Lettre à M.
l'abbé Totsuka
C'est la question à laquelle dans
tous les pays du monde, au Japon comme ailleurs, à une étape quelconque de la
route assignée, et spécialement quand il y fait en pleine conscience ses
premiers pas, tout homme instruit est appelé à répondre. Tout à coup,
Jésus-Christ s'interpose, et ceux-là mêmes, le plus grand nombre, qui ont passé
outre avec un geste d'ignorance, de découragement, d'impatience, de blasphème
ou de refus, se demandent parfois dans un obscur frisson si à la question fondamentale qui
leur était posée – personnellement posée – il n'y avait pas une autre réponse à
faire, celle-là précisément que le Saint Esprit a mise dans la bouche de
Simon-Pierre sur le chemin de Césarée de Philippes quand il résolut de rester
pour toujours avec Celui qui ne passe pas ! « Tu es le Christ, le
Fils du Dieu vivant ! »
C'est pour aider vos compatriotes,
mon cher abbé Totsuka, à faire cette heureuse réponse que vous avez traduit ces
pages si lumineuses et si convaincantes de notre beau manuel Christus. Vous
me faites l'honneur de me demander une préface. Je ne puis que vous donner un
témoignage, non plus une de ces joyeuses acclamations de la jeunesse, mais les
réflexions d'une tête blanchissante qui s'appesantit sur une sécurité
éternelle. Je transcris pour vous ces quelques pages d'une Méditation de la Semaine Sainte. J'ai essayé de regarder le Christ
par le dehors, d'une manière aussi rationnelle et objective que possible, en faisant usage beaucoup moins des documents écrits que
de la logique et des faits, si je puis dire, monumentaux, que l'histoire, en
les dégageant par une sorte de travail géologique, a élevés à une signification
permanente, aussi incontestables que la pierre.
En ne regardant du tableau fourni par les Évangiles que
l'image la plus simple et de tous incontestée, qu'est-ce que
Jésus-Christ ? Un illuminé Juif, dont il ne nous reste aucun écrit,
prêchant quelques années et finalement crucifié par les Romains sur
l'initiative et après la condamnation des autorités doctrinales juives. À cette
personnalité obscure se rattache le plus grand mouvement religieux qui ait
jamais travaillé l'Humanité.
Partons de ces seules données.
La première chose à remarquer, c'est que l'agitation
intellectuelle et morale puissante dont Jésus a été l'origine ne s'est pas
traduite de son vivant par un mouvement matériel et politique.
Il n'y a pas trace d'une émeute, d'une rébellion, comme
furent plus tard celles de Judas le Gaulonite ou de Barkoceba. Le fait qui a
motivé la condamnation de Jésus a donc eu une cause purement doctrinale et
cette cause a dû être extrêmement grave, vu la sévérité de la condamnation et
son exécution par les Romains à la veille de la plus grande Fête de l'année et
bien que l'ordre public ne fût pas intéressé.
Un autre témoignage de cette gravité est la haine vouée
par les Juifs à la mémoire de Jésus (v. Talmud), de même que la vertu, ou, si
l'on veut, la virulence de sa doctrine, est confirmée par la conversion, un an
après le Calvaire, de saint Paul, un pharisien entre les pharisiens.
Ne s'étant traduite par aucun mouvement politique, il faut
conclure que la doctrine du Christ avait uniquement rapport au monde des idées,
de la conscience. C'était quelque chose de séparé du temporel. Elle faisait une
distinction radicale entre le monde du fait matériel et le monde moral.
D'autre part, elle ne s'est jamais posée comme la
destruction de l'ancienne religion, mais comme son explication et son
développement. Le Christ prêche partout dans les Synagogues, du haut des
chaires officielles.
Cependant la prédication de Jésus cause un scandale énorme
parmi les autorités chargées officiellement de l'interprétation et de
l'administration de l'ancienne religion. Elles se sont senties menacées à la
fois dans leurs croyances et dans leur position officielle, atteintes à la
base. On sent que les pharisiens défendent leur peau. Il y a donc de la part de
Jésus non seulement prédication morale, comme celle de Jean-Baptiste, mais
doctrine : doctrine indiquée par lui comme la suite et le développement de
l'ancienne révélation, et cependant scandaleusement nouvelle aux yeux des
détenteurs de la Loi. Jésus a donc dû dire quelque chose d'énorme.
Il n'y a rien de plus énorme qu'un blasphème. Et
précisément nous voyons que le fait reproché au Christ est un Blasphème,
c'est-à-dire un attentat contre la Divinité elle-même, l'attribution à la
Divinité d'un caractère qui en avilissait la majesté. Quel était ce
blasphème ? Nous avons à ce sujet le témoignage contemporain de saint Paul.
Dès qu'il y a une trace historique d'un chrétien, dès la première conversion
authentiquement constatée, ce chrétien croyait que le Christ était le Fils de
Dieu. Et s'il a cru que Jésus était le Fils de Dieu, c'est que Jésus avait dit
lui-même qu'il l'était (contre Renan).
Cette affirmation était bien en effet aux yeux des Juifs
un scandale inouï, eux qui à cette époque n'osaient même plus prononcer le nom incommunicable. Dans toute
l'histoire humaine, jamais un révolutionnaire religieux n'a osé se proclamer le
Fils de Dieu (Dieu dans la plénitude du sens que lui donnaient les Juifs), et
cela pour des
raisons bien simples : car il manquait trop évidemment et de la perfection
morale et de la puissance matérielle pour justifier un pareil titre. Une pareille
affirmation au milieu du monde juif, c'était quelque chose d'inouï,
d'effroyable ! Il a donc fallu absolument que cette prétention, Jésus la
justifiât, qu'il donnât des marques frappantes à la fois de sa sagesse et de
son pouvoir, qu'il portât témoignage de lui-même à la fois par la sainteté et
par ses miracles. Cette nécessité était d'autant plus grande que tout en
engageant ses disciples dans une voie nouvelle qui mettait contre eux toute
l'autorité officielle et traditionnelle du Judaïsme, il ne leur promettait
cependant aucun avantage matériel, mais, au contraire, la persécution.
Or, cet homme qui, le seul entre tous
les êtres créés, a jamais osé se dire le Fils de Dieu, nous le voyons périr
dans les conditions les plus basses, les plus cruelles, le plus humiliantes,
dans l'abandon le plus complet. N'est-il pas manifeste que sa doctrine ne
pouvait rester sous le coup d'une si pénible défaite de son auteur, d'un
démenti aussi complet à ses affirmations ? Car à la différence des autres
religions, elle consistait moins dans un corps d'affirmations s'imposant par
elles-mêmes que dans la personne de l'homme qui était venu les apporter. Il
fallait donc une revanche. Il a dû y avoir une preuve quelconque que cet homme
qui se disait le Fils de Dieu n'avait pas été vaincu. En effet, nous ne voyons
pas que la mort du Christ ait été suivie d'aucune dépression parmi ses
disciples. Il n'y a pas eu d'interprétation, d'explications tirées par les
cheveux, de consolations sophistiquées. Il n'y a pas eu de ces désaccords, de
ces conflits, de ces schismes qui auraient été la conséquence inévitable d'un
mensonge. La mort du Christ, au contraire, apparaît tout de suite comme une
confirmation éclatante et triomphante de son enseignement. Il règne parmi ses
disciples un esprit tout nouveau, et absolument unanime d'exhilaration, de joie
débordante, de confiance indomptable, d'entreprise dans toutes les directions.
Quel a été ce fait nouveau, cette revanche qui a immédiatement suivi la
catastrophe du Calvaire ? Saint Paul nous apprend que ç'a été la
Résurrection, miracle formidable auquel est suspendu tout le christianisme.
Pour résumer cette exposition :
1° La doctrine de Jésus-Christ engage
ses disciples dans une lutte terrible contre l'ancienne religion qui la déclare
hérétique et blasphématoire –
et de même à
l'égard de toutes les religions païennes, dont elle s'est posée immédiatement
comme la remplaçante et comme l'exclusion. Un chrétien n'avait pas à s'attendre
à être mieux traité que son chef.
2° Dans cette lutte, ils seront
désarmés temporellement, sans promesse d'un triomphe temporel. Les moyens
violents leur sont interdits. On les envoie à la conquête désarmés. Un avenir
de dénuement, de sacrifices, de persécutions, et de supplices leur est présenté
et promis.
3° Le fondateur de la religion qui
s'était dit le Fils de Dieu meurt crucifié et renié de tous.
Voilà les conditions dans lesquelles
le christianisme s'est fondé ! Le bon sens n'indique-t-il pas qu'il a dû y
avoir quelque chose dans l'autre plateau de la balance ? Non pas seulement
des promesses, mais des faits. Comment expliquer autrement l'explosion folle (Actes des Apôtres) de confiance,
d'énergie et d'activité qui suit la Crucifixion ? D'un seul coup, en
quelques années, l'activité apostolique remplit le monde. Engager des gens
qu'on nous dépeint comme lâches, inertes et grossiers dans une entreprise qu'on nous
représente comme paradoxale, blasphématoire, dénuée de toute espérance humaine,
cela ne devait pourtant pas être chose facile. Il a fallu que quelque chose se
passât...
Que celui qui a des oreilles pour
entendre entende !
Tôkyô,
le 5 janvier 1927.