mardi 11 octobre 2011

En souffrant... Gabriel Marcel, Lettre à Élisabeth N.


Chère Amie,
« J'ai beau faire, m'écrivez-vous, je crois bien que je n'arriverai jamais à aimer ma souffrance. Pourtant il le faudrait, paraît-il... »
Chère Élisabeth, croyez-vous vraiment que cela nous soit demandé ? Donné, oui, peut-être, mais comme une grâce exceptionnelle ; et cette grâce, il y aurait, je pense, quelque présomption à la solliciter.
Les souffrances que j'ai pu éprouver — je parle ici des souffrances physiques — ne se peuvent comparer en aucune manière à celles que vous endurez journellement. Je ne puis, pour ma part, regarder les miennes que comme un spécimen, un « échantillon sans valeur », mais qui me permet tout de même d'entrevoir de quelle étoffe cette terrible réalité est faite. Jamais je ne serai trop reconnaissant à Dieu de m'avoir au moins dispensé cette expérience, si rudimentaire qu'elle puisse être ; car il me semble bien qu'elle m'a préservé de certaines erreurs outrecuidantes qui sont assez communes aux philosophes, particulièrement aux philosophes de Sorbonne — personnages assez redoutables.
Vous m'avez dit quelquefois, non sans confusion, comme si vous rougissiez de cet aveu, que les philosophes ne vous avaient pas aidée à porter votre souffrance ; qu'ils avaient pu tout au plus vous en distraire quelques instants lorsqu'elle n'était pas insupportable ; mais que vous attendiez d'eux toute autre chose. « J'avais tort, sans doute », avez-vous ajouté simplement. Pourtant, quant à moi, c'est à vous que je donne raison. Voyez-vous, Élisabeth, même si la souffrance est aussi une grâce, si au plus haut de notre ascension terrestre nous pouvons la saisir et l'aimer comme telle, elle est d'abord un scandale, et la plupart du temps les philosophes détestent le scandale ; ils se boucheront les yeux et les oreilles pour qu'il ne parvienne pas jusqu'à eux, et ils donneront à cette surdité, à cette cécité volontaires, les noms les plus flatteurs. Quoi que nous puissions dire de la souffrance, elle n'est pas une ombre, une illusion, un mirage ; elle est une réalité — et pour ma part je ne pardonnerai jamais à ces Christian Scientists auxquels votre sœur témoigne une si dangereuse indulgence de vouloir nous donner le change là-dessus. La souffrance est, et une voix venue du plus profond de nous-mêmes, une voix qui ne se laisse point réduire au silence nous crie qu'elle ne devrait pas être. Le scandale est là. Il n'existe pas de jeu de pensée qui permette de l'éliminer. Il est vain de dire qu'elle n'est pas, ou plutôt c'est un mensonge ; il n'est pas moins vain de prétendre avec M. H..., votre ami de la Sorbonne, que « tout ce qui est réel est rationnel ». Ce ne sont là que des mots. Quand bien même un savant, un expert parviendrait à vous expliquer le plus clairement du monde la nature de vos maux, à vous rendre compte de la manière dont vous les avez contractés, il n'aurait pas même abordé le véritable problème, mais au fait est-ce bien un problème ? Malheureusement depuis quatre siècles les philosophes se sont mis à l'école et même à la remorque des savants. Ils n'ont pas vu que par là ils trahissaient leur mission. Si le savant est non seulement autorisé mais dans la plus large mesure fondé à remplacer la considération de la souffrance elle-même par celle de la lésion anatomique ou fonctionnelle qui la produit, le philosophe n'a pas pour sa part à sanctionner cette substitution qui n'est justifiable que par ses avantages pratiques. Dans une certaine mesure, chère Élisabeth, votre médecin ou plus exactement votre chirurgien est en droit de vous traiter comme le cas numéro 11754 (bien que peut-être s'il s'en tient là, et même du point de vue strictement thérapeutique, il se prive ainsi de certaines chances et renonce sans s'en douter aux prises que vous lui offririez s'il vous traitait comme un être unique, comme une destinée immortelle ; mais laissons cela). Ce qui est certain, c'est que le philosophe digne de ce nom n'a pas le choix : ce qui doit importer pour lui, c'est exclusivement cet événement qui vous est arrivé à vous créature de Dieu, cette épreuve qui désormais est votre lot ; et c'est dans ce mystérieux rapport — ce rapport pour le pur savant impensable — entre vous et votre souffrance qu'il doit tenter de se reconnaître.
Votre souffrance, Élisabeth. Tout à l'heure, je m'en aperçois en me relisant, j'ai succombé à la tentation commune à tous les philosophes, J'ai parlé de la souffrance, j'ai dit : la souffrance est. Mais non, justement non ; la souffrance n'existe pas ; ce qui existe, c'est votre souffrance et la mienne, et cette autre, et puis cette autre encore. Quand nous tentons de les brasser ensemble en une entité unique, nous cessons de rien penser ; et de cette souffrance-entité – qui parce qu'elle n'est la souffrance de personne n'est plus qu'une effigie abstraite et mensongère – il est trop clair que nous pouvons dire n'importe quoi : c'est ce dont les philosophes ne se sont point privés.
La souffrance n'est donc qu'à condition d'être telle souffrance ; de même que l'homme ne sera jamais en réalité que tel homme en particulier : mon prochain. Quand le mathématicien raisonne sur le triangle, il n'a à tenir nul compte des caractères ou des dimensions particulières et fortuites du triangle particulier qu'il a tracé au tableau noir : ce triangle-là, il ne le voit pas, il a raison de ne pas le voir. Mais trop souvent les philosophes ont vu là l'idéal de toute connaissance ; ils se sont trompés. Il y a des connaissances, les plus vitales sans doute, qui ne sont possibles que du moment où nous tournons le dos à cet idéal. Ils ont fait une autre erreur : ils se sont imaginé bien souvent que pour connaître une chose dans sa pureté il fallait pouvoir la considérer du dehors sans se laisser contaminer par elle. Ceci encore n'est vrai que partiellement. Celui qui n'a pas souffert ne peut pas connaître la souffrance. Vous m'avez parlé souvent de ce gouffre qui sépare les malades des bien portants et que la bonne volonté ne peut pas combler. Elle ne peut pas, en effet, tenir lieu de l'expérience ; seule une imagination divinatrice qui n'est donnée qu'aux poètes — il en est qui n'ont jamais écrit une ligne de leur vie — peut exceptionnellement y suppléer.
Voilà pourquoi je ne puis littéralement aborder votre souffrance qu'en partant de la mienne — et à condition que ce qui n'était qu'a vous soit aussi à moi, devienne mien ou plus exactement nôtre. Si un « discours sur la souffrance » est possible, ce ne peut être que sur la base d'une communion effective, vécue.
Cette pensée s'est imposée à moi un jour où j'entendais un pasteur s'exprimer sans assez de précautions sur la connexion qui lie la souffrance au péché. Voici ce que je notais à ce propos. « En présence de quelqu'un qui souffre, je ne peux absolument pas dire : « Votre souffrance est le salaire de tel péché désignable au moins en droit et dont vous pouvez au surplus n'être pas vous-même l'auteur ». Le Pasteur G... faisait intervenir l'« hérédité » ; mais au point de vue religieux ceci est une aberration. Nous sommes en réalité dans l'insondable ; il y a là quelque chose qu'il faudrait parvenir à élucider philosophiquement ; chose étrange, la souffrance n'est susceptible de revêtir une signification métaphysique ou spirituelle que dans la mesure où elle implique un mystère insondable. Mais trop souvent le philosophe est un présomptueux pour qui précisément l'insondable n'existe pas. Combien de philosophes se présentent comme des sondes portatives d'un usage courant, et par là manquent à leur fonction essentielle qui est de reconnaître la réalité en tant que telle. Dans un livre admirable mais difficile et dont il faudra tenter de rendre accessibles les conclusions fondamentales, M. René Le Senne, qui est un des rares penseurs authentiques de notre temps, a merveilleusement montré que le propre des activités supérieures est de spiritualiser l'obstacle. Mais la souffrance est l'obstacle type contre lequel nous venons buter.
Cette spiritualisation, ici, comment s'accomplira-t-elle ? Il me semble que la douleur met l'âme en face d'une option ; oui, d'elle émane une double, une contradictoire invitation ; d'une part la souffrance me rejette sur moi-même ; quelle qu'elle soit, grande est la tentation de m'y enfermer ; elle me sépare alors des autres ; ne puis-je pas me dire qu'elle est incommunicable, inimaginable pour autrui, et dans ce cas ne devient-elle pas un principe d'orgueil ? je risque de trouver une sorte de joie impure à la savourer dans ce qu'elle a précisément d'unique ; sûrement personne n'a jamais souffert de cette façon-là — donc personne ne peut se mettre à ma place. Mais cette même souffrance peut m'adresser un autre appel — plus secret. À la lumière de mon infortune présente d'autres infortunes s'éclairent, dont je me reproche aujourd'hui de n'avoir, lorsqu'on me les décrivit, su me faire qu'une image abstraite ; et, par une sorte d'irradiation graduelle, des souffrances différentes prennent pour moi une réalité que je ne soupçonnais pas. En sorte qu'une expérience, qui d'abord semblait cruellement circonscrite et comme réduite, devient au contraire pour moi un moyen de comprendre, de me dépasser, de communier avec des vies lointaines et qui me deviennent proches. Et certes je n'aurai pas l'imprudence de dire : c'est pour que je puisse l'utiliser de la sorte que cette épreuve m'a été infligée ; je sais, je vois clairement qu'il ne m'appartient ni de répondre à cette question : pourquoi ? ni même de la poser. Une telle prétention n'est pas compatible avec ma condition de créature telle que je puis la penser. Mais déjà il me semble que je m'évade, si vraiment je confère à cette souffrance une fonction positive ; je ne puis plus dire simplement que je la subis ; en l'utilisant, il me semble que je m'en libère. Ceci n'est pas une vue de l'esprit ; c'est une expérience que j'ai pu faire, que vous faites chaque jour vous aussi, Élisabeth ; et il y a là déjà de quoi nourrir cette faim dévorante qui est en nous ; de quoi tout au moins nous faire pressentir qu'il y a une Réponse qui est la seule et que livrés à nous-mêmes, à nos seules forces, nous n'aurions seulement pu concevoir. Ici, je le sais bien, je m'avance au-delà de ce que vous pouvez encore m'accorder. Si vous me le permettez, un autre jour, je tenterai d'avancer avec vous sur ces grèves où vous hésitez encore à vous aventurer ; et peut-être...
Gabriel Marcel, in Dialogues avec la souffrance (Foi Vivante)