Thomas More à Pierre Gilles, salut !
Ce n'est pas sans quelque honte,
très cher Pierre Gilles, que je vous envoie ce
petit livre sur la république d'Utopie après vous l'avoir fait attendre près
d'une année, alors que certainement vous comptiez le recevoir dans les six semaines.
Vous saviez en effet que, pour le rédiger, j'étais dispensé de tout effort
d'invention et de composition, n'ayant qu'à répéter ce qu'en votre
compagnie j'avais entendu exposer par Raphaël. Je n'avais pas davantage à
soigner la forme, car ce discours ne pouvait avoir été travaillé, ayant été
improvisé au dépourvu par un homme qui, au surplus, vous le savez
également, connaît le latin moins bien que le grec. Plus ma rédaction se rapprocherait
de sa familière simplicité, plus elle se rapprocherait aussi de l'exactitude,
qui doit être et qui est mon seul souci en cette affaire.
Toutes les circonstances, je le
reconnais, mon cher Pierre, m'ont donc facilité le travail au point qu'il ne
m'en est guère resté. Assurément, s'il m'avait fallu inventer ce qui suit ou le
mettre en forme, un homme, même intelligent, même instruit, aurait eu besoin de
temps et d'étude. Qu'on m'eût demandé une relation non seulement exacte mais
encore élégante, jamais je n'y aurais suffi, quelque temps, quelque zèle que
j'y eusse mis.
Mais, libéré des scrupules qui
m'auraient coûté tant de travail, j'avais simplement à consigner par écrit ce
que j'avais entendu, ce qui n'était plus rien. Cependant, pour terminer ce rien,
mes occupations me laissent, en fait de loisir, moins que rien. J'ai à plaider,
à entendre des plaideurs, à prononcer des arbitrages et des jugements, à
recevoir les uns pour mon métier, les autres pour mes affaires. Je passe
presque toute la journée dehors, occupé des autres. Je donne aux miens le reste
de mon temps. Ce que j'en garde pour moi, c'est-à-dire pour les lettres, n'est rien.
Rentré chez moi en effet, j'ai à
causer avec ma femme, à bavarder avec les enfants, à m'entendre avec les
domestiques… Je compte ces choses comme des occupations puisqu'elles doivent être
faites (et elles le doivent si l'on ne veut pas être un étranger dans sa propre
maison) et qu'il faut avoir les rapports les
plus agréables possible avec les compagnons de vie que la nature ou le hasard
nous ont donnés, ou bien que nous avons choisis nous-mêmes, sans aller
toutefois jusqu'à les gâter par trop de familiarité et à se faire des maîtres
de ses serviteurs. Tout cela mange le jour, le mois, l'année. Quand arriver à
écrire ? Et je n'ai pas parlé du sommeil, ni des repas, auxquels bien des
gens accordent autant d'heures qu'au sommeil lui-même, lequel dévore près de la
moitié de la vie. Le peu de temps que
j'arrive à me réserver, je le dérobe au sommeil et aux repas. Comme c'est peu
de chose, j'avance lentement. Comme c'est quelque chose malgré tout, j'ai
terminé L'Utopie et je vous l'envoie, cher Pierre, afin que vous la
lisiez et que, si j'ai oublié quelque chose, vous m'en fassiez souvenir. Ce
n'est pas sous ce rapport que j'ai le plus à me défier de moi-même (je voudrais
pouvoir compter sur mon esprit et sur mon savoir autant que jusqu'à présent je
compte sur ma mémoire) ; je n'en suis pas néanmoins à me croire incapable
de rien oublier.
Me voici en effet plongé dans une
grande perplexité par mon jeune compagnon John Clement qui nous accompagnait, vous le savez,
car je ne le tiens jamais à l'écart d'un entretien dont il peut retirer quelque
fruit, tant j'espère voir un jour cette jeune plante, nourrie du suc des
lettres latines et grecques, donner des fruits excellents. Si je me rappelle
bien, Hythlodée nous a dit que le pont d'Amaurote, qui franchit le fleuve Anydre, a
cinq cents pas de long. Notre John prétend qu'il faut en rabattre deux cents,
que la largeur du fleuve ne dépasse pas trois cents pas à cet endroit. Faites,
je vous prie, un effort de mémoire. Si vous êtes d'accord avec lui, je me rangerai
à votre avis et, je me déclarerai dans l'erreur. Si vous n'en savez plus rien,
je m'en tiendrai à ce que je crois me rappeler. Car mon principal souci est
qu'il n'y ait dans ce livre aucune imposture. S'il subsiste un doute, je
préférerai une erreur à un mensonge, tenant moins à être exact qu'à être loyal.
Vous pourrez aisément me tirer
d'embarras en interrogeant Raphaël lui-même ou en lui écrivant. Et
vous allez être obligé de le faire à cause d'un autre doute qui nous vient.
Est-ce par ma faute, par la vôtre, par celle de Raphaël lui-même ? je ne
saurais le dire. Nous avons en effet négligé de lui demander, et il n'a
pas pensé à nous dire, dans quelle partie du nouveau monde Utopie
est située. Je donnerais beaucoup pour racheter cet oubli, car j'ai quelque
honte à ignorer dans quelle mer se trouve l'île au sujet de laquelle j'ai tant
à dire. D'autre part, un homme pieux de chez nous, théologien de profession, brûle,
et il n'est pas le seul, d'un vif désir d'aller en Utopie. Ce qui l'y pousse
n'est pas une vaine curiosité de voir du nouveau ; il souhaiterait encourager les progrès de notre religion qui se trouve là-bas
heureusement implantée. Comme désire le faire selon les règles, il a décidé de
s'y faire envoyer par le Souverain Pontife et même à titre d'évêque des
Utopiens, sans se laisser arrêter par le scrupule d'avoir à implorer cette prélature.
Il estime en effet qu'une ambition est louable si elle est dictée, non par un
désir de prestige ou de profit, mais par l'intérêt de la religion.
C'est pourquoi je vous requiers,
mon cher Pierre, de presser Hythlodée, oralement si vous le pouvez aisément, sinon par lettres, afin d'obtenir de
lui qu'il ne laisse subsister dans mon œuvre rien qui soit inexact, qu'il n'y
laisse manquer rien qui soit véritable. Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux
lui faire lire l'ouvrage. S'il s'agit d'y corriger une erreur, nul en effet ne le pourra mieux que lui ; et il ne saurait s'en acquitter
s'il n'a lu ce que j'ai écrit. De plus ce sera pour vous un moyen de savoir s'il
voit d'un bon œil que j'aie composé cet écrit ou s'il en est mécontent. Car
s'il a décidé de raconter lui-même ses voyages, il préfère peut-être
que je m'abstienne. Et je ne voudrais certes pas, en faisant connaître l'État
utopien, enlever à son récit la fleur et le prix de la nouveauté.
À vrai dire, je ne suis pas encore
tout à fait décidé à entreprendre cette publication. Les hommes ont des goûts
si différents ; leur humeur est parfois si fâcheuse, leur
caractère si difficile, leurs jugements si faux qu'il est plus sage de s'en accommoder
pour en rire que de se ronger de soucis à seule fin de publier un écrit capable
de servir ou de plaire, alors qu'il sera mal reçu et lu avec ennui. La plupart
des gens ignorent les lettres ; beaucoup les méprisent. Un barbare rejette
comme abrupt tout ce qui n'est pas franchement barbare. Les demi-savants
méprisent comme vulgaire tout ce qui n'abonde pas en termes oubliés. Il en est
qui n'aiment que l'ancien. Les plus nombreux ne se plaisent qu'à leurs propres
ouvrages. L'un est si austère qu'il n'admet aucune plaisanterie ; un autre
a si peu d'esprit qu'il ne supporte aucun badinage. Il en est de si fermés à
toute ironie qu'un persiflage les fait fuir, comme un homme mordu par un chien
enragé quand il voit de l'eau. D'autres sont capricieux au point que, debout,
ils cessent de louer ce qu'assis ils ont
approuvé. D'autres tiennent leurs assises dans les cabarets et, entre deux
pots, décident du talent des auteurs, prononçant péremptoirement condamnation
au gré de leur humeur, ébouriffant les écrits d'un auteur comme pour lui
arracher les cheveux un à un, tandis qu'eux-mêmes sont bien tranquillement à l'abri
des flèches, les bons apôtres, tondus et rasés comme des lutteurs pour ne pas
laisser un poil en prise à l'adversaire. Il en est encore de si malgracieux
qu'ils trouvent un grand plaisir à lire une œuvre sans en savoir plus de gré l'auteur,
semblables à ces invités sans éducation qui, généreusement traités à une table abondante,
s'en retournent rassasiés sans un mot de remerciement pour l'hôte. Et va
maintenant préparer à tes frais un banquet pour des hommes au palais si
exigeant, aux goûts si différents, doués d'autant de mémoire et de
reconnaissance !
Entendez-vous avec Hythlodée, mon
cher Pierre, au sujet de ma requête,
après quoi je pourrai reprendre la question depuis le début. S'il donne son
assentiment, puisque je n'ai vu clair qu'après avoir terminé ma rédaction, je
suivrai en ce qui me concerne l'avis de mes amis et le vôtre en premier lieu.
Portez-vous bien, votre chère femme et vous, et
gardez-moi votre amitié. La mienne pour vous ne fait que grandir.
Thomas More,
préface de L’Utopie, ou
Le Traité de la meilleure forme de gouvernement
(octobre 1516)
préface de L’Utopie, ou
Le Traité de la meilleure forme de gouvernement
(octobre 1516)