » chez nos interprètes actuels. Or, contrairement à ce que l'on pourrait croire, un contrôle toujours lucide de la technique n'est pas toujours tout avantage. Dès que la technique est cultivée pour elle-même, elle cesse d'être au service de l'âme de la musique et détruit la forme de l'œuvre, — je l'ai déjà dit. Dans une bonne interprétation, l'élément technique ne sera jamais séparé — fût-ce passagèrement — de l'élément expressif, — même pas si l'élément technique a des chances de faire à lui tout seul beaucoup d'effet. Ce genre d'effet, pour efficace qu'il soit, est toujours un effet inauthentique, puisqu'il se produit au dépens de l'essentiel. Mais pour s'en rendre compte il faut évidemment déjà connaître l'œuvre en question, ou l'avoir lue, ou l'avoir entendue interpréter selon son véritable esprit. C'est pourquoi les interprétations technico-virtuoses des vivants chefs-d'œuvre du passé sont si dangereuses. Elles corrompent vraiment le goût. Faire de la musique en ne pensant qu'à la virtuosité, à l'effet distrayant et varié, c'est orienter le goût du public vers le superficiel. Il s'ensuit que la vie musicale s'anémie de plus en plus et perd ce minimum de tenue et de nécessité qui, jusqu'à présent — tout au moins en Allemagne — avait pu être sauvegardé.
Toute virtuosité technique est pour une grande part affaire d'entraînement. Et on constate que la méthode de la préparation ultra-minutieuse, de la mise en place du moindre détail, — que cette méthode, loin d'être incompatible avec des exécutions brillantes et creuses, est au contraire exigée par ce genre de virtuosité. Seul le détail se prête à être « répété ». Or, tous les effets de virtuosité sont essentiellement des effets obtenus (en marge et au détriment de l'unité organique de l’œuvre) par des contrastes et des colorations de détail. Et seuls des détails de ce genre peuvent être fignolés, tirés au cordeau et mis en conserve — alors qu'une œuvre considérée comme un organisme d'un seul tenant est toujours bien autre chose que la somme de ces mesurables et calculables détails. Et celui pour qui cet « autre chose » est l'essentiel, celui-là n'attendra jamais tout des répétitions, pour utiles et nécessaires qu'elles soient. Voyez-vous... « Dis-moi dans quel but tu répètes, et je te dirai quel interprète tu es ».
A. — Si vraiment pendant les répétitions tout se prépare, sauf l'essentiel, il faut se demander ce que fera le chef, au concert, pour transmettre cet essentiel, cet « autre chose » comme vous dites, à son orchestre.
F. — C'est là une question qui pourrait nous mener loin... En fait, le domaine où se rencontrent le non-mesurable, l'âme et l'esprit d'une œuvre et les conquêtes et nécessités techniques — ce domaine est toujours une sorte de terra incognita. Nos analyses y achoppent. Si vous demandez jusqu'à quel point et pourquoi un chef d'orchestre est capable de transmettre « l'essentiel » à l'orchestre, on vous répondra, en mettant les choses au mieux, que c'est affaire de personnalité, de suggestion, ou autre chose du même ordre.
Ce n'est naturellement pas du tout cela — il ne s'agit en aucune manière de quelque chose de mystérieux et d'indéfinissable qui émanerait de la personnalité. Il s'agit bien plutôt de choses concrètes et définissables, et qui n'ont que ceci de mystérieux qu'elles regardent le côté spirituel de l'art. C'est que l'on se trompe lorsque l'on croit pouvoir enseigner isolément la « technique » d'un chanteur, d'un instrumentiste ou d'un chef d'orchestre. La technique ne vaut, et même n'existe, qu'en liaison avec l'art, en fonction de l'art. Aujourd'hui, on est hypnotisé par les questions relatives à la technique. Et on a indiscutablement fait des progrès en étudiant ces questions de près — grâce, notamment, aux théories de la biologie moderne. Qu'il s'agisse de faire du piano ou du ski, on obtient aujourd'hui des résultats surprenants pour qui les compare avec les anciens records. Seulement, à la différence des skieurs, les artistes n'en deviennent pas meilleurs, mais moins bons — tout du moins en ce qui concerne l'ouverture d'esprit et la faculté d'expression artistique. On a difficilement prise sur une technique cultivée pour elle-même, car c'est elle qui a prise sur l'art : par un choc en retour elle standardise l'art autant qu'elle est elle-même standardisée. Cette évolution (ou régression), phénomène international, européen, fait ses ravages en Allemagne comme ailleurs ; nous avons du mal à en prendre conscience, car c'est une évolution si lente que nous sommes habitués à ses effets avant de nous en être aperçus. En conséquence (dans le domaine de la composition comme dans celui de l'interprétation) l'art perd progressivement son âme, sa substance et son poids, et, à l'étonnement de tous, semble devenir d'autant plus inutile qu'il devient plus étincelant et plus aérodynamique.
Comprenez-moi : je ne m'en prends pas à la technique transcendante, à laquelle pas plus qu'un autre je ne voudrais que l'on renonçât. J'en ai à tout autre chose, et qui m'inquiète beaucoup : à l'actuel déséquilibre entre notre expérience technique et notre expérience spirituelle de l'art. Un abîme s'est ouvert entre l'une et l'autre. Nous nous flattons d'être des géants et des demi-dieux du côté de la technique. Mais, du côté de l'art, nous sommes certainement devenus des enfants.
Wilhelm Furtwaengler, in Entretiens sur la musique