samedi 22 février 2020

En notant… Kléber Haedens, Pierre Benoit



Il faisait beau mardi sur la Côte basque. À dix heures, la cloche de l'église de Ciboure se mit à sonner le glas pour Pierre Benoit. L'église est au cœur du village, une maison entre les maisons. Mais ses dimensions surprennent. Elle est grande et paraît plus grande encore, lorsque s'éclaire son chœur doré et que le soleil descend sur le bois sombre des galeries.
Pierre Benoit repose entre les cierges et les fleurs dans un cercueil de bois clair.
Marcel Pagnol, au premier rang, est le seul représentant de l'Académie française. D'autres auraient bien voulu venir, mais ils n'ont pas pu parce qu'ils étaient souffrants ou qu'ils avaient peur de rencontrer Paul Morand.
Un chant basque monte sous les voûtes après le discours. Pierre Benoit part pour ce qu'il appelait sa vraie demeure. La Côte entière s'enfonce dans le soleil et dans le bleu ardent de la mer.
Le cimetière est si près de l'eau qu'on l'appelle aussi le cimetière marin. Un chemin difficile monte vers le caveau où déjà Marcelle Benoit repose. Voici l'instant où le grand rêveur rejoint comme il le voulait son épouse. Dieu veuille qu'ils soient heureux.
Pour le grand public, Pierre Benoit est un auteur de romans d'aventures. Lui-même aimait à dire qu'il n'avait jamais été autre chose qu'un romancier. Il considérait son art comme un métier, pour lui le plus beau de tous, parce qu'il lui avait permis de mener, aux quatre coins du monde, l'existence tour à tour recluse et vagabonde dont son enfance avait rêvé.
Dans sa maison de Ciboure, ses papiers, ses plumes, ses crayons, ses dossiers se trouvaient soigneusement rangés sur une table d'artisan, mais quand il levait les yeux de sa page son regard était comblé par la mer.
Nous savons qu'il avait toujours entendu l'appel baudelairien des vagues et qu'il avait cherché du côté de Botany Bay l'ombre perdue des voiliers de La Pérouse. Était-il un grand voyageur ?
On a longtemps raconté qu'il dépensait ses droits d'auteur en visitant les pays qu'il avait déjà décrits dans ses livres. Comme il ne publiait jamais de récits de voyage et qu'il demeurait d'une discrétion parfaite sur sa vie privée, personne ne pouvait dire au juste s'il avait vraiment quitté Barbazan ou Sousceyrac et si ce n'était pas en songe qu'il avait gagné Zanzibar.
Pourtant, l'idée de tours du monde compliqués, avec des Chines, des Amériques, des îles trempées dans l'océan Indien et le Liban aux châtelaines, correspond assez bien à l'image qu'on se fait partout d'une vie terrestre à la manière de Pierre Benoit.
Il est vrai que Pierre a beaucoup voyagé, qu'il a respiré l'air des pays dont il a parlé et même qu'il était loin d'avoir tout dit. Une seule fois, il s'est permis d'évoquer un pays qu'il ne connaissait pas autrement que par ses lectures. C'est l'Irlande de La Chaussée des Géants.
Pourrait-on croire que Pierre Benoit, qui aimait beaucoup la littérature anglaise, n'a jamais mis les pieds en Angleterre ? Cet homme qui pouvait donner à brûle-pourpoint les heures et les correspondances des trains entre Mogadiscio, Mombasa et Dar es-Salam, savait à peine où se trouvait Londres. Il se contentait d'une Angleterre romanesque, sortie de Dickens et de Stevenson, et se montrait tout heureux d'avoir écrit, dans L'Atlantide, trois lignes sur Édimbourg. Au reste, il était toujours question de découvrir Piccadilly et Princes Street à l'occasion d'un match international de rugby ou d'aller voir s'entraîner l'équipe de France sur la pelouse de Trinity College, à Dublin.
Il est difficile de dire ce que signifiait le voyage pour Pierre Benoît. On sait qu'il ne descendait pas aux escales et il s'est contenté sans même quitter son train, de jeter un coup d'œil sur Venise qu'il jugeait ridicule ». Sans doute pensait-il, comme son ami Jean Cocteau, qu'il faut, pour connaître une ville trois jours ou trente ans et que les trente années d'observations patientes ne font jamais, dans le meilleur des cas, que confirmer l'expérience inspirée des trois jours.
Les villes et les pays que Pierre Benoit aimait formaient dans son souvenir une géographie personnelle qui ne ressemblait en rien aux cartes postales en technicolor des touristes internationaux. Ainsi, il ne s'arrêtait pas à Venise, mais passait la nuit dans une chambre d'hôtel de Saint-Céré et y restait quinze ans
Il faut dire que ce séjour au cœur du Lot s'est trouvé souvent dégelé par de longs voyages en mer et l'aventure imaginée dans une petite chambre se poursuivait sur le pont des navires. Une fois, Pierre Benoit est descendu à l'escale et il a laissé son bateau repartir pour la France. Il venait de mettre le pied sur une de ses terres favorites, la Syrie, où il allait vivre presque deux ans.
Dax, Moukden, Sousceyrac, Beyrouth, Socoa, Tananarive, Arcachon, Jérusalem, voilà, prises au hasard, quelques étapes d'un parcours qu'il sera difficile de reconstituer.
« Ses voyages, dit Paul Morand, furent un itinéraire de poète, un périple intérieur, pour des motifs d'une exigence totalement désintéressée, dans un univers clos. Un monde de pureté, un océan d'enfance, un atlas incompréhensible, illisible par Paris ».
Existait-il, à ses yeux, une différence fondamentale entre une chambre de l'hôtel du Touring, à Saint-Céré, et la cabine d'un transport des Messageries Maritimes au large de Pondichéry ? L'univers, pour lui, était un songe dont il faudrait un jour s'éveiller. Au cours de ses entretiens radiodiffusés de 1957, Paul Guimard a posé le fameux questionnaire de Proust à Pierre Benoit. À la question « Quelle est votre qualité préférée chez la femme ? », l'auteur de Mademoiselle de la Ferté a répondu : « L'orgueil ».
Un instant plus tôt, il avait précisé qu'il aimait pour leur orgueil sainte Clotilde et Isabeau de Bavière, pour son orgueil Mathilde de La Mole aux regards scintillants. Ce mot suffit à expliquer ses héroïnes, celles qu'il appelait lui-même « les sombres filles bien-aimées ».
Au fond de chacune d'elles, en effet, il demeure quelque chose de minéral qu'aucune passion ne parvient entièrement à dissoudre et celles-là même qui se laissent émouvoir par le plus humain des désirs ont toujours dans les yeux le reflet d'une pierre funeste et leurs doigts fins caressent, selon l'éternelle mesure, les formes du plaisir et du malheur.
Pour les hommes, Pierre Benoit a répondu que sa qualité préférée était le courage et sa vertu la bonté. Quel serait pour lui le comble de la misère ? Ne pas être aimé. Où il aimerait vivre ? Où il serait aimé. Son idéal de bonheur terrestre ? Être aimé.
N'est-ce pas cette constante recherche de l'amour qui l'a conduit au-delà des mers vers les plus lointains paysages ? Pierre Benoit paraissait avoir gardé un mauvais souvenir de tout ce qui touchait au jeune âge, mais c'est peut-être une autre enfance, plus profonde, plus magique encore et plus sûre, qu'il poursuivait dans sa quête perpétuelle des îles et de l'amour.
Un jour, il avait rencontré Marcelle qui était devenue sa femme et qui avait tiré pour lui d'une vieille ferme la maison de Ciboure et la terrasse qui domine la route d'Espagne et la rade de Socoa.
Avec Marcelle il avait fait des voyages et l'été dernier, il nous montrait encore une petite photographie d'amateur où on les voyait, tous deux, partant pour le Japon. Il s'agissait de recréer la vie ancienne, d'offrir à son amour le monde et de refaire ensemble les vieux chemins parcourus.
Puis, Marcelle avait été touchée par le mal terrible et, avec cet orgueil dont Pierre Benoit s'enchantait et qui n'était chez elle que l'orgueil de la vie, elle avait usé un prodigieux courage dans son combat pour d'autres années. Raidi par la douleur, lointain et pathétique, Pierre la regardait mourir.
Elle avait cru pouvoir trouver en Suisse de nouveaux secours. Lorsqu'elle avait senti venir la fin de sa trop longue lutte, elle avait voulu partir en hâte, fermer les yeux chez elle et, au prix d'une dernière bataille, elle était encore vivante lorsqu'elle passa la frontière.
Marcelle mourut sur une route de Savoie à quelques mètres d'un paysage qu'elle avait désiré voir toute sa vie et qui fut refusé à son dernier regard. Ce fut alors la longue descente au bord du Rhône, la remontée du Languedoc, les routes des Pyrénées, les pins des Landes et le retour au Pays basque. Pierre, enfermé avec elle dans la triste ambulance, protégeait la jeune morte et ne faiblissait pas.
Mais, depuis ce jour, il vivait avec l'ombre de Marcelle et son esprit passionné volait vers son tombeau. Certes, il lui arrivait parfois de revenir sur la terre et de ressembler pour un instant à l'homme qu'il avait été.
Pierre Benoit n'avait jamais pris la vie ni le monde au sérieux, car il pensait et parfois même disait qu'il existait autre part quelque chose de plus grave. Mais il avait trouvé à cette vie, comme à ce monde, des agréments dont il avait usé sans mesure. La générosité éclatait dans son esprit et dans ses yeux.
Cette ironie si vivante, cette gaîté légère n'étaient plus désormais chez lui que les formes d'une inguérissable mélancolie. Pierre se refusait à l'existence avec une de ces volontés que rien au monde ne peut fléchir.
Ses rêveries le conduisaient à la recherche d'une âme et, parti loin de nos bords, il avait fermé son imagination et sa pensée avant la fin de la route et le dernier chemin pour le dernier repos.
Kléber Haedens, in L'Air du Pays