mardi 22 avril 2014

En conscience... Jean Anouilh, Thomas More ou l'homme libre

LA CHAMBRE DE MORE LA NUIT
Il est couché comme un gisant à côté d'Alice endormie dont on entend le léger sifflement.
THOMAS MORE murmure
La parfaite solitude auprès de sa femme endormie... Ô mon doux Seigneur je sais qu'il n'y a que présomption et misérable audace pour moi à penser en ce moment à votre solitude de la nuit du Jardin des Oliviers, quand, dans les sueurs et l'angoisse de votre peur humaine, vous vous êtes aperçu que vous étiez seul, vous aussi, et qu'ils s'étaient tous endormis. Mais si vous me permettez humblement de reprendre un peu de courage en pensant à votre agonie pour moi, j'en sortirai peut-être affermi. Ô seigneur ! voilà des nuits et des nuits que je dénombre et que je vis d'avance tous les dangers qui me peuvent assaillir et je pense maintenant ne plus être pris au dépourvu, par aucun... Faites pourtant, Vous qui avez souffert aussi les souffrances solitaires de l'angoisse, que je ne songe jamais à changer d'avis, quand bien même devrait m'advenir ce qui fait mon ultime crainte. Préservez-moi aussi de l'orgueil qu'il y a à se croire le seul juste et de la présomption qu'il y aurait, pour moi, à juger les autres. Leur conscience est cachée à ma vue au tréfonds de leur cœur, et s'ils peuvent agir autrement sur cette terre, tant mieux pour eux, mais moi je ne le puis...
Un temps. Alice s'est mise à ronfler plus fort, désagréablement, cette fois il a un regard vers elle et reprend :
Comme notre pauvre chair est pauvre. Et comme nous tenons à notre chétive vie. Vous savez, Vous, Seigneur, que je tremble à la moindre chiquenaude et que je ne suis pas sûr de tenir bon jusqu'au bout. Vous savez notre fragilité d'homme, puisque vous avez voulu l'être, et que Pierre lui-même, qui avait moins de sujet que moi de craindre, ressentit une telle frayeur à la parole d'une simple jeune fille qu'il vous abandonna et vous renia. Et pourtant, l'ayant su, dans votre juste mesure du cœur des hommes, vous lui avez confié votre Église... Il est douloureux de mourir en pleine santé. Faites, Seigneur, que cette crainte misérable cesse de me tourmenter chaque nuit auprès de ma femme endormie et que l'esprit, enfin, ait le dessus.
LA TAMISE AU MATIN À CHELSEA
La barque où Rupert attend Thomas More.
LA VOIX DE RUPERT
Il avait enfin été convoqué devant la Commission composée de l'Archevêque de Canterbury, du Lord Chancelier et de Sir Cromwell à qui tous les prêtres de Londres et de Westminster et un seul laïc, lui, Thomas More, devait déférer le serment sur le statut de Suprématie et de Mariage. Ce matin-là, comme avant d'entreprendre aucune affaire capitale, je savais qu'il avait entendu secrètement la messe et communié. Il descendit à travers le jardin jusqu'à la berge, mais ce qui me surprit, quoiqu'il ne fût pas si grand matin, c'est qu'il n'embrassa pas sa femme et ses enfants à son habitude. Il partit comme à leur insu et vint, seul, me rejoindre à l'embarcadère, à travers son jardin qu'il semblait regarder pour la dernière fois. Il s'assit près de moi dans la barque et s'en fut pour Lambeth où il était convoqué, avec moi seul et les quatre rameurs... Au bout d'un temps de silence, et tandis que la barque filait dans le matin calme, il me dit enfin à l'oreille, comme soulagé !
THOMAS MORE
Fils Rupert ! je rends grâce au Seigneur, la bataille est gagnée !
La voix de Rupert reprend tandis qu'on voit la barque s'éloigner.
LA VOIX DE RUPERT
Je répondis sottement, ne sachant ce qu'il entendait par là, peut-être un espoir d'échapper à leur piège : « J'en suis fort aise, Monsieur ». Mais, je l'ai conjecturé seulement plus tard, il voulait dire, en vérité, que l'amour qu'il avait pour Dieu venait d'œuvrer en lui si fort qu'il avait enfin triomphé de ses affections charnelles...
Pendant que la voix de Rupert achève, la barque n'est plus qu'un point au loin sur la Tamise.
[...]
LE CABINET DE L'ARCHEVÊQUE
Il y a là l'Archevêque qui préside, Lord Ausley Chancelier, Master le secrétaire, Cromwell. 
Derrière lui modeste, en retrait, Rich toujours sournois qui prend des notes. 
L'ARCHEVÊQUE
Sir Thomas More, nous vous avons convoqué par-devant nous, commissaires, par ordre du Roi, pour vous demander serment sur le statut de Suprématie et de Mariage — ainsi qu'un Bill du Parlement nous autorise à l'exiger de tous les prêtres des diocèses de Londres et de Westminster.
THOMAS MORE, doucement
Je ne suis pas prêtre...
L'ARCHEVÊQUE
Le bon plaisir du Roi a voulu que vous fussiez assigné tout de même aujourd'hui avec les prêtres de ce diocèse. Le serment des laïcs suivra d'ailleurs sous peu.
THOMAS MORE
Puis-je demander à Votre Seigneurie de prendre connaissance de l'acte du Serment ?
L'Archevêque un peu embarrassé se retourne d'abord vers Lord Ausley comme pour avoir son assentiment, puis vers Cromwell qui a un sourire ambigu et fait un geste vers Rich qui lui passe un grand rouleau qu'il tend à l'Archevêque qui le remet à More en silence.
Thomas More déplie le rouleau au grand sceau royal et lit posément le texte. Il roule le rouleau dans le silence sous le regard des quatre hommes et demande encore :
THOMAS MORE
Puis-je sans abuser de la courtoisie de Votre Seigneurie prendre également connaissance de l'acte de Succession ?
Même jeu. On lui tend un autre rouleau qu'il lit encore en silence. Il roule le second rouleau et le dépose sur la table de l'Archevêque à côté du premier.
THOMAS MORE
Mon propos, My Lords, je vous prie humblement de le croire, n'est point d'imputer aucune faute à cet acte, ni à quiconque l'a établi, non plus qu'au texte du serment ou à quiconque se sent susceptible de le prêter, ni de condamner la conscience de qui que ce soit — qui est chose sacrée. Mais, pour ce qui est de moi, en toute bonne foi, bien que je ne refuse pas de prêter le serment pour la succession — ma conscience me refuse de prêter l'autre serment sans hasarder mon âme à la damnation perpétuelle.
Il y a un silence puis Lord Ausley prend doucement la parole.
LORD AUSLEY
Sir Thomas, vous nous voyez tous ici marris et peinés de votre refus. Vous êtes le premier à l'opposer à ce texte que le bon plaisir de Sa Majesté a établi et que le Parlement de ce Royaume a promulgué par un Bill. Vous concevez, je pense, quels soupçons et quelle grande indignation vous allez éveiller dans l'esprit de Sa Majesté par ce refus public ?
Il tend la main à Cromwell qui lui passe un autre rouleau.
Voici le rôle, Sir Thomas. Vous pouvez y lire les noms des premiers Lords de ce Royaume et des honorables membres des Communes qui ont cru pouvoir le signer.
THOMAS MORE a jeté un regard distrait sur le parchemin
Je vous répète en vérité, My Lords, que si je décline personnellement ce serment, je ne me sens pas, en conscience, aucun droit de blâmer, ni même de juger ceux qui ont cru devoir le prêter.
Il y a un silence encore. Lord Ausley et l'Archevêque se consultent du regard.
L'ARCHEVÊQUE
Bien. Sir Thomas, voulez-vous descendre au jardin ? Nous vous ferons rappeler plus tard.
[...]
LE CABINET DE L'ARCHEVÊQUE
More est devant eux, silencieux comme la première fois.
LORD AUSLEY
Tout le monde prête le serment, Sir Thomas, et joyeusement. Allez-vous seul ternir — vous qui lui devez tant — le bon plaisir de Sa Majesté ?
CROMWELL, insidieux.
Pourquoi vous réfugier alors dans le silence ? Pourquoi ne pas nous déclarer, puisque vous vous obstinez à refuser le serment, quel est le point particulier qui blesse votre conscience et cause votre refus ?
LORD AUSLEY
C'est de l'entêtement pur et simple si vous ne donnez pas de motif...
THOMAS MORE
Je ne veux pas encourir davantage le déplaisir de Sa Majesté en vous exposant mes raisons, My Lords. Toutefois comme je sais que je dois obéissance à mon Seigneur et Maître, si le Roi, par lettre patente, m'en donne l'ordre, je coucherai mes raisons par écrit - m'en remettant pour le reste à l'honneur de Sa Majesté.
CROMWELL a un sourire
Ce sont là des habiletés de juriste, Master More. Lors même que le Roi vous en donnerait licence par lettre patente, cela ne vous donnerait aucun droit de ne point déférer au Statut qui est maintenant loi du royaume.
L'ARCHEVÊQUE, doucement
Vous nous avez dit, Sir Thomas, que vous ne vous reconnaissiez pas le droit de condamner la conscience de ceux qui prêtent le serment... D'une part vous ne tenez donc pas pour chose sûre et certaine mais bien pour chose incertaine et douteuse (sinon vous les condamneriez) que ce serment puisse être prêté. D'autre part il est une chose que vous tenez pour certaine et indubitable, c'est que vous devez obéir à notre souverain seigneur le Roi. Cela, vous nous l'avez dit aussi. Par conséquent vous devez laisser là le doute de votre conscience qui balance, refusant le serment, sans être assez assurée, pour condamner les autres, et prendre une voie sûre où, là, vous ne balancez pas, qui est l'obéissance que vous devez à votre prince.
More touché et un peu interdit garde le silence, tandis que Rich qui a recommencé à manger sa plume d'oie le regarde les yeux brillants. Soudain il dit sourdement :
THOMAS MORE
My Lord, cet argument dans votre noble et digne bouche me touche et j'y discerne un subtil désir de m'aider – dont je remercie Votre Seigneurie. Mais ma conscience, qui est, croyez-le, scrupuleuse, et qui a tout pesé depuis longtemps dans son secret, me dit que la vérité n'est point là où on feint de la croire. Elle n'a rien trouvé de ce qu'on lui a dit jusqu'ici qui puisse la faire passer d'un camp dans l'autre. Et c'est peut-être un cas, en effet, où elle me contraint à ne point obéir à mon prince, s'il exige l'impossible de moi.
CROMWELL, doucement
Ce sont là de graves paroles, Master More.
THOMAS MORE
Oui, Master le secrétaire, ce sont des paroles graves, je le sais.
L'ARCHEVÊQUE
Ne pensez-vous pas, Sir Thomas, que vous pouvez avoir lieu de craindre d'être dans l'erreur lorsque vous vous voyez seul de votre opinion contre le Grand Conseil du Royaume, ses Augustes Prélats, son Parlement et ses Universités. La solitude est toujours mauvaise.
THOMAS MORE
Je crois avoir avec moi, My Lord, un autre grand Conseil, plus grand encore que le Conseil d'un seul royaume, celui du Conseil général de toute la Chrétienté. Et quand bien même le nombre des Évêques et des Universités et de tous les sages docteurs qui ont cru pouvoir déférer au serment serait encore plus grand que Votre Seigneurie semble l'estimer, quand bien même tous, par le monde, auraient juré, il ne s'agirait encore que des vivants. L'immense nombre de ceux qui ont pensé comme moi, quelquefois au péril de leur vie, depuis les débuts de la Chrétienté — et parmi lesquels beaucoup sont déjà des Saints au ciel —, l'immense foule des justes dont la terre grouillera le jour de la résurrection des corps, le jour où il n'y aura plus de royaumes, est avec moi, je le sais. En vérité, je remercie Votre Seigneurie d'avoir peur pour moi de la solitude, mais je ne me sens pas seul.
Il y a comme un silence épouvanté à ses paroles, puis Lord Ausley devenu froid se tourne vers Cromwell.
LORD AUSLEY
Master le secrétaire, puisque c'est vous qui devez rendre compte au Roi des travaux de notre commission, je vous prie de consigner dans votre procès-verbal que Sir Thomas More, chevalier, a refusé de prêter le serment. Notez toutefois qu'il ne se refuse pas de prêter le serment pour la Succession et que si l'autre serment était rédigé de telle manière qu'il fût en accord avec sa conscience il ne le refuserait pas.
THOMAS MORE
Je vous remercie, My Lord, de ces nuances qui traduisent exactement ma pensée. Je déclare toutefois, touchant le serment tout entier, que je n'ai jamais détourné quiconque, que je n'ai jamais conseillé à quiconque de le refuser, que je n'ai jamais mis, que je ne mettrai jamais de scrupules à son encontre en la tête de quiconque, mais laisserai chacun à sa conscience... Et qu'il me paraît en toute bonne foi que ce serait raison que chacun me laissât, en revanche, à la mienne.
CROMWELL a une grimace et murmure encore.
Précautions de juriste...
LORD AUSLEY, un peu sec.
Master le secrétaire, notez aussi dans votre procès-verbal, je vous prie, cette déclaration de Sir Thomas.
Il se retourne grave vers More.
Sir Thomas More, l'ordre du prince, pour votre refus de déférer au serment consigné au procès-verbal, est que vous soyez transféré à la Tour.
[...]
LA CELLULE DE MORE À LA TOUR
Elle est vide, sinistre.
La clef énorme dans la serrure, le guichetier ouvre la porte,
More est introduit par le lieutenant.
LE LIEUTENANT
Master More, j'ai reçu de vous nombre de bienfaits et de marques d'amitié. Je devrais vous traiter comme mon hôte. Mais j'ai eu des ordres précis pour la cellule à vous affecter et le régime à vous appliquer. J'espère que vous voudrez bien me pardonner la mauvaise chère que je vous ferai porter.
THOMAS MORE, souriant
Master le lieutenant, je crois que vous êtes mon ami, comme vous le dites, et que vous me traiterez toujours du mieux que vous pourrez. Dites-vous que je serai toujours content du traitement que je recevrai de vous. (Il a été joyeux, presque délivré depuis qu'il est dans la cellule, il lui tape familièrement sur l'épaule) Et si je n'étais pas content, un jour, si je protestais et vous faisais des ennuis, eh bien, Master le lieutenant, jetez-moi à la porte !
Il a éclaté de rire en disant cela. Le lieutenant a un pauvre sourire navré, un geste, et sort suivi du guichetier. On entend le bruit sinistre de l'énorme clef dans la serrure. More est seul, il regarde autour de lui un instant, puis il joint les mains et dit simplement, comme soulagé :
THOMAS MORE
Voilà Seigneur, c'est fait. Et je vous remercie : c'était facile.
On enchaîne Thomas More dans sa cellule solitaire. Il lit à la lumière avare du soupirail.
LA VOIX DE RUPERT
Thomas More devait rester dans cette cellule dix-sept mois, d'avril 1534, date de sa comparution devant la Commission de Lambeth, jusqu'au 7 août 1535, date de son exécution. Les premiers temps il put écrire quelques lettres, lire les Livres saints qui soutenaient son courage, puis un jour on décida de le mettre au secret : on lui prit ses livres, son encre, ses plumes et c'est avec un morceau de charbon qu'il écrivit encore à sa fille, au docteur Wilson qui pourrissait dans une cellule voisine de la sienne et à son plus cher ami, Antoine Bonvisi, ces lettres toutes lumineuses de la clarté tranquille de son âme, qui allaient rendre son souvenir à jamais vivant au cœur des hommes...
On entend la voix de More qui succède à celle de Rupert pendant qu'il écrit.
LA VOIX DE THOMAS MORE
Ma bonne et chère fille - grâces soient rendues à Notre Seigneur, je suis en bonne santé de corps et d'esprit - quant aux choses de ce monde, je ne désire rien de plus que mon présent lot – et toutes choses bien pesées, cette maison où je suis n'est pas plus loin du Ciel que la mienne... Je sais qu'au regard du monde mon refus de prêter le serment passe pour un crime odieux et que ma crainte religieuse envers Dieu est taxée d'obstination envers mon prince. Mais les lords du Conseil, devant qui j'ai refusé de prêter serment auraient bien pu discerner la tristesse de mon cœur et que rien n'était plus loin de mon esprit que cet entêtement opiniâtre qui engendre l'obstination.
Ce m'est seulement une douleur mortelle, bien plus mortelle que celle de ma propre mort (car, pour cette dernière, j'en rends grâce à Notre Seigneur, la crainte de l'enfer, l'espoir du ciel et la passion du Christ, l'apurent chaque jour davantage) que de voir mon fils votre mari, vous-même ma bonne fille, ma bonne épouse et mes autres bons enfants et innocents amis, en grande défaveur et par là en grand danger de mal, à cause de moi...

Jean Anouilh, in Thomas More ou l’homme libre
(Gallimard)