Lettre à M. l'Abbé D.
Tokiô,
le 10 mai 1922.
Cher monsieur l’abbé,
Votre lettre m'est parvenue hier et
m'a beaucoup plu par sa simplicité et son ton de grave et affectueuse
franchise. Pourquoi ne pas avouer qu'en même temps elle m'a fait de la
peine ? Les poètes et les écrivains n'appartiennent pas tous à la même
catégorie. Il y a des fabricants parfaitement maîtres de la matière qu'ils
tiennent entre leurs mains et qui en font à leur gré toute espèce d'objets utiles
et plaisants. Et il y a les
créateurs qui enfantent dans la nuit et dans la peine une chose que dans une
large mesure ils ignorent (genitum non factum) et qu'ils ne sont guère plus en état de corriger qu'un
cerisier ses fruits et Christophe Colomb l'Amérique. Et alors, quand ils se
tournent vers le monde pour lui montrer cette chose nouvelle qui vient de
naître par eux et malgré eux, quelle tristesse, quelle humiliation de ne
rencontrer le plus souvent que l'incompréhension, la moquerie, et souvent une
hostilité qui va jusqu'à la fureur. De la part des croyants, des frères en J.-C., cette incompréhension est encore plus
douloureuse, quand on sait que l’œuvre produite est issue des régions les plus
profondes de la foi et
de l'amour, et que pourtant, loin
d'aider à la connaissance et à la reconnaissance de Dieu, elle ne sert qu'à
provoquer le scandale et en tout cas l'étonnement. Raison de plus pour nous
attacher à des âmes fraternelles, comme la vôtre, qui, par-dessus toutes les
difficultés nous font la charité de croire en nous et de nous tendre la main.
Car il y a aussi une charité intellectuelle et le
travailleur altéré a besoin quelquefois d'un verre d'eau.
Cela répond déjà à cette partie de
votre lettre où vous me dites :
« Pourquoi
n'écrivez-vous pas comme Racine ? » Parce que je ne suis pas Racine
et que je n’ai pas les mêmes choses à dire. Et la grande différence, c'est que
Racine avait mis Dieu d’un côté et le monde de l'autre. On pourrait dire que la
plupart de ses pièces auraient pu être écrites par un païen, si l'on n'y
trouvait cette noblesse, cette délicatesse du cœur, cette élévation des
sentiments, cette finesse infaillible du jugement, qu'il n'a pu trouver que
dans la méditation et dans la pratique de sa foi.
Et ceci m’amène aux explications que
j'ai à vous donner de mon obscurité, qui n'est pas volontaire, croyez-le
bien. On ne s'exprime que pour se montrer.
Je pourrais dire d'abord qu'une
grande partie de mes œuvres est parfaitement claire. Il me semble que l'Annonce,
l'Otage même, le Pain Dur, la Corona, Protée, Connaissance de l'Est, sont
accessibles à tous. Mais j'aime mieux être franc et j'avoue que même mes
ouvrages les plus clairs doivent laisser dans l'esprit du lecteur une sourde
inquiétude, le sentiment qu'il n'a pas épuisé le livre, que l’auteur ne s'est
pas laissé parfaitement posséder, que ce qui est dit n'est pas égal à tout ce
qui est suggéré.
Serrons de plus près les raisons de
cette obscurité.
Il y a tout d'abord les raisons
purement extérieures, superficielles, verbales. Je passe sur la forme du vers
qui ne peut choquer que les pions. Il y a, en outre, les sautes brusques
d'idées, les changements soudains d'atmosphère, provoqués par des images
juxtaposées, sublimes et triviales. Mais pour moi, tout est bon qui sert à
m'exprimer. Enfin, il y a une rhétorique spéciale.
Les idées rapprochées, non par une
suite logique, mais par les accords de tons, les idées qui, au lieu de se
suivre sur une ligne, s'entrecroisent par deux et par trois, un peu comme les
mots dans une phrase latine. — Tout cela n'est absolument nouveau que par le
large emploi que j'en ai fait. Si j'avais des livres sous la main, je vous
prouverais que mes professeurs de style ont été, non pas les pauvres décadents,
mais Virgile, Horace, Juvénal, et tous les auteurs grecs et latins 1.
Tout cela est une chose dont on prend l'habitude, avec plus ou moins
d'agacement ou de plaisir. Et le fait est qu'au théâtre, et avec la parole
humaine, tout devient parfaitement clair et que le public a suivi, sans aucune
espèce de difficulté, des pièces comme l'Annonce, l'Otage, et même Partage
de Midi. Tout cela, en somme, est un peu à l'image de la vie et du verbe
parlé. La plupart des conversations sont des torrents confus, spécialement
quand elles deviennent passionnées. Il y a un courant d'idées principales et
une quantité de remous. Les idées ne sont pas servies toutes faites. On assiste
à l'agitation d'où elles naissent. Je n'insiste pas, non plus, sur le côté fantaisie, danse sacrée, qui est si désagréable à beaucoup de lecteurs
français. Et cependant, un peu d'ivresse est permise à un poète lyrique. Ce
n'est pas moi qui le dis, c'est Platon et le sévère Boileau.
La véritable raison de l'obscurité de mes œuvres est autre. Nous
disons qu'une chose est claire quand elle est pleinement accessible à notre
intelligence, c'est-à-dire quand nous en avons volontairement éliminé tous les
éléments qui ne sont pas accessibles à notre intelligence, quand, par
conséquent, nous avons substitué un objet artificiel à un objet réel. (Au lieu
d'intelligence, peut-être vaudrait-il mieux, d'ailleurs, le plus souvent,
écrire habitude). Nous
n'avons qu'à regarder un objet quelconque, disons un fruit, et nous nous
apercevons aisément que notre définition n'arrive jamais à épouser l'objet, que
notre perception est plus riche que les moyens que nous avons de l'exprimer.
Toutes les définitions ne sont qu'un jeu d'approximation autour d'une réalité
substantielle, qui nous échappe. Au fond, nous ne connaissons que les choses
dont nous sommes nous-mêmes la cause, le
poète dans le sens grec du mot. Nous ne regardons pas réellement les
choses, si nous n'en regardons pas la cause 2, qui est Dieu.
Nous ne pouvons être nous-mêmes la cause des choses, mais par l'amour nous
pouvons l'épouser. Mais ce n'est qu'au ciel que nous épouserons Dieu dans la
lumière, face à Face. Ici-bas, depuis le jour du Péché Originel, où l'homme
s'est séparé, s'est voilé en tant que cause génératrice, nous épouserons Dieu
dans le tâtonnement, dans l'humiliation, dans la nuit, dans l'aveuglement
(comme la Pensée du Père Humilié, comme la fiancée du Cantique post parietem), en tant que Notre Père et en tant que cause de tout.
En ce sens, connaître les choses,
c'est épouser leur cause obscure. Les exprimer, c'est les exprimer reliés à
cette cause, par le même lien dont nous-mêmes lui sommes reliés.
Mais, direz-vous, le domaine de
l'expression n'est pas l'obscurité. Mieux vaut une expression partielle des
choses que pas d'expression du tout. Mieux vaut un langage artificiel que pas
de langage du tout ou un langage que notre entendement ne reçoit pas.
Je réponds que cette obscurité ne
provient pas d'un manque, mais au contraire, d'une adjonction et d'une
adjonction prodigieuse, puisqu'elle est celle de l'Infini. Je dis que
logiquement, un poète chrétien pour qui Dieu, réellement et véritablement
existe, est présent, ne peut concevoir et peindre toute chose qu'en fonction de
Dieu, sans lequel elle devient mesquine et fausse. Pendant les deux siècles
derniers il n'y a eu que deux attitudes du chrétien à l'égard du monde. — La première
est de le regarder comme mauvais, comme sordide et ne méritant pas nos regards,
comme une source de tentations ou en tout cas de dissipation. Cette attitude m’étonne
et ne me paraît pas loin d'être hérétique. Car, après tout, le monde est l'œuvre
de Dieu, il nous parle de son Auteur, c'est un langage que nous devons épeler
avec infiniment de respect, de joie et d'intérêt, il est composé de choses que
Dieu lui-même a solennellement déclarées bonnes et très bonnes. — La seconde
est une attitude de tranquillité filiale. On croit en Dieu et on reçoit
tranquillement ses bienfaits, en les prenant bonnement, tels quels, en tant
qu'utiles au salut de notre corps et sans rechercher si par hasard ils ne
seraient pas utiles au salut de notre âme. C'est un peu une attitude de
rentier.
La véritable pensée chrétienne est
que toute œuvre de Dieu est non seulement bonne, mais très bonne, non
seulement par rapport à nous, qu'elle recrée, mais par rapport à Dieu, qu'elle
signifie, et de même que son utilité matérielle résulte du travail de notre
corps, sa signification salutaire résulte de l'inquisition de notre esprit.
C'est en ce sens qu'on peut dire que nous ne sommes pas dans un monde réel tant
que nous sommes dans un monde privé de signification. « Nous ne sommes pas
au monde », dit Rimbaud. Et saint Jacques nous dit que nous ne voyons pas
les choses telles qu'elles sont, mais dans un miroir, in œnigmate. Non pas la créature complète, mais initium aliquid
creaturæ ejus,
même en quoi elle
est commencement est incertain, aliquid. Et saint Paul, je crois, ajoute un élément tragique, sur lequel je reviendrai
tout à l'heure, omnis creatura parturit et ingemiscit usque adhuc expectans
revelationem filiorum Dei 3.C'est ainsi que Notre Seigneur a pris dans
ses mains saintes et vénérables, un certain nombre de ces éléments naturels et
les a élevés à la dignité de sacrements, par quoi ils deviennent réellement ce
qu'ils signifient : C'est ainsi que l'eau, enfin ! purifie réellement
et désaltère, que le pain nourrit et que le vin enivre. La Bible n'est qu'un
vaste vocabulaire, qui nous apprend à employer les choses dans leur
signification divine (J'ai fait ce travail de recensement pour l'eau). Mais
cette signification n'est pas claire, pour les raisons que j'ai dites tout à
l'heure, c'est une indication, une allusion, toujours un attrait, parfois un jeu
(v. l'Epître de l'Immaculée
Conception). Mais malgré tout combien pacifiants et nourrissants
pour l'esprit, puisque enfin les choses ne sont plus le mobilier de notre
bagne, mais celui de notre temple, qu'elles nous parlent d'une manière si
riche, si diverse, si consolante, si inépuisable, de ce Père qui est le leur
comme le nôtre.
S'il en est ainsi du décor de cette
scène où la naissance nous fait apparaître, il en est de même du drame qui s'y
joue. Le monde n'a qu'un sens qui est de nous parler de son Créateur, non pas
d'une façon vague et oratoire, mais avec cette précision et cette richesse que
les grandes œuvres essaient d'imiter. Et le drame cosmique et humain, toute
l'histoire humaine et l'histoire de chacun de nous en particulier, ne prend son
sens qu'en fonction et à l'imitation du grand Drame de la Rédemption. C'est ce
que la Bible qui est le livre des livres et l'exemplaire de toutes choses nous
montre par ses parties historiques et par ses paraboles. Ruth, Bethsabée,
Judith, l'Enfant Prodigue, la Samaritaine, le Marchand de perles, le maître de
la Vigne, l'Intendant infidèle, le Pêcheur, une prodigieuse variété de
déguisements. Il n'est pas une action de notre vie quotidienne et banale qui ne
soit en imitation et en participation du grand drame de notre salut. Quand nous
ouvrons une porte, quand nous allumons une lampe, quand nous donnons de
l'argent à un pauvre, quand nous vengeons une injure, et spécialement toutes
ces actions poignantes et mystérieuses auxquelles donnent lieu nos relations
avec les femmes. La femme dans la Bible est toujours le symbole de l'âme, et
l'amour des époux est le plus haut symbole de celui qui nous unit au Christ,
notre chef. C'est pourquoi la morale chrétienne attache à ces relations tant de
dignité et tant d'importance et dit qu'elles sont entre toutes un grand sacrement,
un grand mystère (magnum sacramentum). Tout le péché originel, tout le mystère de la création de
la Rédemption, de la grâce, de l'union hypostatique, s'y trouve renfermé.
... Eh quoi, monsieur l'abbé !
Voici que nous retrouvons le mot de mystère dans le sujet même qui depuis des
siècles fournit le thème de la plus grande partie de la poésie lyrique et
dramatique. Qui osera dire que l'amour est clair ? Mais s'il était
vraiment clair, il perdrait pour nous son attrait. C'est le mystère là comme
ailleurs qui est l'aiguillon de toutes les recherches, de toutes les grandes
entreprises, de tous les héroïsmes. Même dans le ciel, il y aura toujours
quelque chose de Dieu qui se dérobera à sa créature créée, il y aura toujours
matière à ce désir dévorant, insatiable qui est au fond de notre nature, et si
nous devions le perdre, comme j'ai osé le dire dans la Cantate, ah, nous l'envierions à l'Enfer !
Et ceci m'amène pour conclure à
essayer de vous donner une explication de cette œuvre que vous trouvez si
décevante et si mystérieuse et qui, en effet, je dois le reconnaître, est pas
mal élusive. Elle est le drame de l'Absence.
Trois femmes qui représentent trois attitudes de l'âme à l'égard de trois
absences. L'absence du fiancé qui demain revient, l'absence de l'époux que de
son propre gré elle tient éloigné pour ne pas nuire aux grandes œuvres qu'elle
et lui doivent accomplir, l'absence du mort, l'éloignement total qui permet la
foi et l'union dans la fidélité complète, non plus avec ce que la personne présente
avait de mortel et de transitoire, mais avec l'âme toute nue soustraite au
temps, et à tout ce qui n'est plus le sacrement.
Pour décor, l'univers entier avec tous ses étages, la plénitude totale, le
moment où l'année s'arrête, où le temps même paraît suspendu (la nuit), afin
que l'absence s'avive mieux de la pression de toutes les choses inutiles, que
désignent des phrases entrecoupées pareilles à des trilles de rossignol. L'une
des femmes est Latine (le désir naïf, la joie), l'autre Polonaise (les affaires
de la patrie à réussir), la troisième est Égyptienne (Misraïm, les ténèbres, le
domaine de la Mort, la vallée de la Mort, Isis). Au moment où le jour paraît,
où les choses se mettent à se colorer et à bouger, le chant s'arrête.
Je vous envoie mes affectueux et respectueux hommages.
P. C.
1. Ainsi tout le détail pittoresque et significatif
employé à la place du terme général et vague. Comme quand Horace dit :
« Demain nous réitérerons le sel », au lieu de demain nous
reprendrons la mer. La première version de La Ville a été écrite sous
l'influence de Virgile et des poètes latins.
2. Cause et chose sont
étymologiquement le même mot.
3. Je
ne suis pas sûr de mon texte, ne disposant pas d'un Index. Autre texte : Omnis creatura
subjecta est vanitati nun volens. Vanité l'usage frivole, matériel, profane, la
méconnaissance de sa qualité créature de Dieu.
[NDVI : Romains 8, 22 : Scimus enim quod omnis creatura ingemescit et parturit usque adhuc (Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore). Romains 8, 19 : Nam expectatio creaturae revelationem filiorum Dei expectat (En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu)].
[NDVI : Romains 8, 22 : Scimus enim quod omnis creatura ingemescit et parturit usque adhuc (Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore). Romains 8, 19 : Nam expectatio creaturae revelationem filiorum Dei expectat (En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu)].