vendredi 21 février 2020

En notant… Kléber Haedens, La Guerre d’Espagne



Aujourd'hui encore, on sent passer dans la voix des Espagnols qui parlent de leur guerre civile une angoisse qui ne s'éteindra qu'avec la mort. Mais au-delà des frontières de la Péninsule, cette guerre qui donna la fièvre au monde s'est refroidie dans les mémoires. Elle est devenue, comme toutes les autres, un objet d'études, et les touristes qui visitent l'Alcazar de Tolède traversent, puisqu'il fait partie de leur programme, un des nombreux musées de l'héroïsme que l'histoire fabrique habituellement avec des donjons, des moulins et des fermes ou de jolis bois au bord des champs.
Le jeune historien anglais Hugh Thomas publie un gros bouquin intitulé La Guerre d'Espagne. Il a pensé que le moment était venu d'écrire, sur ce thème, un ouvrage d'ensemble et qu'il était désormais possible de parler du sang et des flammes sur le ton impartial qui convient à l'histoire classique. Hugh Thomas avait trois ans au moment où commença la guerre d'Espagne. Il est entré dans la tragédie non par des passions, mais par des lectures. Cela permet à cet ancien élève de Cambridge et de la Sorbonne de garder, dans les pires moments de son récit, la distinction du sang-froid.
Les conspirations des généraux, les énormes défilés populaires avec les portraits de Staline et les poings tendus vers les balcons de Madrid, les déclarations effroyables de Margarita Nelken, député socialiste, exigeant « des vagues de sang qui teintent les mers de rouge », le monstrueux assassinat de Calvo Sotelo, les grèves, le soulèvement militaire et, tout de suite, les évêques coupés en morceaux et les églises profanées, tandis que, d'un autre côté, de bons chrétiens, couverts de dévotion et d'eau bénite, assassinaient de pauvres paysans ou d'inoffensifs illettrés, puis des dizaines et des dizaines de milliers d'exécutions et de crimes, tout cela ne fait plus aujourd'hui que remplir des fiches et nourrir confortablement les méditations des historiens.
Hugh Thomas pense que si le gouvernement de Casares Quiroga avait fait, sans plus attendre, distribuer des armes à la classe ouvrière il aurait eu une chance d'écraser la rébellion. Mais il pense aussi que, si le soulèvement avait eu lieu en même temps dans toutes les provinces d'Espagne, la guerre civile n'aurait pas duré cinq jours. De juillet 1936 à mars 1939, elle allait durer près de trois ans.
Curieuse guerre, avec ses généraux allemands et russes, ses divisions italiennes, ses romanciers français et américains, ses aventuriers irlandais et ses penseurs anglo-saxons, ses techniciens révolutionnaires et ses volontaires internationaux.
Dès les premières heures du combat, les deux adversaires s'étaient tournés vers l'étranger et Hugh Thomas a fait de grandes recherches pour arriver à définir d'une manière précise le rôle des Français, des Anglais, des Italiens, des Allemands et des Russes dans cette guerre d'Espagne qui les touchait de si près.
Il semble qu'Hitler et Staline aient eu en présence de l'événement la même attitude circonspecte et que l'un n'ait pas souhaité la victoire de Franco plus que l'autre ne désirait celle des républicains. Aussi leurs interventions furent-elles importantes sans être décisives et destinées bien plus à empêcher la défaite qu'à préparer la victoire.
L'Espagne était un champ d'expérience sur lequel les ogres totalitaires fixaient leurs gros yeux glacés et il ne fallait pas arrêter trop vite un carnage instructif à ce point. Les Espagnols croyaient se battre pour Dieu et pour l'Espagne ou encore pour le progrès social et la liberté. Ils se battaient pour l'édification des théoriciens militaires et la bonne conscience des états-majors étrangers.
Cela ne fut pas sans conséquences. Hugh Thomas souligne celles de Guadalajara où fut mise en déroute la clinquante colonne italienne dont l'équipement d'acier devait annoncer au monde le pouvoir de Rome et le retour des anciennes légions.
De cette défaite, les observateurs allemands conclurent que les Italiens, même fascistes, n'étaient pas des foudres de guerre, tandis que les Français déduisaient savamment que les offensives des blindés seraient toujours vouées à l'échec et que les théories des Liddell-Hart, Guderian, Charles de Gaulle et autres rêveurs ne valaient rien.
La défaite des armes modernes à Guadalajara eut pour effet d'épaissir la béatitude intellectuelle du commandement français. Mai et juin 4o lui doivent à coup sûr quelque chose. Si bien que les démocrates internationaux qui se battirent avec tant de courage sur la route de Madrid ont finalement mystifié, non pas Mussolini ou Hitler, mais Gamelin.
Un livre solide, sérieux, comme celui de Hugh Thomas, remet bien des choses en place. Un Espagnol de qualité, qui tenait le féroce Campesino pour un génie militaire, m'a raconté un jour que le paysan avait battu à deux reprises des armées commandées personnellement par Franco.
Mais il ressort de La Guerre d'Espagne que Franco, soit par nécessité, soit par prudence, n'a jamais commandé sur le terrain, et que El Campesino, excellent chef de guérilla, n'était pas autre chose qu'un général incapable. Pour son communisme, sa haute taille, sa force et sa barbe, on le maintenait à la tête de sa brigade ou de sa division. Le commandement réel était entre les mains d'un jeune officier du nom de Medina.
Les hommes qui tuent savent généralement très peu ce qu'ils font.
Kléber Haedens, in L'Air du Pays