Prague, le 24 mars 1941.
À Sylvain Pitt
Mon cher ami,
Vous me demandez de causer avec vous
de temps en temps et de vous dire ce dont j'ai l'esprit rempli. Eh bien, ce qui
l'occupe eu ce moment est cette grande et un peu mystérieuse figure de saint
Joseph dont le nom seul fait sourire les gens supérieurs. C'était à la fois un
ouvrier et un gentilhomme. Il était hilare et silencieux, avec un grand nez
noble, des bras musculeux et des mains dont un doigt était souvent enveloppé
d'un linge comme il arrive à ceux qui travaillent le bois. Il n'était pas aimé
des gens de Nazareth, comme ne le sont guère ceux qui suivent une vocation
singulière. Et quelle plus singulière que la virginité pour un homme, à cette
époque surtout ? Pourquoi l'avait-il adoptée ? Qu'il devait être
patient et fort contre l'ennui, comme le soleil qui chaque matin recommence
sans s'ennuyer la même route. Je le vois, revenant de Caïffa par un jour
d'automne, où il est allé chercher son bois dans une mauvaise charrette !
Je le vois qui passe le Sizon, à cet endroit où l'on découvre devant soi toute
la plaine d'Esdrelon jusqu'aux montagnes du Transjourdain, le territoire d'un
seul coup de six tribus. La charrette enfonce dans la boue jusqu'aux essieux.
Puis je le vois dans sa boutique un matin de soleil, j'entends la scie et le bruit sonore des morceaux
de bois, j'entends un enfant qui vient le chercher et qui crie :
Joseph ! Joseph ! (Peut-être cela se rattache-t-il d'une manière ou
de l'autre à son départ pour Jérusalem). Sa boutique devait être chérie des
enfants comme le sont toujours celles des menuisiers. Puis je le vois qui
revient de Jérusalem à l'étonnement de tout le monde avec sa fiancée si jeune
et si douce (pas très aimée du monde, elle non plus). Je les vois quand ils
arrivent et la voisine complaisante qui avait préparé le ménage. Que de
commentaires sur tout cela le soir à la fontaine ! Joseph est le patron de
la vie cachée. L'Écriture ne rapporte pas de lui un seul mot. C'est le silence
qui est père du Verbe. Que de contrastes chez lui ! Il est le patron des
célibataires et celui des pères de famille, celui des laïcs et celui des
contemplatifs ! celui des prêtres et celui des hommes d'affaires. Car
Joseph était charpentier. Il était obligé de discuter avec les clients et de
signer de petits contrats, de poursuivre les débiteurs récalcitrants, de
plaider, de compromettre, d'acheter ses fournitures au meilleur compte en
réfléchissant sur les occasions, etc. Que ses derniers jours de faiblesse
durent être touchants entre Jésus et Marie quand déjà il ne pouvait plus
travailler ! Je vois le cocher d'une de ces belles dames qui allaient aux
eaux de Tibériade s'arrêtant chez le charpentier malade pour faire réparer la
voiture. C'est Jésus lui-même qui s'en charge
et qui lui prend l'outil des mains. Tout cela se passe sans un mot au plus
profond de cet Empire Romain plein d'orgueil et de crimes, comme notre
civilisation actuelle. Ce n'est ni César, ni Platon. Il n'y a ici que trois
pauvres gens qui s'aiment et c'est eux qui vont changer la face du monde. Cela
se passe au pied d'une montagne toute ronde qui est le Thabor et au loin on
voit le long faîte du Carmel. Les villages voisins s'appellent Cana, Nahum,
Endor, Mageddo. En trois heures, on arrive à ce brillant pays du lac de
Génésareth, qui était alors ce qu'est aujourd'hui Aix-les-Bains, aujourd'hui
désert et inhabité 1.
Je vous serre affectueusement la
main.
P.C.
1. Sur ce qu'on fabriquait dans
l'atelier de Nazareth, le P. Schwelm a donné des précisions très
vraisemblables : « Les commandes s'imaginent conformément aux travaux
connus de menuisier-charpentier chez les Juifs ; des poutres à équarrir
pour le soutien des terrasses qui couronnaient les maisons ; des jougs,
des flèches d'attelage et d'aiguillon pour les cultivateurs ; des lits,
des coffres, des sièges, des huches ; des pétrins pour les ménagères, des
coffrets garde-notes pour les scribes, les commerçants, les rabbins. Ce sont là
en effet les ouvrages divers que la Mischna nous révèle exécutés par les
charpentiers » in Science Sociale,
mars 1909, p.30.