vendredi 30 novembre 2018

En s’aventurant… Louis de Broglie, L’homme doit montrer la sagesse de sa volonté


[Si Louis de Broglie ne cède pas à l'optimisme béat de Jean Fourastié, et souligne les dangers potentiels des développements scientifiques, il en affirme l'inéluctabilité et fait appel à la "sagesse de la volonté... ndvi]
On dit bien souvent que le rapide développement de la science moderne et de ses applications constituait pour l'humanité une grande aventure et, en effet, c'en est une dont nous ne pouvons encore mesurer aujourd'hui ni les développements futurs, ni les conséquences finales.
L'effort de la recherche scientifique se développe, on le sait, sur deux plans parallèles, mais bien distincts. D'une part, il tend à augmenter notre connaissance des phénomènes naturels sans se préoccuper d'en tirer quelque profit : il cherche à préciser les lois de ces phénomènes et à dégager leurs relations profondes en les réunissant dans de vastes synthèses théoriques ; il cherche aussi à en prévoir de nouveaux et à vérifier l'exactitude de ces prévisions. Tel est le but que se propose la science pure et désintéressée et nul ne peut nier sa grandeur et sa noblesse. C'est l'honneur de l'esprit humain d'avoir inlassablement poursuivi, à travers les vicissitudes de l'histoire des peuples et des existences individuelles, cette recherche passionnée des divers aspects de la vérité. Mais, d'autre part, la recherche scientifique se développe aussi sur un autre plan ; celui des applications pratiques. Devenu de plus en plus conscient des lois qui régissent les phénomènes, ayant appris à en découvrir chaque jour de nouveaux grâce aux perfectionnements de la technique expérimentale et à l'affinement des conceptions théoriques, l'homme s'est trouvé de plus en plus maître d'agir sur la nature. Paraphrasant un adage célèbre on peut dire qu'ayant découvert les lois de la nature et s'y conformant, l’homme est devenu capable de lui commander.
Certes, cette application des connaissances acquises à l'obtention de certains résultats a de lointaines origines : la découverte du feu et son emploi, l'art d'utiliser les métaux pour en faire des instruments ou des armes remontent bien haut dans le passé. Mais c'est surtout dans les trois derniers siècles que, le progrès de la science s'accélérant, le nombre de ses applications a crû d'une façon prodigieuse. La Mécanique, sœur de l'Astronomie, la Physique, qui a été sans cesse se ramifiant sous forme de sciences entièrement nouvelles comme celles de l'Électricité et de la Chaleur, la Chimie, dont les premiers progrès réels ne remontent guère qu'à la fin du XVIIIe siècle, ont rendu possible d'innombrables applications : des inventions qui ont changé les conditions de la vie humaine, des industries qui ont pris d'immenses développements ont trouvé en elles leur origine. Et le mouvement ainsi déclenché ne fait que s'accélérer : le progrès des sciences et de leur utilisation se développe à un rythme toujours plus rapide, comme s'enfle avec une vitesse croissante la boule de neige qui dévale sur les flancs de la montagne. Des domaines jusqu'ici interdits s'ouvrent tout à coup devant nous. Voici la physique de l'atome qui nous permet de pénétrer dans les entrailles de la matière et qui nous dévoile comment, dans les parties profondes des structures atomiques, au sein des particules élémentaires et des noyaux d'atomes, se cachent de prodigieuses quantités d'énergie ; elle vient de nous apprendre à les libérer et à les utiliser à notre gré : toutes nos industries en seront transformées, notre puissance d'action en sera follement accrue, une fois de plus la face du monde va être changée. Voici la Biologie qui, penchée sur le mystère de la Vie, commence à entrevoir les conditions qui règlent le développement des êtres vivants et la transmission à travers les générations des caractères héréditaires ; demain peut-être, elle nous permettra d'influer sur le développement des embryons, de régler du moins dans une certaine mesure le jeu de l'hérédité, et alors l'on pourra dire vraiment que la Vie est devenue maîtresse de ses propres destinées.
Ce sont là des perspectives qui peuvent légitimement soulever l'enthousiasme des jeunes chercheurs et faire entrevoir aux esprits optimistes un avenir merveilleux. Mais cette puissance sans cesse accrue de l'homme sur la nature ne comporte-t-elle pas des dangers ? Ayant ouvert la boîte de Pandore, saurons-nous n'en laisser sortir que les inventions bienfaisantes et les applications louables ? Comment ne pas se poser ces questions dans les temps que nous vivons ? Toute augmentation de notre pouvoir d'action augmente nécessairement notre pouvoir de nuire. Plus nous avons de moyens d'aider et de soulager, plus nous avons aussi de moyens pour répandre la souffrance et la destruction. La Chimie nous a permis de développer d'utiles industries et fournit à la pharmacie des remèdes bienfaisants ; mais elle permet aussi de fabriquer les poisons qui tuent et les explosifs qui pulvérisent. Demain en disposant à notre gré des énergies intra-atomiques, nous pourrons sans doute accroître dans des proportions inouïes le bien-être des hommes, mais nous pourrons aussi détruire d'un seul coup des portions entières de notre planète. Si plus tard nous pouvons agir sur la transmission de la Vie, nous pourrons peut-être produire d'admirables surhommes, mais il faudrait toute l'imagination d'un Wells pour décrire le mal qu'il nous serait aussi possible de faire.
Mais qu'importe de vaines craintes ! Nous sommes lancés dans la grande aventure et, comme la boule de neige qui roule sur la pente déclive, il ne nous est plus possible de nous arrêter. Il faut courir le risque puisque le risque est la condition de tout succès. Il faut nous faire confiance à nous-mêmes et espérer que, maîtres des secrets qui permettent le déchaînement des forces naturelles, nous serons assez raisonnables pour employer l'accroissement de notre puissance à des fins bienfaisantes. Dans l'œuvre de la Science, l'homme a su montrer la force de son intelligence : s'il veut survivre à ses propres succès, il lui faut maintenant montrer la sagesse de sa volonté.
Louis de Broglie, in Physique et Microphysique (1947)