Nous voilà donc atteints
d'un Bien incurable. Ce millénaire finit dans le miel. Le genre humain est en
vacances. C'est comme un vaste parc de loisirs que je voudrais essayer de
peindre notre village planétaire. Un parc aux dimensions du territoire. De la
France. De l'Europe. Du globe bientôt. Une grande foire spontanée, permanente,
avec ses quartiers, ses longues avenues, ses attractions particulières, ses
sketches, ses jeux, ses défilés, ses séances organisées, ses crises d'amour,
d'indignation...
Pour expliquer notre fin de
siècle, il faut d'abord la visiter, se laisser porter par les courants, ne pas
avoir peur des cohues, applaudir avec les loups, se mettre à l'unisson des
euphories. C'est en flânant le long de ses stands qu'on peut espérer la
comprendre. N'hésitons plus ! N'ayons pas peur ! Entrons ensemble
dans la danse ! Tous les jeux nous sont offerts ! C'est l'évasion !
La vie de pacha ! Floride ! Wonderland ! Californie ! Le
monde est une usine à plaisirs ! Et en fanfare ! En pleine gaieté !
Et en avant la fantaisie !
« Qu'il est glorieux
d'ouvrir une nouvelle carrière, et de paraître tout à coup dans le monde
savant, un livre de découvertes à la main, comme une comète inattendue
étincelle dans l'espace ! »
Ainsi s'exclame Xavier de
Maistre aux premières pages de son Voyage autour de ma chambre. Une
comète inattendue... Mais il ne s'agit pas, ici, de proposer des découvertes.
Une promenade seulement, une simple randonnée à travers ce que nous vivons
chaque jour, ce que nous croyons vivre, ce que nous aimons ou redoutons, nous
en apprendra mille fois plus. Oui, c'est comme un grand parc d'attractions
qu'il faut visiter l'esprit du temps. Avec ses étalages et ses reflets, ses
vedettes de quelques jours, ses fausses rues de fausses villes de partout, ses
châteaux reconstitués, ses excitations, ses pièces montées, ses décors en
résine synthétique, ses acteurs anonymes qui s'affairent, sous les costumes
appropriés, à simuler leurs tâches coutumières... Il n'y a plus d'énigmes, plus
de mystères. Plus la peine de se fatiguer. Le Bien est la réponse anticipée à
toutes les questions qu'on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de
partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues,
il n'existe plus d'alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux
droits de l'homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux
prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les
dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une
maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L'ironie se fait toute petite. La
négativité se recroqueville. La mort elle-même n'en mène pas large, elle sait
qu'elle n'en a plus pour longtemps, sous l'impitoyable soleil de l'Espérance de
Vie triomphante.
Bien sûr, quelques vieilles
ruines nous encombrent, de vagues souvenirs des guerres passées, il va falloir
les déblayer, c'est une question de jours, de semaines. Déjà la psychanalyse,
le marxisme, se sont retrouvés aux oubliettes, virés à la poubelle, liquidés
comme de vulgaires aérosols troueurs d'ozone dès qu'on s'est aperçu que ces
disciplines ne servaient ni à guérir les myopathes ni même à sauver la
banquise.
Et ce n'est que le début du
grand ménage. Plus de nostalgies mortifères ! Vive la Fête ! L'Oubli
dans la joie ! Cette époque affiche complet, mais ce serait très ingrat de
s'en plaindre. Particules que nous sommes ! Fragments ! Nous devons
tout à notre multitude. Ce qui est, ne l'est qu'à condition de se diffuser au
plus grand nombre ; au maximum d'exemplaires ; à la plus propice
heure d'écoute. Tout, vraiment, nous, vous, les choses. Le prime Time a
tétanisé le temps, supplanté les heures et les saisons. Plus question de faire
bande à part. Survivre seulement, et c'est bien beau. Subsister et puis raconter.
Les scènes de l'Histoire
engloutie ne sont plus promenées sur les tréteaux que pour que l'on se
réconforte, à coups de débats, entre soi, en se demandant comment de telles
barbaries furent possibles. Et en avant les musiques ! Secouez-vous !
Et bim ! Et boum ! Et zim ! Et reboum ! Comme dans Voyage,
vers la fin... « Bim et Boum ! Et Boum encore ! Et que je te
tourne ! Et que je t'emporte ! Et que je te chahute ! Et nous
voilà tous dans la mêlée, avec des lumières, du boucan, et de tout ! Et en
avant pour l'adresse et l'audace et la rigolade ! Zim ! »
Tenez, montez dans le train
western, il est juste sur le départ. À moins que vous ne préfériez le grand
frisson ? La quincaillerie des Montagnes Russes ? Le Grand Huit aux
vertiges rutilants ? Trois kilomètres, en descentes et montées, à plus de
cent kilomètres à l'heure. Remuez-vous un peu, nom d'un chien ! Découvrez
votre troisième souffle ! De grandes aventures nous attendent !
On nous a affranchis. Ça y
est. Plus de soucis du tout. Nulle part. La démocratie pluraliste et l'économie
de marché se chargent de nous. Le reste, c'est de l'histoire ancienne.
Mettez-vous à l'écoute de votre corps ! Courez vous muscler ! Vous
tonifier ! Tous les plaisirs des îles sous le vent sont à portée de votre
main. Découvrez la gymaquatique. Devenez baroudeurs sous les bambous. Attaquez
le temple inca en carton-pâte. Escaladez le Volcan à Bulles. Traquez les
méchants qui s'y cachent. Débusquez-y nos vrais ennemis, les derniers hideux
tyrans, là, bien visibles, cadrés pleine page, précieux vestiges des causes
perdues, ultimes persécuteurs atroces.
Ah ! le Système fait
bien les choses ! Il y en aura pour tous les goûts. Le Bien, tout entier,
contre tout le Mal ! À fond ! Voilà l'épopée. Tout ce qui a définitivement
raison contre tout ce qui a tort à jamais. La Nouvelle Bonté a le vent en poupe
contre le sexisme, contre le racisme, contre les discriminations sous toutes
leurs formes, contre les mauvais traitements aux animaux, contre le trafic
d'ivoire et de fourrure, contre les responsables des pluies acides, la xénophobie,
la pollution, le massacre des paysages, le tabagisme, l'Antarctique, les
dangers du cholestérol, le sida, le cancer et ainsi de suite. Contre ceux qui
menaceraient la patrie, l'avenir de l'Entreprise, la rage de vaincre, la famille,
la démocratie.
Faire son deuil du Mal est
un travail, il s'agit de ne pas le rater. D'autant plus que le diable prend des
masques, qu'il se cache sous des litotes. Où est-il encore passé, celui-là ?
Dans quel trou noir plus noir que lui ?... On pourrait se croire dans une
grande lutte bizarre, sans adversaires véritables ; dans une grande
affirmation à répéter, à rabâcher, à consolider sans cesse, et avec d'autant
plus d'acharnement qu'elle n'a pas de contraire bien évident... Mais raison de
plus ! Allons-y ! Nous avons besoin d'émotions fortes. Où les trouverions-nous
sinon à travers nos souvenirs en simili, en rétrospectives, en rappels ?
Fantômes de coupables à faire sortir ! Encore un effort ! Du cran !
Vous n'avez pas trop peur, j'espère ? Rendez-vous alors au portillon.
Grimpons dans ce wagon rouge pivoine. Pieds calés, mains cramponnées, c'est le
départ du convoi infernal. On va vous en faire voir de toutes les couleurs. La
volupté de l'horreur à l'état pur, avec l'estomac en bouillie, le cœur à cent
quarante, le grand saut dans le vide, tout là-haut, sur des loops de
trois cent soixante degrés au milieu des cris de panique...
Cela dit, n'allez pas me
faire sous-entendre ce que je n'écrirai jamais. La formule magique aujourd'hui,
si on veut espérer avoir la paix, consiste à déclarer d'emblée qu'on n'a rien
contre personne, et d'abord contre ceux qu'on attaque. C'est un Sésame
indispensable. « L'auteur tient à préciser que personnages, lieux,
événements, n'ont aucun rapport avec la réalité... » Il va donc sans dire
que je suis POUR, définitivement POUR toutes les bonnes causes ; et CONTRE
les mauvaises à fond. Et puis voilà. Et puis c'est tout. Et ça va bien mieux en
le disant. Pas d'histoires ridicules : l'évidence. Je suis pour tout ce
qui peut advenir de bon et contre tout ce qui existe de mauvais. Pour la
transparence contre l'opacité. Pour la vérité contre l'erreur. Pour l'authentique
contre le mensonge. Pour la réalité contre les leurres. Pour la morale contre
l'immoralité. Pour que tout le monde mange à sa faim, pour qu'il n'y ait plus
d'exclus nulle part, pour que triomphe la diététique.
Ne me faites pas prétendre
des choses.
C'est le destin du Mal,
seulement, sur lequel il me paraît instructif, au milieu de ce déluge de
bienfaits qui nous comble de toutes parts, de se pencher quelques instants,
ainsi que nous allons tenter de le faire. C'est son devenir, c'est son
avenir... Où a-t-il bien pu glisser ? Dans quelle trappe ? Qui en soutient
les postulats ? Qui souffle l'haleine du scandale ? Où crépitent les
plaisirs de l'enfer ? Qui aboie encore de vraies horreurs ? Je ne
vois plus partout que politesses, discrétions d'approches, flatteries,
minauderies et camouflages... Grandes aspersions à l'eau bénite... Pour ne plus
tomber dans les travers, des philosophes, en Italie, ont même essayé d'inventer
une nouvelle idéologie sans danger, un nouveau schmilblic conceptuel fait de
bouts de Nietzsche ou Heidegger minimalisés jusqu'à la corde : la « pensée
faible » ça s'appelle. Le Faiblisme. C'est touchant. Enfin une vision du
monde sans colorants ! Pas une idée qui dépasse l'autre ! En France
même, l'actuel Président1, pour se hisser là où on le voit, a dû se
faire limer les dents ; personne n'en voulait tant qu'il arborait ses
canines vampiréennes.
Tous les antagonismes vidés
de substance sont rhabillés pour les parades. Les certificats de bonnes vie et
mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus. Même les racistes,
aujourd'hui, se veulent antiracistes comme tout le monde ; ils n'arrêtent
pas de renvoyer aux autres leurs propres obsessions dégoûtantes. « C'est
vous ! — Non, c'est vous ! — Pas du tout ! » On ne sait
plus qui joue quel rôle. Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris,
il voudrait des événements. L'ennui guette, envahit tout, les dépressions se
multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en
flèche, l'hygiène niaise dégouline partout, c'est l'Invasion des Mièvreries, c'est
le grand Gala du Show du Cœur.
Bernard de Mandeville, qui
s'attira pas mal d'ennuis pour avoir tenté de montrer que ce sont souvent les
pires canailles qui contribuent au bien commun, constatait déjà, au XVIIe
siècle, dans sa Fable des abeilles :
Une des
principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c'est
que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce
qu'ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce
qu'ils sont.
On les comprend. S'ils
faisaient le contraire, les malheureux, ils ne sortiraient plus de prison.
Philippe Muray, in Essais (Les Belles Lettres)
1.
François Mitterrand (N.d.É.).